A écouter
« La force véritable n’exclut pas la fragilité »[1]
« Pour supporter la précarité, il faut être en bonne santé.
Mais il ne faut pas généraliser, car l’immense majorité des gens ne supporte pas le précaire » [2]
Les deux années passées nous avons tenté de déplier quelques questions autour de l’idée d’impuissance. Impuissance au cœur même de l’humain et en même temps tellement insupportable. Impuissance, sentiment d’impuissance, impuissance « réelle » versus l’impossible (« l’impossible c’est le réel tout simplement »[3]). Quels types de subjectivités sont produites par les mécanismes fonctionnels de l’ère néolibérale ? Comment les nouvelles technologies nous transforment, à notre insu souvent ? Que ce soit par « la Bureaucratisation du monde » [4], la « Mobilisation totale » (générée par le web)[5], par le numérique, les nouvelles technologies, les dispositifs conversationnels[6]… L’Art de Subir de Virno[7]nous a permis de penser des voies pour « laisser tomber l’impuissance » et tenter de récupérer une possibilité d’agir et non seulement d’être agi par…Par les outils ou moyens techniques par exemple, à l’ère de l’IA. « Si les outils ne sont pas dès maintenant soumis à un contrôle politique, la coopération des bureaucrates de l’idéologie nous fera crever «de « bonheur ». La liberté et la dignité de l’être humain continueront à se dégrader, ainsi s’établira un asservissement sans précédent de l’homme » écrivait Ivan Illich en 1973.[8]
Petit interlude poétique : « Penses-y bien : lorsqu’on t’offre une montre, on t’offre un petit enfer fleuri, une chaîne de roses, une geôle d’air. On ne t’offre pas seulement la montre, joyeux anniversaire, nous espérons qu’elle te fera de l’usage, c’est une bonne marque, suisse à ancre à rubis, on ne t’offre pas seulement ce minuscule pic-vert que tu attacheras à ton poignet et promèneras avec toi. On t’offre – on l’ignore, le plus terrible c’est qu’on l’ignore -, on t’offre un nouveau morceau fragile et précaire de toi-même, une chose qui est toi mais qui n’est pas ton corps, qu’il te faut attacher à ton corps par son bracelet comme un petit bras désespéré agrippé à ton poignet. On t’offre la nécessité de la remonter tous les jours, l’obligation de la remonter pour qu’elle continue à être une montre ; on t’offre l’obsession de vérifier l’heure aux vitrines des bijoutiers, aux annonces de la radio, à l’horloge parlante. On t’offre la peur de la perdre, de te la faire voler, de la laisser tomber et de la casser. On t’offre sa marque, et l’assurance que c’est une marque meilleure que les autres, on t’offre la tentation de comparer ta montre aux autres montres. On ne t’offre pas une montre, c’est toi le cadeau, c’est toi qu’on offre pour l’anniversaire de la montre.[9].
Moins poétique : propos entendu dans un hôpital : « ce patient est contre-indiqué à l’alimentation orale ».
Nous poursuivons donc cette année, sur le thème : Précaire T’ : précaire tu es/ précaire tué-tuer (au moment où la fin de Kairn -création discursive du séminaire, et terreau, raison d’être de sa poursuite- nous est imposée comme conséquence de la loi Taquet, loi de protection de l’enfance, de par l’interdiction sans exception d’héberger des jeunes de l’ASE à l’hôtel (décret d’application février 2024).
Impuissant : synonymes : faible, incapable, inefficace, stérile, insuffisant, invalide, inopérant, inoffensif, incompétent, improductif, impotent…
Précaire : synonymes : fragile, instable, incertain ; insécurité, menace, obscurité. Antonymes de précarité : éternité, pérennité, immuabilité, solidité.
On parle aussi de vulnérabilité dont les synonymes sont fragilité, faiblesse, tendreté, délicatesse mais aussi précarité, incertitude. Et ses antonymes : fermeté, résistance, solidité, stabilité.
