Ouverture pour des jeunes « hors du commun »

Jornadas ¿Qué comùn ?

04/11/2016
Sonia Weber

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Ouverture pour des jeunes « hors du commun »

Le questionnement qui nous rassemble s’origine dans une pratique de fréquentation de jeunes, que l’on pourrait dire « hors du commun » – plus communément appelés les incasables, ou en situation d’incasabilité, ou « les patates chaudes ». Jeunes qui ne cessent de bousculer mes idées reçues, mes repères théoriques, et qui convoquent ceux qui choisissent de faire un bout de chemin avec eux, à des remises en cause permanentes et des modes de cheminement plus ou moins inédits. Ce questionnement, j’ai eu la chance d’avoir été invitée à le partager à Cordoba en Argentine, en novembre 2013, et cette invitation a eu des effets de rencontre. Un de ces effets, c’est la fabrique d’un espace de travail et de réflexions partagées qui n’a cessé de fonctionner dès lors et de dynamiser nos pratiques respectives, d’un côté de l’autre de l’océan, d’un continent à l’autre. C’est l’invitation, aussi, à ces journées d’étude, dans l’entre-langue, journées qui ont l’ambition d’une réflexion plurielle et partagée à partir du travail et des questionnements de chacun, intervenants et participants.

Lors d’un skype préparatoire, Luciana souhaitait que ces journées soit un temps pour que chacun puisse « planter ses questions » « plantar sus preguntas » OJALA !  Et non un lieu d’exposition de savoirs, d’où le choix de garder du temps pour des échanges, entre les interventions. Nous nous sommes posé la question du passage d’une langue à l’autre. Différentes options avaient été envisagées, dont celle, du fait de leur nombre plus restreint, de donner aux Argentins le texte des interventions françaises déjà traduit, afin qu’ils puissent le lire pendant qu’il serait dit ; ceci, pour « gagner » du temps mais surtout pour épargner aux français plus nombreux un temps de traduction qui ne les concernerait pas directement. Il ne s’agit pas là que d’une affaire technique, organisationnelle, mais bien d’un choix qui engage les rapports que nous nouons les uns avec les autres, et le « commun » que nous pouvons fabriquer ensemble pendant ces deux jours. De même, toute organisation institutionnelle, administrative a des effets sur les « publics » accueillis. On ne peut si facilement disjoindre l’organisationnel- aujourd’hui axé sur la performance, les protocoles, l’évaluation, les projets : but/action/ moyens… de la façon dont les institutions travaillent avec les publics dont elles s’occupent. À l’organisation – qui inclut les questions hiérarchiques, l’attachement sacrosaint aux places, aux fonctions…- s’ajoutent les manières de parler et la question de l’ambiance. Deleuze parlait de « courtoisie », Barthes de « délicatesse », Oury et Guattari à la Borde, de gentillesse. Je cite Oury : « la gentillesse, ce n’est pas simplement une formule de politesse …la gentillesse, c’est quelque fois de se mettre dans une rage épouvantable et de mettre les gens dehors… On peut se poser le problème : Mais comment organises-tu un établissement pour qu’il y ait de la gentillesse ?  Est-ce programmable ? « Soyez gentil ! » Ce n’est pas sur commande. Il y a une certaine « attention » à quelque chose ». (in. le Collectif p. 15).  Les programmes de bientraitance, je le crains, ne régleront pas si facilement cette affaire.

Pour revenir à notre choix de traduction, non seulement le choix fait nous met tous à « égalité », ce qui est d’autant plus important que les amis argentins qui ont pu venir, ne sont pas là en tant qu’invités mais en tant que co-organisateurs de ces journées.  Mais surtout, le passage d’une langue à l’autre, dans les deux sens, outre qu’il nous impose de quitter nos rives respectives, nous laissera entendre les sons, les rythmes, les tonalités de chacune de ces deux langues, comment chacune d’elle dessine le monde, et détermine nos manières de penser, de vivre et d’être au monde[1].

