PRECAIRE T’

Précaire tu es/
Précaire tué
1ère séance

23/11/2024
Sonia Weber

Télécharger la séance

PRECAIRE T’

Pour écouter la séance:

 

« Pour supporter le précaire il faut être en bonne santé.

Mais il ne faut pas généraliser, car l’immense majorité des gens ne supportent par le précaire ! »[1]

« Comment se fait-il que quelque chose d’aussi fondamental que notre impuissance soit devenu si proche de notre désespérance ? (…) La catastrophe d’être un humain, c’est d’être une créature irrémédiablement impuissante. Ce qui veut dire impuissante à faire quelque chose pour l’impuissance. Nos débuts ont l’impuissance pour lieu ».[2]

 

Faible, incapable, inefficace, stérile, insuffisant, invalide, inopérant, inoffensif, incompétent, improductif, impotent…sont des synonymes du terme Impuissant.

Précaire. Synonymes : fragile, instable, incertain / insécurité, menace, obscurité.

Antonymes : éternité, pérennité, immuabilité, solidité.

On parle aussi de vulnérabilité dont les synonymes sont fragilité, faiblesse, tendreté, délicatesse mais aussi précarité, incertitude. Et ses antonymes : fermeté, résistance, solidité, stabilité.

Trois termes donc qui ont des accointances fortes.

Mais déjà nous pouvons repérer que nous avons à faire à un vocabulaire qui dans le contexte qui est le nôtre est particulièrement honni. Un bémol pour la vulnérabilité très en vogue aujourd’hui, et positivée d’une certaine façon. Sinon, il faut être fort, sûr de soi (confiance en soi, estime de soi, maitrise de soi, gérer ses émotions…) … « La musique ambiante nous conditionne pour toujours plus d’ajustements, d’agilité, de flexibilité ; nous enjoint à être joyeux au travail, à toujours évoluer, à être notre propre entrepreneur, à repousser les limites par notre volonté… et à accepter toute nouveauté comme un progrès voire un bienfait. Sauf à être considéré comme vieux, hors-jeux, réfractaire au changement ».[3] [4]. Nous n’aurions pas d’autres choix que de nous adapter, avancer, évoluer, accepter. C’est le TINA -there is no alternative – de Margaret Thatcher (1970). Est convoqué dans la foulée le « Principe de Réalité », avec un grand P et un grand R, pour faire entendre raison. Principe de réalité entendu comme un Réel qui s’impose, et dont on oublie le caractère construit, situé. Nous assistons à une mise en ordre réaliste de la réalité.

« L’originalité des temps actuels tient plutôt de la coexistence pacifique entre cette religion du réel (appel au réalisme – le TINA de Magaret Thatcher en 1970 – there is no alternative- c’est-à-dire pas d’alternative au capitalisme du marché, promu par les gouvernements néolibéraux – évaluation permanente entre possibles désirables et indésirables, qui ramène bien souvent le possible au probable…) et la célébration du possible. À côté de l’injonction au réalisme, le « tout est possible », la croyance dans l’existence de possibilités illimitées, est l’un des énoncés directeurs des idéologies dominantes, et avec lui l’ignorance, la dénégation de l’impossible » écrivent Haud Guéguen et Laurent Jeanpierre [5]. Mais poursuivent les auteurs : « L’exaltation du potentiel, des individus et de leur absence de limites, évidemment séduisante sinon flatteuse, permet de mobiliser l’énergie psychique requise par le fonctionnement social dominant, dans l’entreprise en particulier ».

En 2004 sort un « manuel de santé mentale », pendant positif au DSM. « Ce manuel est consacré à tout ce qui est positif dans l’être humain et tout particulièrement aux traits de caractère qui en vertu de leur force, permettent de mener une bonne vie. Nous suivons l’exemple du DSM à la différence près, cruciale, que nous nous intéressons à la santé psychologique et non à la maladie…Il s’agit de développer des thérapies visant à aider le client à mieux travailler, à devenir une meilleure personne, ou à mener une vie meilleure » (selon les critères scientifiques prédéfinis)[6]. Apparaissent à la même période les Happiness Manager ou Chief Happpiness Officer, personnes en charge du « bonheur des employés. Il peut s’occuper des salariés de l’entreprise, mais également de contractuels ou même de la clientèle. Happiness Manager peut s’apparenter au rôle d’un DRH, mais dans une dimension plus moderne et plus créative ». Bien être – Être bien, – quelqu’un de bien, une bonne personne et devenir meilleure… Bonheur comme norme, comme signe de normalité. Dans quelle mesure cette course au bonheur marchandisé, codifié, aseptisé, voire imposé … est-elle encore du côté de la pulsion de vie ? Où est l’éros ?

Dans Malaise dans la Civilisation, paru en 1930, Freud pose la question suivante : « quels sont les desseins et les objectifs vitaux trahis par la conduite des hommes, que demandent-ils à la vie et à quoi tendent-ils ? On n’a guère de chance de se tromper en répondant : ils tendent au bonheur, les hommes veulent être heureux et le rester. Cette aspiration a deux faces, un but négatif et un but positif : d’un côté éviter la douleur et privation de joie, de l’autre rechercher de fortes jouissances. En un sens plus étroit, le terme bonheur signifie seulement que ce second but est atteint. … Ce que l’on nomme bonheur, au sens le plus strict, résulte d’une satisfaction plutôt soudaine de besoins ayant atteints une haute tension, et n’est possible de par sa nature que sous forme de phénomène épisodique. Toute persistance d’une situation qu’a fait désirer le principe de plaisir n’engendre qu’un bien être assez tiède. Nous sommes ainsi faits que le seul contraste est capable de nous dispense une jouissance intense, alors que l’état lui-même ne nous en procure que peu. Ainsi nos facultés de bonheur sont déjà limitées par notre constitution. Il nous est beaucoup moins difficile de faire l’expérience du malheur. La souffrance nous menace de trois côtés : notre propre corps (sa caducité), le monde extérieur (la puissance écrasante de la nature) et la relation aux autres êtres humains (l’insuffisance des mesures destinées à régler les rapports des hommes entre eux, que ce soit au sein de la famille, de l’État ou de la société). ». Et Freud développe de façon passionnante et toujours actuelle, je trouve, tous les moyens pour limiter la souffrance, les « Hilfskonstruktionen »- les échafaudages de secours…Deux voies donc : limiter la souffrance, et/ou tenter de se rapprocher positivement du bonheur. Mais Freud précise : « Le bonheur est un problème d’économie libidinale individuelle. Aucun conseil ici n’est valable pour tous, chacun doit chercher par lui-même la façon dont il peut devenir heureux. Les facteurs les plus divers interviendront dans le choix des chemins à suivre ».[7]

