Ce séminaire poursuit le travail commencé il y a quatre ans avec Roland Léthier, intitulé : la Ballade des Innocents. « …l’innocent, celui qui n’est jamais entré dans aucune dialectique, n’en a littéralement aucune espèce de présence de cet être, il se croit tout bonnement dans le réel »[1]. L’innocent, celui qui n’a pas nui, celui à qui il ne serait encore rien arrivé : il leur est pourtant arrivé un tas de trucs, aux jeunes que nous accompagnons, en général pas sympathiques du tout. Il leur en arrive tous les jours des embrouilles mais ça ne fait pas évènement pour eux : ils peuvent éventuellement faire une longue liste de faits – sinon les services sociaux le font à leur place- mais ça ne rentre pas dans un récit, actes et paroles ne sont pas constituants d’une histoire unique. Ce « tout bonnement dans le réel », qui nous sert de point d’appui, ne peut toutefois être pris au pied de la lettre. Ça n’existe pas d’être « totalement » « tout bonnement dans le réel ». Il y a toujours quand même une prise dans le langage, une dialectique minimale. Personne ne peut être totalement hors l’amour, hors la haine, hors l’ignorance. Mais avec eux, le nœud borroméen est déséquilibré quant à la taille des 3 dimensions. RSI dénoués ou noués bizarrement : S en panne (misère du côté su symbolique), I faiblard, R obèse. Une de mes hypothèses est que le déséquilibre, la disproportion des 3 dit-mensions fait problème et qu’il convient d’essayer de rééquilibrer un peu le tout en dégonflant le réel, injectant du symbolique, soutenant l’imaginaire. Ça tient, ils ne sont pas fous au sens de psychotique, d’ailleurs bien souvent les psychiatres ne les veulent pas, même si nous avons à faire par moments de « vrais moments de folie ». Folie cachée, non déclarée mais qui diffuse.
Bal(l)ade : à décliner avec un 1L comme avec 2 L. Ballade 2L. Selon le dictionnaire historique de la langue française de Alain Rey, Ballade (2L) est emprunté à l’ancien provincial ballada qui signifie « chanson à danser, petit poème chanté », dérivé de danser (bal). De chanson à danser, la ballade devient au fil du temps un genre littéraire fixé, ainsi qu’un genre musical (les ballades de Chopin). Le dérivé balade avec 1L signifie au 16ème siècle « aller en demandant l’aumône, en mendiant ». On est passé de là à « marcher sans but, flâner » (beaucoup de jeunes sont en errance) et de nos jours (1885) à la forme pronominale « se balader » avec le sens familier de se promener. Son dérivé, baladeur a à voir avec escroc, et baladeuse avec coureuse : une main baladeuse : l’érotique n’est pas loin. On peut se balader, on peut aussi « se faire balader » et ils nous baladent effectivement pas mal tant dans la difficulté que nous avons « de les suivre » que celle de « comprendre » quelque chose à ce qui se joue pour eux… Bal(l)ade donc. Que ce soit avec 1L ou 2L ce mot porte la dimension du corps, du corps en mouvement, du déplacement et pour la ballade avec 2L de la parole portée par le corps en mouvement dans la danse, d’un nouage donc du corps et de la parole. Ce qui ne va pas de soi du côté des jeunes qui nous préoccupent. Corps et parole ne sont pas nécessairement reliés.
Pour la quatrième année nous avions donné un nouveau nom à notre séminaire, « Like a Rolling Stone » – Pierre qui roule n’amasse pas mousse. Mais ce titre n’a pas vraiment pris ; il s’agissait de faire un pas de plus dans le décrochage d’une psychologisation des affaires, de ramener une autre poétique tout en gardant cette idée du réel, ce qui ne cesse de ne pas s’écrire.
Nous poursuivons cette année notre balade, parce qu’on va bien sûr continuer à se balader et à se laisser balader par les jeunes qui nous occupent et pré-occupent- sous l’appellation TramaLogie. Roland Léthier ne peut être avec nous pour l’instant, mais il suit de très près nos affaires et y est partie prenante. C’est de lui que vient le néologisme Tramalogie ; il lui est venu lors de nos échanges et après une exposition vue à Metz sur David Georges Emmerich. Architecte-ingénieur. « Son projet est avant tout architectural, mais c’est d’une architecture de la souplesse qu’il est question, sans épaisseur … une architecture en apesanteur, évolutive à l’infini, en tout point modulable ». Ce pourrait être la structure de Visa-Vie. L’architecture de Emmerich « contraste avec l’architecture triomphante des années 50, qui impose la force, la stabilité des formes dans l’espace ». Là où nos points d’appui sont le funambule, le culbuto, le ballon de baudruche comme objet malléable…TramaLogie, c’est le nom de nous donnons à Visa-Vie à nos réunions d’équipes : temps de tramalogie. À Visa-Vie on essaye de tisser, tendre des fils, faire des trames… La Trame : jusqu’au 18è siècle, c’est le mot technique utilisé par les tisserands qui désigne les fils de la chaîne, quand séparés par les lices, ils livrent passage à la navette ; par extension la chaîne d’un tissu puis la trame. Le mot est passé en français pour désigner l’ensemble des fils passés transversalement entre les fils de la chaîne pour constituer un tissu. Il désigne toujours ce qui constitue la structure régulière d’une chose organisée, selon la même métaphore que canevas (dictionnaire historique de la langue française d’Alain Rey). Dans le grand Larousse en 5 volumes, la trame c’est l’ensemble des fils tendus sur le métier à tisser, passant transversalement entre les fils de la chaîne pour constituer un tissu ; c’est aussi le fil fabriqué à cet usage, en général moins tordu que le fil de la chaîne. Littéralement c’est ce qui constitue le fond sur lequel se détachent des évènements marquants (la trame d’un récit) ; en architecture c’est le maillage, le quadrillage d’un plan ; ce sont aussi les éléments qui constituent la charpente ou la partie résistante d’un tissu… Tramer : c’est disposer, entrelacer les fils de la trame avec ceux de la chaîne tendus sur le métier à tisser. C’est aussi préparer une mauvaise action !
