L’itinéraire de la ballade que je vous propose ce matin résulte du croisement de plusieurs questionnements.
1. L’accompagnement dans le dispositif Kairn d’une jeune fille qui me soumet à une foultitude de demandes : demandes très pragmatiques, très collées aux besoins quotidiens, toujours très urgentes, quasi vitales pour elle : argent de poche, «vêture », alimentation, la chercher, changer le lieu ou l’heure du rdv, lui amener du gel pour ses cheveux parce que sinon elle ne peut pas sortir de son bain et aller faire ses courses… Demandes formulées avec une tonalité, une manière de demander qui parfois me fait intérieurement réagir : « j’ veux- maintenant- j’ai droit » – « vous êtes payée pour ça sinon à quoi vous servez… ». Envie de lui répondre : « c’est pas comme ça qu’on demande ! » « Attends cocotte » (en référence à la blague racontée par Lacan « arrière cocotte »). Comment répondre ? Lui apprendre la politesse ? lui apprendre la frustration ? Dire oui, dire non ? Pourquoi/pour quoi ? Ah la frustration qui envahit tout ! Dès qu’un jeune n’est pas content ou réagit vivement après un refus : « il ne supporte pas la frustration ! Il faut lui apprendre à supporter en disant non » !! Ce qui est encore plus insupportable pour lui… Comme si le mot d’ordre était : « frustrons-les et on les humanisera ».
2. Ma pratique dans le réseau des microstructures à la maison médicale du Neuhof. Les demandes n’affluent pas, ni chez l’assistante sociale ni chez le psy, dans un contexte où les politiques sociales insistent de plus en plus pour s’occuper des précaires. Pourquoi ? Y-a-t-il des conditions pour que quelqu’un vienne demander et puisse déployer une parole ? Que faut-il supposer à l’Otre, pour pouvoir demander ? « On n’obtient jamais rien » ; « Y a rien à espérer ou attendre » ; « On se fait renvoyer à chaque fois ; ils nous donnent rien » … A quelles conditions peut-on demander ? Si toute demande « c’est demander la lune », il faut pouvoir rêver. Pour demander il faut peut-être pourvoir supposer que l’Otre vous entendra et vous dira oui (ce qui ne veut pas dire qu’il le fera). Au Neuhof, bon nombre de personnes n’attendent plus, n’espèrent plus… la plainte se dépose alors chez le médecin, même pour les questions sociales, car la seule chose qui ouvre un peu des portes c’est le certificat médical. Le corps malade a encore un peu de poids, là où la parole seule ne sert plus. Didier Fassin parle de bio légitimité. « La sanitarisation du social (mise en soin du social) implique aujourd’hui une reconnaissance plus grande accordée à l’intégrité du corps qu’à l’intégrité de la personne ; autrement dit, la reconnaissance de la personne passe par la reconnaissance du corps altéré, souffrant »[1].
3. Autre expérience, avec des demandeurs d’asile, public dit « vulnérable » : le traitement de la misère par la misère. Sauf conditions extrêmes, la demande de la garantie des besoins « vitaux » n’est plus assurée et les réponses négatives vont bon train. Manger, se vêtir, avoir un toit : cela ne va plus de soi pour un nombre croissant de personne et la réponse aboutit parfois (souvent) à des non ou des oui sous conditions. Non seulement des conditions légales mais de justifications faisant valoir l’extrême misère ou le mérite. Manger si on a un projet… Toit non seulement pour dormir, mais dormir pour se poser, se reposer et réfléchir à un projet…. Appartement pour les jeunes s’ils ont un projet (si pas de projet, pas d’appartement, pas de contrat jeune majeur …) et sont suffisamment autonomes. C’est tirer l’humain du côté de la zoé, lui refuser le bios. L’idée de Vie Nue développée par Agamben a toute son importance.
Intermède
Séance du séminaire, revue et corrigée par une jeune lors d’un entretien, version 2012.
