« A l’aliénation, on ne peut y échapper, le tout c’est de savoir s’en servir » Jean Oury
Intervention en mars 2015 à l’université de Cordoba :
Comment tenir une pratique « référée » à la psychanalyse – ou pratique « psychanalytique » je ne sais pas très bien comment dire, dans le champ social, quand on est impliqué très concrètement et directement dans la vie quotidienne des jeunes ? J’avais posé 3 kairns :
- Déchariter (Lacan Télévison. Allouch, je le verrai plus tard, en parle de plus en plus souvent à partir de l’Amour Lacan ; avant je ne sais pas) ;
- Se régler sur la clinique psychanalytique : « elle a une base… c’est ce qu’on dit dans une analyse » (avec la question de la dépathologisation, se régler sur le divers…)
- Ethique du Bien ou Ethique du Désir (du côté de la 1ere analytique du sexe)
« Aujourd’hui (mars 2015) ce que nous soutenons c’est qu’ils puissent peut-être non pas s’en sortir (de quoi d’ailleurs ?), se normaliser, entrer dans les clous « pour leur bien », mais avoir une petite possibilité de choix, c’est à dire pouvoir choisir de poursuivre la route de façon moins misérable ou destructrice pour eux. De pouvoir prendre soin d’eux autrement, pour reprendre la belle expression d’Allouch sur l’analyse. Pouvoir choisir, c’est pourvoir dire « je préfère vivre dans la rue, ou aller de temps en temps en prison plutôt que d’essayer de tenir les contraintes sociales que je ne veux pas ou qui sont trop lourdes pour moi », c’est pouvoir dire « je préfère rester ou être dans la prostitution plutôt que de travailler », mais après avoir découvert qu’ils pourraient faire autre chose. Alors que là ils subissent le misérable comme un destin, une condamnation, une conséquence de leur vie malmenée, un impossible d’avoir droit ou de pouvoir passer à autre chose. Qu’ils puissent choisir la rue, la prison plutôt que de vouloir les en sortir c’est aussi soutenir que nous n’avons rien à dire, ni aucun jugement à porter sur ce que serait « une vie digne d’être vécue », pour reprendre une expression de Judith Butler »[1]. Une façon de dire : qu’ils puissent gagner en liberté et sortir d’une certaine aliénation, notamment de la répétition trans générationnelle, ou du destin (souvent évoqué).
Le 30 mai 2015 [2], à Bionville j’avais commencé de parler de ce que j’appelais « l’insoumission » des jeunes de Visa-Vie et posais qu’ils étaient « soumis à l’insoumission ». L’insoumission c’est ce qu’ils ont à perdre et qu’ils ne peuvent pas perdre, par peur de mourir ? De perdre la face ? D’être enculé, pigeonné, humilié ?
Leur loi : « il ne faut pas que ça marche » (cf. R. Léthier)
La destruction en est le moyen, ou la mise en échec… Les exclure c’est leur signifier que ça marche, qu’ils ne se sont pas soumis, qu’ils arrivent à détruire, à mettre en échec, même si c’est eux qui sont exclus. Ils gagnent tout le temps mais ils ne savent pas qu’ils veulent tout détruire. Leur exclusion est la preuve que ça a marché, qu’ils ont détruit le système, l’institution, l’autre… et que personne ne peut les supporter, ou s’en occuper : ils sont in-traitables ! Ils supportent mal de ne pas être exclus. Mais demander eux de sortir du dispositif serait formuler une demande, faire un choix et d’une certaine façon se soumettre. (??) Logique non habitée, presque mécanique. Comment leur permettre de passer d’un « si je perds, tu gagnes » insupportable à un « qui perd gagne » peut-être accessible.
Face à cette logique il convient d’être nous aussi insoumis. Insoumis à l’insoumission = insoumis à leur principe : il ne faut pas que ça marche et pour ce faire il faut reprendre à notre compte le « il ne faut pas que ça marche ». Il ne faut pas vouloir que ça marche ! Surtout pas ! Ce qui ne veut pas dire que ça doit rater. Il ne faut pas chercher à réussir, quoi d’ailleurs ? Il ne faut pas qu’ils perçoivent chez nous une possible satisfaction. Il leur faut percevoir au contraire que l’on n’a rien à gagner dans cette affaire et qu’on ne sera pas en échec, quoiqu’ils fassent.