On trouve là une proximité des termes qui vont nous permettre d’avancer.
À noter par ailleurs que précaire vient du latin precarius, « obtenu par la prière » et n’est donc pas assuré. En1336, precoire dr. « qui ne s’exerce que grâce à une autorisation révocable» Au Moyen Âge, la précaire est une terre concédée en bénéfice par un supérieur à un inférieur (un vassal par exemple), à la demande (« prière ») expresse de cet inférieur. Le contrat est établi pour une durée limitée et cesse à la mort du bénéficiaire, ou de ses proches (épouse, enfants).
Pour Laurent Ott[10], « les notions de fragilité, résilience, et vulnérabilité nous parlent toutes les trois de la précarité. Mais la précarité, vue au travers de ces filtres est une précarité light, décaféinée, beaucoup plus légère, moins inquiétante. À la limite, on nous dépeindrait même une précarité aimable ». « En parlant si peu de la précarité en elle-même, en la réduisant à la fragilité, la vulnérabilité ou la résilience, nous tentons de préserver encore un petit espoir (…) dans tout ce que représentent les institutions et l’ordre établi ». « Là où la précarité est sans appel en ce qui concerne l’inadaptation des institutions, des pratiques sociales, culturelles et éducatives » En 2014, je participais à un colloque organisé par des rhétoriciens de l’Université Libre de Bruxelles intitulé : « Le fragile et le flou. Apprivoiser la précarité, un art rhétorique »[11]. Ceci à partir de l’œuvre d’un philosophe Eugène Dupréel (1879-1967) qui a développé une « philosophie de la précarité » à laquelle d’ailleurs se réfère Jean Oury (Michel.C nous parlera peut-être du sens du précaire qui nourrit la tradition sophistique). Je vous cite là un morceau de l’argument que j’ai retrouvé : « Précarité, le terme a de quoi surprendre, inquiéter peut-être. Il charrie dans nos imaginaires collectifs, un monde trouble de représentations négatives et dévalorisées. La précarité fait signe vers un manque, une menace, un risque. En elle, se logent, tout ensemble, flou, discontinuité, faiblesse. Autant de propriétés qui demeurent en porte-à-faux avec l’idéal de sécurité, de certitude et de transparence défendu notamment par les sociétés modernes. En somme, il ne fait pas bon être précaire. Plus précisément, il ne fait pas bon rester précaire. Au mieux, peut-il s’agir d’un état transitoire, d’un entre-deux- (entre un vide et un plein), d’une voie d’accès à la stabilité. L’enjeu consiste alors, pour ceux qui en sont victimes, à tenter de résorber cette fragilité ou vacance, à compenser l’écart (conséquence dira-t-on, d’une imperfection, d’une ignorance ou d’une tare propre au sujet)[12]qui sépare d’un autre état dans lequel rien ne manque : état d’achèvement signant la victoire de l’Un sur le multiple… Bref, dans quelle mesure, en quel sens et à quelles fins, un « moins » pourrait-il représenter un « plus » ? »
« Masquer la fragilité ne fragilise -t-il pas plus ? Ne vaut-il pas mieux affronter cette ténuité insistante qui hante la vie des hommes ? » se demande Loïc Nicolas. « Ce secret espoir (que dans l’extinction de l’errance et du doute se fasse jour le salut des hommes), qui souvent nous habite est source d’une fragilité aussi radicale qu’elle est ignorée- occultée du moins »[13].