« S’ils pourraient, ils nous habilleraient qu’à Emmaüs.
Ils comprennent pas : j’demande un t-shirt Adidas pour le sport ; que je sois bien, que j’ai pas honte quand j’ôte mon jogging.
Ils croient que j’aime que la marque, le luxe ; ils me disent que l’Etat paye déjà beaucoup pour moi. Ils peuvent pas entendre que quand on est pas bien à l’intérieur c’est important de pouvoir se sentir belle.
Avant je demandais rien, ça paraissait bizarre. Maintenant que je demande on me reproche de demander trop » (la lune)
Là il ne s’agit pas tant « d’habiter son corps » que d’habiller son corps. Nous aurons peut-être l’occasion d’y revenir.
4. Parallèlement à tout ça, la lecture du séminaire : « Les Formations de l’inconscient »[2]. Dans la séance du 27/11/57 Lacan énonce : « dès l’origine le processus de la demande (est soumis) à la nécessité du refus». Je vous lis tout le passage. Commentant le mot d’esprit « famillionniaire » Lacan précise : « La fonction signifiante propre à ce mot n’est pas seulement de désigner ceci ou cela, mais une sorte d’au-delà. Ce qui est signifié de fondamental n’est pas uniquement lié aux impasses du rapport du sujet avec le protecteur millionnaire. Il s’agit d’un certain rapport qui échoue de ce qui introduit dans les rapports humains un mode d’impasse essentiel qui repose sur ceci, que nul désir ne peut être reçu, admis par l’Autre, sinon par toutes sortes de truchements qui le réfractent, qui en font autre chose que ce qu’il est, un objet d’échange, et pour tout dire, soumettent dès l’origine le processus de la demande à la nécessité du refus».
« Le mécanisme de la demande fait que l’Autre par nature, s’y oppose, on pourrait dire encore que la demande exige par nature, pour être soutenue comme demande que l’on s’y oppose »
« C’est l’histoire – que vous connaissez sûrement-, dite du masochiste et du sadique : Fais-moi mal, dit le premier au second, lequel répond : Non ». … « Je vois que ça ne vous fait pas rire. D’ailleurs cette histoire n’est pas pour vous faire rire. Quelque chose nous est suggéré dans cette histoire qui se développe à un niveau qui n’a plus rien de spirituel. En effet qui y a-t-il de mieux fait pour s’entendre que le masochiste et le sadique ? Oui mais vous le voyez dans cette histoire, à condition qu’ils ne se parlent pas. … C’est donc pour autant que nous sommes passés au niveau de la parole que ce qui devait aboutir, à condition de ne rien dire, à la plus profonde entente, conduit à ce que j’ai appelé tout à l’heure la dialectique du refus, nécessaire à soutenir dans son essence de demande ce qui se manifeste par la voie de la parole ». Dans le champ de la psychanalyse, dès que l’on se met à parler, le Non est la seule réponse possible à la demande. C’est la dialectique du refus.
Lacan s’interroge : « Qu’est-ce que la demande ? C’est ce qui d’un besoin, passe au moyen du signifiant adressé à l’Autre ». Dès qu’on se met à parler, le besoin se transforme en demande. (Ce qui remet en cause tous les poncifs : il n’a pas de demande). L’accès aux besoins nus n’est plus possible. Qu’est-ce à dire ? Comment entendre cela, notamment lorsque nous intervenons dans le cadre de la psychanalyse « en extension », hors le consultoire. Qui plus est dans le champ social, psychosocial, psycho-médico-social. Les choses deviennent confuses pour moi. Besoin de revenir sur cette « naturalité du refus » qui participe un peu du catéchisme lacanien, et qui rend compte aussi du silence de l’analyste. Besoins de reprendre la triade : Besoin/demande/désir. Pourquoi Non ? Naturellement non ? Je résiste. Comment ce non est-il repris dans les contextes sociaux dans lesquels nous intervenons et dans un temps où l’idée de Vie Nue développée par Agamben s’accroit.