Pour Etienne Klein, physicien en philosophe des sciences, l’impératif de bien être, (de la joie, du rebondissement, de la résilience) détruit le collectif et l’idée de progrès qui pousse à sacrifier son souci personnel d’aujourd’hui pour un mieux collectif ultérieur. Le progrès n’est pas l’innovation permanente. L’innovation pour l’innovation peut être une finalité en soi, indépendamment d’un quelconque progrès, même si c’est toujours au nom du progrès, d’une amélioration que l’on nous les vend. C’est l’effacement de la négativité à tous les niveaux. Floculation de la haine dirait Lacan, bien masquée par l’happycratie ou « l’impératif du bienêtre ».[8] Et comme à suivre Foucault, instrument de biopolitique du pouvoir et de contrôle des populations.

À propos de la floculation de la haine : « Sans la parole en tant qu’elle affirme l’être, il y a seulement Verleibheit, fascination imaginaire, mais il n’y a pas d’amour (…) Et bien la haine c’est la même chose. Il y a une dimension imaginaire de la haine, pour autant que la destruction de l’autre est un pôle de la structure même de la relation intersubjective. (…) La haine comme l’amour a une carrière sans limite ». Et de poursuivre « (…) les sujets n’ont pas, de nos jours, à assumer le vécu de la haine dans ce qu’il a de plus brulant. Et pourquoi ? Parce que nous sommes déjà très suffisamment une civilisation de la haine. Le chemin de la course à la destruction n’est-il pas vraiment très bien frayé chez nous ? (…) La haine s’habille dans notre discours commun de bien des prétextes, elle rencontre des rationalisations extraordinairement faciles. Peut-être est-ce cet état de floculation diffuse de la haine qui sature en nous l’appel à la destruction de l’être. Comme si l’objectivation de l’être humain dans notre civilisation correspondait exactement à ce qui, dans la structure de l’ego, est le pôle de la haine. »[9] Il avait introduit quelques temps avant, l’amour, la haine et l’ignorance comme les trois passions fondamentales. « A la jonction du symbolique et de l’imaginaire, cette césure, si vous voulez, cette ligne d’arrête qui s’appelle l’amour ; à la jonction de l’imaginaire et du réel, la haine ; à la jonction du réel et du symbolique, l’ignorance »[10]

Des liens peuvent aussi être faits avec un petit livre très intéressant de Joann Chapoutot : « Libres d’Obéir, le management du nazisme à aujourd’hui. ». « Stuckart, (un cadre du parti) prône avec vigueur l’élasticité (flexibilité), la joie au travail, la proximité à la vie et la vitalité et en appelle à l’initiative créatrice des fonctionnaires dévoués à leur tâche et à leur mission : tout fonctionnaire doit jouir d’un vaste espace de responsabilité personnelle, de devoirs propres, d’initiative individuelle, et doit pouvoir se déployer dans le nouvel espace allemand et dans le travail ainsi conçu ». [11] On est proche de l’épanouissement personnel au travail…

Tous ces discours ambiants sont comme l’envers de ce qui se passe sur le terrain. Crise du Commun qui ne soit pas Un, des institutions hospitalières, sociales et médico-sociales, mais aussi éducation, justice, police, rongées de l’intérieur par les nouvelles gouvernances, et le management entrepreneurial qui leur est imposé et qui voient leur personnel malmené quitter le navire sans que d’autres ne viennent prendre la relève. [12]

Le thème de l’Impuissance(s) nous a occupés les deux années passées. Quels déplacements opérer pour que la question de nos impuissance(s) individuelles et collectives, face à un « usager » ou au sein des institutions, ne nous paralyse pas ?

Est impuissant celui qui n’a pas le pouvoir de faire quelque chose, qui est sans effet, sans efficacité ; qui manque de puissance créatrice ; qui n’a pas le pouvoir, la force physique ou morale d’agir ; qui ne peut modifier le cours des événements. Synonymes : désarmé, faible, incapable.

Les définitions de l’impuissance précitées tirent du côté du déficit. Elles évoquent la question du manque à être mais sur un mode péjoratif et non « anthropologique », « constitutif » de l’animal humain caractérisé par la néoténie du petit homme. « L’être humain en tant qu’espèce animale tout à fait particulière : elle naît inachevée (…) » Aujourd’hui, grâce aux technosciences, « l’espèce humaine se dote de plus en plus de moyens pour sortir de son inachèvement. Sommes-nous les derniers hommes ? » se demande Robert Dany-Dufour[13].

Dans ces déclinaisons (négatives) de l’impuissance, on pourrait dire que c’est l’être du sujet qui est mis à mal, d’où peut être un sentiment de honte voire de souffrance qui l’accompagne. On serait défectueux, insuffisant. Mais tirer l’impuissance (seulement) de ce côté-là, renvoie plus au sentiment d’impuissance, et à son corolaire le fantasme de toute puissance, qu’à l’impuissance en tant qu’elle nous constitue. Nous reviendrons sur la notion freudienne d’Hilflosigkeit (détresse, désarroi, impotence, qui peut être traduit aussi par impuissance), du Nebenmensch, du Mitarbeiter.

Dans ce contexte donc, qui définit l’impuissance principalement comme une privation ou une incapacité, comme un échec, comment assumer suffisamment une part d’impuissance – impuissance constitutive de l’humain en tant qu’être dépendant, vulnérable, aliéner à l’Otre, – pour qu’au travers d’un « Art de subir »[14] , se dégage de nouvelles voies pour penser ce qui nous arrive et ce que nous pouvons en faire. Comment récupérer les actes, et la puissance d’agir, quand les nouveaux modes de domination fabriquent de l’impuissance ? Passer des « actes subis » aux « actes du subir »