La question de la langue, d’une langue commune et du passage d’une langue à l’autre, est posée par les jeunes que nous recevons à Visa-Vie, en ces termes : « c’est quoi votre français, je l’aime pas, je préfère le mien », « vous, vous parlez français soutenu, c’est pas comme nous » et parfois « ouais vous avez vu  moi aussi j’peux parler français soutenu si j’veux»… pour une autre « c’est quoi ça votre français, vous vous parler français paysan ; c’est pour parler français paysan que le conseil général il m’a mis chez vous ». Cette différence de langue a toute son importance, si évidemment, nous ne la traitons pas du côté d’un bien ou mal parler, d’une langue pure ou d’une langue appauvrie. Je cite Barbara Cassin : « il existe toujours un rapport entre ceux qui dominent et la langue la plus communément parlée »[2]. Souvenons-nous que les Grecs parlaient de barbares pour désigner ceux qui ne parlaient pas comme eux. Avec les jeunes de Visa-Vie, le vocabulaire, la grammaire ne sont généralement pas les mêmes, même si globalement « on se comprend », mais, ce qui m’intéresse surtout ce sont les rythmes, les tonalités, les façons dont le corps est pris, façonné par la langue et il importe d’entendre ces dimensions. Quel monde dessine la langue d’un tout petit dont les « premiers mots » en pouponnière sont « putes » ou « ta gueule ».  Roland Léthier parle à propos des jeunes, « d’un parlé (parfois) « onomatopéique ». Il n’y a pas de phrase constituée ou alors elle fait l’objet d’une immédiate destruction. Les expressions : « je m’en bats les couilles », « enculé de ta mère », « va te faire foutre », « tête de mort », « sont exemplaires de la violence destructrice qui atteint le corps propre et toute relation socialisée »[3].  Quel monde cette langue-pensée là, dessine-t-elle ?

« Pour passer d’une langue à l’autre, nous avons à passer d’un monde à l’autre, il faut franchir un fossé »[4] Et là, avec les jeunes de Visa-Vie, le fossé est énorme, et semble parfois infranchissable face aux exigences du social (dominant). Outre la question de la langue, avons-nous ou non des points communs ? Ou sommes-nous dans des mondes voire des planètes complètement différents ? Comment les faire se rencontrer alors, puisqu’il faut « quand même » se croiser, cohabiter ? Comment ouvrir des espaces qui, malgré la commande sociale, ne soient pas ou pas seulement d’insertion et plus généralement de normalisation ? Ce questionnement partagé avec quelques autres depuis des années, est venu au fil du temps, à partir de difficultés très concrètes que nous posaient leurs « dires et agirs », dans le cadre de leur accueil. J’en déclinerai 3. Mais juste avant, je préciserai brièvement pour ceux qui ne connaissent pas Visa-Vie, les modalités d’accueil d’un jeune dans le dispositif Kairn. Les jeunes qui nous sont adressés le sont principalement après une multitude de placements qui ont abouti à des ruptures de prise en charge, le plus souvent du fait de « violences » ou d’attitudes et actes dits violents et d’une difficulté importante à vivre dans un collectif, à supporter les autres, non seulement le cadre et les contraintes institutionnelles mais aussi les autres, leurs pairs. À Visa-Vie, un jeune va faire un bout de chemin avec deux « thérapons », un thérapeute (psychologue, psychanalyste) joignable 24h/24,  plus en charge des questions dites subjectives, l’autre plus en charge des questions socio-administratives. Le « plus en charge », indique qu’il s’agit là d’un « partage des tâches ou des fonctions » qui peut être modulé, pour être au plus près de ce qui se joue avec un jeune à un moment donné.  Il reçoit de l’argent toutes les semaines, et a un hébergement en hôtel ou en studio. Dans ce contexte, donc, 3 points qui ont amené l’interrogation sur le Commun :

1.Crise du logement : quand il n’y a pas de lieu habitable pour eux, non parce que personne ne veut les héberger, mais parce qu’ils malmènent, détruisent leur habitation en hôtel ou en studio ; pas seulement en le dégradant mais surtout de par des relations de voisinage intenables pour lesdits voisins. Problèmes qu’ils ne comprennent pas ; ils ne se rendent pas compte du tout de ce qu’ils fabriquent. Ils sont comme « Des voyageurs sans bagages, sans patrie, sans itinéraire, qui ignorent à ce point leur statut d’étrangers qu’ils ne se sentent jamais importuns, jamais responsables, jamais insignifiants. » (cf.F.Perrier). Si plus fondamentalement on peut entendre, en deçà de ce problème d’hébergement, la question d’habiter le monde, un monde vivable, d’habiter sa vie, la question du rapport à l’Otre, aux autres, il y avait aussi des difficultés concrètes à régler dans une ville où nous n’avons pas 36000 possibilités pour les loger, déloger, reloger au rythme de leurs difficultés à « vivre en bonne entente » (clause bourgeoise à Colmar). Nous avons commencé à penser l’hébergement dans des campings voir à aménager des containers ou mobiles home dans des champs mais les difficultés seraient restées entières.