Toujours dans la séance du 4/12/57, Lacan dit : « Vêtir ce qui sont nus, nourrir ce qui ont faim…si la demande devait être soutenue dans sa pointe directe, pourquoi ne pas dire habiller ceux ou celles qui sont nus chez Christian Dior ? Cela arrive de temps en temps mais en général c’est qu’on a commencé par les déshabiller soi-même... » Mais pourquoi pas quand même Dior (ou Adidas ou Nike…), sans les déshabiller ?
Entre Besoins et Demande. Zoé ou Bios.
Ainsi donc, dès que l’on se met à parler, « ce qui a commencé comme besoin s’appellera demande ». Ceci n’est pas sans conséquence, dont l’une est de demander la lune : « Le système des besoins vient dans la dimension du langage pour y être remodelé, mais aussi pour verser dans le complexe signifiant à l’infini, et c’est ce qui fait que la demande est essentiellement quelque chose qui, de sa nature se pose comme pouvant être exorbitante. Ce n’est pas pour rien que les enfants demandent la lune. Ils demandent la lune parce qu’il est de la nature d’un besoin qui s’exprime par l’intermédiaire du système signifiant de demander la lune. Aussi bien d’ailleurs n’hésitons nous pas à la leur promettre… » (p 87) J’y reviendrai.
Une autre conséquence : il y a un reste, un écart entre la demande et la réponse à la demande. « Or ce que nous devons ici considérer, du côté de la demande, ne peut pas exactement se confondre avec la satisfaction du besoin, car l’exercice même de tout signifiant transforme la manifestation de ce besoin. De par l’appoint du signifiant, un minimum de transformation, de métaphore pour tout dire, lui est apporté, qui fait que ce qui est signifié est quelque chose au-delà du besoin brut, est remodelé par l’usage du signifiant. Dès lors, dès ce commencement, ce qui entre dans la création du signifié n’est pas pure et simple traduction du besoin, mais reprise, ré assomption, remodelage du besoin, création d’un désir autre que le besoin. C’est le besoin, plus le signifiant ».
« À partir du moment où il est passé par la dialectique de la demande introduite par l’existence du Signifiant, le besoin n’est jamais rejoint » (cf. les pas d’Achille). Ravaler la demande aux besoins nus, implique donc la réduction du sujet, (déshumanisation). « L’essentiel est de mettre ceci en relief – qu’est-ce qui se passe dans la satisfaction d’un besoin ? Nous répondons à la demande, nous donnons à notre prochain ce qu’il nous demande, mais par quel trou de souris faut-il qu’il passe ? À quelle réduction de ses prétentions faut-il qu’il se réduise lui-même pour que la demande soit entérinée ? C’est ce que met suffisamment en valeur le phénomène du besoin quand il paraît nu ». Le besoin nu pourrait se passer de parole (on y reviendra plus tard). À travers la parole exprimant les besoins vitaux se rajoute, a minima, un au-delà : considération, respect, être écouté…
Dans « Homo Sacer »[3], Agamben indique que les Grecs ne disposent pas d’un terme unique pour exprimer ce que nous entendons par le mot vie, mais de deux :
- zoé: qui exprime le simple fait de vivre, c’est à dire le fait d’être vivant, commun à tous les êtres vivants (animaux, hommes, dieux)
- bios (qui n’est pas biologie mais référé à bio-graphie (dire/se dire) : qui indique la forme ou la façon de vivre, propre à un individu ou à un groupe. « …la vie (humaine) suit un mouvement strictement linéaire causé par le même moteur biologique qui anime tous les vivants.»
Pour Hannah Arendt la principale caractéristique humaine, c’est d’être elle-même toujours remplie d’évènements qui à la fin peuvent être racontés, peuvent fonder une biographie. Pour les Grecs, il n’est nullement question de la simple vie naturelle, mais d’une vie qualifiée, d’un mode de vie particulier. Aristote oppose le simple fait de vivre à la vie politiquement qualifiée, « engendrée en vue de la vie, mais essentiellement en vue du bien vivre ». La société humaine est distinguée de celle des autres vivants, en tant qu’elle est fondée, par un supplément de policité, lié au langage, sur une communauté de bien et de mal, de juste et d’injuste, et non simplement d’agréable et douloureux.