Amador Fernandez-Savater, philosophe espagnol écrit : « le néolibéralisme détruit les traditions et les rituels, les liens et les façons d’habiter le monde précapitaliste. La destruction des expériences » (qui aujourd’hui ne valent plus : flexibilité, permutabilité, agilité et adaptations permanentes sont des qualités de 1er choix…) (avec quels effets psychiques et sur les pratiques ?) « fait voler en éclat les garanties de sécurité » (quand les « savoir-faire, les pratiques incorporées libéraient l’esprit) ». Les effets de ces destructions, déconstructions, Savater et le comité invisible, les appellent le Bloom. Ce qui constituait un sol ferme s’est modifié en sable mouvant. Plus rien n’est assuré, ce qui génère angoisse et crise des formes de vie marquées par l’étrangeté et l’absence. Un monde que l’on ne comprend pas, qui ne peut être contrôlé, se transforme en quelque chose d’étranger et d’hostile, face auquel nous sommes en position d’extériorité : on ne se sent pas impliqué, on perd le goût de vivre, et donc on s’absente, on disparait, on s’efface, on s’anesthésie… (effets de précarisation). « S’absenter pour se protéger du monde illisible, sans confiance aucune en un moi fissuré ».[15]

On parler beaucoup aujourd’hui, et malheureusement de façon de plus en plus indifférenciée, de repli social –individuel, ou communautaire, des Hikikomori, de burn out, aux désaffections dans le travail…Peut-on les entendre comme des « stratégies de survie » quand nous avons perdu la puissance d’agir ou de recevoir ?

Pour Paolo Virno, cette impuissance est prise dans l’arrêt de la collaboration sociale effective. Les collaborations sont seulement économiques. Tout est précarisé et marchandisé à l’intérieur du néolibéralisme mondialisé. [16]/[17]

Pour Sztulwark, l’expérience de l’impuissance n’est pas la cause, mais un effet, du néolibéralisme, totalement démobilisateur – qui du coup laisse le champ libre à son développement. Mais on n’arrive pas à s’organiser en dehors de l’organisation néo libérale. Ce sentiment généralisé est réel ! Impuissance réelle donc, non pas (seulement- je rajoute) névrotique ou lié à une incapacité individuelle ! Mais les discours, sont faits pour aller dans ce sens- qui ne connait pas sa cause, se convertit en question personnelle, non causée par le néolibéralisme ou le contexte sociétal mondial. On parle alors à tout va de souffrance psychique. Nous avons déjà parlé de cela dans le séminaire Banalité du Mal et Air du temps. Je vous renvoie aussi au livre sur le procès France Télécom : « Personne ne sort les fusils » : « Finalement cette histoire de suicides, c’est terrible, ils ont gâché la fête » Didier Lombard, PDG France télécom, 6 mai 2019. « Nos collaborateurs ont été privés de leur succès. Les réussites du Next et ACT ont été injustement ternies »[18].

Penser l’impuissance donc, ses ressorts, ses effets dans nos quotidiens pour essayer individuellement et collectivement de pouvoir s’en débrouiller, voire s’en saisir comme levier en trouvant des points d’inflexion, des chemins de traverse. Sans catastrophisme, ni collapsologie, sans futurologie. Penser ces questions pour donner lieu, redonner lieu à la chose commune, notamment dans les institutions.  Pour « résister » peut-être, -sans trop s’illusionner non plus- mais à plusieurs- aux effets démobilisateurs et à la dévitalisation produite. La dépressivité de l’impuissance est là, avec une dimension quasi performative, qui attaque même la possibilité de penser. Dans Télévision, Lacan considérait la dépression comme une « lâcheté », l’endroit où le sujet abandonne, lâche son désir.[19]  Repérer aujourd’hui ce qui est « encore possible » même quand les interstices semblent se réduire ! Sans tomber dans le réalisme TINA-ien (there is no alternative) mais sans se le laisser illusionner par le no-limit, tout est possible. « Même les dieux se soumettent à la nécessité » disaient les Grecs. Telle aura été notre tentative des deux années passées.

 

Je m’arrête un instant sur cette psychologisation à outrance de problèmes plus collectifs et politiques qui me tient à cœur. Certes on ne peut tout à fait séparer les deux. Toute situation qui arrive quelle qu’en soit l’origine est reçue, « vécue » par un sujet, de façon singulière et c’est ce qui nous importe en tant que psychanalyste ou thérapeute. Mais il importe toutefois de rappeler que la psychologie individuelle est nécessairement aussi psychologie sociale, puisque toujours l’Otre (A/a) intervient. « En plaçant la psychologie individuelle au cœur de l’analyse des « rapports » que l’individu entretient avec des « modèles » … Freud considère que la psychanalyse ne peut se penser hors du social et des normes qui le constituent » [20] On pourra aussi relire avec beaucoup de profit, le texte de Freud, toujours d’une grande actualité « Malaise dans la Civilisation »[21]. Quels malaises, mésaises aujourd’hui ? Mésaise, en allemand Unbehagen qui pourrait aussi être traduit par : mécontentement, contrariété. Unnbehagen : état de malaise ou d’inconfort, sensation pénible et vague, d’autant plus pénible que vague, déplaisir continu, incertitude et inquiétude. C’est la double aliénation dont parle Oury : aliénation subjective (au langage, à l’Otre) ; aliénation sociale. Notre séminaire tente depuis ses débuts de tenir ces deux fils en même temps, à l’instar de notre pratique clinique à Visa-Vie. Nous avions déjà abordé ce point à plusieurs reprises, notamment dans la séance sur la normalisation, le 9 mars 2013.

Je cite Frédéric Vinot, psychologue : « L’expression « souffrance psychique » rencontre depuis quelques années un franc succès… Son évidence induit une clôture de tous les commentaires, joue en explication psychologisante et totalisante et sert de bouche-trou » Il évoque le malaise des professionnels de l’aide sociale et souligne que ce sont eux le plus souvent qui apposent le terme « souffrance psychique » à la personne qui leur pose souci. Les travailleurs sociaux se retrouvent de plus en plus face à des situations qui, disent-ils, ne relèvent plus nécessairement de leur compétence. Ces personnes sont repérables « en ce qu’elles grippent le fonctionnement normal des dispositifs sociaux… Cette souffrance traduirait et /ou génèrerait (selon les professionnels) une incapacité à s’adapter à l’offre sociale… ». [22] Vinot souligne le rapport fait entre souffrance psychique, et incapacité à s’insérer selon les normes requises. Écouter et soulager la souffrance pour réadapter les individus et participer à la lutte contre le grippage du système ? Cela fait écho à des questionnement que se posaient certains psychiatres militaires quant à la question de savoir si et jusqu’où il fallait renvoyer les soldats au front. (Cf. les réflexions sur les névroses de guerre en 1914).