Ce sont des questions entre autres que nous essayerons de déplier, d’autant plus que la pratique que nous avons essayé de soutenir bon an mal an au sein du dispositif Kairn, dispositif d’accueil et d’accompagnement de jeunes confiés par l’ASE avaient comme cadre ou comme points cardinaux la souplesse, le fragile, l’indéterminé, (nous avons théorisé nos points d’ancrage avec Philippe Petit, funambule, le Culbuto et les cairns, constructions humaines éphémères, à la fois solides et destructibles, reconfigurables à tout moment). Naviguer à vue, au pas à pas, à partir des dires et agirs des jeunes, sans (trop) d’anticipation…
Mais quels liens entre la précarité « commune » et la précarité sociale, politique, économique? Par exemple, faire l’expérience de la précarité, n’est pas « vivre dans la précarité » imposée culturellement à un nombre de plus en plus croissant de personnes, avec entre-autre le travail précaire comme impératif de production économique pour pouvoir rester dans la course, mais à quel prix. Pour Guillaume Le Blanc [14] la réflexion sur la précarité sociale et politique subie risque d’occulter la précarité vitale « exerçant ainsi une ultime violence à l’endroit de ceux qui, privés des moyens matériels et /ou symboliques de subsistances, se voient dénier l’expérience de la précarité même de leur vie ».
Différentes dimensions de la Précarité donc, qui se croisent, coexistent ou pas. Certains abordent aussi la question de la précarité due au « rapport subi aux institutions, en particulier celles qui garantissent la subsistance et l’intégration sociale : l’expérience d’une « « institution de la précarité », comme processus à l’œuvre dans l’institution, articulée à la fonction sociale plus générale de compensation ou de valorisation des politiques du travail »[15]. L’article renvoie à des études sur la « casuistique bureaucratique » comme « mode de gouvernement » ; « précariser-contrôler ».
Précarité originelle « naturelle », précarité vitale, précarité sociale, politique, tout ne peut être mis dans le même panier et nous tenterons de ne pas faire (trop) de raccourcis. Cependant pour Butler « s’il est sans doute difficile d’utiliser un seul et même mot pour décrire les conditions qui rendent les vies invivables, le terme de précarité semble permettre de distinguer les différents modes « d’invivabilité » (détenus en prison sans procès, zones de guerre ou zones occupées, , personnes qui se retrouvent exposées à la violence et à la destruction sans sécurité ni solution, personnes obligées d’émigrer… personnes pour qui la perspective d’une assistance stable recule, vivent au jour le jour, dans un horizon temporel effondré, qui ressentent la souffrance d’un futur compromis… quand on a aucun pouvoir pour diriger sa vie… »[16].
Il faudra aussi distinguer précarité et pauvreté. Contrairement au pauvre, le précaire « n’a pas d’enveloppe, pas de protection, pas de sécurité. Il est littéralement sans défense, que celles-ci soient sociales, culturelles ou politiques »[17].
Précarité « naturelle », à reconnaitre, assumer pour éventuellement s’en servir. Et en même temps à limiter, à combattre… Mais quelle serait alors la limite d’une précarité supportable, acceptable, vivable ? Mais alors qu’est-ce qu’exister ? Quelles sont ces conditions économiques et autres sans lesquelles la vie devient survie, le vivable invivable ? Se poser ces questions signifient que l’on peut être en vie sans vie, que des vies humaines peuvent être ou devenir inhumaines. L’homophonie que l’on entend dans l’intitulé même du séminaire laisse entendre cette question : quand passe -t- on de l’un à l’autre ? Du tu es/ au tué(e) -et au fait de tuer. La précarité meurtrit. Meurtrir : blesser, serrer, heurter au point de laisser une marque sur la peau ; issu de l’ancien bas vieux-francique * murth(r)jan (« tuer »).