Michel Foucault, à la fin de « La Volonté de Savoir »[4], avance qu’au seuil de l’époque moderne, la vie naturelle commence à être intégrée dans les mécanismes et les calculs du pouvoir étatique, la politique se transformant en bio-politique. « L’homme pendant des millénaires est resté ce qu’il était pour Aristote : un animal vivant, et, de plus capable d’une existence politique ; l’homme moderne est un animal dans la politique duquel sa vie d’être vivant est en question ». L’espèce et l’individu en tant que simples corps vivants deviennent l’enjeu des stratégies politiques. Pour Foucault l’importance de la vie biologique et de la santé de la nation s’accroissent vertigineusement, en tant que problème spécifique du pouvoir politique. Il en résulte une sorte d’animalisation de l’homme, effectuée par les techniques politiques les plus sophistiquées, qui engendre aussi bien la possibilité des sciences humaines et sociales, que la possibilité simultanée de protéger la vie et d’en autoriser l’holocauste.
Agamben, dans le prolongement de Foucault conceptualise la notion de vie nue et son articulation au pouvoir souverain. La vie nue pourrait être définie comme la vie réduite à sa biologie, le corps avant sa prise dans une histoire sociale et politique ; la vie animale de l’homme, ramenée aux besoins, alors que bios est l’existence politique, inscrite dans le monde social. Pour Agamben, la politisation de la vie nue comme telle, constitue l’évènement décisif de la modernité, et marque une transformation radicale des catégories politico-philosophiques de la pensée classique. La politisation de la vie nue est la tâche métaphysique par excellence dont l’enjeu est l’humanité même de l’homme vivant. Agamben s’intéresse à l’articulation du pouvoir souverain avec la vie nue. La vie nue, celle qui donne priorité à la matérialité du corps sur sa prise dans une histoire sociale ou politique. Pour lui, « tant que le politique ne connaît aucune autre valeur que la vie, et tant que les contradictions qui résultent de cette donnée ne seront pas résolues, le nazisme et le fascisme qui avaient fait de la décision sur la vie nue le critère politique suprême, resteront dramatiquement actuels ». C’est seulement parce que la politique s’est transformée à notre époque en bio-politique qu’elle a pu se transformer à tel point en politique totalitaire, et que les camps de concentration ont pu se constituer en espace de la vie nue par excellence. Parallèlement à l’affirmation de la vie biopolitique, on assiste à un déplacement et une extension progressive, au-delà des limites de l’état d’exception, de la décision sur la vie nue, qui définissait la souveraineté. Dans tout Etat moderne il existe un point qui marque le moment décisif, où la décision sur la vie se transforme en une décision sur la mort, et où la biopolitique peut ainsi être renversée en thanatopolitique. La politisation ou la valeur politique de la vie biologique ouvre les portes au pouvoir souverain, mais plus seulement à titre d’exception. Les droits sur les corps, sur la santé s’accroissent (santé publique, pouvoir médical). Corrélativement les droits de vie et mort sur les individus aussi.
Parler de la valeur de l’homme, c’est donner une définition économique de l’homme : l’économie humaine (ressources humaines, patrimoine de la PJJ=intervenants attribués à…). Les valeurs sont graduées ; elles existent sur le mode du + ou -. Parler de valeur c’est aussi ouvrir la porte aux contre-valeurs, à la non-valeur. La vie nue devient le lieu d’une décision incessante de valeur et non-valeur. Vies sacrifiables, que l’on peut tuer sans qu’il y ait crime. On peut parler alors des « vies indignes d’être vécues » et se poser la question, avec Judith Butler, des vies dignes d’être pleurées ou non. Pour Zygmunt Bauman[5] on assiste à une production délibérée de déchets humains, de vies perdues, superflues c’est-à-dire, sans valeur sociale. En mettant la zoé, et non plus bios (la vie qualifiée du citoyen), au centre du politique, on s’occupe de la politique du vivant et non plus du vivre ; on s’occupe de ne pas faire mourir les corps, sans toutefois donner à chacun les droits nécessaires pour « bien vivre ». Les prototypes récents de la vie nue sont, pour Agamben, les prisonniers des camps de concentration, les réfugiés, et ce qu’il appelle les néo-morts.