Nous reviendrons sur cette question de « souffrance psychique » à propos de la précarité, là où il conviendrait peut-être plutôt de parler, avec Sylvie Quesemand Zucca, de psychisme en souffrance ; comme une lettre en souffrance ; elle attendrait que l’on vienne s’en occuper, qu’on vienne la retirer, la lire, enfin  [23].

Didier Fassin rapporte les propos de psychologues d’un lieu d’accueil pour jeunes : « la violence est le plus souvent invisible à l’œil inexpérimenté des non spécialistes ; son absence d’expression par les jeunes est la preuve même de son existence » ! – A noter que les premiers lieux d’écoute se sont ouverts dans les années 1995, suite au constat d’une fracture sociale, des malaises ou agitations des jeunes dans les banlieues. Des rapports officiels révèlent alors « une souffrance psychique notamment chez les adolescents et les jeunes ». « Et deux circulaires ministérielles par lesquelles sont créées ces lieux d’écoute laissent entendre que ce sont bien des troubles à l’ordre public qui justifient ces dispositifs d’écoute. Comme si les mécontentements, l’agitation sociale, la violence signaient nécessairement une souffrance et jamais une protestation, un mécontentement, une revendication » Et de poursuivre : « Que gagne-t-on et que perd-t-on au change lorsque l’on parle de souffrance pour dire les inégalités, lorsque l’on invoque les traumatismes plutôt que d’appréhender les violences… lorsque on mobilise la compassion à défaut de la justice ? Ou encore par quels profits et pertes passent-on quand on ouvre des lieux d’écoute pour traiter l’exclusion sociale, quand on exige des pauvres qu’ils racontent leurs malheurs… ? » [24]

Il conviendrait de revenir aussi aux réflexions de Michel Foucault sur la Fonction Psy. « Et c’est là, dans cette organisation de substituts disciplinaires à la famille, avec référence à la famille, que vous voyez apparaitre ce que j’appellerai la fonction-Psy, c’est-à-dire la fonction psychiatre, psychologique, psycho criminologique, psychanalytique… Et quand je dis fonction j’entends non seulement le discours, mais l’institution, mais l’individu psychologique lui-même. Et c’est bien je crois cela la fonction de ces psychologues, psychothérapeutes, criminologues, psychanalystes…qu’est-ce, sinon d’être les agents de l’organisation d’un dispositif disciplinaire qui va se brancher, se précipiter là où se produit une béance dans la souveraineté familiale »[25].

Pour en revenir à l’objet du séminaire des deux années passées, qui se prolongera cette année sous le titre Précaire T’, la question, était principalement de repérer quels types de subjectivités sont produites par les mécanismes fonctionnels de l’ère néolibérale, comment les nouvelles technologies nous transforment, à notre insu souvent. Que ce soit par la Bureaucratisation du monde[26], la Mobilisation totale (générée par le web)[27], par le numérique, les nouvelles technologies, les dispositifs conversationnels…[28]. Tenter de penser ces questions, afin de récupérer une possibilité d’agir et non seulement d’être agi par (les outils). « Si les outils ne sont pas dès maintenant soumis à un contrôle politique, la coopération des bureaucrates de l’idéologie nous fera crever «de « bonheur ». La liberté et la dignité de l’être humain continueront à se dégrader, ainsi s’établira un asservissement sans précédent de l’homme »[29]

Petit interlude poétique : « Penses-y bien : lorsqu’on t’offre une montre, on t’offre un petit enfer fleuri, une chaîne de roses, une geôle d’air. On ne t’offre pas seulement la montre, joyeux anniversaire, nous espérons qu’elle te fera de l’usage, c’est une bonne marque, suisse à ancre à rubis, on ne t’offre pas seulement ce minuscule pic-vert que tu attacheras à ton poignet et promèneras avec toi. On t’offre – on l’ignore, le plus terrible c’est qu’on l’ignore -, on t’offre un nouveau morceau fragile et précaire de toi-même, une chose qui est toi mais qui n’est pas ton corps, qu’il te faut attacher à ton corps par son bracelet comme un petit bras désespéré agrippé à ton poignet. On t’offre la nécessité de la remonter tous les jours, l’obligation de la remonter pour qu’elle continue à être une montre ; on t’offre l’obsession de vérifier l’heure aux vitrines des bijoutiers, aux annonces de la radio, à l’horloge parlante. On t’offre la peur de la perdre, de te la faire voler, de la laisser tomber et de la casser. On t’offre sa marque, et l’assurance que c’est une marque meilleure que les autres, on t’offre la tentation de comparer ta montre aux autres montres. On ne t’offre pas une montre, c’est toi le cadeau, c’est toi qu’on offre pour l’anniversaire de la montre. »[30].

Sensible aux effets de langage, aux novlangues du moment nous reviendrons sur l’effet performatif de vocabulaire utilisé, et de la « bonne pensance ou la pensée straight du moment. (Cf. séminaire Façon de Dire). Nous reviendrons sans doute aussi sur ce que fabriquent, ou ce que nous fabriquons avec les langages informatiques, et comment ils modifient la fonction de la parole et le champ du langage ?[31] Ses transformations « technico langagières et communicationnelles » ont-elles des effets sur la précarisation des vies (Cf la fracture numérique, Emmaüs Connect) ? Lors de la séance du 10 mars 1965, « Problèmes cruciaux pour la psychanalyse », Lacan s’insurgeant contre les théories de l’information dans lesquelles il n’est question que d’émetteurs et de récepteurs, souligne : « Le langage n’est pas un code, précisément par ce que, dans son moindre énoncé, il véhicule avec lui le sujet présent dans l’énonciation. Tout langage, et plus encore celui qui nous intéresse, celui de notre patient, s’inscrit, c’est bien évident, dans une épaisseur qui dépasse de beaucoup celle linéaire, codifiée de l’information ». « La parole est la forme de cancer dont l’humain est affligé »[32]. Ces langages cherchent -ils à nous soigner de notre cancer ? (des malentendus ?, des lapsus ?…). C’est du moins la thèse de Yann Diemer dans « la Mâchoire de Freud ».[33]

 

Je vais maintenant rentrer un peu plus avec Virno, dans ce qu’on pourrait appeler une « pensée de l’action » ou « du passage à l’acte ». Virno avance dans son texte de façon circulaire, reprenant régulièrement ce qu’il a déjà dit, pour insister et avancer à petits pas. Mais là, la répétition n’est pas un mal, le texte étant assez serré.  Mes propos en portent la marque.  Pour situer un peu l’auteur, Paolo Virno, né en 1952 à Naples, est un philosophe italien dont les ouvrages traitent plus particulièrement de la philosophie du langage. Il a participé activement au mouvement autonome italien (opéraïsme) dans les années 70, (avec Tony Négri par exemple), ce qui lui a valu d’être incarcéré 4 ans. Il avait été condamné à 12 ans d’emprisonnement mais en appel, après 4 ans d’incarcération il a été totalement blanchi des chefs d’inculpation retenus contre lui, à savoir : association subversive, et constitution en bande armée.