Vivre, être en vie. Vivre, survivre. En vie/envie. Un être en vie, à quoi il manque l’envie. Ou alors celles qu’il pourrait avoir ne sont plus envisageables, ou atteignables. « Qu’est ce qui fait une vie vivable ? Si une vie est invivable, c’est à cause de la destruction des conditions qui fait vivable. Quelles sont les conditions nécessaires pour que je puisse vivre une vie vivable. Dire qu’une vie est vivable équivaut à dire que je puisse la vivre et l’autre probablement aussi. Que ma vie, comprise comme une vie humaine, puisse vivre dans certaines conditions et que cela est valide aussi pour d’autres vies. Et que les restrictions qui affectent ma vie ne me sont pas si insupportables pour me faire douter du fait de continuer à vivre. Bien sûr les êtres humains vivent de manière différentes les limites du vivable…Chacun détermine ce dont il a besoin pour vivre » Mais poser la question « suggère qu’il y a des conditions partagées qui rendent vivables les vies humaines…Si la vie que nous vivons n’est jamais exclusivement la nôtre (alors que nous vivons comme si nos vies étaient séparées) les conditions d’une vivable doivent être garanties et pas uniquement pour moi ». « Finalement le vivable est une condition très modeste ». « Dans la question du vivable, il ne s’agit pas de savoir ce qui me rendrait heureux ou pourrait satisfaire mes désirs mais plutôt de chercher les conditions pour que la vie puisse se maintenir et continuer. Quelle sont les conditions de vie qui font vivre de manière telle que la vie continue d’être supportable ».[18]
Dans le paysage social-mondial contemporain, on a l’impression que la question du tuer–et du tué(e), non avec les fusils[19] mais avec une précarisation croissante des conditions de vie pour un nombre toujours plus grands de personnes, jetées, rejetées non seulement à la marge, mais au bord extérieur de la marge, s’accroit.
Conditions de vie qui deviennent « invivables », « déshumanisantes », « inhabitables » … On retrouve le in privatif, inaugural de notre séminaire en 2009 avec Roland Léthier. Je cite un passage de son texte : « Les Stratégies de Survie »[20] : « Un parcours va nous faire approcher des zones, des espaces que notre vocabulaire n’arrive pas à contenir. Ces espaces sont indexés du préfixe – in-, dans sa valeur de négation qui marque également l’absence, le contraire : inimaginable, inconcevable, indescriptible, innommable ».
Parmi les supports sociaux des vies, Guillaume le Blanc dégage : l’opérateur de reconnaissance (interroger la reconnaissance faciale), la possibilité de faire œuvre (à l’opposé du désœuvrement) ; la voix -avoir voix au chapitre, le récit, l’identité narrative de Paul Ricoeur…- « Ne plus être entendu, c’est ne plus être vu du tout »[21]. Nous aurons l’occasion d’y revenir, je ne vais pas développer ça aujourd’hui.
Pour Hannah Arendt la principale caractéristique humaine, c’est d’être elle-même toujours remplie d’évènements qui à la fin peuvent être racontés, peuvent fonder une biographie. Pour les Grecs, il n’est nullement question de la simple vie naturelle, mais d’une vie qualifiée, d’un mode de vie particulier. Aristote oppose le simple fait de vivre à la vie politiquement qualifiée, « engendrée en vue de la vie, mais essentiellement en vue du bien vivre ». La société humaine est distinguée de celle des autres vivants, en tant qu’elle est fondée, par un supplément de policité, lié au langage, sur une communauté de bien et de mal, de juste et d’injuste, et non simplement d’agréable et douloureux.
Michel Foucault, à la fin de « La Volonté de Savoir »[22], avance qu’au seuil de l’époque moderne, la vie naturelle commence à être intégrée dans les mécanismes et les calculs du pouvoir étatique, la politique se transformant en bio-politique. « L’homme pendant des millénaires est resté ce qu’il était pour Aristote : un animal vivant, et, de plus capable d’une existence politique ; l’homme moderne est un animal dans la politique duquel sa vie d’être vivant est en question ». L’espèce et l’individu en tant que simples corps vivants deviennent l’enjeu des stratégies politiques. Pour Foucault l’importance de la vie biologique et de la santé de la nation s’accroissent vertigineusement, en tant que problème spécifique du pouvoir politique. Il en résulte une sorte d’animalisation de l’homme, effectuée par les techniques politiques les plus sophistiquées, qui engendre aussi bien la possibilité des sciences humaines et sociales, que la possibilité simultanée de protéger la vie et d’en autoriser l’holocauste.