2.La rencontre et l’inscription dans les structures d’insertion, même adaptées à des publics en difficulté, type mission locale, école de la 2ème chance… est difficile voire impossible. D’abord « eh madame, y’ ac des cas soc’ là-bas » ; ensuite, toute formation suppose de se retrouver à un moment ou un autre sur des bancs « d’école », à écouter un maître… chose inenvisageable pour certains – même si c’est très peu à nos yeux. Enfin, la demande de ces institutions, aussi souple soit-elle, est déjà trop massive pour certains d’entre eux : les rencontres se discutent en termes de projet, de régularité à venir aux rendez-vous, de ponctualité, de bien parler, de bonne entente avec les autres, et de bénéfices différés (comme tout apprentissage) qui met en difficulté des jeunes qui vivent dans « le présent immédiat ».

3.Ce que j’ai appelé le principe d’insoumission. C’est la seule chose à laquelle certains se soumettent, sans le savoir. « À moi, personne n’impose rien ». Ni l’éduc, ni l’adulte, ni la police, ni le juge. Ils refusent toutes contraintes, même celles du corps (sauf quand la douleur est vraiment trop forte (rage de dent)). Comme s’ils refusaient, pour vivre ou survivre, toute interpellation, au sens d’Althusser : « Nous sommes interpellés en sujet ».  Les interpellations policières ou judiciaires n’ont pas d’effets dans la réalité. Cependant, qu’ils le veuillent ou non, comme l’écrit Didier Eribon : « L’interpellation a toujours déjà été lancée : elle nous précède, elle nous constitue. On pourrait dire que nous sommes tous et toujours « interpellés » et « convoqués » par l’ordre social… La convocation ne nous demande pas notre avis ». (in Principes d’une pensée critique p.95 et 100) La vie est-elle possible sans un minimum de soumission ? Et si non à quel prix ? Comment leur permettre de lâcher un peu de leur insoumission, sans les mettre en danger, sans qu’ils pensent avoir perdu, sans « être à terre », « sans être un clochard », sans qu’ils pensent s’être fait « baiser, enculer, niquer… ». Cette insoumission non consciente, qui les tient, peut-elle être entendue comme un refus, une résistance, une protestation, comme un dire ? Un dire, et non un trouble du comportement, une sociopathie, une pathologie narcissique ou mentale…C’est, me semble-t-il, une des conditions pour qu’ils puissent, peut-être, commencer à répondre présent autrement. Mais un autrement qui ne soit pas nécessairement une normalisation. Ça passe aussi par le fait que leurs interlocuteurs ne se réjouissent pas de leur assagissement, ne pensent pas avoir réussi, gagné, quand les lignes bougent. Mais cette insoumission n’est-elle pas aussi une soumission à une place qui leur est assignée par le social ? Enfants de la protection de l’enfance, enfants mis à mal dans leurs familles, enfants sous-main de justice, enfants dits incasables : ne sont-ils pas « produits » de et par la société ?