Dans un entretien avec son éditeur Michel Valensi, en 2013, il indique que son orientation vers la philosophie fait suite à la défaite politique des mouvements révolutionnaires, qui le fait se tourner vers une nouvelle lecture de Marx. Il cherche à comprendre les processus de production capitaliste actuels « à forger des concepts qui puissent se soustraire tout à la fois aux deux principales tendances que sont la nostalgie de la situation antérieure, et l’apologie hystérique du présent. Des concepts capables d’exprimer, comme le voulait Benjamin, « une absence totale d’illusion vis-à-vis de l’époque, et en même temps un engagement sans réserve pour elle » (c’est en soi une illusion, mais décalée). Ce qui compte pour lui, c’est d’analyser à rebrousse-poil les grandes transformations en cours, de manière à repérer dans ses aboutissements, un champ de bataille potentiel.  Pour se faire il choisit la philosophie du langage plutôt que la philosophie politique dont il se méfie un peu, puisque l’humain est un animal doté de langage. La réflexion politique est en filagramme de tous ses écrits ; il développe une philosophie au service d’une action concrète. Son axe de travail : « saisir le présent de biais, de manière oblique, à partir de phénomènes mineurs et toutefois exemplaires ». Dans son livre par exemple, il donnera des exemples très concrets et engagés relatifs à la question du subir : les matons en prison, l’annonce d’une maladie grave, les travailleurs ubérisés… 

Pour Virno, « les formes de vie contemporaines sont marquées par ’impuissance. Une paralysie frénétique affecte l’action et les discours. Qu’il s’agisse d’un amour idyllique ou de la lutte contre les beaux messieurs du travail précaire, on ne parvient ni à faire ce qu’il faudrait faire, ni même à encaisser de manière appropriée, les coups que nous subissons ». « Les formes de vie contemporaines sont marquées par une impuissance due à l’excès désordonné de puissance, c’est-à-dire provoquée par l’accumulation oppressante et lancinantes de capacités et d’aptitudes. La lamentation apathique sur un prétendu manque de dynamis (puissance) s’avère n’être d’aucun secours pour comprendre l’esprit du temps. ».  « Il s’agit plutôt de la surabondance d’une puissance qui, empêchée pour de nombreuses et différentes raisons de se convertir en un ensemble d’actes soigneusement conçus, ne fait que stagner et macérer. D’une dynamis vouée à se périmer, comme de la nourriture qui s’accumule au fond d’un réfrigérateur ».  Pour s’actualiser la puissance doit bénéficier d’une limitation qui, en rythmant et canalisant, permet l’énergia, l’acte qui peut l’actualiser… « La mise en acte a besoin d’un désir limité ; une faculté ne s’actualise que si elle est circonscrite, freinée, orientée » p 7-8.  Cf. le clown et créativité artistique, Cf le livre sur les possibles. « En résumé : l’impuissance contemporaine a pour origine la pleine possession d’une puissance qui reste pourtant à passer à l’acte au moment où ce passage est escompté, opportun, recherché. Elle n’est donc pas confrontée à l’absence d’une capacité mais à l’inhibition durable de son exercice effectif ».

Virno développe sa pensée à partir d’Aristote, ou de sa lecture d’Aristote. Il nomme des différences avec d’autres philosophes comme Spinoza, Agamben… je ne m’y arrêtai pas. Il distingue la Puissance d’Agir et la Puissance de Subir. Paolo Virno met l’accent sur la question de la possession et du verbe avoir. Pour Aristote, la puissance est là, on « a » la puissance – qui doit s’actualiser par des actes correspondants. Il ne s’agit pas « d’être puissant » ou impuissant. « Avoir » la puissance (dynamis) : la faculté subsiste en dehors de son exercice, c’est-à-dire quand les actes (l’énergia- opération concrète de son actualisation) – quand les actes donc correspondant sont absents. Aristote donne l’exemple de l’architecte qui a la puissance d’édifier un lotissement, même pendant les longues heures où il s’enivre ou étudie le sanscrit. Avoir la puissance : la dynamis est un « toujours » inaperçu et omniprésent, qui se poursuit sans discontinuité, quels que soient les « maintenant » où s’inscrit l’énergia, l’opération concrète qu’il nous arrive d’observer. Là où le verbe « être » établi un rapport intrinsèque d’identité, le verbe « avoir » révèle un écart qu’on ne peut combler entre le possesseur et la chose possédée. On n’est pas puissance, on a la puissance. La puissance est là, mais doit être actualisée. « Avoir la puissance signifie donc affronter toujours de nouveau la question de sa réalisation, c’est-à-dire le passage aléatoire de la possession d’une ressource non présente, aux manifestations spatio-temporelles qui en relèvent ». Compte tenu de l’écart entre la puissance et ses actes, il y a toujours la voie d’une suspension durable de l’actualisation. « C’est cette suspension qui mérite, de plein droit le nom d’impuissance ».

La puissance a ses actes qui eux seuls peuvent l’actualiser. Mais il y parfois, empêchement à le faire. Il me semble important de se pencher sur les motifs de suspension de l’actualisation de la puissance : symptômes, inhibitions ? trop de choix ? découragement, résignation…passions tristes ? « En résumé : l’impuissance contemporaine a pour origine la pleine possession d’une puissance qui reste pourtant à passer à l’acte au moment où ce passage est escompté, opportun, recherché. Elle n’est donc pas confrontée à l’absence d’une capacité mais à l’inhibition durable de son exercice effectif ». Déficit d’actes et non déficience. Mais concevoir une puissance séparée de l’acte, fonde une notion d’impuissance très différente de celle qui est centrée sur le manque pur et simple d’une faculté ou d’une aptitude donnée. De là découle que l’impuissance n’est pas le manque de puissance, mais le manque d’actes actualisant la puissance. « Loin de coïncider avec la privation de la faculté, l’impuissance est avant tout et par-dessus tout une possession solide de facultés qui pour diverses raisons, ne se déploient ni en œuvre ni en action ». La puissance d’agir est dite puissance active.

