« Rien ne peut être avancé par qui s’empêcherait radicalement au départ de dire une bêtise, chose d’ailleurs impossible à réaliser puisque le dire silencieux qui pourrait apparaitre comme une solution ne serait lui-même garanti de n’en être pas une » Allouch
« Ce que je pense, je ne l’ai pas pensé tout seul » Blanchot
Psychologiser trop vite c’est dédouaner le collectif et le social de sa part de responsabilité
Mettre en commun ce qu’on ne sait pas, les questions … c’est peut-être ça ce séminaire
Et puis ?
Et puis quoi encore ? Tu m’prends pour qui ? … Et puis comment continue-t-on ? Une nouvelle fois en panne (« c’est pas mal que nous soyons en panne » dit Roland Léthier). Que dire aujourd’hui ? Comment continuer ? Dans quelle direction aller ou quelle direction prendre ? Question qui se repose chaque année, à chaque séance même… mais qui a le même tempo que le cheminement avec les jeunes où la question se pose et se repose à tout moment. Qu’est-ce qu’on fait, comment on s’y prend, comment on continue ?…
L’image de la ballade n’était quand même pas mal ! Un chemin se choisit en fonction de la destination, de là où on veut aller. Plusieurs chemins peuvent y conduire plus ou moins longs, beaux : on peut choisir en fonction du temps disponible, (durée et météo), de la pénibilité ou de l’état de fatigue…. Parfois on n’a pas le choix…. Il arrive qu’on se perde… Pour notre ballade les choses sont plus complexes : on ne sait pas où on va, il n’y a pas de destination précise à atteindre, il est même difficile de dire où on veut aller…On ne sait pas très bien à quoi on a affaire et la boussole qui pourrait nous guider n’est pas très précise. Difficile de se repérer sur une carte. La carte n’a pas de tracés, peut-être quelques vagues contours mais pas plus. Elle est à dessiner… Elle est à dessiner avec chaque jeune qu’on suit (à prendre littéralement) et qui nous ballade, sans savoir en général lui-même où il va (pas ou très peu de projet, mise en échec total de l’idée même de projet : vers où, vers quoi veux-tu aller ?) On essaie de garder le fil, de ne pas lâcher, et d’éviter le pire. Nous sommes là pour éviter le pire (cf. Jean Oury) et tenir la route malgré tous les obstacles et opérations de destruction. D’où l’importance des kairns, là entre autres pour éviter le pire : la mort en haute montagne… C’est compliqué ces affaires-là ! Par définition : oui !
Dans la ballade, Bionville est un chaque année un temps de « rassemblement », de ponctuation, notre Point d’Étape (terme que l’on donne aux « rapports » que l’on envoie aux juges ou à l’ASE), dans lequel on reprend et commente le bout de chemin fait depuis la dernière fois. Alors je vais faire une petite rétrospective depuis le 18 février 14 (14/18 ça fait un peu drôle de guerre tout ça), date où a démarré le « tronçon » Tramalogie. Dans le mail d’annonce de la séance, j’ai réévoqué l’image du patchwork, je ne sais pas si vous vous en souvenez. Elle m’avait été donnée par L. une amie argentine, survivante des camps de la dictature avec qui je continue de filer la laine. La référence au patchwork a ceci d’intéressant, pour nous, dans le fait qu’elle rompt avec la nécessité d’une théorie unifiante ; et les pièces ouvrent sur une multiplicité de possibles, la première pièce n’étant pas nécessairement la pièce centrale. À la relecture des séances j’ai été surprise de voir combien des questions qui me préoccupent davantage maintenant – ou de nouveau, mais que je n’avais pas déployées- étaient déjà là. Ainsi de « l’insoumission » (dont j’ai parlé récemment avec Allouch mais qui était présente le 18 février et déjà bien avant…) ou la mélancolie dont nous a parlé Hyacintha (reprise avec la question de la paresse)[1]. La figure topologique qui m’est venue est celle du Tore. Les mêmes questions ; on piétine souvent, mais on avance ou se déplace quand même un peu à chaque fois… Il me semble qu’on est sorti complétement de la psychopathologie et ça s’est une bonne chose. Un point toutefois compliqué pour moi à ce sujet est le reproche ou la critique de mon usage du « ils ». « Tu ne peux pas dire Ils, c’est au cas par cas, à chaque fois différent : il convient de voir pour chacun ce qu’il en dit…il faut affiner… » Ce en quoi je suis 100% d’accord. La clinique analytique est une clinique non seulement du cas mais plus encore : réglée sur le divers.