Où les situer ? Hors de ? En un mot en deux mots ? À la marge ? Exclus ? Ou bien dedans malgré tout ? En fonction de la localisation qu’on leur assigne les réponses institutionnelles seront différentes. Hors du commun ? Comme si le commun était un donné, un déjà là dans lequel on est plongé malgré nous, ou dans lequel il faudrait rentrer. On peut donc aborder le commun sous l’angle de ce que nous avons de commun, en commun, du pré-individuel… Ou sous l’angle de la fabrique d’un commun, de quelque chose à construire, à inventer et ré inventer… d’une mise en commun…Dans ce cas-là, quel commun fabrique –t-on, dans nos institutions en particulier ?  Que met-on en commun, avec qui ? Pour quoi ? …  Ce questionnement sur le commun relève autant du champ philosophique : Bataille, Blanchot, Bailly… La communauté inavouable, la communauté désœuvrée (se refusant de faire œuvre) la communauté affrontée…Et plus récemment Agamben, Rancière, Ferrari, Esposito… Butler, Revel… qu’économique, politique : Pour Pierre Dardot, et Christian Laval : le Commun s’impose comme le nouveau principe de l’alternative politique du 21è siècle, qui peut remettre en cause le néolibéralisme et l’appropriation… Judith Revel, parle du commun comme un nouvel universel et s’intéresse à « la construction de ce « commun » de la communauté des hommes, c’est-à-dire de l’agencement puissant de leurs différences, en tant que différences. À une politique du commun qui soit aussi une éthique des différences. « Le problème du commun passe par la reconnaissance de la manière dont peuvent aujourd’hui se composer entre elles les différences à partir de la reconnaissance, non pas de ce qui les rend identiques (puisqu’elles ne le sont pas) ou complémentaires (puisqu’elles ne sont pas les parties d’un Tout posé en amont), mais de ce qui, momentanément, ponctuellement, les articule ensemble dans un rapport de forces qui les détermine et dont elles cherchent à se déprendre. »[5] Mais n’est- ce pas folie que de vouloir faire du Commun ?  Très vite, le commun tire du côté du Comme-Un, du même, du groupe, de l’unité, d’un dedans d’un dehors, de l’exclusion… CommUn, communauté, entre soi, identité ou unité nationales, consensus, l’actualité nous rattrape… Que pourrait alors être un comm/un, qui ne soit pas massif, enfermant, qui ne soit pas pensé dans la logique du cercle fermé, logique sphérique avec un centre irradiant… logique qui induit ou peut-être mis en parallèle, avec le binarisme qui conditionne nos habitus de penser et nous empêche d’avancer : dedans/dehors ; appartenance /non appartenance ; intérieur/extérieur ; privé/public ; dominant/dominé ; fort/faible… Et comment, à partir de la question du Commun penser le Social et/ou inversement ?

Concernant les jeunes accueillis à Visa-Vie, on ne peut – pour un peu qu’on le voudrait, mais ils nous enseignent que c’est contreproductif – on ne peut les faire rentrer de force dans le social « dominant ». En même temps qu’ils ne souhaitent pas rester à la marge ou ne choisissent pas la délinquance comme mode de vie (même s’ils ont déjà posé des actes illégaux). Alors quel espace, quelle zone commune ? partagée ? quelle scène intermédiaire, quel espace de transition ? entre quoi et quoi ? …pour ouvrir de nouvelles possibilités de vie, de nouveaux processus de subjectivation. Aujourd’hui ce que nous soutenons dans notre travail à Visa-Vie, c’est qu’ils puissent peut-être, non pas s’en sortir (de quoi d’ailleurs ?), se normaliser, entrer dans les clous « pour leur bien », mais avoir une petite possibilité de choix, c’est à dire pouvoir choisir de poursuivre la route de façon moins misérable ou destructrice pour eux. De pouvoir prendre soin d’eux autrement, pour reprendre la belle expression de Jean Allouch concernant l’analyse. Pouvoir choisir, c’est pouvoir dire par exemple « je préfère vivre dans la rue, ou aller de temps en temps en prison plutôt que d’essayer de tenir les contraintes sociales que je ne veux pas ou qui sont trop lourdes pour moi »,  c’est pouvoir dire « je préfère rester ou être dans la prostitution plutôt que de travailler »,  mais après avoir découvert qu’ils pourraient faire autre chose. Alors que là ils subissent le misérable comme un destin, une condamnation, une conséquence de leur vie malmenée, un impossible d’avoir droit ou de pouvoir passer à autre chose. Qu’ils puissent choisir la rue, la prison plutôt que de vouloir les en sortir c’est aussi soutenir que nous n’avons rien à dire, ni aucun jugement à porter sur ce que serait « une vie digne d’être vécue ». Supporter ce choix, lâcher du côté de l’insertion et la normalisation, supporter de n’en rien savoir de ce qu’il leur faudrait, mais ouvrir des possibles, a des effets de transformation, et transforme leur monde.