À côté de cette puissance, Virno dans la suite d’Aristote parle de la puissance de subir, ou de pâtir – traduite en espagnol par puissance de souffrir.  Cette puissance de subir est dite passive. La puissance du pâtir, c’est la puissance d’accepter d’être modifié par l’action de l’autre. Et cette puissance a ses actes propres qu’il convient d’identifier, afin d’ébaucher les contours de l’impuissance d’aujourd’hui. Virno distingue aussi dans la puissance de subir, la puissance de résister : la puissance de ne pas être modifié, dans le sens du pire, ni détruit par un autre être ou par soi-même en tant qu’autre. Virno va alors développer les « actes emblématiques du recevoir, du subir, du supporter, et du résister à la destruction quoiqu’il en coûte, tout à fait différents des actes reçus, subis ou supportés ». C’est aussi en repérant les actes qui en sont exclus « qu’on parviendra à ébaucher les contours de l’impuissance à pâtir enracinée dans la société de communication généralisée et du travail précaire ». (p.28)

Virno donne plusieurs acceptions au mot recevoir. Il va en décliner 4 : accueillir, se soustraire, adhérer, résister.  « Recevoir signifie parfois accueillir. On ouvre la porte prêtant une attention appropriée et sensible au nouvel arrivant. Les rites d’accueil libèrent de l’espace pour faire place à l’évènement qui nous surprend…Les opérations et les techniques de l’accueil orientent d’emblée et dans des directions jamais prévisibles, ce changement passif que le passage à tabac ou la déclaration d’amour sont destinés à produire. »

« Recevoir signifie parfois se soustraire. On abandonne à la hâte et sans regrets la position attaquée par les décisions irrévocables d’une autorité quelconque. On ne se retrouve pas là où l’initiative des ennemis ou de amants nous supposait « enfermés ». (p.32)

« Recevoir signifie parfois adhérer. À la différence de l’accueil, l’adhésion exige un déplacement résolu, même fanatique, vers l’événement dont nous sommes la cible ». (p.33)

« Recevoir signifie parfois résister. Dans cette acception, les actes par lesquels se réalise la puissance de subir sont proches de mesures rudimentaires telles que serrer les dents ou trépigner (…) Il s’agit de repousser une irruption nuisible ». Pour Virno résister ne s’oppose pas à pâtir, elles sont entremêlées. « Subir, peu importe sa déclinaison comme accueil, fuite ou adhésion, implique toujours un certain degré de résistance, ou mieux, une démonstration intermittente d’impassibilité. Le changement n’est pleinement reçu qu’à la condition d’être émoussé et freiné, voire tenu à distance. D’autre part, la faculté de résister implique toujours, à son tour, la réception fugitive de ce qu’on entend repousser… ».

Accueillir, recevoir, accepter, refuser (quand il s’agit du pire ou de la destruction) sont des actes pâtissants. Et les actes du subir, du supporter, du accueillir, du refuser… sont distincts des actes reçus, subis, supportés…

Si pour Virno, dans la question du pâtir, nous sommes la cible passive d’une action venant de l’extérieur ( quand il parle de la gifle ou de la caresse par exemple, il ne s’attarde pas sur  ce qui en l’autre aurait pu susciter cette action) , de par les actes du subir, il va y avoir une multiplicité d’opérations, d’alternatives, de techniques que Virno  -et c’est important pour lui sans que je saisisse vraiment pourquoi – réaffirme comme des techniques de la passivité,  qui vont permettre que la cible qui reçoit devienne une cible mouvante, c’est-à-dire qu’elle offre aux interventions d’autrui un point d’arrivée inégal. Ces techniques restent des techniques de la passivité ; elles ne doivent pas passer pour une réaction, à savoir pour une nouvelle manifestation tangible de la puissance de faire. Il n’est question pour Virno, que de nos manières d’interpréter le rôle de cible, des différentes formes que nous donnons à l’inévitable réception. (p.30)

Virno parle d’une esthétique et d’une éthique de la réception. Il donne des exemples banaux de notre condition de cible (p.30):  un geste de tendresse, une altercation, un diagnostic malin, un pronostic grave, une injustice une menace de licenciement, l’aveu d’un secret, des félicitations…on peut rajouter la protocolisation ou l’uberisation du travail, une tempête naturelle….

Quand les livres de Freud sont brûlés à Berlin en mai 1933, Freud fait de l’humour : « Quel progrès nous faisons. Au Moyen Age, ils m’auraient brûlé ; à présent ils se contentent de brûler mes livres ».[34]. L’ironie ou l’humour, comme acte du subir. Les manières de recevoir, de subir peuvent être individuelles, mais elles doivent être surtout cultivées collectivement, dans des habitus, des façons de faire, des pratiques d’équipe… Cette dimension collective est aujourd’hui très mise à mal. Question de Communs qui ne soient pas Uns. Virno pose ou dit constater une perte ou du moins une pénurie des actes d’accueil : il observe une impuissance à pâtir qu’il lie en partie à la disparition de rites et de cérémonies notamment les actes par lesquelles on accueille la perte. Il cite un philosophe italien sur ce sujet, mais en France on peut se référer aux travaux de Philippe Ariès par exemple. Virno indique l’acte une dimension collective de la puissance de pâtir, qui se défait. Il parle d’effondrement de la réception. Pour Virno, cette impuissance est prise dans l’arrêt de la collaboration sociale effective. Les collaborations sont seulement économiques. Tout est précarisé et marchandisé à l’intérieur du néolibéralisme mondialisé

Pour Virno notre disposition à encaisser est indéniable et nous nous adaptons rapidement aux coups infligés par le mode de production capitaliste ; il parle de « formes de vie contemporaines où prédomine la figure de l’encaisseur » – qu’il le fasse en s’agitant, piétinant, ou humilié en se soumettant. Mais pas notre capacité à recevoir. Il manque les actes qui font du patient une cible mobile. Ça ne nous affecte pas comme l’autre voudrait que ça nous affecte.  « Est impuissant à recevoir, celui qui, ne parvenant plus à procéder aux rites de l’accueil, renonce à libérer l’espace nécessaire pour le coup qui le frappe à l’improviste, qu’il s’agisse d’une arrestation pour association subversive ou du don en espèces pour soigner son fils handicapé. N’étant plus accueillis par des actes pertinents, l’arrestation et le don prennent l’apparence d’une invasion colonisatrice (…) Est aussi impuissant à recevoir, celui qui n’arrive pas à se soustraire (…) à l’importance apparemment cruciale des évènements qui prétendent modifier sa boussole… on se laisse emporter aveuglement par ces évènements, on ne sait où et peu importe. Est encore impuissant à recevoir, celui qui ne sait pas adhérer à l’innovation productrice ou à l’effondrement politique qu’il considère pourtant comme la seule patrie possible (…). Enfin est impuissant à recevoir celui qui résiste, non pas à la destruction mais aux changements qui l’atteignent de toute façon comme cible ». (Nouveau management…).