Cette abstention de toute satisfaction, ce renoncement à toute jouissance est la condition pour qu’ils puissent supporter de perdre un peu de leur insoumission, de façon non dangereuse pour eux. Il faudrait être comme les saints. Et là revient la question du Déchariter.
Dans Télévision, JA Miller pose la question suivante à Lacan : « C’est très intéressant ces histoires d’analystes, mais les psychologues, les psychothérapeutes, les psychiatres, eux – c’est à la base, à la dure, qu’ils se coltinent toute la misère du monde. Et l’analyste, pendant ce temps ? »
Réponse : « Il est certain que se coltiner la misère, comme vous dites, c’est entrer dans le discours qui la conditionne [discours du maître], ne serait-ce qu’au titre d’y protester.
Rien que dire ceci me donne position, que certains situeront de réprouver la politique, j’affirme que c’est ce que – quant à moi – je tiens pour quiconque exclu. Mais revenons-y dans le fait, « les psycho » – quels qu’ils soient – qui s’emploient à votre supposé coltinage, n’ont pas à protester, mais à collaborer. Qu’ils le sachent ou pas, c’est ce qu’ils font. » (cf : La Fonction psy chez Foucault)
« C’est bien commode, me fais-je à moi-même rétorsion facilement, bien commode cette idée de discours, pour réduire le jugement à ce qu’il détermine. Ce qui me frappe, c’est qu’on ne trouve pas mieux que moi à m’en rétorquer. J’ai dit que c’était facile… On dit : « intellectualisme » concernant ce que j’avance. Ça ne fait pas le poids, quand il s’agit de savoir qui a raison. »
Lacan rapporte alors la misère au discours du capitaliste, et ce faisant il dénonce le discours du maître. Mais dit-il, il ne peut le faire sérieusement « parce qu’à le dénoncer je le renforce, de le normer, soit de le perfectionner »
Question : « Comment donc situer l’analyste, à votre guise, qui ne collabore pas mais ne proteste pas non plus ? »
Réponse : « On ne saurait mieux le situer objectivement – cet analyste – que de ce qui dans le passé s’est appelé « être un saint ». Non seulement il ne fait pas la charité. Plutôt se met-il à faire le déchet : il décharite. Mais par rapport à la jouissance… « Il n’y a que le saint qui reste sec, macache. C’est même ce qui épate le plus dans l’affaire. Epate ceux qui s’en approchent et ne s’y trompent pas : le saint est le rebut de la jouissance . Parfois il a un petit relais : il jouit. Il ne s’en contente pas – pour autant – plus que tout le monde. Il n’opère plus pendant ce temps-là. Y’a que les petits malins qui le guettent alors pour en tirer des conséquences à se regonfler eux-mêmes. Mais le saint… s’en fout, autant que ceux qui dans ce relais, voient sa récompense. Ce qui est à se tordre. Puisque de se foutre de la justice distributive, c’est de là que le plus souvent il est parti. À la vérité le saint ne se croit pas de « mérites », ce qui ne veut pas dire qu’il n’ait pas de morale. Le seul ennui, pour les autres, c’est qu’on ne voit pas où ça le conduit. Moi je cogite, je cogite éperdument pour qu’il y en ait de nouveaux comme ça. C’est sans doute de ne pas moi-même y atteindre. Plus on est de saints, plus on rit, c’est mon principe. Ça pourrait être la sortie du discours capitaliste, mais ça ne constituera pas un progrès si ça ne se passe que pour certains. »
L’insoumission, telle que j’en parlais à ce moment-là, a-t-elle à voir avec la liberté ? Le soulèvement ? Et si non pourquoi ? Liberté, soulèvement… Allouch depuis plusieurs années est non seulement dans une refonte du vocabulaire analytique mais cette refonte marque aussi des tournants théoriques importants. Ce vocabulaire marque l’emprunt à d’autres champs que le champ freudien, au champ politique particulièrement. Même si pour ce qui est de la liberté ou de l’aliénation, dont on va parler un peu plus loin, il s’appuie sur Lacan. (Donc c’est la liberté, version Lacan, lue, reprise, poussée par Allouch). Le terme de soulèvement, il le prend de Foucault commentant l’affaire iranienne.