Foucault expliquait la différence entre le bio-pouvoir moderne et le pouvoir souverain du vieil état territorial par le chiasme de deux formules. Faire mourir et laisser vivre, serait la devise du vieux pouvoir souverain, qui s’exerce avant tout comme un droit de tuer. Faire vivre (gestion des populations, régulation, santé publique) et laisser mourir serait le mot d’ordre du bio-pouvoir. Agamben rajoute une troisième formule qui saisirait la spécificité de la bio politique du 20ème siècle : non plus faire mourir, non plus faire vivre mais faire survivre. Car ce n’est plus la vie, ce n’est plus la mort, c’est la production d’une survie modulable et virtuellement infinie qui constitue la prestation décisive du bio pouvoir de notre temps. Le développement de l’humanitaire, sa séparation radicale d’avec le politique, à laquelle nous assistons aujourd’hui, représente la phase la plus extrême de la séparation entre zoe et bios.
Didier Fassin[6] analyse de façon passionnante, la logique du gouvernement humanitaire. Il évoque la reconfiguration de la politique des vies précaires au cours des dernières décennies à partir des nouvelles problématisations des faits sociaux. « On est passé de la lutte politique à l’assistance humanitaire. Nous sommes plus dans le registre du bon vouloir que du droit. Le gouvernement humanitaire est un gouvernement de bon vouloir (d’arbitraire) et quitte le domaine du droit. Le droit acquis. Le bon vouloir implique la supplique et redouble la précarité. Il faut exposer et prouver ses malheurs, accepter la soumission volontaire à la surveillance des acteurs sociaux, car les droits sont conditionnés par des devoirs ; il faut montrer sa bonne volonté de s’en sortir, avoir des projets… et assumer la responsabilité du processus, notamment quand l’accompagnement cesse…. Les secours de jadis se faisaient sans condition, alors que désormais les demandeurs doivent exposer leurs malheurs. La reconnaissance d’un droit n’est jamais très éloignée d’un rappel de la dette qu’ils contractent de cette manière à l’égard de la société… ». La constitution d’un gouvernement humanitaire est récente. Elle est corrélative d’une nouvelle intelligibilité du monde, d’une nouvelle manière d’appréhender ou de problématiser le monde, ainsi que d’une transformation du champ sémantique. Elle date de la fin des années 80, 90. Les inégalités sociales sont reconverties dans le langage de la santé mentale. « Que gagne-t-on et que perd –t-on au change, lorsque l’on parle de souffrance pour dire les inégalités, lorsque l’on invoque les traumatismes plutôt que d’invoquer les violences, lorsqu’on régularise des étrangers malades tout en restreignant le droit d’asile, lorsqu’on mobilise la compassion à défaut de la justice ? Ou encore par quels profits et pertes passe-t-on quand on ouvre des lieux d’écoute pour traiter de l’exclusion sociale, quand on exige des pauvres qu’ils racontent leurs malheurs… ». Le gouvernement humanitaire –gouvernement des vies précaires- déplace la légitimité de la vie sociale vers la vie biologique. Fassin analyse à partir de diverses « catégories de vies précaires », comment le gouvernement humanitaire s’organise autour de la zoé, -la vie nue qu’il s’agit de secourir- au détriment de bios, la vie inscrite dans le monde social. Dans le chapitre « l’aide d’urgence aux chômeurs et aux précaires », les aides sont souvent justifiées « par le maintien des conditions d’existence ». « La rhétorique administrative des besoins vitaux, dont il s’agit d’assurer la satisfaction, situe clairement l’enjeu des secours financiers mis en place par le gouvernement dans le registre de « la vie nue ». Les aides se situent au niveau de la survie. » (Les exemples pourraient être multipliés : cf. hébergement d’urgence lors du plan hivernal, veille sociale…).