Virno insiste : « Je tiens que l’impuissance à subir équivaut à la pleine possession d’une puissance de subir foisonnante, mais privée d’actualisations adéquates et opportunes ». Et de rajouter : « c’est justement ce type d’adynamia qui recueille un franc succès dans les formes de vie contemporaines, en s’enracinant dans des individus qui, à première vue, semblent pourtant capable de tout accepter ». (p.26) « Pour s’actualiser la puissance doit bénéficier d’une limitation qui, en rythmant et canalisant, permet l’Energia, l’acte qui peut l’actualiser… La mise en acte a besoin d’un désir limité ; une faculté ne s’actualise que si elle est circonscrite, freinée, orientée » (p. 7-8). Concernant les métiers du médical et /ou du social, il importe me semble-t-il de repérer l’importance cruciale de la puissance de recevoir, de supporter au fondement de ces pratiques aujourd’hui en difficultés, actualisée dans une multitude d’actes (l’écoute, l’attention fine à autrui, l’hospitalité, l’accueil) nécessaire à adapter ensuite sa puissance d’agir. D’autant plus si nous ne voulons pas protocoliser les démarches, standardiser les accompagnements. Il convient aussi de ne pas oublier la finalité de nos pratiques, la ligne d’horizon des nos dispositifs, (à ne pas confondre avec des objectifs à atteindre), afin de garder en tête que notre pouvoir de professionnel (asymétrie de la relation) est un pouvoir de service.

Il insiste : « À notre époque, la puissance de résister à tout prix aux chocs et aux secousses est le masque théâtral avec lequel l’impuissance à recevoir convenablement le changement fait parfois son apparition en société. Celui qui n’est pas en mesure d’accomplir les actes qui réaliseraient le paschein (subir) se glorifie de sa propension à piétiner. Et vice versa, l’exhibition exubérante de la puissance de recevoir le changement se limite souvent à dissimuler l’impuissance galopante de résister à la destruction. Celui qui ne réussit pas à s’opposer au pire, se fait passer pour un virtuose de la souplesse, toujours prêt à accueillir et à métaboliser ce qui lui tombe dessus. Il est presque inutile d’ajouter que le jugement sur quel changement subir et à quel changement résister est toujours, qu’on le veuille ou non, un jugement politique ». (p.34-35). Le problème est l’indistinction généralisée entre les actes reçus et les actes du recevoir.  Le fait de recevoir une gifle ou des félicitations n’indiquent pas que la puissance de subir a été mises en acte. « En général la place qui revient à l’acte du supporter est usurpée par l’acte supporté qui le supplante. (…) On peut encaisser une myriade d’évènements, et même s’adapter rapidement à leurs aspérités, sans pour autant accéder le moins du monde aux actes corrélés à la faculté de pâtir » (p.40). Les actes reçus ne sont pas les actes du recevoir. Un coup reçu n’est pas un coup « accueilli ».

Or aujourd’hui « être affecté à répétition par des évènements anonymes et terrifiants passe pour une capacité admirable d’accueillir l’inhabituel. L’impuissance à subir, la douloureuse adynamia tou paschein, est transfigurée en vertu citoyenne par le culte de la « flexibilité » et de la « formation permanente ». La surabondance des actes supportés procure de quoi masquer, toujours de nouveau, la pénurie des actes du supporter ». Mais si les actes du subir font défaut, il faut quand même « faire » avec les événements qui viennent de l’extérieur et dont nous sommes la cible. Nous ne pouvons alors que réagir, sous forme de « réactions, timorées ou explosives (…). Les réactions (qu’il nommera plus loin pavloviennes) plus ou moins convulsives, simulacre éphémère du faire, ne sont qu’un succédané frelaté de ces actes du recevoir qui demeurent cachés… Est réactif et vociférant celui qui, impuissant à subir, cherche un dédommagement dans l’excitation nerveuse que procure un faire provoqué et saccadé, aussi irrépressible qu’un hoquet ou une éructation.  Les formes de vie contemporaines, où prédominent l’incapacité à supporter, affichent un haut degré de réactivité ». (p.42) Peut-être que l’hypersensibilité croissante et l’agressivité sont effets de cette impuissance ?