J’ai choisi d’intituler ce séminaire Tramalogie, à la fois parce qu’il dit bien quelque chose de notre cheminement et de notre pratique et parce qu’il assure une continuité avec le travail de Cordoba. Petit détour par Cordoba qui vous concerne, d’une part parce que c’est au retour de Cordoba que j’ai été poussée à reprendre ou poursuivre ce séminaire, malgré la non-présence de Roland, et d’autre part parce que les amis du Grupo de Lectura en la Rampa (hôpital neuro- psychiatrique) souhaitent que nous poursuivions de travailler ensemble. Nous ne savons sous quelle forme, c’est à inventer : questions d’abord ; skype? Donc un fil est tendu, ou un câble au-dessus de l’Atlantique (Cf Le funambule, Philippe Petit). Ce qui est notre point commun et qui a justifié mon voyage là-bas, c’est que tous les membres du groupe de la Rampa, (je reprends leurs termes utilisés dans leur mail d’invitation) ont « d’une façon ou d’une autre, éprouvé, dans la rencontre avec ces jeunes –ce champ peu propice à un jardinage avec les outils de la psychanalyse » (R.Léthier). J’ai évoqué également dans l’argument que nos questions croisaient, de façon tout à fait singulière la question des camps de concentration /extermination, ou plutôt la question de la survie après les camps, à partir d’une rencontre. Dans son article : « Les stratégies de survie », Roland Léthier fait appel aux témoignages de quelques survivants qui ont pu écrire et révéler la barbarie moderne et fait des liens avec les stratégies de survie de certains « innocents » et des questions qu’ils nous posent notamment à propos de l’inhabitable. Par ailleurs « comment passer à autre chose ? », comment vivre après avoir connu des situations ravageantes, qu’elles soient d’abus sexuels, de violence ou rupture de relation incompréhensible…, ou après avoir connu et vécu « l’horreur absolue » des camps et de la torture « pendant des années qui ne terminent pas ; qui ne terminent jamais de terminer » (qui ne cessent de ne pas s’écrire = le réel). « Un terrain important des souffrances humaines est accessible à une issue « soulageante » et vivable par la parole dans le cadre de la cure. Mais ce traitement des souffrances humaines par la solution la plus humaine qui soit : le dire, ne recouvre cependant pas l’ensemble des manifestations ». (R.Léthier)
Avec Léna (nom changé) on a parlé du ravaudage, d’anesthésie, et de patchwork : « les bribes, les bouts d’étoffe se rassemblent, s’assemblent, et forment une couverture. La couverture n’est pas parfaite, elle a des trous mais elle tient chaud et couvre. Elle sert à survivre ». Una colcha para proteger la vida. Chacun est invité instamment à amener des morceaux (mêmes petits) pour faire un patchwork collectif. J’ai quelques pièces dans ma besace et j’en poserai une ce matin. Mais la première n’est pas nécessairement la pièce centrale, ça se déplace. C’est un point de départ qui laisse ouverte une multiplicité de possibles et chacun pourra faire les assemblages qu’il veut…. Cette « référence » au patchwork, avec trous, a ceci d’essentiel qu’elle rompt avec la nécessité d’une théorie unifiante. Quelle théorie pour nous pour penser nos questions. Freud a pris appui sur la pulsion, Lacan sur le Sa…. Là, quel point théorique ? Une des critiques de Cordoba : « il n’y a pas de théorie dans ce que vous dites ». Théorie en creux ; théorie à l’envers ; pas refus ou négation mais soustraction. Là où le plus de théorie, de savoir est en trop et empêche la rencontre. Il nous faut continuer à trouver une musique, un ton pour parler des « sans sol ». On pourrait regrouper nos morceaux en trois tas et voir ensuite comme on les assemble. Cette opération d’assemblage est fondamentale pour faire cet ouvrage et ne pas faire trois tableaux qui n’auraient pas grand-chose à voir entre eux. D’un côté les questions psychiques, subjectives par rapport à la question de vies maltraitées, d’enfants « mal élevés » (indisciplinables). Comment vivre ou survivre quand on a fait l’expérience d’une catastrophe de ce qui fonde l’humain, quand les modalités de subjectivation sont désactivées, où alors vont se faire sur le mode de la survie (galère, errance, fugue, drogue, vol…). Comment traiter l’insubjectivable, ce réel qui ne cesse de ne pas s’écrire mais qui occupe tout l’espace (nœud déséquilibré). Comment dire ? Peut-on dire l’indicible ? Certainement pas…Mais peut-on s’en approcher ? À quelles conditions, notamment du côté d’un potentiel « interlocuteur » ? « Asu coraje de harcelo de meter se en el baro et y horor ». (cf sculpteur). Cette question a déjà été évoquée avec F.Davoine, dans la deuxième ballade intitulée « En corps », et la séance sur le Transfert à partir de l’article de Jean Allouch : « Vous êtes au courant, il existe un transfert psychotique ». Mais nous aurons sans doute à y revenir d’autant plus qu’un de nos chantiers à Visa-Vie va être de relancer une réflexion soutenue sur la prise en compte « de la violence » (subie ou agie) chez les jeunes enfants. D’un autre côté la question des « insoumis », des « sans sols », ces enfants, jeunes qui ne rentrent pas dans les clous, sans être fous pour autant, et qui interrogent et mettent à mal le social et ceux qui prétendent s’en occuper. Les innocents ont quelque chose d’intraitable. Ils refusent, résistent : par choix ? Inhibition ? Impossibilité ? Folie cachée ? Ils ne veulent pas ? Ne peuvent pas ? On ne sait pas très bien mais ce qu’on sait c’est que les voies classiques ne sont pas empruntables. D’un autre côté enfin, le collectif, la société dans lequel « il faudrait les inclure » mais à quel prix, pourquoi ? Qu’est ce qui se trame de ce côté-là ? Sur quel fond social, socio-politico-économico intervenons-nous ? Quel mauvais coup – ou pas- se prépare ? Cette question nous l’avons déjà effleurée mais elle va nous servir de point d’entrée pour reprendre notre ballade. Il est impossible de parler de ces choses-là – culture, communauté, vivre ensemble – (ce avec quoi les « innocents » ont beaucoup de mal) c’est-à-dire de la dimension sociale de l’humain, sans prendre des positions de nature politique. Pas seulement dans les termes politiciens mais à l’endroit où la fonction 1ère du champ politique est de rendre possible et pacifique la vie sociale. Politique quand nous avons à faire aux dégâts subjectifs que ne manquent pas de causer les institutions lorsqu’elles se dérobent à leur fonction symbolique ou pire, la pervertisse. (Cf.Bertrand Piret à propos des migrants, demandeurs d’asile).
Je vais commencer par une pièce de ce tas-là, car c’est sur ce fond sociétal qui est le nôtre que nous avons à intervenir auprès de ces jeunes. Et il importe de s’y pencher un peu en détail si nous ne voulons pas faire n’importe quoi d’autant plus que nous intervenons dans ce qui s’appelle le champ psychosocial. Que font d’ailleurs les psychanalystes dans cette affaire non seulement hors pernepsy mais aussi éminemment psychosociale ? Quelle place pour la psychanalyse dans « l’accompagnement » ? « La présence » ? « Le travail » ? auprès de et avec ces jeunes ? Là où la doxa psychanalytique nous encombre pour les aborder. Interroger le pour quoi s’en occuper est important dans la mesure où les jeunes qui nous sont confiés le sont en vue d’une socialisation et insertion et nous renvoie à la question de l’intervention, de la normalisation, du pouvoir. Que faire de cette commande sociale quand on se réfère à la psychanalyse mais qu’on zone avec ces jeunes qui nous sont confiés pour… les insérer ou les caser ? Comment ne pas être des « intervenants-normalisateurs » ? Nous ne pouvons tout à fait faire fi de la commande sociale et nous savons que nous risquons d’être « évalués » sur nos capacités à insérer les jeunes. La question qui tue est d’ailleurs : avez-vous des résultats ?! Et si notre travail se mesure à l’insertion, quel est notre rapport avec « les Appareils Idéologiques de l’État » (Althusser) ou les « Équipements collectifs » de Guattari ? Comment faire entendre aux institutions une autre musique ? Comment accueillir leur façon de ne pas être dans la vie sociale, tout en leur permettant d’aborder un peu les rives du social, social qu’ils rejettent, qu’ils ne veulent pas –et qui le leur rend bien- mais dont ils ne peuvent totalement se dégager, et nous non plus.