Analysant la régularisation des sans-papiers et la situation des demandeurs d’asile, Fassin se demande : « quel est ce nouvel ordre moral qui fait des corps malades un critère supérieur d’évaluation du bien-fondé des demandes de régularisation ? ». Jusque dans les années 80, le corps de l’immigré était tout entier fondé dans sa fonction d’instrument de production, dont la maladie ou l’accident venait interrompre la réalisation. Aujourd’hui c’est la pathologie qui devient source de reconnaissance sociale ; et plus elle est grave, mieux c’est ! Le bien portant n’a aucune perspective d’obtenir un titre de séjour. Le souffrant a des chances d’y arriver. « Le protocole compassionnel est une procédure de la dernière chance qui relève d’une forme de sympathie éprouvée en face de la souffrance (émotion, pathos). Il revendique un droit du maintien en vie de celui qui n’a plus entre les mains que son existence ». Ce qui permet à un malade africain sans papiers de dire : « Cette maladie -sida avancé- qui me tue, est aujourd’hui ce qui me permet de vivre ». Les demandes d’asile s’inscrivent aujourd’hui dans un climat de méfiance qui génère un discrédit sur la parole des demandeurs d’asile. La preuve de la véracité de leurs récits passe par le corps : il faut des cicatrices attestant que…. Ce sont les preuves par le corps qui disent le vrai, là où les récits sont soumis à l’idéologie de la suspicion. Dans toutes ces situations, l’économie de la souffrance, de la compassion, de l’émotion, du pathos, l’emportent sur le droit. Il convient de ne pas laisser mourir, de permettre de survivre mais pas de « bien vivre ». Zoé a gagné.
Pour Fassin « Le gouvernement humanitaire est la réponse que nos sociétés ont apportée à l’intolérable de l’état du monde contemporain. Le gouvernement humanitaire sauve quelque chose d’une idée de nous-mêmes, parce qu’en allégeant des souffrances, il allège également le poids de l’ordre mondial inégal. La raison humanitaire, de par l’émotion qu’elle génère, semble attester de notre humanité. Mais la raison humanitaire est plus attentive à la vie biologique des démunis et malheureux qu’à leur vie biographique, sociale, celle par laquelle ils seraient en mesure de donner eux-mêmes, de manière autonome, un sens à leur existence. Le geste même par lequel ils semblent être reconnus, les réduits à ce qu’ils ne sont pas – et même souvent refusent d’être-, en réifiant leur condition de victime, en ignorant leur histoire, en se faisant sourd à leur parole ». « La raison humanitaire nous permet de croire encore, contre l’évidence quotidienne des réalités, à ce concept même d’humanité qui supposent que tous les êtres se valent parce qu’ils appartiennent à un monde commun… Mais en même temps qu’elle redonne une certaine humanité aux démunis, la raison humanitaire est plus attentive à la vie biologique des démunis et malheureux, celle au nom de laquelle on leur apporte assistance- qu’à leur vie bio-graphique- celle par laquelle ils seraient eux-mêmes en mesure de donner un sens à leur existence ».
Pour en revenir à la distinction besoins- demande, désir.