À côté des actes de l’agir et des actes du subir, Virno distingue un 3ème type d’actes, transversaux, qui sert de levain indispensable aux 2 catégories précitées. Il s’agit des « actions dites négatives », des actions qui visent uniquement à ne pas faire, ou à ne pas recevoir. Omettre, éviter, renoncer, s’abstenir, hésiter, tolérer, désobéir…L’omission n’est pas un geste suspendu, mais l’acte de suspendre un geste.  Ces actes diffèrent ou empêchent l’actualisation temporaire des puissances d’agir ou de subir, mais en permettent dans son 2ème temps leur actualisation. Il y a un entrelacs entre faire et ne pas faire et ces actes négatifs sont même une contribution indispensable à notre faire et à notre recevoir.  « Eviter et renoncer suspendent l’actualisation de certaines facultés ou capacités, afin que d’autres facultés ou capacités parviennent à s’actualiser. Les actions négatives refoulent l’energia d’une dynamis particulière pour favoriser l’energia d’une dynamis totalement différente. Leur rôle consiste à proclamer un état d’impuissance circonscrit et provisoire… » (p.46). « C’est précisément parce qu’ils en empêchent explicitement l’actualisation, autrement dit parce qu’ils font de cet empêchement un évènement situé dans le temps et dans l’espace, qu’éviter et renoncer attirent fortement l’attention sur la faculté ou la capacité qu’ils affectent. Ils indiquent avec précision la puissance qu’ils laissent en suspens. Celui qui ne dit « pas celui-ci » montre malgré lui l’objet dont il entend se détourner ». (Renoncer à telle grève, souligne qu’on peut en faire d’autres ; subir tel évènement- être cible fixe- pour ne pas en subir d’autres). Concernant la puissance de recevoir, il précise qu’elle « ne se réalise que si elle inclut une impuissance intermittente ». Mais cette impuissance intermittente est plus une in-actualisation, qu’une véritable impuissance (psychanalyse : suspendre son jugement). Comment et grâce à quoi prendra fin, la parenthèse opportune ? Rien ne garantit que la puissance de suspendre (…) ne s’étende pas abusivement … Rien ne garantit qu’elle soit circonscrite et provisoire. « Les formes de vies contemporaines ne payent-elles pas les conséquences de l’absence de contraintes dont profite la puissance de suspendre, et donc de la prolifération de son énergia faites de procrastination et d’ajournements ? » (p.54). Il n’y a donc rien pour prescrire à l’avance l’extension et la durée de l’état d’impuissance institué par les actions négatives. La limitation de la puissance de suspendre est plutôt assurée par les critères fondamentaux qui régissent la praxis : la sagacité pour faire la chose juste dans les circonstances inédites (la phronésis) ; le sens aigu du moment opportun (kairos), la détermination d’une fin (telos)… L’actualisation de la faculté de suspendre… requiert d’avoir le coup d’œil et le sens de la mesure, des dons inconcevables en dehors d’habitudes collectives. Mais les habitudes collectives qui permettent l’ajournement au moment voulu se sont évaporées, et il n’existe plus grand-chose d’un usage commun du renoncement ou de l’omission, le passage à l’acte…. « N’étant plus une composante propice du faire et du recevoir, la suspension révèle une nature sinistre : un état d’impuissance généralisé et permanent ». (p.56). Virno fait un parallèle avec dans le droit public, l’état d’exception qui d’exceptionnel et circonscrit devient souvent pérenne et généralisé. D’où l’importance fondamentale que la puissance de suspendre ait elle-même une limite : omettre l’omission, ajourner l’ajournement.

 

[1] Jean Oury, « Création et Schizophrénie », éd.Galilée, 1989 p.36

[2] Adam Philips, « Trois capacités négatives », Ed de l’Olivier, 2009

[3] Edgar Cabanas et Eva Illouz : « Happycratie, comment l’industrie du bonheur à pris le contrôle de nos vies », éd. Première Parallèle 2018

[4] 1ère séance Banalité du Mal et Air du temps, 5 décembre 2021, à lire sur le site de Visa-Vie Banalité du Mal et Air du Temps. Préliminaires – Visa-Vie

[5] Haud Guéguen et Laurent Jeanpierre: « La perspective du possible : comment penser ce qui peut nous arriver et ce que nous pouvons faire ? » Ed La Découverte, 2022, p 8et 9

[6] Edgar Cabanas et Eva Illouz : Happycratie, comment l’industrie du bonheur à pris le contrôle de nos vies, éd. Première Parallèle, 2018, p 35

[7] S.Freud, « Malaise dans la Civilisation », éd Puf, 1971

[8] Geneviève Rail paru « La violence de l’impératif du bien-être » dans la revue Cairn 2016/2 n° 112

[9] Jacques Lacan, Séminaire Les Ecrits Techniques de Freud, séance du 7 juillet 1954

[10]. Jacques Lacan, Séminaire Les Ecrits Techniques de Freud, séance du 3 juin 1954

[11] Johann Chapoutot : « Libres d’Obéir, le management du nazisme à aujourd’hui », éd. Gallimard, 2020, p 25

[12]   Site www.visa-vie.com, Colloque franco argentine, Point-Commun , à lire sur le site de Visa-Vie : Ouverture pour des jeunes « hors du commun » – Visa-Vie

[13] Robert Dany-Dufour: « Lettre sur la nature humaine à l’usage des survivants », éd. Camann-levy 1999

[14] Paolo Virno : De l’Impuissance : la vie à l’époque de sa paralysie frénétique, éd de l’éclat, Paris 2022

[15] Article publié en mai 2019, sur le site Lobo Suelto : « L’impuissance comme levier »

[16] Paolo Virno , « De l’Impuissance : la vie à l’époque de sa paralysie frénétique », éd de l’éclat, Paris 2022

[17] On retrouve là la question de la chose commune, du Commun. Sur ce sujet, on peut relire avec intérêt et parmi d’autres : Commun, de Pierre Dardot et Christian Laval, La découverte, 2014, la Part Privée de Pierre Crétois, ed Amsterdam, 2020, ou sur le site de Visa-Vie aussi, * colloque franco -argentin de novembre 2016

[18] Sandra Lubert, Personne ne sort les fusils éd Seuil 2020.

[19] Lacan, « Télévision », Paris, Seuil 1974.

[20] L.Laufer, : « Vers une psychanalyse émancipée, Renouer avec la subversion », éd La découverte, 2022, p120.

[21] S.Freud, Malaise dans la Civilisation, éd PUF, 1971

[22] F.Vinot in Politique de la souffrance psychique et idéologie de l’insertion », in Cliniques méditerranéennes 72-2005

[23] Sylvie Quesemand-Zucca d’une psychiatre psychanalyste sur les défis que pose la grande exclusion. in Clinique psychanalytique de l’exclusion, Dunod, 2012

[24] D. Fassin, « La Raison Humanitaire », éd Gallimard, 2010, p 17.

[25] M.Foucault, « Le Pouvoir Psychiatrique, cours au Collège de France 1973-1974 », éd Seuil, P 86

Vous pouvez vous reporter aussi à la 23ème séance du séminaire, FOUCAULT : LA SOCIETE PUNITIVE – Visa-Vie

[26] Béatrice Hibou, « Bureaucratisation du monde », éd La Découverte, 2012

[27] Maurizio Ferraris, « la Mobilisation totale », éd puf, 2016

[28] Antoine Garapon et J Lassège « Le numérique contre le politique », éd puf, 2021

[29] Ivan Illich, « La convivialité », éd Seuil, 1973

[30] Julio Cortazar, « Préambule aux instructions pour remonter une montre », extrait de Cronopes et Fameux (1962), éd Gallimard, 1977

[31] Lacan, « Les Ecrits » publiés en 1966

[32] J.Lacan, « séminaire le Sinthome », 1975-1976, séance du 16 février 1976

[33] Yann Diemer, « La Mâchoire de Freud », éd l’Arpenteur, 2024

[34] Cité par E.Jones, « La Vie et l’œuvre de S.Freud », Puf 1969, vol3, p.209

?>