Á tout le moins, on peut dire que c’est peut-être un effet de la psychanalyse de pouvoir se laisser embarquer dans ces affaires-là. Destitution subjective -là où eux-mêmes sont dans une destitution subjective avant l’heure-, évidement de l’être, place du déchet comme destin de l’analyste en fin d’analyse, ne sont pas sans lien avec ce que nous abordons et le rendent peut-être possible. Il s’agit aussi pour nous, peut-être, de rendre possible le transfert (et pas seulement de créer des liens) pour permettre la naissance d’un dire. Ces questions me semblent centrales, même si elles génèrent non seulement des tensions mais parfois souvent un écartèlement, douloureux (l’écartèlement on verra que c’est une peine qui a disparu avec l’apparition de la prison). Questions centrales pour ne pas être dupes, ou plutôt, suivant Lacan dans son séminaire « les non-dupent errent », se faire le dupe… pour ne pas l’être. Foucault vient là à notre aide et peut nous servir de poil à gratter, dont il importe de ne pas vouloir se débarrasser trop vite. Allouch, dans son livre « La psychanalyse une érotologie de passage » écrit : « la psychanalyse sera foucaldienne ou elle ne sera plus » (p.164) et dans un article du même nom, il nous invite à adjoindre à la boussole lacanienne, la boite à outils foucaldienne pour poursuivre le chemin pour sortir la psychanalyse de la normalisation. « Non pas échapper à la critique foucaldienne, mais au contraire enfoncer le clou de cette critique en mettant en œuvre une analytique qui ne soit pas moins critique que celle de Foucault ». On sait que Foucault a vivement critiqué le pouvoir normalisateur des voies psychiatriques et psychologiques. Et les psychanalystes sont loin d’être à l’abri de cette critique. Dans son cours sur le pouvoir psychiatrique, il indique : qu’à partir de la fin du 19è s « la fonction-Psy a joué le rôle de discipline pour tous les indisciplinables… et puis enfin, au début du 20è siècle, le fonctions-Psy est devenue à la fois le discours et le contrôle de tous les systèmes disciplinaires. Cette fonction-Psy a été le discours et la mise en place de tous les schémas d’individualisation, de normalisation, d’assujettissement des individus à l’intérieur des systèmes disciplinaires ». Concernant la folie, Foucault souligne dans ce même cours, que rien n’est naturel ni universel, que rien de ça n’oblige à ce que la folie – notamment soit sous l’emprise médicale et que le fou soit considéré comme un malade. Lors d’un entretien radiophonique il ajoute : « J’ai l’impression, si vous voulez, très fondamentalement qu’en nous, la possibilité de parler, la possibilité d’être fou sont contemporaines et comme jumelles, qu’elles ouvrent sous nos pas la plus périlleuse, mais peut-être aussi la plus merveilleuse ou la plus insistante de nos libertés ».
Quelle sera notre Chine ?
Par ses travaux sur la Chine, François Jullien, philosophe, sinologue, prof à Paris 7 nous invite à « Penser d’un dehors ». La démarche de F. Jullien n’est pas d’étudier la Chine et la philosophie chinoise pour elle-même, mais pour « réattaquer la philosophie » occidentale, et « retrouver une certaine marge de manœuvre théorique ». Ce détour par la pensée chinoise lui ouvre des perspectives critiques immenses sur l’ensemble des schémas de pensées et de pratiques européennes. Mais pour quelqu’un « formé de l’intérieur », un tel ensemble est insaisissable tant cela constitue son « outillage mental ». Entendre quelque chose de la pensée chinoise implique de se défaire suffisamment de son propre imaginaire philosophique. Il convient de décatégoriser, c’est-à-dire de « renoncer aux catégories établies, ou, mieux, aux anciennes configurations de catégories, même si – -ou plutôt surtout ! – si elles semblent commodes et utilisables. Et ensuite reconfigurer, produire de la configuration, en rendant possibles de nouvelles rencontres et de nouveaux usages théoriques ». Ce qui est compliqué c’est que « lorsque nous pensons et agissons, nous opérons toujours dans le même cadre de notions plus ou moins homogènes, quels que soient les clivages et ses tensions intérieures, de notions qui sont continuellement retravaillées et dans la filiation desquelles on peut remonter (étymologie) ». « Il y a ce qu’on voit du dedans et il y a ce qu’on voit du dehors ; et ce qu’on voit du dehors est précisément ce qu’on ne peut pas voir du dedans ». Jullien, par l’hétérotopie de la Chine, propose un écart qui échappe à tous nos repères mentaux, à toutes nos coordonnées, qu’elles soient théoriques, historiques ou psychologiques. Il s’agit d’une hétérotopie forte, de l’ordre d’un constat. Il s’agit d’un ailleurs et non seulement d’un différent. La nuance est importante car le terme de différent implique encore le cadre du même et de l’autre et donc des catégories communes pour le reconnaître. La Chine est un lieu totalement autre. Foucault lors de son voyage au Japon en 1978 constate : « Toute comparaison directe entre la pensée occidentale » et la « pensée orientale » est problématique, voire impossible. « En ce qui concerne mon premier voyage au Japon, j’ai plutôt un sentiment de regret de n’avoir rien vu et rien compris. Cela ne signifie pas qu’on ne m’avait rien montré. Mais (…) j’ai senti que je n’avais rien saisi… Le zen et le mysticisme chrétien sont deux choses qu’on ne peut comparer ». À la fois le Japon est (technologiquement, dans l’apparence de la structure sociale…) très proche du monde occidental et pourtant Foucault constate : « ce qui m’a impressionné, c’est ce mélange de proximité et d’éloignement ». Il convient de défaire les liens de familiarité, d’introduire de l’inconfort pour comme le dit Barthes « défaire notre « réel » sous l’effet d’autres découpages, d’autres syntaxes ».
La société punitive- Cours au Collège de France 72/73. Michel Foucault.