Agamben, dans le prolongement de Foucault conceptualise la notion de vie nue et son articulation au pouvoir souverain.[23] Dans « Homo Sacer »[24], il indique que les Grecs ne disposent pas d’un terme unique pour exprimer ce que nous entendons par le mot vie, mais de deux :
• zoé : qui exprime le simple fait de vivre, c’est à dire le fait d’être vivant, commun à tous les êtres vivants (animaux, hommes, dieux)
- bios (qui n’est pas biologie mais référé à bio-graphie (dire/se dire) : qui indique la forme ou la façon de vivre, propre à un individu ou à un groupe
La vie nue pourrait être définie comme la vie réduite à sa biologie, le corps avant sa prise dans une histoire sociale et politique ; la vie animale de l’homme, ramenée aux besoins, alors que bios est l’existence politique, inscrite dans le monde social. Pour Agamben, la politisation de la vie nue comme telle, constitue l’évènement décisif de la modernité, et marque une transformation radicale des catégories politico-philosophiques de la pensée classique. La politisation de la vie nue est la tâche métaphysique par excellence dont l’enjeu est l’humanité même de l’homme vivant. Agamben s’intéresse à l’articulation du pouvoir souverain avec la vie nue. La vie nue, celle qui donne priorité à la matérialité du corps sur sa prise dans une histoire sociale ou politique. Pour lui, « tant que le politique ne connaît aucune autre valeur que la vie, et tant que les contradictions qui résultent de cette donnée ne seront pas résolues, le nazisme et le fascisme qui avaient fait de la décision sur la vie nue le critère politique suprême, resteront dramatiquement actuels ». C’est seulement parce que la politique s’est transformée à notre époque en bio-politique qu’elle a pu se transformer à tel point en politique totalitaire, et que les camps de concentration ont pu se constituer en espace de la vie nue par excellence. Parallèlement à l’affirmation de la vie biopolitique, on assiste à un déplacement et une extension progressive, au-delà des limites de l’état d’exception, de la décision sur la vie nue, qui définissait la souveraineté. Dans tout État moderne il existe un point qui marque le moment décisif, où la décision sur la vie se transforme en une décision sur la mort, et où la biopolitique peut ainsi être renversée en thanatopolitique. La politisation ou la valeur politique de la vie biologique ouvre les portes au pouvoir souverain, mais plus seulement à titre d’exception. Les droits sur les corps, sur la santé s’accroissent (santé publique, pouvoir médical). Corrélativement les droits de vie et mort sur les individus aussi.
Mais parler de valeur de l’homme, c’est donner une définition économique de l’homme : l’économie humaine (ressources humaines, infrastructure humaine, patrimoine de la PJJ=jeunes attribués à, CEA : portefeuille=nombre de situations dont s’occupe un référent, …). Les valeurs sont graduées ; elles existent sur le mode du + ou -. Parler de valeur c’est aussi ouvrir la porte aux contre-valeurs, à la non-valeur. La vie nue devient le lieu d’une décision incessante de valeur et non-valeur. Vies sacrifiables, que l’on peut tuer sans qu’il y ait crime. On peut parler alors des « vies indignes d’être vécues » et se poser la question, avec Judith Butler, des vies dignes d’être pleurées ou non[25]. Pour Zygmunt Bauman on assiste à une production délibérée de déchets humains, de vies perdues, superflues c’est-à-dire, sans valeur sociale. « Toute forme de société implique des rebuts. Notre planète est pleine et déborde de déchets : mais aujourd’hui, ce terme désigne aussi ce que l’auteur appelle des « déchets humains », une population en surnombre d’êtres qui sont rejetés, exclus, qui ne peuvent rien faire de leur existence[26].Une fabrique du déchet humain : mais qui fait le tri de ces déchets, quel recyclage ? En mettant la zoé, et non plus bios (la vie qualifiée du citoyen), au centre du politique, on s’occupe de la politique du vivant et non plus du vivre ; on s’occupe de ne pas faire mourir les corps[27], sans toutefois donner à chacun les droits nécessaires pour « bien vivre ».