L’expression de besoins, non pas nus mais quotidiens, sert la demande… « La demande est par soi-même si relative à l’Autre, que l’autre se trouve de suite en posture d’accuser le sujet, de le repousser, alors qu’en évoquant le besoin, il authentifie celui-ci, il l’assume, il l’homologue, il l’amène à lui, il commence déjà à le reconnaître, ce qui et une satisfaction essentielle ». Les demandes matérielles concrètent sont une entrée en matière, le support d’autre chose : croire que c’est (que) de ça dont il s’agit est un piège. Et la nature de la demande est de demander toujours plus ! Je vous relis le passage de Lacan déjà cité : « Le système des besoins vient dans la dimension du langage pour y être remodelé, mais aussi pour verser dans le complexe signifiant à l’infini, et c’est ce qui fait que la demande est essentiellement quelque chose qui de sa nature se pose comme pouvant être exorbitante. Ce n’est pas pour rien que les enfants demandent la lune. Ils demandent la lune parce qu’il est de la nature d’un besoin qui s’exprime par l’intermédiaire du système signifiant de demander la lune. Aussi bien d’ailleurs n’hésitons nous pas à la leur promettre… » Lacan (p 87).
Lacan analyse ainsi la remarque d’Octave Mannoni comme quoi, le mécanisme normal de la demande à laquelle on accède est de provoquer des demandes toujours renouvelées, (il parle du complexe de dépendance). « La demande accomplit une remise de soi (demandare = se confier), de tous ses besoins, à un Autre auquel le matériel signifiant de la demande est lui-même emprunté. Quand celui qui demande peut penser qu’effectivement l’Autre a vraiment accédé à une de ses demandes, il n’y a en effet plus de limite, il est normal qu’il lui confie tous ses besoins ». Piège de croire donc, que l’on peut répondre vraiment à une demande. Il y a toujours un reste. Mais heureusement, l’ingratitude est là ! « Reportons-nous à un thème absolument fondamental tout au long des histoires de traits d’esprit. On y voit que cela, des quémandeurs à qui l’on accorde des choses. Soit on leur accorde ce qu’ils ne demandent pas, soit, ayant obtenu ce qu’ils demandent, ils en font un autre usage, soit qu’ils se comportent vis-à-vis de celui qui le leur a accordé avec une toute spéciale insolence, reproduisant dans le rapport du demandeur au sollicité, cette dimension bénie de l’ingratitude, sans laquelle il serait vraiment insupportable d’accéder à aucune demande » Lacan p 93.
Dans le fond comme dans la forme, la demande doit être formulée dans le registre de l’Otre. Dans la forme : « Comment tu demandes ? » « C’est comme ça qu’on demande ? ». Il faut que la demande soit acceptable par l’Otre. Sinon risque de rejet immédiat (exigence, tyrannie…) Mais quel Autre ? l’Autre c’est le lieu de l’Autre, c’est le trésor des signifiants : mais quel trésor ? Le trésor des signifiants est-il le même pour tous ? Du fait de l’inscription d’un individu donné dans un milieu, la possibilité de langage est variable. L’ouvert est limité pour chacun. Dans une société donnée, certains énoncés sont impossibles, mais possibles dans une autre société. Parfois le décalage est tel, qu’il est semble-t-il impossible de demander (« pour parler il faut qu’on ait quelqu’un qui comprenne le parler du quartier, sinon c’est pas la peine » disait une patiente du Neuhof. Ce qui était en l’espèce contredit par le fait même qu’elle venait me parler chaque semaine « parce que je comprenais » alors que je ne suis pas (du tout) de la cité.)
« La demande n’a rien de confiant. Le sujet sait trop bien à quoi il a affaire et c’est pourquoi il déguise sa demande. Il demande quelque chose dont il a besoin au nom d’autre chose dont il a quelquefois besoin aussi mais qui sera plus facilement admis comme prétexte de la demande. Au besoin, cette autre chose, s’il ne l’a pas il l’inventera purement et simplement, et surtout il tiendra compte, dans la formulation de sa demande de ce qui est le système de l’Autre ». « Il s’adressera d’une certaine façon à la dame d’œuvre, d’une autre façon, au banquier, d’une autre façon au marieur… C’est-à-dire que son désir sera pris et remanié non seulement dans le système du signifiant, mais dans le système du signifiant tel qu’il est instauré ou institué dans l’Autre ». « … ce qui peut être demandé c’est l’objet admissible par l’Autre, l’objet de ce que veut bien désirer l’Autre, bref, l’objet métonymique ». Lacan p 95.