Aujourd’hui l’idée du singulier, singularité ou plutôt son individualité… est « à la mode » … Chacun est pris, accueilli, traité dans sa singularité, spécificité … mais souvent il s’agit plus d’un effet de mode, (Projet personnalisé, projet spécifique de chaque enfant, publicité) … qu’une « réalité » … car ne va pas au bout de cette exigence. « Réglé sur le divers, l’analyste serait amené à accueillir quiconque en s’abstenant de toute action et même pensée identificatoire, non seulement lors du premier entretien et des suivants, mais tout au long de l’analyse. On entrevoit que cela n’est pas aisé, que cela est peut-être même impossible. Car il ne s’agit pas seulement d’exclure une identification de type nosographique concernant celui que bien des analystes appellent encore le patient, mais toute identification, quelle qu’elle soit. Penser «je viens de recevoir une femme, ou un enfant, ou un émigré, ou un pauvre, ou un collègue, ou un sportif, etc… » est déjà trop. Car comment saurais-je qu’il s’agit d’une femme, d’un enfant, d’un émigré, d’un pauvre, d’un collègue, d’un sportif ? Cette « femme » n’a peut-être pas la sensibilité d’une femme, ni cet enfant l’âme d’un enfant, cet émigré la condition d’un émigré, ce pauvre le statut d’un pauvre, ce collègue la vertu d’un collègue, ce sportif l’endurance d’un sportif. Bref, de tels jugements ne se fondent que sur des aperçus d’ordre phénoménologique, quand ce n’est pas sur le pèse-personne. Leur effet de brouillage est assuré. Lacan disait de l’analyse qu’elle était « trop difficile », qu’il y avait donc de grandes chances que sur elle l’emporte la religion, et sans doute entrevoit-on déjà que cela n’était pas faux. Qu’est-ce donc qui rend si difficile à quiconque, fût-il analyste, de se régler sur le divers ». [2]
Mais sans faire (ou vouloir faire) de ce « Ils » une nouvelle catégorisation- psychopathologique (critique qui nous a déjà été faite à propos du terme Innocents), est-ce qu’à ne pas poser certaines questions avec une part de « collectivisation » « généralisation » (autre obstacle : sur des points phénoménologiques) on ne risque pas de laisser les questions au niveau de l’individu (du sujet, mais lequel ?), en laissant de côté la question sociale, sociétale, politique de l’affaire. L’individu-sujet est aussi un individu social, produit par le milieu, la période historique, la culture… (Foucault n’a pas arrêté de penser la question du biopolitique). Le « Ils » ne permet-il pas de poser les questions à un autre niveau que seulement individuel ? Et si c’est maladroit ou réducteur, ce avec quoi je suis là effectivement assez d’accord, comment dire, comment nommer les affaires pour que leur dimension -que je vais dire géo politique- y ait sa place ? (Cf. Le parallélisme que j’avais fait aves le livre de Frédéric Gros : « La fin des guerres, états de violence »)[3]
Didier Fassin dans « La Raison Humanitaire » écrit : « Pour certains toute manifestation inattendue, tout écart de langage ou de conduite, une plainte ou un silence viennent selon eux attester une souffrance que la personne censée en être affectée n’a pas à reconnaître, à valider, puisque précisément celle ou celui qui souffre ignore souvent sa souffrance pour ce qu’elle est ». Il rapporte les propos de psychologues d’un lieu d’accueil pour les jeunes : « la violence est le plus souvent invisible à l’œil inexpérimenté des non spécialistes ; son absence d’expression par les jeunes est la preuve même de son existence » ! À noter que les premiers lieux d’écoute se sont ouverts dans les années 95, suite au constat d’une fracture sociale, des malaises ou agitations des jeunes dans les banlieues. Des rapports officiels révèlent alors « une souffrance psychique notamment chez les adolescents et les jeunes ». Et deux circulaires ministérielles par lesquelles sont créés ces lieux d’écoute laissent entendre que ce sont bien des troubles à l’ordre public qui justifient ces dispositifs d’écoute. Comme si les mécontentements, l’agitation sociale, la violence signaient nécessairement une souffrance et non une protestation, un mécontentement, une revendication. Psychologiser trop vite c’est dédouaner le collectif et le social de sa part de responsabilité dans l’affaire c’est renvoyer l’individu à sa responsabilité personnelle et lui faire porter seul sa misère. Nous avons accordé une grande place accordée à Foucault, Deleuze et Guattari …La société punitive, le souci de soi, les écoles philosophiques, l’ironie socratique, le diagramme, le rhizome, le chaos comme point de départ d’une création possible (Nietzsche) Ces détours permettent d’ouvrir autrement les questions et les horizons, et constituent une remise en cause de l’ancrage idéologique de certains concepts psychanalytiques. Pour Allouch, « la psychanalyse sera foucaldienne où ne sera plus ».[4]