« En revanche, il me paraît énigmatique, parce que justement aller absolument à l’encontre de cette espèce de calcul évident, simple, en fait qui consiste à dire, je préfère mourir plutôt que de mourir, je préfère mourir sous les balles plutôt que de mourir ici, je préfère mourir aujourd’hui en me soulevant plutôt que de végéter sous la coupe du maître dont je suis l’esclave. Alors ce mourir plutôt que végéter, (…) est un bon choix de la mort. » (Inutile de se soulever ? Le soulèvement, la liberté a un prix.) « Mon projet c’est en effet multiplier partout, enfin partout où c’est possible, de multiplier les occasions de se soulever, par rapport au réel qui nous est donné, et de se soulever pas forcément ni toujours sous la forme du soulèvement iranien, avec ses quinze millions de personnes dans la rue, etc. On peut se soulever contre un type de rapport familial, contre un rapport sexuel, on peut se soulever contre une forme de pédagogie, on peut se soulever contre un type d’information. » « Il faut pratiquer le soulèvement, je veux dire le du statut de sujet dans lequel on se trouve, le refus de son identité, le refus de sa permanence, le refus de ce qu’on est »[3]
En 2017 un livre circule à l’elp, souvent cité (du moins c’est mon impression, car c’est à ce moment que j’en entends parler à différents endroits). Livre de 1911, d’un italien Ricciotto Canudo, « Les libérés, mémoire d’un aliéniste, Histoire de fous ». Canudo écrit : « On a voulu voir dans la folie, ainsi que dans la criminalité, une anomalie, et on a fait fausse route…la folie, si elle n’est pas seulement une « maladie », une tare physiologique, si elle se révèle souverainement psychique, n’est pas une anomalie dans la société, pas plus que la criminalité. C’est l’affirmation d’une volonté individuelle triomphante. La société serait à plus juste titre une anomalie dans la nature, car elle sacrifie l’individu à la collectivité (…) la criminalité représente déjà la contrepartie victorieuse de l’individu, libre et nu sur le cheval naturellement indompté de ses passions, de sa vérité instinctive. La folie représente à son tour d’une manière plus parfaite ce triomphe de l’individu, préparé par le très long travail de ses aïeux, ou bien par une puissante circonstance de sa vie. Dédaigneux des normes morales, qui règlent les rapports de créature à créature, c’est-à-dire de chaînon à chaînon du grand esclavage humain, le « fou » est le parfait « libéré » ».[4] Propos qui bousculent, mais très, trop esthétisants à mon goût. Ils me renvoient toutefois à mes questionnements…
Le sous-titre du dernier livre d’Allouch : « Des fous se soulèvent », s’en inspire. À ceci près que Canudo parle des fous, des criminels (le fou, la folie, la criminalité) là où Allouch écrit : Des fous… des fous se soulèvent ? D’autres peut-être pas (je ne sais pas sa position là-dessus : généralisation, ou « divers » ?) …. Mais Lacan : « Le fou c’est par excellence l’homme libéré ». Dans ce livre, Allouch avance « Quatre propositions à entendre non pas comme autant d’énoncés fondés en bonne logique, mais plus trivialement comme ce qui se propose et se trouve donc posé ». « De telles propositions sont à jamais indémontrables et ne pourront donc, au mieux, qu’aller au-devant de l’assentiment de mon lecteur. S’il reste exclu de les qualifier de « littéraire », c’est toutefois au sens où l’on assentit à un poème, à une musique, à un tableau, à une performance, que l’on pourra admettre leur validité de cette façon si spécifique et néanmoins sérieuse ». [5] Ces propositions, quelles sont-elles ?
- La vie de tout un chacun est construite sur un acte de sa liberté.
- En tant qu’elle s’exerce, cette liberté reçoit le nom de soulèvement.
- Ce soulèvement est un dire que non à une aliénation.
- Dire que non est se séparer.
Ces propositions, nouées entre elles, ne relèvent pas de la logique propositionnelle ; elles ne sont pas de dotées de valeur de vérité. Libre à chacun d’y assentir ou pas. L’assentiment est un acte de l’esprit par lequel on donne son adhésion à une idée, à une opinion que l’on reconnait comme vraie. Ne les refusant pas d’entrée de jeu, mais sans pouvoir dire encore si j’y assentis ou pas en l’état, je vais les interroger au regard de ma pratique à Visa-Vie, plus particulièrement. Ou j’y assentis parce qu’elles rejoignent un déjà-là (chez moi), tout en émettant quelques réserves ou interrogations. Je m’arrêterai aujourd’hui à cette 3ème proposition (nouée aux 3 autres) : ce soulèvement est un dire que non à une aliénation. Le soulèvement étant le fruit d’un acte de sa liberté. La liberté est un acte. Un acte qui passe par un dire. Un dire en parole et en acte. Ce dire que non se manifeste en parole et (ou ???) en acte. Ce dire que non porte donc, – dans les propositions d’Allouch, – ou dans les propositions dont Allouch se fait le secrétaire (il en parle comme de ce qui se propose) ? – sur une aliénation. « Ce soulèvement est un dire que non à une aliénation »[6].