Une façon de faire commun, avec les jeunes à Visa-Vie, passe pour moi par la question de la fréquentation, du « être avec ».  « L’« avec » -écrit J-L Nancy-  concerne avant tout des objets en tant qu’on considère leur contiguïté spatiale ou temporelle contingente. L’« avec » oppose une hétérogénéité, une extériorité, et une approximation.  Rien ne s’y ordonne à la logique de l’un, de l’identité, ni à celle du lien, de l’un dans l’autre ou par l’autre. La contiguïté n’est pas nécessairement explicite et intelligible alors que les relations de lien social, politique ou religieux par exemple ont une signification précise donnée par la coprésence. Que je sois dans le bus « avec » une femme assise avec un bébé sur les genoux n’engage aucune relation entre nous. Un « avec » qui ne soit pas de relation. Co présence sans sens particulier. Mais d’où va éventuellement naitre une impression qui peut conduire à un rapport. Le « avec » au départ peut être dépouillé, élémentaire : c’est là, c’est près de nous, c’est tout. À un premier « avec », succède un autre, qui non seulement est à son tour un « avec » mais qui porte au premier plan l’élément et la fonction de l’ « avec ». D’abord juxtaposition et coprésence des étants, donnés dans leur diversité, nous dit encore JL Nancy; puis bouleversement de la première juxtaposition  au profit de tout un ensemble de rapports, contacts, renvois, écarts… ».

Les jeunes que nous accueillons, mais d’autres avant, que j’ai reçus dans d’autres lieux de travail, m’ont appris la nécessité de pouvoir penser des modalités d’être avec, ou de présence/imprésence ténue, discrète, voir évasive, en pointillé. D’où la dénomination de notre dispositif : Kairn. En effet, pour certains, la présence permanente, massive, est insupportable, comme la parole : parole qui leur est adressée, souvent sur le mode d’une convocation ou de mises au point ou rappels au cadre… ou celle qu’on leur demande de produire, quand on leur demande de parler, dire, élaborer, travailler sur eux-mêmes ou se justifier dans des « reprises ». Il faut parfois pouvoir « lâcher sur la parole ». Être avec, juste être avec, tout simplement, sans trop demander. Un tout simplement qui n’a toutefois pas la naïveté de croire que ça suffirait « à tout régler ». Avec, avec « gentillesse », « amitié » et « sincérité » dans le sens de la parrésia, dans une proximité espacée, l’espacement s’ajustant et se ré- ajustant, à ce qui est supportable pour un jeune à un moment donné. « Être avec » dans une zone partagée ? à inventer, à fabriquer ensemble. Zone impersonnelle … où on ne sait plus ce qui vient de l’un ou de l’autre. Où chacun accepte, à son insu peut-être, (ils pourraient fuguer ou envoyer bouler le dispositif) d’être transformé par la rencontre. Il en va comme de l’histoire des ramoneurs, dont Lacan en 1962, fait un point de méthode pour l’analyse. Quand deux hommes se retrouvent au sortir d’une cheminée, tous les deux ont la figure sale : dans le cadre de l’expérience analytique, analyste et analysant sont tous deux affectés par ses effets.[6]

Dernier point : la Magie de Luis. Dans un article non publié intitulé : Les Stratégies de survie, Roland Léthier fait un parallèle entre les stratégies développées par les survivants des camps de concentration, et certains jeunes qu’il rencontrait dans son travail à Télémythe, Paris. « Une situation ravageante qu’elle soit un abus sexuel ou une rupture de relation incompréhensible amène à développer des stratégies de survie. Une situation insubjectivable se trouve constituante d’un mode de survie caractérisé par l’errance, la galère, la rue, le vol, la drogue, le suicide, la fugue, l’avortement. Pour imager cette posture de survie des jeunes qui nous sont adressés par l’ASE après l’échec de plusieurs prises en charge, nous pouvons utiliser cette drôle de configuration que propose parfois l’ordinateur : Des commandes sont grisées, elles ne sont pas activables. Elles sont bien là avec leur nom, leur fonction mais la configuration est telle que ces commandes ne fonctionnent pas. Peut-être une première réaction dans les stratégies de survie peut se concevoir avec cet exemple : griser le rapport à l’autre et à l’environnement social. On sent ici la proximité de posture avec la survie fabriquée par les déportés dans les camps ».