Si Philippe Koeppel avait été là, il nous aurait parlé des problèmes que pose selon lui, ce large accueil de Foucault, Deleuze et Guattari (à l’elp) … Un autre qui s’est mis à distance c’est Oury. À propos de Rhizomes, J.Oury dit: « j’ai trouvé la lecture de Rhizomes insupportable et j’ai simplement dit en rigolant : les rhizomes, c’est très en surface, moi, même si c’est un peu phallique, je suis plutôt pour planter des trucs dans le désert, quand les plantes ont soif, il faut des racines qui plongent jusqu’à dix mètres pour prendre la flotte, ça ça tient, mais si on met des rhizomes, tout va crever. C’est une image ».
L’important pour nous (moi), c’est que ça nous donne à penser. Et que ça soutienne une pratique. Penser, ne pas arrêter de penser, dans une tentative de pensée pensante, en mouvement, face aux attaques de la pensée : « attaques » des jeunes par le biais de certains comportements, par leur inertie… ils gèlent parfois toute capacité de penser ou d’agir, attaques du discours social, du discours psy… Penser, donner à penser, à se questionner, malgré les incorrections théoriques possibles, pour ne pas dire probables. Invitation à mettre en commun les questions, les élaborations, les doutes et ce qu’on ne sait pas…“Ce que je pense, je ne l’ai pas pensé tout seul” Blanchot. C’est un travail de construction, déconstruction permanent, comme dans l’analyse, à géométrie variable pour ce qui nous concerne, comme le faire-défaire de Pénélope dans son tissage. (Pénélope assaillie de prétendants pendant l’absence d’Ulysse, invente une ruse pour les tenir à distance : elle leur dit qu’elle choisirait l’un d’eux quand elle aurait fini de tisser le linceul de Laerte. Et le travail qu’elle faisait le jour, elle le défaisait la nuit. Jusqu’à ce qu’elle soit dénoncée par une servante). Et c’est peut-être la raison d’être, de ce séminaire et de sa poursuite. Mais comme le disait P. Koeppel, il y a deux ans (juin 2013) : il faut continuer le séminaire aussi, pour que le travail de Visa-Vie ne s’institutionnalise pas trop.
Et puis…
Michel Constantopoulos nous a parlé de l’ironie socratique. Le mode socratique c’est la quête et le seul savoir positif se résume ainsi : « je sais une chose : que je ne sais rien ». Socrate c’est, tel que nous l’a présenté Michel, la fascination de la mise en cause des savoirs reçus et leur démontage. Cette méthode socratique, qui n’est pas de feinte, a à voir me semble-t-il avec le « Et puis » de l’analyste (quand il n’est pas feint). Dans son livre : « Freud et puis Lacan »[5] Allouch écrit : « N’est-ce pas là, réduite à son trognon, la formule de relance de la parole, la règle fondamentale en son effectivité ? N’est-ce pas là le seul mot, le seul bon mot (car s’en est un) qu’en toute légitimité un psychanalyste puisse d’abord dire ? Pourtant il est loin d’aller de soi cet Et puis ?! » (il est source de malentendu.) Mais cet « Et puis… » est essentiel. Il donne son statut au savoir dans l’analyse, et dans le même temps à celui dans la transmission. « S’agissant de son statut comme savoir, la psychanalyse n’a cessé de produire des réponses qui, à plus ou moins bref terme s’avéraient ne pas exactement convenir ». La spécificité épistémologique de la psychanalyse freudienne réside dans ce « ce n’est pas exactement ça ». Il s’agit à tout moment « d’évider l’évidence ». En 1967, Lacan disait à ses élèves « […] ne croyez pas que tant que je vivrai vous pourrez prendre aucune de mes formules comme définitives ». Allouch commente : « La succession des mathèmes écrits par Lacan pose à elle seule la question de savoir si l’un d’eux peut-être le bon, une question à laquelle l’élection du dernier en date ne peut faire solution, sauf à donner à la mort réelle de Lacan le statut d’un fait non contingent à l’endroit de cette succession, pas que nous ne franchirons pas… Mais plus radicalement cette succession indique qu’il n’y a pas en psychanalyse, de formule définitive, que l’analyse est condamnée à une sorte de course folle dès lors que l’invention du savoir, dans son savoir-faire, est aussi ce qui le rend caduc ». Ayant rejeté la notion de métalangage, « il n’y a aucune raison que le savoir sur le statut du savoir en psychanalyse, échappe à cette malé-diction (car c’en est aussi une) de l’évidence ».
