Tout travail, dit clinique, s’exerce à partir d’un « champ » (le champ du chirurgien par exemple) et est référé à une théorie ou des principes plus ou moins élaborés, plus ou moins conscients aussi. D’où l’importance de préciser d’où l’on parle puisque cela va conditionner ce que l’on fait, comment on entend, comment on intervient. Ce besoin d’éclaircir, d’approfondir ses orientations théoriques et autres me parait d’autant plus important dans le champ social, qu’il s’agit d’un lieu où s’entremêlent les intervenants de professions différentes, où on parle un peu tous d’accompagnement et où se mêlent de façon particulière, les questions dites cliniques, subjectives (définitions différentes de la subjectivité…), et les questions plus concrètes du lien social, du vivre ensemble, et donc du politique. Situer d’où l’on parle c’est aussi sortir d’une prétention globalisante et accepter les limites de son propre référentiel. Donc je parlerai à partir des questions que posent (que me posent) « la » psychanalyse, au fait d’intervenir dans le champ social et des questions que posent en retour cette pratique à la psychanalyse. Comment tenir une pratique « référée » à la psychanalyse ou pratique « psychanalytique » je ne sais pas très bien comment dire, dans le champ social, quand on est impliqué très concrètement et directement dans la vie quotidienne des jeunes ?
Trois petits kairns pour se repérer
1.Déchariter
Dans Télévision[1], JA Miller pose la question suivante à Lacan : « C’est très intéressant ces histoires d’analystes, mais les psychologues, les psychothérapeutes, les psychiatres, eux – c’est à la base, à la dure, qu’ils se coltinent toute la misère du monde. Et l’analyste, pendant ce temps ? » Réponse : « Il est certain que se coltiner la misère, comme vous dites, c’est entrer dans le discours qui la conditionne [discours du maître], ne serait-ce qu’au titre d’y protester. Rien que dire ceci me donne position, que certains situeront de réprouver la politique, j’affirme que c’est ce que – quant à moi – je tiens pour quiconque exclu. Mais revenons-y dans le fait, « les psycho » – quels qu’ils soient – qui s’emploient à votre supposé coltinage, n’ont pas à protester, mais à collaborer. Qu’ils le sachent ou pas, c’est ce qu’ils font. » (cf : La Fonction psy chez Foucault). Lacan rapporte alors la misère au discours du capitaliste, et ce faisant il dénonce le discours du maître. Mais dit-il, il ne peut le faire sérieusement « parce qu’à le dénoncer je le renforce, de le normer, soit de le perfectionner »
« Comment donc situer l’analyste, à votre guise, qui ne collabore pas mais ne proteste pas non plus ? » demande Miller. Réponse : « On ne saurait mieux le situer objectivement – cet analyste – que de ce qui dans le passé s’est appelé « être un saint ». « Un saint durant sa vie n’impose pas le respect que lui vaut parfois une auréole. Personne ne le remarque quand il suit la voie de Baltasar Gracian, celle de ne pas faire d’éclats…Un saint – pour me faire comprendre – ne fait pas la charité. Plutôt se met-il à faire le déchet : il décharite. Ce, pour réaliser ce que la structure impose, à savoir permettre au sujet – au sujet de l’inconscient – de le prendre pour cause de son désir. C’est de l’abjection de cette cause en effet, que le sujet en question a chance de se repérer, au moins dans la structure. C’est la condition pour qu’il se repère aussi ailleurs, si l’inconscient est bien ce que je dis. Et supporter cette abjection, pour le saint c’est pas drôle. Mais j’imagine que, pour quelques oreilles au moins, à cette télé, ça recoupe… ça recoupe bien des étrangetés, ce que j’appellerai l’effet de saint. L’effet de saint : que ça ait d’effet de jouissance qui n’en a le sens avec le joui ? Il n’y a que le saint qui reste sec, macache pour lui. C’est même ce qui épate le plus dans l’affaire. Épate ceux qui s’en approchent et ne s’y trompent pas : le saint est le rebut de la jouissance. Parfois il a un petit relais : il jouit. Il ne s’en contente pas – pour autant – plus que tout le monde. Il n’opère plus pendant ce temps-là. Y’a que les petits malins qui le guettent alors pour en tirer des conséquences à se regonfler eux-mêmes. Mais le saint… s’en fout, autant que ceux qui dans ce relais, voient sa récompense. Ce qui est à se tordre. Puisque de se foutre de la justice distributive, c’est de là que le plus souvent il est parti. À la vérité le saint ne se croit pas de « mérite », ce qui ne veut pas dire qu’il n’ait pas de morale. Le seul ennui, pour les autres, c’est qu’on ne voit pas où ça le conduit. Moi je cogite, je cogite éperdument pour qu’il y en ait de nouveaux comme ça. C’est sans doute de ne pas moi-même y atteindre. Plus on est de saints, plus on rit, c’est mon principe. Ça pourrait être la sortie du discours capitaliste, mais ça ne constituera pas un progrès si ça ne se passe que pour certains ».