Dire que non, ce n’est pas seulement dire non. C’est comme dire : STOP ça suffit, s’est fini, on arrête là, ce ne sera plus comme avant. Ça marque non pas tant une négation, un refus qu’une rupture, une coupure, une séparation. La fracture de l’évènement qui reconfigure le monde. La question n’a presque plus à être posée : une fois pour toute. Un dire que non, en parole et en acte. Ce dire que non n’est pas de l’ordre du « I would prefer not to » – littéralement « je préfèrerais ne pas » – de Bartleby. Par sa formule itérative Bartleby est circonscrit dans une atmosphère de rébellion par l’usure et d’inertie récalcitrante. Il se contente d’opposer aux ordres qui lui sont donnés la formule « I would prefer not to ». Comme l’a signalé Deleuze, « la formule bourgeonne et prolifère », à tel point que Bartleby n’est plus que le porte-voix dans le monde de la formule. La passivité apparente de Bartleby est un art de ne dire ni oui ni non.[7]
Pour Oury, dans son séminaire l’aliénation[8], les différents types d’aliénation ont en commun une matrice logique : la double négation du « ni…ni… ». Par exemple « la liberté ou la mort, on gagne les deux autrement dit on perd sur les deux tableaux. Ou « ni avec, ni sans » bien connu de la clinique. Dire que non, c’est affirmer quelque chose. Ça passe par une déclaration, une énonciation. Et c’est la voie de séparation d’avec ce qui aliène.
Le 10ème séminaire d’Oury à St Anne porte sur l’aliénation. C’est pour lui un « terme basal » dont il importera « d’en préciser quelques jointures »[9]. Oury pose le principe –qu’il appelle mot d’ordre- d’une double aliénation. « Dès cette époque » (après-guerre : conflits des différents courants staliniens, PCF, conflits PCF/psychanalyse, interdiction d’être en analyse, problème pour les analystes communistes …), « une étude récente, non publiée, pour ne pas polémiquer, a été réalisée par un collectif de jeunes psychiatres pour voir les corrélations entre les orientations politiques des internes et leurs orientations théorico-cliniques. Il apparait que ceux qui sont « d’orientation analytique » sont plutôt de gauche, les neuro psychiatres, comportementalistes de tout genre, plutôt de droite. Dès cette époque (donc) j’avais essayé de proposer un mot d’ordre : il y a l’aliénation sociale, mais il y a une autre forme d’aliénation, l’aliénation psychotique…Il y a une double aliénation, de même que, dans le langage, il y a une double articulation »[10].
L’aliénation est double : -l’une, dans la lignée théorique de Freud, puis Lacan, par l’entrée du sujet dans l’ordre du langage et la problématique du désir ; l’autre, dans la lignée théorique de Marx, dans l’entrée du sujet dans l’ordre social. Même si leur logique ne sont pas les mêmes, pour Oury, l’une ne va pas sans l’autre. Ceci dans le fil général de ses élaborations et de sa pratique, qui prennent en compte non le sujet dans un isolat clinique, mais le sujet plongé dans une texture sociale, et les institutions et organisations qui la gouvernent. Et pour nous dans ce séminaire, il s’agit aussi de « penser » ensemble l’individuel et le collectif, le singulier et le pluriel. Allouch dans son livre, abordant la question de la liberté (en psychanalyse), parle d’un premier cas « des fous se soulèvent », puis d’un 2ème cas, pour qui « l’aliénation y est sociale, et non mentale »[11] : il s’agira de dressage, de pédagogie, d’éducation… Comment noue-t-il les 2 ? Je ne sais pas
Pour Oury, l’argument de la double aliénation est « un argument militant », (mais toute position clinique qui relève d’un choix, n’est-elle pas en quelque sorte « militante » ?). Il s’agissait en proposant la double aliénation de « couper court aux simplifications… Dire que la schizophrénie est un effet de l’organisation de la société, je veux bien, mais enfin…et je suis bien content d’avoir dit ça en 48, parce que 20 ans plus tard il y a eu une resucée de toutes ces niaiseries avec les antipsychiatres, Dieu ait leurs âmes, aussi bien Cooper que Laing, que Basaglia : « il suffit de changer la société, il n’y aura plus de fous ! (…) Voyez ce que ça donner à Cuba ! Et en URSS ! … »[12] Oury est psychiatre, tient à la nosographie, aux diagnostics…En ça il se distingue par exemple de Lucien Bonnafé (Folie et société) … cf. le livre de Dimitri Kijek (2ème partie).[13]
Concernant l’aliénation sociale
Dans les textes de Karl Marx, l’aliénation a des sens multiples et divers, qui évoluent en même temps que sa pensée. On peut cependant tenter une définition minimale, générale, du concept : le processus par lequel un sujet (un individu, un produit ou une relation sociale) se transforme en un autre, voire en quelque chose d’hostile à lui-même. Le terme “aliénation” signifie au départ la privation d’un droit ou d’une qualité (sens juridique). Marx et Engels ont fait de l’aliénation le ressort fondamental de la vie prolétarienne, dans la mesure où les prolétaires ne sont pas propriétaires des moyens de production. Sartre a recyclé le concept d’aliénation marxiste pour l’appliquer au champ ontologique, dans le cadre des relations intersubjectives.