Il s’agit donc de faire valoir à tout moment que « ce n’est pas ça », qu’à chaque pas l’on sait moins. Théorie en creux, par soustraction c’est la façon dont essayer d’avancer ce séminaire…. Pas confortable du tout… à l’encontre d’emmagasiner des connaissances, d’apprendre…ou de venir recevoir un savoir constitué… On ne sait pas, on sait de moins en moins, c’est aussi ce à quoi nous poussent « les jeunes » à Visa-Vie. Tout est toujours remis en cause non seulement dans la « réalité » mais aussi dans ce que l’on pense, dit, fait. C’est à peu près toujours à côté de la plaque, « ça ne marche pas ». VV ça fonctionne bien mais ça ne marche pas (le ça marche se jouerait du côté d’une insertion…) et pour que ça marche, peut-être faut-il surtout ne pas chercher à ce que ça marche.
Et puis…
Je vais poursuivre un peu plus sur la question de la méthode freudienne qui me parait d’autant plus importante à ce point, qu’elle peut nous servir de boussole. D’autant plus qu’il me semble que les jeunes nous convoquent au plus près des exigences de la position de l’analyste. Réflexion qui permet aussi de sortir un peu de la tension analyse/pas analyse… Allouch situe le discours de la méthode freudienne dans une histoire de la méthode, depuis Machiavel jusqu’à Descartes ( je ne saisis pas tout de la fine pointe de ce qui est dit et si quelqu’un veut approfondir ce point …) : « Freud présente explicitement son frayage comme étant celui d’une nouvelle méthode (Odos) qu’il dira méthode d’interprétation (comme référence et réalisation majeur de le Traumdeutung ; ou méthode psychanalytique par opposition à d’autres méthodes (anatomo-clinique, cathartique…). » L’invention de Freud fut l’invention d’une méthode où la méthode prime sur la doctrine. Par rapport à cette nouvelle méthode, Allouch retient cinq points :
- « Breuer invente la psychanalyse, ainsi que Freud le souligne, en acceptant de traiter les symptômes de Bertha Pappenheim de la façon que Bertha Pappenheim lui suggérait. En cela même il crée une méthode…. Breuer accepte donc de mettre en pratique, à l’endroit de sa patiente, la leçon de méthode qu’il recevait d’elle… et il transcrivait les récits, le rapport de chacun au symptôme qui lui correspondait, transmettait certains d’entre eux à Freud ou à d’autres…».
- La méthode n’est pas la technique (évolution possible des techniques sans porter atteinte à la méthode). Pourtant remarque Allouch, « en dépit de Freud chez qui ce n’était pas le cas, pourquoi privilégie-t-on dans l’analyse, les problèmes dits techniques au dépens des problèmes méthodologiques…Devoir poser cette question apparaît encore plus étrange si l’on note que le ravalement des questions méthodologiques en considérations techniques a pour effet de rendre insolubles certains des problèmes soulevés, tandis que, réciproquement , distinguer méthode et techniques offre cet avantage de rendre envisageable l’innovation technique tout en maintenant la pratique ancrée dans la même méthode. »
- Le paradoxe de la méthode de Freud. « Freud recommande d’aborder chaque cas nouveau comme s’il était le premier, autrement dit de laisser de côté, afin que cette nouvelle analyse qui s’engage en soit une, tout le savoir acquis des cas précédemment traités. Lacan reformulera cette exigence dans les Écrits, dans son texte « Variantes de la cure type », dont le chapitre d’où est tirée la citation s’intitule : « Ce que le psychanalyste doit savoir : ignorer ce qu’il sait » ». « C’est qu’aussi bien la psychanalyse est une pratique subordonnée au plus particulier du sujet, quand Freud y met l’accent jusqu’à dire que la science psychanalytique doit être remise en question dans l’analyse de chaque cas.il montre assez à l’analysé la voie de sa formation». Ce trait méthodique distingue deux lieux où peuvent se produire de nouveaux énoncés : il y a le texte de Freud et la pratique analytique au cas par cas. Ces deux lieux n’ont pas le même statut mais sont mis en tension permanente, et chacun des résultats est susceptible d’être récusé en permanence. « Il y a dans la méthode freudienne ainsi spécifiée, un point quasi suicidaire, d’autant plus que certains éléments définitionnels de la méthode, font eux-mêmes partie de ce savoir acquis que par ailleurs, l’application de la méthode se doit de récuser ». (Cf exemple de la règle dite d’association libre ou l’interprétation des rêves.)