Foucault expliquait la différence entre le bio-pouvoir moderne et le pouvoir souverain du vieil état territorial par le chiasme de deux formules. Faire mourir et laisser vivre, serait la devise du vieux pouvoir souverain, qui s’exerce avant tout comme un droit de tuer. Faire vivre (gestion des populations, régulation, santé publique) et laisser mourir serait le mot d’ordre du bio-pouvoir. Agamben rajoute une troisième formule qui saisirait la spécificité de la bio politique du 20ème siècle : non plus faire mourir, non plus faire vivre mais faire survivre. Car ce n’est plus la vie, ce n’est plus la mort, c’est la production d’une survie modulable et virtuellement infinie qui constitue la prestation décisive du biopouvoir de notre temps. Le développement de l’humanitaire, sa séparation radicale d’avec le politique, à laquelle nous assistons aujourd’hui, représente la phase la plus extrême de la séparation entre zoé et bios.
Didier Fassin[28] analyse de façon très fine, la logique du gouvernement humanitaire. Il évoque la reconfiguration de la politique des vies précaires au cours des dernières décennies à partir des nouvelles problématisations des faits sociaux. « On est passé de la lutte politique à l’assistance humanitaire. Nous sommes plus dans le registre du bon vouloir que du droit. Le gouvernement humanitaire est un gouvernement de bon vouloir (d’arbitraire) et quitte le domaine du droit. Le droit acquis. Le bon vouloir implique la supplique et redouble la précarité. Il faut exposer et prouver ses malheurs, accepter la soumission volontaire à la surveillance des acteurs sociaux, car les droits sont conditionnés par des devoirs ; il faut montrer sa bonne volonté de s’en sortir, avoir des projets… et assumer la responsabilité du processus, notamment quand l’accompagnement cesse…. Les secours de jadis se faisaient sans condition, alors que désormais les demandeurs doivent exposer leurs malheurs. La reconnaissance d’un droit n’est jamais très éloignée d’un rappel de la dette qu’ils contractent de cette manière à l’égard de la société… ». La constitution d’un gouvernement humanitaire est récente. Elle est corrélative d’une nouvelle intelligibilité du monde, d’une nouvelle manière d’appréhender ou de problématiser le monde, ainsi que d’une transformation du champ sémantique. Elle date de la fin des années 80, 90. Les inégalités sociales sont reconverties dans le langage de la santé mentale. « Que gagne-t-on et que perd –t-on au change, lorsque l’on parle de souffrance pour dire les inégalités, lorsque l’on invoque les traumatismes plutôt que d’invoquer les violences, lorsqu’on régularise des étrangers malades tout en restreignant le droit d’asile, lorsqu’on mobilise la compassion à défaut de la justice ? Ou encore par quels profits et pertes passe-t-on quand on ouvre des lieux d’écoute pour traiter de l’exclusion sociale, quand on exige des pauvres qu’ils racontent leurs malheurs… ». Le gouvernement humanitaire –gouvernement des vies précaires- déplace la légitimité de la vie sociale vers la vie biologique. Fassin analyse à partir de diverses « catégories de vies précaires », comment le gouvernement humanitaire s’organise autour de la zoé, -la vie nue qu’il s’agit de secourir- au détriment de bios, la vie inscrite dans le monde social. Dans le chapitre « l’aide d’urgence aux chômeurs et aux précaires », les aides sont souvent justifiées « par le maintien des conditions d’existence ». « La rhétorique administrative des besoins vitaux, dont il s’agit d’assurer la satisfaction, situe clairement l’enjeu des secours financiers mis en place par le gouvernement dans le registre de « la vie nue ». Les aides se situent au niveau de la survie. »
Pour Fassin « Le gouvernement humanitaire est la réponse que nos sociétés ont apportée à l’intolérable de l’état du monde contemporain. Le gouvernement humanitaire sauve quelque chose d’une idée de nous-mêmes, parce qu’en allégeant des souffrances, il allège également le poids de l’ordre mondial inégal. La raison humanitaire, de par l’émotion qu’elle génère, semble attester de notre humanité. Mais la raison humanitaire est plus attentive à la vie biologique des démunis et malheureux qu’à leur vie biographique, sociale, celle par laquelle ils seraient en mesure de donner eux-mêmes, de manière autonome, un sens à leur existence. Le geste même par lequel ils semblent être reconnus, les réduits à ce qu’ils ne sont pas – et même souvent refusent d’être-, en réifiant leur condition de victime, en ignorant leur histoire, en se faisant sourd à leur parole ». « La raison humanitaire nous permet de croire encore, contre l’évidence quotidienne des réalités, à ce concept même d’humanité qui supposent que tous les êtres se valent parce qu’ils appartiennent à un monde commun… Mais en même temps qu’elle redonne une certaine humanité aux démunis, la raison humanitaire est plus attentive à la vie biologique des démunis et malheureux, celle au nom de laquelle on leur apporte assistance- qu’à leur vie bio-graphique- celle par laquelle ils seraient eux-mêmes en mesure de donner un sens à leur existence ».