Je vous renvoie à l’analyse remarquable selon moi, de la question de la demande des usagers, en institution, par P.Decklerck[7]. Pensez aussi à comment les patients « sonnent » les infirmières. En général il y a toujours une demande médicale, de douleur, ou a minima une question d’inconfort (oreiller mal mis, verre inaccessible…). Méconnaître la structure de la demande engendre des malentendus graves. Toute demande est un « message qui porte en lui-même un caractère d’ambiguïté. Ce message est en effet une formulation qui est aliénée dès son départ, en tant qu’elle part de l’Autre, et qui aboutit de ce côté, qui est en quelque sorte désir de l’Autre… » [8] Et réciproquement : « C’est à un Autre au –delà de celui qui est en face de vous que la réponse à la demande, l’accord de la demande, est en fin de compte déféré ». « Toute satisfaction est accordée au nom d’un certain registre qui fait intervenir l’Autre au-delà de celui qui demande, et c’est cela précisément qui pervertit profondément le système de la demande et de la réponse à la demande ». (Cf l’histoire du saumon mayonnaise)
Pourquoi le non ? La dialectique du refus au service de l’émergence du désir :
« Freud nous apprend -et je dois le remettre en frontispice signé, la distance voire la béance qui existe de la structuration du désir à la structuration des besoins. … il nous montre à tous les détours, à quel point la structure des désirs est déterminée par autre chose que les besoins… »[9]. « Le désir. Qu’est-ce que le désir ? Le désir est défini par un décalage essentiel par rapport à tout ce qui est purement et simplement de l’ordre de la direction imaginaire du besoin –besoin que la demande introduit à un ordre autre, l’ordre symbolique avec tout ce qu’il peut ici apporter de perturbations ». « Il n’y a pas d’accès direct au désir : celui-ci est toujours subverti, rendu ambigu par son passage par les voies des signifiants ».
La fonction donc de ce « ne pas répondre » est non pas de provoquer la frustration, mais de permettre le déploiement d’une parole ; qu’un minimum de désir se constitue dans cet intervalle entre la demande et la réponse. L’intentionnalité pose l’objet comme un objet de satisfaction. Le leurre est de croire que c’est de ça dont il s’agit, ou que de ça.
Il me semble que dans notre pratique quotidienne avec les jeunes, la question n’est pas tant alors dans le oui ou le non, que dans le décalage entre la demande et la réponse, que dans la façon dont la réponse est portée. Ce n’est pas tant la réponse, que le positionnement de celui qui répond : ne pas croire que l’on peut donner la lune ou répondre au besoin. Répondre de façon telle que cela n’empêche pas, ne diminue pas la possibilité de laisser se déployer le désir.
Qu’est-ce qui, à un moment donné, sert le mieux le déploiement d’une parole, la dialectique du désir, l’émergence d’un sujet ? Le oui ? le non ? D’autant plus qu’avec les jeunes avec lesquels nous cheminons, il faut prendre aussi la question de la privation. Il me semble, que c’est parfois le oui ; parfois le non.
[1] Didier Fassin, la Raison Humanitaire, Gallimard, 2010
[2] Jacques Lacan, Les Formations de l’inconscient, Seuil, 1998
[3] Giorgio Agamben, Homo Sacer, Seuil, 1997
[4] Michel Foucault, La Volonté de Savoir, in Histoire de la Sexualité I, Ed Gallimard, 1976
[5] Zygmunt Baumann, « Vies perdues, la modernité et ses exclus », Ed Payot et Rivages, 2004
[6] Didier Fassin, op cité
[7] Patrick Declerck : les Naufragés, Ed Pocket, 2003
[8] Lacan, op cité
[9] Lacan, op cité