En novembre 2013 suite au séminaire tenu à Cordoba, une personne, devenue une amie, survivante des camps de concentration de la dictature en Argentine, est venue me rencontrer après avoir fait des liens avec les jeunes dont je parlais, pas tant du côté des stratégies de survie mais dans la question de l’après : comment prendre soin ? permettre que la vie se poursuive ? soulager la douleur ? voire l’anesthésier ?  Elle m’a parlé de Luis, le sculpteur, qui à partir des textes qu’elle avait écrit, a mis ses textes en image sur une statue, un mirador. Je la cite (avec son accord) : « Les mots redevinrent des images. Mais seulement, celles –ci ne cognaient plus dans mon esprit de survivante, en apparaissant et me blessant sans que je les convoque…mais bien au contraire, magie de l’art, elles étaient là exposées, libérées, afin qu’elles deviennent inoffensives, juste des images dans le mental ». Elle poursuit. « Luis, le sculpteur choisit de partager, de s’engager, l’on ne ressort jamais pareil, indemne, d’un parcours dans la méchanceté absolue. Il choisit d’aider à « retourner tel un gant » la douleur en amour. Et il améliora un peu mon idée de l’espèce ».  De la traduction que j’ai faite de ses textes afin de pouvoir échanger avec elle et lui poser des questions, elle me disait encore ce printemps : « savoir que tu traduis mes textes à 12000km, et que tu as accepté de te compromettre et de rentrer avec moi dans les camps pour m’aider à en sortir, m’aide à rassembler les morceaux encore épars et à aller mieux. Et je me repose ». Si je vous parle de cela, c’est parce qu’il y a là, pour moi une piste de « pratique clinique » inédite, important pour les jeunes que je rencontre. Luis ne lui a pas proposé de faire une statue ou de s’exprimer par la sculpture. Il a pris à sa charge ses textes, une partie de sa douleur, pour s’en occuper lui, sans rien lui demander. Il a accepté, dit-elle, de se confronter à l’horreur. « Tous les jours, tant que son travail dura, il parlait, riait, faisait du vélo. Mais dans son regard, se lisait l’horreur, tels ces cauchemars qui n’en finissent pas malgré le lever du jour ».  Elle a pu pendant ce temps se reposer. Et il lui a fait une restitution, transformée par sa pâte à lui. Qui l’a aidée. Pour certains jeunes, à certains moments, il me semble que c’est le travail à faire, ou « la méthode » à utiliser. Accepter de se mouiller, de prendre en charge, à sa charge, la douleur, le trauma pour s’en occuper, sans rien dire ; qu’ils puissent s’en dégager, se reposer et aller mieux, plus léger. J’ai l’impression que ça fonctionne, parfois, que ça a des effets.

Je terminerai enfin, par un effet déjà là pour moi, de cette réflexion sur la question du commun, qui m’amène à faire une proposition : le sens de notre travail ne serait-il pas celui d’un passage du « hors du commun » vers des singularités quelconques. Non pas le passage d’un « exceptionnel » à un quelconque, banal, à un n’importe qui dévalorisant, à un noyé dans la masse et interchangeable, mais à un parmi d’autres, en tant que n’étant plus stigmatisé, classifié, étiqueté, assigné à une catégorie psycho-sociale : pas même celle de jeune « hors du commun », comme je les ai nommés en début de mon intervention. Des jeunes, tout simplement, des « n’importe qui » : des Jedermann, comme « le commun des mortels ».

[1]Pour Barbara Cassin des langues différentes dessinent des mondes différents. « Une langue, ça n’appartient pas. … elle nous tient, car elle détermine notre manière de penser, notre manière de vivre, notre manière d’être …. Ce n’est pas vous qui la possédez, c’est elle qui vous oblige et vous fait ».  « Plus d’une langue », Bayard, les petites conférences 2012, p 15et 16. Pour F. Jullien, « les façons de parler sont aussi des façons de penser » ; il parle de langue-pensée.

[2] B.Cassin, op cité

[3] R.Léthier, « Quelles ruptures », à lire sur ce site

[4] B.Cassin, op cité

[5] Judith Revel, « Construire le commun : une ontologie », Rue Descartes 2010/1 (n° 67), p. 68-75.

[6] Gloria Leff, « Portrait de femmes en analyste », Epel, 2009

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