Comment « déchariter » le plus possible, quand on n’est plus dans son consultario et qu’on a à faire à la misère, aux injustices sociales, à la violence, au trauma… (déchet, charité, Lacan parle à plusieurs reprises de la férocité de l’altruisme…) Peut-être d’abord en acceptant « d’avoir les mains sales » et en n’ignorant pas le fait que oui on collabore, d’une certaine façon. En acceptant de se compromettre car, ne pas le faire, peut aussi être une certaine forme de collaboration. En ne s’attardant pas sur le pathos, parce qu’on ne peut rien en faire. Il ne s’agit pas de nier que les jeunes que nous recevons ont tous une vie cabossée, malmenée, maltraitée, souvent salement : « une vie de merde » comme ils disent. Mais bon de ça qu’est-ce qu’on en fait, sans vouloir réparer. Comment leur permettre de passer à autre chose, s’ils le souhaitent ?
- Se régler sur la clinique psychanalytique
C’est prendre au sérieux les indications de Lacan concernant le sens même du mot clinique. Voici donc son ultime définition de la clinique (dite en ouverture d’une section justement dite « De la clinique psychanalytique » le 1er mai 1977) : « Qu’est – ce que la clinique psychanalytique ? Ce n’est pas compliqué. Elle a une base c’est ce qu’on dit dans une psychanalyse ». Plus simple, on ne peut…commente Allouch.[2] D’autant que Lacan enfonce alors ce clou en référant la clinique analytique non plus à l’analysant (dont le « blabla », énoncé couché, fournit seulement «la base » de cette clinique) mais au psychanalyste, ce qui va de soi si ce blabla, comme toute parole, ne prête à conséquence que par l’accueil qui lui est réservé. La clinique psychanalytique interroge donc l’analyste, Lacan ne le répète pas moins de trois fois durant cette très courte intervention. La clinique analytique est une clinique de l’analyste, l’analyste en est l’objet »[3]. Il convient de rester réglé avant tout- sur les dires, agirs… des jeunes…malgré la commande et les exigences sociales.
- Éthique du Bien / Éthique du Désir ?
« Jamais la plus aberrante éducation n’a eu d’autre motif que le bien du sujet » [4]Jamais une institution sociale, un foyer pour enfants, un service médico –social n’a prétendu travaillé pour autre chose que pour le bien des personnes qu’il reçoit ? Comment au sein d’une institution sociale quel qu’elle soit, permettre, soutenir le désir avant tout ?
Présentation du dispositif de Visa-Vie
Difficultés clinicopratiques rencontrées…
Il me semble importants de citer pour commencer quelques caractéristiques relativement communes aux jeunes qui nous sont confiés, puisque c’est leur prise en compte qui est la base de notre travail.