Définition générale de l’aliénation : du latin : alienus : qui appartient à un autre. En philosophie :
- action de devenir autre que soi, de se saisir dans ce qui est autre que l’esprit (Hegel)
- état de celui qui se trouve devant les produits de son activité comme devant une puissance étrangère qui le domine (Marx)
Psychiatrie : maladie mentale rendant l’individu étranger à lui-même
Définitions particulières de philosophes du terme aliénation :
– Kant : « La translation de sa propriété à un autre est l’aliénation » (Métaphysique des Mœurs)
– Marx : « L’aliénation de l’ouvrier dans son produit signifie non seulement que son travail devient un objet, une existence extérieure, mais que son travail existe en dehors de lui, comme une puissance hostile et étrangère »
La tangente Charlot. La question de l’aliénation sociale est remarquablement explorée par la silhouette de Charlot, notamment dans le film Les temps modernes. « Charlot ouvrier… visse des boulons sur une chaîne de montage mais rêve au bonheur de la vie illimitée. Aucune conciliation ne semble possible entre ces deux mondes…toute passerelle semble avoir disparu et Charlot n’a d’autres possibilités que de s’enfoncer progressivement dans sa vie mutilée. Laquelle devient une vie étrangère, inquiétante à force d’adhérer malgré elle aux canons de la normalité ambiante. …La vie mutilée de Charlot est une vie toujours plus réduite. Qui ne tient plus qu’à la ligne de la chaîne de montage sur laquelle il avance…, automate en cours de fabrication, …rompu en apparence à l’intensification des cadences, décrétée par supervision depuis des écrans placés à divers endroits, reliant le patron, invisible en haut du building, aux contremaîtres qui fixent les rythmes et procèdent aux surveillances ».Très actuel !! Mais, et c’est ça la tangente Charlot, « le corps réel de Charlot ne saurait loger dans la gangue automatisée que la loi du travail cherche à greffer dans sa chair. …Trainer aux toilettes en fumant, c’est se refaire une santé, un corps de possibilités face à la loi impossible du travail »[14]. C’est résister (de moi) à « une vie machinale ». D’ailleurs la production capitaliste a formaté n’a pas seulement le corps des salariés, la jeunesse, les humains, dans leur vision même du sens de la vie. La marchandise, en ce qu’elle est différente de la valeur d’usage, voire opposée, s’est imprimée dans leur psychisme.
Résister, désobéir… F.Gros parle de soumission ascétique pour parler d’obéissance a minima, en trainant les pieds, de mauvaise grâce (les enfants sont très forts). « Il s’agit d’obéir oui, puisque la situation objective l’impose, mais en tentant chaque fois de rendre l’exécution complète la moins complète, la plus tardive, la plus défectueuse possible, en portant sa réalisation à la limite du sabordage »[15]. Pour Guillaume Le Blanc, dans « L’insurrection des vies minuscules », « l’art de la révolte minuscule », leçon d’insurrection qui « ne réclame aucun chef, (mais) fait plutôt signe vers la modestie illimitée de chaque vie, vers la part qui lui revient en tant qu’elle est simplement là, énigme persistante dans tous les dispositifs mondialisés de la capture ». Charlot est le poil à gratter désorganisant le réel (les jeunes aussi). Guillaume Le Blanc fait de l’hypothèse Charlot, l’hypothèse démocratique. Page 15 à lire. Il représente le « parti des sans partis ».