(Texte de très grande actualité). Dans ce cours au collège de France 72/73, Michel Foucault se propose de classer les sociétés « selon le sort qu’elles réservent … aux vivants dont elles veulent se débarrasser, la façon dont elles réagissent à ceux qui franchissent, brisent ou contournent les lois, la façon dont elles maitrisent ceux qui essaient d’échapper au pouvoir » (p.3). Foucault ne veut pas se référer à la notion d’exclusion qui lui paraît trop large, composite et artificielle. « Je ne pense pas que cette notion ait été inutile ; à un moment donné, elle a pu exercer une fonction critique utile dans la mesure où il s’agissait de retourner ces notions psychologiques, sociologiques ou psychosociologiques qui avaient envahi le champ des sciences de l’homme, comme celle de déviance, d’inadaptation, d’anomalie, dont le contenu cachait une fonction bien précise : masquer les techniques, les procédures, les appareils par lesquels la société excluait un certain nombre d’individus, pour se les donner ensuite comme anormaux, déviants. Dans cette mesure-là la fonction d’inversion critique de cette notion d’exclusion par rapport aux notions psychosociologiques de déviance et d’inadaptation a été importante. » Mais pour Foucault cette notion demeure insuffisante parce qu’elle ne permet pas d’analyser « les rapports, les opérations spécifiés du pouvoir à partir de quoi justement se fait l’exclusion » (p.5). Il s’intéresse donc aux tactiques pénales comme analyseur des rapports de pouvoir : quelles formes de pouvoir se trouvent jouées pour qu’aux infractions qui mettent en cause les lois, il réponde de telle façon… Quels rapports de pouvoir sont mis en œuvre à travers ces tactiques ? Mais étudier la pénalité comme analyseur de pouvoir implique d’étudier les luttes de pouvoir, autour du pouvoir, contre lui, tant au niveau individuel que collectif. Pour ce faire, Foucault fait appel au concept mal exploré de guerre civile. Il emprunte cette expression au philosophe Thomas Hobbes qui dans un ouvrage, le Léviathan parle de la guerre de tous contre tous. De Hobbes à Rousseau, on parle de guerre de tous contre tous comme étant ce qui existe avant le pacte social, mais devrait disparaitre ; autre forme : le prolongement d’une guerre extérieure. Dans les deux cas la guerre civile c’est l’accident. Pour Foucault par contre, l’exercice même du pouvoir doit être considéré comme une guerre civile : exercer le pouvoir c’est d’une certaine manière mener la guerre civile. « L’affirmation que la guerre civile n’existe pas est un des premiers axiomes de l’exercice du pouvoir ». Pour Foucault la guerre civile n’est donc pas avant le pouvoir, ou quand le pouvoir disparaît. La guerre civile est l’état permanent à partir duquel peut et doit se comprendre un certain nombre de ces tactiques de lutte dont la pénalité est justement un exemple privilégié. La guerre civile se déroule pour conquérir ou garder le pouvoir, le confisquer ou le transformer. Et ce qui est important pour une analyse de la pénalité « c’est de voir que le pouvoir ce n’est pas ce qui supprime la guerre civile mais au contraire, ce qui la mène et la continue. La politique est la continuation de la guerre civile ». À suivre Foucault, la question se pose à nous de savoir quelle place nous occupons dans ce conflit, dans cette guerre civile.
Pour en revenir à l’analyse des tactiques pénales, Foucault se situe dans la période de 1825 à 1848, période qui se caractérise par :
- une guerre civile des riches contre les pauvres, des propriétaires contre ceux qui n’ont rien…
- des lois sociales et pénales faites par les uns, pour les autres ; elles n’ont qu’une apparence d’universalité. « Ceux qui posent la loi, la posent et la font fonctionner de telle sorte qu’ils peuvent pratiquement y échapper, en se ménageant une poche d’illégalisme statutaire » (p.180).
- un système pénal qui se développe comme un système de surveillance universelle et constante, qui permet d’observer, d’intervenir dans tous les détails de la vie sociale ;
- l’apparition de l’enfermement.
Dans le régime pénal de l’âge classique, Foucault recense 4 grands types de tactiques punitives, parfois mélangés avec une dominante.
- Exclure, exiler, chasser, bannir, hors des frontières, hors des terres, détruire les maisons, rompre les liens… (société grecque comme société du bannissement)
- Organiser un rachat : imposer une compensation, une dette à rembourser… (sociétés germaniques)
- Marquer, exposer, amputer faire une cicatrice, supplicier bref s’emparer du corps et y inscrire la marque du pouvoir : là, la faute n’a pas à être réparée mais soulignée : la faute est exposée ainsi que le pouvoir (ce n’est pas seulement la faute qui est visible mais aussi le souverain) (cf. Sociétés occidentales à la fin du Moyen Age).
Plusieurs évolutions vont amener à l’enfermement, comme modalité pénale privilégiée voire exclusive.