- Les jeunes nous arrivent parce qu’ils se sont fait exclure de plusieurs foyers, ils sont souvent en fugue depuis un moment, et au moment où la protection de l’enfance nous sollicite plus aucune structure n’en veut. Mais il est à noter que si les structures n’en veulent plus, les jeunes ne veulent plus d’elles non plus et refusent tout ce qu’on leur propose. Et on ne sait pas toujours très bien qui a commencé à rejeter l’autre. Sont-ils en situation de rupture ? Qui a lâché l’autre en premier ?
- Motif principal d’exclusion : la violence répétée (injures le plus souvent, dégradations de matériel, coups parfois sur les autres jeunes ou les professionnels), le refus permanent de toute règle de vie collective, l’impossibilité de vivre en groupe, en particulier parce que la présence d’autres jeunes du même âge leur est insupportable. Ils ne sont inscrits dans aucune modalité sociale qui les porte, les soutienne, même à la marge.
- Grande solitude ou « misère » relationnelle. Peu d’entours.
- Ils ne sont pas fous du tout, pas handicapés mais aujourd’hui j’ose dire très asociaux et c’est un gros souci pour leur vie même, car que l’on le veuille ou non, un minimum d’inscription sociale est nécessaire pour juste vivre ou survivre.
Rien que pour toucher un minimum social, il faut aller à un guichet et être un minimum correct ou supporter qu’on vous parle 10 minutes, pour aller chez le médecin il faut parfois attendre un peu, pour garder un toit on ne peut pas hurler et injurier ses colocataires ou le responsable de l’hôtel pour tout et n’importe quoi sauf à risquer de se faire virer. Il faut pouvoir circuler en ville, dans le bus sans tout le temps se prendre la tête avec quelqu’un ou se retrouver dans une bagarre, pour un regard, ou un je ne sais quoi qu’ils ne peuvent nommer. Le social ne peut pas ou n’est pas prêt à supporter tout ça. Mais une des difficultés que nous rencontrons c’est qu’ils ne mesurent pas du tout ce qu’ils fabriquent. C’est au social, aux autres, au monde de s’adapter à eux mais eux ne sont prêts à aucun ajustement, aucun compromis… Ça devrait fonctionner à sens unique. Ils ne sont pas dans l’échange. « Des voyageurs sans bagages, sans patrie, sans itinéraire, qui ignorent à ce point leur statut d’étrangers qu’ils ne se sentent jamais importuns, jamais responsables, jamais insignifiants. »[5]
L’otre n’existe que comme vache à lait qui doit répondre à leurs demandes, exigences dans l’instant. Leurs demandes (d’argent, …) s’imposent comme une violence et un chantage. Ce sont des demandes tyranniques, épuisantes, car répétées, auxquelles il faut répondre en partie parfois tout en sachant qu’elles font écran à ce qui est définitivement englouti : famille, éducation, école, amour…Sic : « On ne m’impose rien », « T’as pris la confiance toi ou quoi ? ». Ils n’ont besoin de personne, (ils méconnaissent ou ne veulent pas savoir que quand même, pour l’instant, jusqu’à 18 ans, la protection de l’enfance paye pour qu’ils aient un toit, de quoi manger, se vêtir… Ils ont d’ailleurs une certaine haine de l’institution qui, comme nous d’ailleurs, par notre simple présence, leur rappelons que leurs familles ne s’en sont occupé, ou trop mal…Ils n’ont rien à apprendre, ils savent tout, ils n’ont peur de rien (ni de la police, ni du juge…). Plus grave : ils n’ont « rien à perdre ! » Même leur vie « de merde » (sic). Ils sont dans une position de certitude absolue, difficilement interrogeable ou ébranlable, invivable, par certains côtés, mais qui les tient. Jusqu’où faut-il chercher à ébranler un peu cela ? Peuvent-ils prendre soin d’eux autrement ? « Refusant » de calculer l’autre qui doit être disponible quand eux le décident, ils ont du mal à être là à l’heure, au bon endroit (le lieu fixé pour le rendez-vous). On ne sait jamais s’ils seront là : ils ne se rendent pas ! Ils vivent le plus souvent dans le présent immédiat. Ça vaut au moment où s’est dit, où ça se passe… mais ça disparait très vite. Tant les esclandres, que les demandes. D’où rien ne tient. Ils n’ont en général pas d’envie, pas de projets et quand ils formulent quelque chose, pas seulement pour nous faire plaisir, (ce qui est déjà bien car à ce moment ils nous calculent, l’Otre entre dans leur espace) ça s’évanouit très vite. Ça ne tient que dans la présence. D’où la grande difficulté car rien ne peut être prévu, même quand ils ont demandé quelque chose/ d’aller au cinéma par exemple, ou d’aller acheter des habits ou d’aller chercher un stage, ou de manger ensemble. On n’est jamais sûr qu’ils seront là, même si une heure avant ou 10 mn avant ils disent qu’ils seront là, ou qu’ils arrivent.