Vivre (bios) ne va donc pas de soi et n’est pas garanti. Et ça ne dépend pas que de nous (l’individu/du sujet). Il faut pouvoir se présenter, être reconnu, accepté, accueilli, maintenu dans comme membre de la vie sociale, « L’une des conditions de cette inclusion est la perception que peuvent en avoir les différents membres des groupes qui composent une société. La possibilité qu’a une vie de se trouver maintenu dans l’espace public est liée à une série convergente de perceptions sociales qui accréditent des manières d’être en les réitérant dans la visibilité du monde sociale. La visibilité sociale est ainsi l’effet d’une série de perceptions non interrogées, liés à des jugements sociaux incorporés, à un ensemble de croyances relatives à la justesse de la justification sociale (…). La possibilité de la quotidienneté ne relève pas d’une expérience primitive et ineffable qui noue les rapports de l’existant au monde, mais elle relève d’un cadre social actif qui conditionne une telle expérience, la rend possible ou au contraire la compromet. C’est pourquoi il existe une fragilité de la vie ordinaire. Celle-ci n’est jamais assurée de rester dans le cadre social : ce dernier peut pour des raisons diverses se dérober, effaçant de ce fait même le sol des expériences d’une vie ». « Sortir du cadre, au double sens où l’on est expulsé et où l’on est sans moyen de pouvoir être recadré, c’est ne plus être justifié, et par suite, être condamné à errer tel un spectre qu’aucune qualité ne peut plus retenir dans l’espace public. Les cadres sociaux des expériences ordinaires ne sont pas seulement des conditions de ces expériences. Ils créent également les conditions d’une perception des vies ordinaires. Leur invalidation a alors valeur d’effacement pour des vies qui, en étant injustifiées, ne se trouvent plus en mesure de se laisser caractériser autrement qu’ne termes de vies négatives, vies dangereuses ou inutiles, vies parias situées au ban de l’humanité » [29]. « La qualité d’humain est souvent considérée comme une qualité donnée une fois pour toute. Elle est de ce fait rarement interrogée tant elle semble posséder une évidence naturelle ou culturelle qui rien ne parait devoir entamer. Si nous ne pouvons que constater, eu égard à la misère du monde, que les vies malheureusement ne se valent pas, il est rare qu’il en résulte une interrogation sur ce qui fait l’humain en tant que tel. Vivre et vivre d’une vie humaine semblent relever d’un même socle, témoignant d’une stabilité ontologique qui se distribue dans toutes les vies. Il existe pourtant des modes de destitution de la qualité humaine qui se font jour dans des formes extrêmes de violence (…) (qui) mettent en relief une précarité des vies humaines qui fait retour sur l’appellation « vie humaine »[30]