- Au 18è s apparition de l’idée que le crime n’est pas seulement une faute mais ce qui nuit à la société, c’est-à-dire que c’est un geste par lequel un individu rompt le pacte social, va entrer en guerre contre la société ; le criminel c’est l’ennemi social et du coup la punition ne doit pas être la réparation du dommage causé ou le châtiment de la faute mais une mesure de protection, de contre guerre que la société va prendre contre ce dernier. La notion de crime se rééquilibre autour de celle d’hostilité sociale. D’où la notion de peine qui ne doit pas être mesurée à l’importance de la faute ou du dommage mais à ce qui est utile pour la société : s’emparer du criminel, l’empêcher de nuire. En Angleterre, « si l’impunité d’un délinquant n’est pas dangereuse pour la société, il n’y a aucune raison de le punir». La punition s’installe donc à partir d’une définition du criminel comme celui qui fait la guerre à la société. D’où l’action publique plus forte que l’action privée et la sanction de la société l’emporte sue la vengeance ou la réparation. La punition visant l’utilité sociale, plus une société est faible, plus les pénalités sont lourdes. Une société ordonnée, n’est pas très ébranlée par des fautes relativement légères. Le système des peines est corrélé non pas à l’individu mais à l’état de la société (p.68) (Cf. sanctions comme analyseur de l’état de santé d’une société)
- Dans la 2ème moitié du 18ème siècle, l’analyse de la délinquance rejoint l’analyse économique. Le criminel est un ennemi social non seulement par des actes graves et par rapport à la consommation (vol) mais par rapport à la production. Le vagabondage est donné comme catégorie fondamentale de la délinquance, non comme une faute individuelle ou une propension psychologique mais le groupe des vagabonds devient un groupe social qui se présente comme contre société. Le fait de circuler est un crime contre l’économie. C’est la position du délinquant par rapport à la production qui le définit comme ennemi public. Une identité est faite entre se déplacer et refuser du travail. Et le refus de travailler engendre ensuite le vol, la violence… (p.49,50). Le vagabond est donc quelqu’un qui perturbe la production par ses déplacements, son refus de travailler… À partir du moment où la société se définit comme un système des rapports des individus qui rendent possible la production en permettant de la maximaliser, on dispose d’un critère pour désigner l’ennemi de la société : toute personne hostile à la règle de maximalisation. La trame discursive du criminel comme ennemi social aurait dû conduire à l’infamie, à la loi du talion, à l’esclavage. Or c’est l’enfermement qui va émerger comme nouvelle tactique punitive. C’est donc une peine récente (il faut attendre 1791 pour que se formule théoriquement le principe de l’incarcération comme schéma général de la punition) qui est apparue de façon surprenante, non logique dans le système pénal.
Quels sont alors les rapports de pouvoir qui ont rendu possible l’émergence de la prison ? Foucault note une dérive religieuse par le biais des Quakers. Les Quakers ont des prisons pour écarter le détenu du mal, pour lui faire perdre ses mauvaises habitudes et l’amener à la contrition : c’est le pénitencier. Le pénitentiaire est beaucoup plus large que l’emprisonnement ; il vise tous les contrôles sociaux. Ce terme devient de plus en plus fréquent alors qu’il n’y a pas de rapport entre crime et péché, qu’il n’y a crime que si la société est lésée. La prison n’est pas seulement exécution des peines mais lieu de surveillance, de transformation des individus. Á la même époque, naissance de l’hôpital. Ce que l’hôpital est pour le corps, la prison l’est pour l’âme. Et la place du prêtre en prison est constitutive du processus. Ainsi s’explique l’impression d’ancienneté de la prison dont on se détache difficilement : si elle apparait profondément enracinée dans notre culture, c’est précisément qu’elle est née lestée d’une morale chrétienne qui lui donne une profondeur historique qu’elle n’a pas. La prison est prise dans une sorte d’indéracinable d’évidence qui n’est pas (p.94). Si la prison a pu s’installer à la suite des Quakers, c’est également parce que la fin du 18ème siècle voit apparaitre la prolifération de sociétés morales. C’est une période de développement économique qui accroit le capital et la circulation des marchandises, et ainsi l’exposition de celles-ci à la présence des ouvriers. Comme protéger ces biens ? En encadrant la morale des populations de telle sorte que les risques pris par la fortune des bourgeois soient réduits (p.108). À un moment où la richesse prend de nouveau risques en se capitalisant, on assiste à l’émergence de nouveaux systèmes de contrôle, aux confins de la morale et du pénal. Les sociétés de contrôle traquent la paresse, la débauche, l’alcool, les jeux… s’attaquent aux conditions et aux instruments de facilitation de la faute. Parallèlement, enseignement et inculcation des bonnes conduites : vertu, tempérance, modération. Le contrôle a commencé par celui des marginaux (vagabondage) pour s’étendre aux basses classes. Des oisifs, on est passé aux ouvriers (p.111). Naissance de la police pour protéger l’économie ; tâche d’exercer tout un contrôle sur l’ensemble de la vie quotidienne. Derrière les interdictions proprement légales, vont donc se profiler de plus en plus un jeu de contraintes quotidiennes qui portent sur les comportements (aujourd’hui incivilités), et qui ont pour effets d’agir sur lesdits comportements, mœurs, habitudes pour les modifier moralement. On assiste à une étatisation de la morale (État agent de la morale) ou une moralisation de l’État. La morale est inscrite dans les rapports de pouvoir (p.117) (intrication de la morale et des interdits). Le code pénal sanctionne ce qui est puni par la loi, sans caractère moral. Mais de façon non-officielle on assiste à l’intégration à la pénalité de tout un ensemble de positionnement moral. Au moment où le code ne semble parler que de la loi positive, apparition d’un certain nombre de mesures qui vont permettre le contrôle, la coercition morale. La moralité devient une modulation légale de la loi, (cf. circonstances atténuantes ou aggravantes…)
« La jonction entre la définition juridico-pénale de l’infracteur comme ennemi social et la définition correctionnaire comme individu à transformer se fait dans un certain nombre de discours qui rendent acceptable théoriquement et discursivement la grande mise en place du système pénitentiaire du 19è siècle. Cette jonction consiste d’abord à affirmer que tout illégalisme relève d’une façon privilégiée, sinon exclusive, d’une seule classe sociale, celle des travailleurs ; ensuite à déclarer que cet illégalisme est le fait de cette classe dans la mesure où celle-ci n’est pas réellement intégrée à la société ; enfin à dire que ce refus de pacte social propre à la classe la plus basse est une sorte de délinquance primaire, sauvage, propre à une couche de la population encore proche des instincts et de la vie de nature : ce sont les ennemis du corps même de la richesse ». (p.166). L’illégalisme ouvrier c’est le refus d’appliquer à l’appareil de production, son corps, sa force… c’est l’oisiveté (d’où des loisirs organisés et canalisés pour servir le système de production et de consommation), le refus de travailler, la dispersion des forces dans l’alcool, la débauche, la fête, le refus de la famille, l’absentéisme, les retards…. (On assiste donc à l’apparition de deux classes nettes avec imputation de la dissidence sociale associée à une défaillance morale chez l’une et peur sociale de l’autre qui fait appel à l’autorité de l’État pour maitriser et corriger l’immoralité).