D’où la nécessité d’une pratique extrêmement fluide, mais très fatigante, orientée par la notion du Kairos. Être disponible quand ça a été prévu même si ça n’aura probablement pas lieu, et pouvoir au moment où quelque chose émerge, si on peut (car on a quand même un agenda) se rendre disponible à ce qui n’était pas prévu. Pouvoir se saisir de ce qui vient, le moment venu. Il nous faut nous ajuster à eux en permanence, et donc nous ajuster entre nous, le binôme en permanence aussi. Tenir, ne pas lâcher le fil du lien avec eux, là où ils nous convoquent vers nos limites dans leurs agissements asociaux, leur agressivité, leur violence, leur destructivité. Tenir, là où ils provoquent le rejet, où il faut les « supporter ». On ne peut avancer avec eux, que de là où ils en sont, là où ils peuvent aller, là où le social va tenir, là où le monde est vivable pour eux, si peu quelques fois. Mais les espaces sont extrêmes réduits, car même dans les lieux sociaux censés s’occuper des jeunes à la marge, ou en rupture scolaire les exigences sont trop grandes pour eux. Et les efforts qu’ils déploient parfois pour y arriver (ils montent quand même souvent l’Himalaya), apparait comme une goutte d’eau pour le système. On ne peut brusquer les choses, mais en même temps il y a le temps social. À 18 ans s’ils n’ont pas une formation, un travail, ils seront à la rue sans toit, ni aucune ressource (au moins jusqu’à 25 ans : RSA). D’où la nécessité parfois de leur mettre quand même la pression et leur faire entendre une certaine réalité sociale, la réalité sociale dominante ; tout en sachant que ça ne sert pas à grand-chose. La visée de l’insertion est pour la plupart inenvisageable, même si on les y pousse autant que possible. Aujourd’hui ce que nous soutenons c’est qu’ils puissent peut-être non pas s’en sortir (de quoi d’ailleurs ?), se normaliser, entrer dans les clous « pour leur bien », mais avoir une petite possibilité de choix, c’est à dire pouvoir choisir de poursuivre la route de façon moins misérable ou destructrice pour eux. De pouvoir prendre soin d’eux autrement, pour reprendre la belle expression d’Allouch sur l’analyse.[6]
Pouvoir choisir, c’est pourvoir dire « je préfère vivre dans la rue, ou aller de temps en temps en prison plutôt que d’essayer de tenir les contraintes sociales que je ne veux pas ou qui sont trop lourdes pour moi » ; c’est pouvoir dire « je préfère rester ou être dans la prostitution plutôt que de travailler », mais après avoir découvert qu’ils pourraient faire autre chose. Alors que là ils subissent le misérable comme un destin, une condamnation, une conséquence de leur vie malmenée, un impossible d’avoir droit ou de pouvoir passer à autre chose. Qu’ils puissent choisir la rue, la prison plutôt que de vouloir les en sortir c’est aussi soutenir que nous n’avons rien à dire, ni aucun jugement à porter sur ce que serait « une vie digne d’être vécue », pour reprendre une expression de Judith Butler.