Agostina Taruschio, psychiatre, psychanalyste de Buenos Aires[31], (que je rencontrerai le 27 février) parle de « rasage » « Avec la notion de rasage, nous évoquons des situations où la vie, dans ses différentes sphères, se présentent pratiquement au bord de l’existence, dans un état de précarité ou de désolation. L’expression « vies dévastées » modifie de manière inattendue mais inéluctable la question du sujet, pouvant situer une souffrance en dehors, qui est « tout simplement dans le réel ». (Mais le rasage n’éradique pas à la racine (contrairement à l’épilation laser), ça repousse, (parfois de façon plus drue- rajout de moi). On retrouve là des problématiques des « Innocents ».[32]
[2] Jean Oury, « Création et schizophrénie », éd. Galilée, 1989, p 36
[3]J. Lacan, Séminaire « La Logique du Fantasme », séance du 10 mai 1967, éd. Seuil, 2023
[4] Béatrice Hibou, « La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale » éd. La Découverte, 2012
[5] Maurizio Ferraris, « Mobilisation totale », éd.PUF, 2016
[6] Antoine Garapon et J Lassège, « Le numérique contre le politique », éd. PUF, 2021
[7] Paolo Virno, « De l’Impuissance : la vie à l’époque de sa paralysie frénétique », éd. de l’éclat, 2022
[8] Ivan Illich, « La convivialité », éd. Seuil, 1973
[9] Julio Cortazar, « Préambule aux instructions pour remonter une montre, extrait de Cronopes et Fameux (1962) », éd. Gallimard, 1977
[10] Laurent Ott, « Philosophie de la Précarité, Sortir de l’Impuissance », éd. Chronique sociale, 2019
[11] Sonia Weber Intervention « Tramalogie ou l’Art du ravaudage », in « Le Fragile et le Flou, de la précarité en rhétorique », éd. Classiques Garnier, 2018
[12] D’où nécessité d’acquérir des compétences en tout genre, de s’auto développer en permanence…rajout de ma part
[13] Loic Nicolas, « Le Fragile et le Flou, de la précarité en rhétorique », éd. Classiques Garnier 2018, p 13
[14] Guillaume Le Blanc, « Vies ordinaires Vies précaires », éd. Seuil, 2007, p 52
[15] Guillaume Heuguet, in « Savoirs de la précarité », éd. Editions des archives contemporaines, 2020
[16] Judith Butler, « Vie précaire, Les pouvoirs du deuil et de la violence », éd. Amsterdam, 2005
[17] Laurent Ott, op. cité
[18] J.Butler Transcription d’une vidéoconférence avec l’Université Nationale de Mexico pendant la pandémie 2020.
[19] Sandra Lubert, « Personne ne sort les fusils », éd. Seuil, 2020
[20] Roland Léthier sur le site de Visa-Vie, Les stratégies de survie (visa-vie.com)
[21] Guillaume le Blanc, « l’Invisibilité Sociale », 2d. PUF, 2009
[22] Michel Foucault, « Leçons sur la Volonté de Savoir », éd. Gallimard, 2011
[23] 16ème séance, 2/03/2012, « Christian Dior ou le traitement de la misère », CHRISTIAN DIOR ou LE TRAITEMENT de la MISERE PAR LA MISERE – Visa-Vie
[24] Giorgio Agamben, “Homo Sacer”, éd. Seuil, 1997
[25] Judith Butler, op.cité
[26] Zygmunt Bauman, « Vies perdues, la modernité et ses exclus », éd. Payot et Rivages, 2004
[27] P. Declerck, « Le sang nouveau est arrivé », éd. Gallimard, 2005
[28] Didier Fassin, « La raison humanitaire », éd. Gallimard, 2010
[29] Guillaume Le Blanc, op. cité
[30] Guillaume Le Blanc, op. cité
[31] Agostina Taruschio “Hacer lugar a lo que no tiene lugar. Notas para pensar una clínica del arrasamiento”, Apertura de sección: «Frágil como el mundo». Por Agostina Taruschio – En el margen.
[32] La ballade des Innocents 2009 et suivantes, site www.visa-vie.com