Je me retrouve là embarquée dans des questionnements déjà évoqués à diverses occasions et qui seront mon poil à gratter pour un temps encore. Charlot l’illégitime, qui n’est pas à sa place, est aussi celui qui confond la légitimité apparente des autres… les autres, ce sont les sujets intégrés qu’il tourne en dérision. « Il met en cause tous les partages sociaux, les devises famille, travail, patrie, au nom du seul impératif qu’il connaisse : vivre ! C’est bien du fait de sa fureur de vivre que Charlot bouleverse les frontières qui font notre monde commun, et nous rend ainsi attentif à la fragilité du commun ».[16]
Comment penser la possibilité de voisinage ente des vies qui n’ont a priori, rien de commun ? « Quelles possibilités de vivre –ensemble, les uns à côté des autres, les uns reliés aux autres par l’épaisseur des histoires de voisinage entre des sujets qui ne sont ni trop proches, ni trop lointains ». (Localisation des studios de VV ?) On retrouve notre question des années passées et des journées d’étude novembre 2016 « Point commun ? »[17].
- Le Blanc nomme hypothèse démocratique « l’idée que la contestation des normes du commun est justement ce qui rend le monde encore plus commun ». Charlot présentifie cette hypothèse. « Sommes-nous vraiment tenus à la famille, au travail, à la patrie ? Le Kid (1921) Les temps modernes (1936), le Dictateur (1940) rouvrent l’interrogation démocratique. Peut-on être père sans avoir engendré de fils ? Faut-il vraiment vivre en travaillant ? Sommes-nous des habitants d’une nation ? Nous n’en avons pas fini avec ces questions». Charlot explore les normes sociales et déconstruit l’évidence de ces trois formes : famille, travail, patrie. Ce n’est pas la loi du tout ou rien. Or « de plus en plus de sujets se vivent comme des sujets impossibles qui n’ont d’autres possibilités, pour exister, que de montrer qu’ils veulent rejoindre les normes qui les ont pourtant exclues». Seuls possibles qui s’offrent à beaucoup : défection ou protestation, s’exclure ou s’insérer… Système binaire… Charlot lui ne cesse de sortir… mais de revenir… Il n’y a pas d’intention de s’opposer, de se révolter mais des façons involontaires de produire des agencements avec un état du monde. Nulle libération mais une sortie à l’air libre ! Charlot persévère dans son être, dans un monde qui soit attend qu’il change d’être pour rejoindre l’univers social qui n’est pas le sien, soit veut l’éliminer.
Si « travail, patrie, famille sont le passage obligé de toute vie réussie, de tout monde commun, … apparaissent des vies inaudibles, rendues impossibles par de telles normes, et qui choisissent la désertion ou la manifestation ». « Parmi la nef des marginaux, un grand nombre s’extirpe alors, malgré eux, ou de manières voulues, des raisons d’être sociales, des appareillages du travail. »[18] Non-membres d’une communauté affirmée. Avec ce problème qu’un sujet déclassé fait tenir, par sa position de satellite dangereux, la position du groupe majoritaire des sujets intégrés.
Ça pose la question des différentes formes des refus, révoltes, tangentes…
[1] DIFICULTADES EN LA GESTIÓN CLÍNICA – Visa-Vie[2] ET PUIS… – Visa-Vie
[3] Assassines: ENTRETIEN INEDIT AVEC MICHEL FOUCAULT 1979 (fares-sassine.blogspot.com)
[4] R. Canudo, « Les libérés, mémoire d’un aliéniste, Histoire de fous », éd Plon, 2014
[5] J. Allouch, « La scène lacanienne et son cercle magique. Des fous se soulèvent », Epel, 2017
[6] J.Allouch, op cité
[7] Voir G. Le Blanc, Une manifestation sans manifeste ? | Cairn.info
[8] J.Oury, « L’aliénation », éd Galilée, 1992
[9] J.Oury, op cité
[10]J.Oury, op cité
[11] J.Allouch, op cité
[12]J.Oury, op cité
[13]D.Kijek, « Critique de la raison asilaire », éd EPEL, 2017
[14] G. Le Blanc, « L’insurrection des vies minuscules », Bayard, 2014
[15] F.Gros, « Désobéir », éd Albin Michel, 2017
[16] G. LeBlanc, op cité
[17] A retrouver sur le site de VV, page France-Argentine
[18] G. LeBlanc, op cité