Comment contrôler cela ? Le pénal n’y suffit pas, sauf à pénaliser l’existence. Un système punitif extra-judiciaire va introduire une sorte de pression constante, par le biais, dans la vie quotidienne, de jeux de récompenses, punitions, des micros-punitions avec à la clef un risque de pénalisation. On a affaire à ce que Foucault appelle la Société Punitive, c’est-à-dire une société dans laquelle l’appareil d’État judiciaire joue de plus en plus des fonctions correctives et pénitentiaires (p.143). Il importe aussi de noter que la forme prison : temps confisqué, temps à vivre que la société s’approprie pour punir, apparaît au même moment que la forme salariale : temps de travail payé. Ces deux formes sont historiquement jumelles sans que l’on puisse dire encore quels sont leurs rapports. Mais le prisonnier peut être pensé comme le salaire versé à la société en contrepartie d’une dette. Dans les deux cas, le temps de vie devient une matière échangeable, c’est la quantité de temps qui sert de mesure. On assiste donc là à l’introduction du temps comme mesure économique et mesure morale. L’acquisition totale du temps par l’employeur c’est ce à quoi visent beaucoup de dispositifs que sont les instances de séquestration dont la fonction est majeure dans les sociétés capitalistes, (p.215, 216), car ce qui doit organiser la vie c’est la continuité de la production et du profit, « assujettir le temps de vie au temps de la production » (aujourd’hui : la finance, les marchés). Avec ces contrôles croissants du haut vers le bas, la multiplication des appareils d’État parajudiciaires, vont se constituer de nouveaux savoirs, à partir des éléments biographiques, des dossiers : biographie perpétuelle de l’infamie (la vie des hommes infâmes). Savoirs psychiatriques, sociologiques, criminologiques. Ces savoirs se construisent à partir de ce lent et obscur cumul d’un savoir policier (idem pour les savoirs sur la sexualité à partir des rapports de débauche, de détection de la syphilis…). C’est donc un formidable savoir du dérèglement qui apparait. (p.128)
« Nous vivons dans une société à pouvoir disciplinaire, c’est-à-dire dotée d’appareils dont la forme est la séquestration, dont la finalité est la constitution d’une force de travail et dont l’instrument est l’acquisition des disciplines ou des habitudes…. La norme c’est l’instrument par lequel les individus sont liés à ces appareils de production. …Au 19è siècle ce par quoi le pouvoir s’effectue, ce n’est plus par cette forme solennelle, visible, rituelle de la souveraineté, c’est par l’habitude imposée à certains, ou à tous, mais pour que, d’abord fondamentalement certains s’y trouvent obligatoirement pliés. Le pouvoir peut dans ces conditions parfaitement abandonner toute cette somptuosité de rituels visibles. Il va prendre la forme insidieuse, quotidienne, habituelle de la norme, et c’est ainsi qu’il se cache comme pouvoir et va se donner comme société. … ce système de discipline comme médium de pouvoir, ce par quoi le pouvoir s’exerce, mais de manière à se cacher et à se présenter comme une réalité qui est maintenant à décrire et à savoir, et qu’on appelle la société, objet de la sociologie. La société a dit Durkheim est le système des disciplines ; mais ce qu’il n’a pas dit c’est que ce système doit pouvoir être analysé à l’intérieur des stratégies propres à un système de pouvoir. Si maintenant le pouvoir ne se manifeste plus par la violence dans sa cérémonie mais à travers la normalisation, l’habitude, la discipline, on va assister à la formation d’un nouveau type de discours. C’est un discours qui va décrire, analyser, fonder la norme et la rendre prescriptible, persuasive. Le discours qui parle du roi cède la place au discours du maître, c’est-à-dire au discours de celui qui surveille, dit la norme, fait le partage entre le normal et l’anormal, apprécie, juge, décide : discours du maître d’école, du juge, du médecin, du psychiatre. Lié à l’exercice du pouvoir… ce qui émerge c’est le discours normalisant des sciences humaines » (p.244).