- Méthode et cas. Le dernier point mentionné par Allouch est celui du rapport entre méthode et folie. Il y a méthode freudienne parce qu’il y a une méthode dans la folie (la défense, la recherche et l’obtention de la satisfaction…)
Quelle méthode recevons-nous des jeunes, qui pourraient nous enseigner sur la façon de nous y prendre avec eux mais plus particulièrement avec chacun d’entre eux ?
Pour Allouch la fonction secrétaire est un élément spécifiant la méthode freudienne. J’en avais parlé à la 3è ou 4è séance du séminaire à propos du transfert psychotique. On y reviendra. Et l’exigence analytique est de se régler sur le divers. Un tel réglage implique notamment deux choses selon Allouch : d’une part une mise à distance du savoir su : tant que l’on croit savoir, on n’a nulle leçon à recevoir des cas historiques. D’autre part, la promotion des cas comme susceptibles d’enseigner implique l’idée qu’ils sont porteurs d’une vérité cachée qu’il s’agit de déchiffrer. … Mais l’abord freudien du cas est un abord littéral. C’est parce qu’il ne cesse de se maintenir dans la singularité du cas, parce qu’il se fonde sur la littéralité de ce que le cas lui présente, spécialement au titre de symptôme et dans sa référence au récit (ce qui équivaut à un interdit porté sur la traduction du symptôme notamment en termes « scientifiques ») qu’il fait valoir en acte que la méthode est un « exercice subjectif ». C’est parce que Lacan, comme Freud avant lui se met en fonction de secrétaire qu’il peut parler du cas d’Aimée. Lacan, par la suite, restera plutôt bouche close s’agissant de ceux qu’il analysait, s’appuyant sans doute sur l’obligation de silence qui pèse incombe au secrétaire. Allouch note combien souvent, hormis la donnée particulière du contrôle, lorsqu’un psychanalyste croit pouvoir faire savoir auprès d’un public plus ou moins choisi telle tranche d’une cure dont il s’est chargé, ce faire savoir lui-même intervient comme hypothéquant la suite de la cure. Freud d’ailleurs en était venu à recommander au psychanalyste de ne se lancer dans pareille aventure que lorsque l’analyse était achevée.
« Qui perd gagne »
Soumis à l’insoumission. L’insoumission c’est ce qu’ils ont à perdre et qu’ils ne peuvent pas perdre, par peur de mourir ? De perdre la face ? D’être enculé, pigeonné, humilié ?… Leur loi : « il ne faut pas que ça marche ». La destruction en est le moyen, ou la mise en échec… L’exclure c’est leur signifier que ça marche, qu’ils ne se sont pas soumis, qu’ils arrivent à détruire, à mettre en échec, même si c’est eux qui sont exclus. Ils gagnent tout le temps mais ils ne savent pas qu’ils veulent tout détruire. Leur exclusion est la preuve que ça a marché, qu’ils ont détruit le système, l’institution, l’autre… et que personne ne peut les supporter, ou s’en occuper : ils sont in-traitables ! Ils supportent mal de ne pas être exclus. Mais demander, eux, de sortir du dispositif serait formuler une demande, faire un choix et d’une certaine façon se soumettre. Logique non habitée, presque mécanique. Face à cette logique il convient d’être nous aussi insoumis. Insoumis à l’insoumission = insoumis à leur principe : il ne faut pas que ça marche, et pour ce faire il faut reprendre à notre compte le « il ne faut pas que ça marche ». Il ne faut pas vouloir que ça marche ! Surtout pas ! Ce qui ne veut pas que ça doit rater. Il ne faut pas chercher à réussir, quoi d’ailleurs ? Il ne faut pas qu’ils perçoivent chez nous une possible satisfaction. Il leur faut percevoir au contraire que l’on n’a rien à gagner dans cette affaire, et qu’on ne sera pas en échec, quoiqu’il fasse. Cette abstention de toute satisfaction, ce renoncement à toute jouissance est la condition pour qu’ils puissent supporter de perdre un peu de leur insoumission, de façon non dangereuse pour eux. Il faudrait être comme les saints. Dans Télévision, JA Miller pose la question suivante à Lacan : « C’est très intéressant ces histoires d’analystes, mais les psychologues, les psychothérapeutes, les psychiatres, eux – c’est à la base, à la dure, qu’ils se coltinent toute la misère du monde. Et l’analyste, pendant ce temps ? » Réponse : « Il est certain que se coltiner la misère, comme vous dites, c’est entrer dans le discours qui la conditionne [discours du maître], ne serait-ce qu’au titre d’y protester.
Rien que dire ceci me donne position, que certains situeront de réprouver la politique, j’affirme que c’est ce que – quant à moi – je tiens pour quiconque exclu. Mais revenons-y dans le fait, « les psycho » – quels qu’ils soient – qui s’emploient à votre supposé coltinage, n’ont pas à protester, mais à collaborer. Qu’ils le sachent ou pas, c’est ce qu’ils font. » (cf : La Fonction psy chez Foucault) « C’est bien commode, me fais-je à moi-même rétorsion facilement, bien commode cette idée de discours, pour réduire le jugement à ce qu’il détermine. Ce qui me frappe, c’est qu’on ne trouve pas mieux que moi à m’en rétorquer. J’ai dit que c’était facile… On dit : « intellectualisme » concernant ce que j’avance. Ça ne fait pas le poids, quand il s’agit de savoir qui a raison. »
Lacan rapporte alors la misère au discours du capitaliste, et ce faisant il dénonce le discours du maître. Mais dit-il, il ne peut le faire sérieusement « parce qu’à le dénoncer je le renforce, de le normer, soit de le perfectionner
»
Miller reprend : « Comment donc situer l’analyste, à votre guise, qui ne collabore pas mais ne proteste pas non plus ? » Et Lacan : « On ne saurait mieux le situer objectivement – cet analyste – que de ce qui dans le passé s’est appelé « être un saint ». Non seulement il ne fait pas la charité. Plutôt se met-il à faire le déchet : il décharite. Mais par rapport à la jouissance… « Il n’y a que le saint qui reste sec, macache. C’est même ce qui épate le plus dans l’affaire. Epate ceux qui s’en approchent et ne s’y trompent pas : le saint est le rebut de la jouissance. Parfois il a un petit relais : il jouit. Il ne s’en contente pas – pour autant – plus que tout le monde. Il n’opère plus pendant ce temps-là. Y’a que les petits malins qui le guettent alors pour en tirer des conséquences à se regonfler eux-mêmes. Mais le saint… s’en fout, autant que ceux qui dans ce relais, voient sa récompense. Ce qui est à se tordre. Puisque de se foutre de la justice distributive, c’est de là que le plus souvent il est parti. À la vérité le saint ne se croit pas de « mérites », ce qui ne veut pas dire qu’il n’ait pas de morale. Le seul ennui, pour les autres, c’est qu’on ne voit pas où ça le conduit. Moi je cogite, je cogite éperdument pour qu’il y en ait de nouveaux comme ça. C’est sans doute de ne pas moi-même y atteindre. Plus on est de saints, plus on rit, c’est mon principe. Ça pourrait être la sortie du discours capitaliste, mais ça ne constituera pas un progrès si ça ne se passe que pour certains.
Au « si je perds, tu gagnes » insupportable doit se substituer un « qui perd gagne » peut-être accessible.
[1] Cf. Séance 26 à lire sur ce site
[2] J. AllouchFragilités de l’analyse Critique, « Où est passée la psychanalyse ? », n° 800-801, janvier-février 2014
[3] Cf. Séance 21, à lire sur ce site
[4] L’analyse sera foucaldienne.doc (jeanallouch.com)
[5] J.Allouch, « Freud et puis Lacan », Epel, février 1993