Dans ce contexte, le pouvoir du médecin, maître du normal et du pathologique est essentiel. La norme n’est pas la loi. La loi interdit de l’extérieur certains comportements. La norme régule de l’intérieur les comportements. Elle dit comment bien vivre, ce qui est normal et ce qui ne l’est pas, qui est comme il faut, qui ne l’est pas. Dans une intervention de 1977, « Le pouvoir : une bête magnifique »[2] Foucault indique que depuis le 19è siècle, « nous sommes entrés dans une société de la norme, de la santé, de la médecine, de la normalisation qui est notre mode principal de fonctionnement maintenant ». Cette normalisation arrive avec la médicalisation de la société. « Par pensée médicale, j’entends une façon de voir les choses qui s’organise autour de la norme, c’est-à-dire qui essaie de partager ce qui est normal de ce qui est anormal, (contrairement au droit qui dit ce qui est licite de ce qui ne l’est pas). Elle se donne les moyens de corriger, c’est-à-dire de transformer l’individu » quand il s’éloigne de la norme. Avec la normalisation, Foucault parle d’une hiérarchisation des hommes capables et des hommes non capable, effet du capitalisme qui a besoin d’une certaine efficacité sociale des ressources humaines. La normalisation engendre une sanitarisation du social : « multiplication des soins du vivant au détriment du soin porté aux conditions sociales et politiques du vivre »[3]) et une pathologisation des situations individuelles. Même s’il est précisé que les désordres psychiques visés ne relèvent pas de la pathologie mentale (p.53). On parle des troubles du comportement, d’hyperactivité… d’intolérance aux frustrations, de toute-puissance…
Dans un article intitulé : « Politique de la souffrance psychique et idéologie de l’insertion »[4], Frédéric Vinot indique que l’expression « souffrance psychique » rencontre depuis quelques années un franc succès. « Son évidence induit une clôture de tous les commentaires, joue en explication psychologisante et totalisante et sert de bouche-trou ». Un rapport de 1995 « Une souffrance qu’on ne peut plus cacher » introduit pour la 1ère fois cette expression. Il évoque le malaise des professionnels de l’aide sociale et souligne que ce sont eux le plus souvent qui apposent le terme « souffrance psychique » à la personne qui leur pose soucis. Les travailleurs sociaux se retrouvent de plus en plus face à des situations qui, disent-ils, ne relèvent plus nécessairement de leur compétence. Pour les auteurs du rapport ces personnes sont repérables « en ce qu’elles grippent le fonctionnement normal des dispositifs sociaux… Cette souffrance » poursuit le rapport « traduit et /ou génère une incapacité à s’adapter à l’offre sociale… ». Il parle du « problème de la souffrance psychique, de l’incapacité à s’insérer selon les normes requises ». Le cours qui suit La Société Punitive s’intitule Le Pouvoir Psychiatrique. La famille est essentielle au système disciplinaire. « Lorsque la famille se délabre, lorsqu’elle ne joue plus sa fonction, aussitôt on met en place, et cela apparaît très clairement aussi au 19ès, toute une série de dispositifs disciplinaires qui ont pour fonction de pallier la défaillance de la famille (orphelinats, maisons d’enfants trouvés…). Bref tout ce qu’on appelle l’assistance sociale, tout ce travail social qui apparait dès le début du 19ès, et qui va prendre l’importance que vous savez maintenant a pour fonction de constituer une espèce de tissu (aïe sic) disciplinaire qui va pouvoir se substituer à la famille, à la fois reconstituer la famille et permettre qu’on s’en passe… une sorte de trame disciplinaire (qui) se précipite là où la famille est défaillante … ». Et quelques lignes plus loin : « Et c’est là, dans cette organisation de substituts disciplinaires à la famille, avec référence à la famille, que vous voyez apparaitre ce que j’appellerai la fonction-Psy, c’est-à-dire la fonction psychiatre, psychologique, psycho criminologique, psychanalytique… Et quand je dis fonction j’entends non seulement le discours, mais l’institution, mais l’individu psychologique lui-même. Et c’est bien je crois cela la fonction de ces psychologues, psychothérapeutes, criminologues, psychanalystes…qu’est-ce, sinon d’être les agents de l’organisation d’un dispositif disciplinaire qui va se brancher, se précipiter là où se produit une béance dans la souveraineté familiale ». (p.86) Dans le champ de l’enfance nous restons aveuglés par les valeurs majoritaires qui privilégient la puissance intégrative de la famille, pilier de l’état et de l’école, pilier de la formation du citoyen républicain. (R.Léthier). Pour Foucault, le discours de la famille, le plus « discours famille » de tous les discours psychologiques, est le discours de la psychanalyse. Question du rapport des théorisations psychanalytiques au pouvoir disciplinaire.
Alors quelles voies dans cette guerre civile ? Méconnaitre cette dimension ou s’en faire le dupe pour ne pas faire n’importe quoi ? En rester « aux réalités psychiques » au risque d’occuper une fonction-Psy et être agent d’un pouvoir qui cherche à soumettre (sous couvert de soigner ? Traiter ? Corriger ? …). Fonction de médiation entre les insoumis et le politique ? Ou soutien des insoumis mais dans ce cas on participe au renforcement de la loi, puisque l’insoumission renforce la loi ?
George- Henri Melenotte développera cette question de la guerre civile lors de la prochaine séance.