PRECAIRE’T 3

08/02/2025
Sonia Weber et Ines Crespo

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PRECAIRE’T 3

A écouter :

 

PrécaireT’3ème séance

Séminaire nomade 

Sonia Weber

Notes pour la séance du 8 février 2025 à Paris

 

 

« La force véritable n’exclut pas la fragilité »[1].  

« Pour supporter la précarité, il faut être en bonne santé.

Mais il ne faut pas généraliser, car l’immense majorité des gens ne supporte pas le précaire »[2]

 

– Séminaire 2009 : La Ballade/balade des Innocents

– 2010 : Création discursive, effet du séminaire : Dispositif Kairn. Une « niche » pour l’ASE

– Poursuite du séminaire jusqu’à aujourd’hui pour tenter de penser les questions qui se posent (à nous) au quotidien. Terreau, humus -indispensable (pour moi) – pour soutenir une pratique, ne pas s’y enfoncer, s’y engluer. Patauger avec les jeunes « dans des marais nauséabonds » (sic Roland), mais ne pas s’embourber, ou si c’est le cas, trouver des points d’appui pour en sortir aussi vite que possible….

– Poursuite du séminaire sous des appellations différentes selon les thématiques en jeu et les difficultés du moment. Théorisation clinique qui s’élabore au fil des rencontres, à partir des rencontres et des effets de rencontre. Séminaire qui s’écrit et se donne « en marchant ». Chemin non linéaire.

– Approche dans un double mouvement, tenant compte d’une double aliénation comme dit Oury. [3] « Il y a une double aliénation, de même que, dans le langage, il y a une double articulation » « L’aliénation est double : -l’une, dans la lignée théorique de Freud, puis Lacan, par l’entrée du sujet dans l’ordre du langage et la problématique du désir ; l’autre, dans la lignée théorique de Marx, dans l’entrée du sujet dans l’ordre social ».

La pratique à Visa-Vie impose de prendre en compte la dimension sociale, le sujet plongé dans une texture sociale, et les institutions et organisations qui la gouvernent. A la fois « les origines sociales » des jeunes (on ne vit pas tous dans les mêmes milieux), l’environnement relationnel, les modalités relationnelles, les embrouilles, la langue, mais aussi les institutions qui s’occupent des jeunes de l’Ase et les injonctions sociales qui leur sont faites pour obtenir reconnaissance.et droit de cité. Il nous importe aussi de repérer « l’Air du temps », les Façons de Dire, les nouveaux malaises dans la civilisation, ce qui traversent et excède les sujets.

Préoccupation : comment soutenir une pratique « référée » à la psychanalyse – ou pratique « psychanalytique », dans le champ social, quand on est impliqué très concrètement et directement dans la vie quotidienne des jeunes ?

Ce que nous aurons tenté de soutenir, c’est qu’ils puissent, peut-être, non pas s’en sortir (de quoi d’ailleurs ?), se normaliser, entrer dans les clous, s’insérer comme seule option possible, mais avoir une petite possibilité de choix, c’est à dire pouvoir choisir de poursuivre la route de façon moins « misérable » ou destructrice pour eux. De pouvoir prendre soin d’eux autrement, pour reprendre l’expression d’Allouch sur l’analyse[4].

Pouvoir choisir, c’est pourvoir dire par exemple : « je préfère (malgré tout) vivre dans la rue, ou aller de temps en temps en prison plutôt que d’essayer de tenir les contraintes sociales que je ne veux pas ou qui sont trop lourdes pour moi », c’est pourvoir dire « je préfère rester ou être dans la prostitution plutôt que de travailler », mais après avoir découvert qu’ils pourraient faire autre chose, que tout ne leur est pas barré. Alors que là ils subissent le misérable comme un destin, une condamnation, une conséquence de leur vie malmenée, un impossible d’avoir droit ou de pouvoir passer à autre chose.

Qu’ils puissent choisir la rue, la prison plutôt que de vouloir les en sortir c’est aussi soutenir que nous n’avons rien à dire, ni aucun jugement à porter sur ce que serait « une vie digne d’être vécue »[5].Une façon de dire : qu’ils puissent gagner en liberté et sortir d’une certaine aliénation, notamment de la répétition trans générationnelle, ou du destin souvent évoqué comme une inexorable fatalité. Liberté toute relative, mais à prendre en compte, surtout « quand il n’y a pas d’autre solution »[6].

Nous poursuivons donc cette année, sur le thème : du précaire, et de la précarisation des vies, comme sol de plus en plus de vies. Mais sol mouvant, comme un terrain incertain qui peut se dérober à tout moment et engloutir. Quand la survie se fait « au prix de la perte de l’identité progressive »[7]. Remarque qui rejoint des questions que développe Roland Léthier dans son article « les Stratégies de Survie » pour les jeunes qui nous occupent et préoccupent, et la figure du Musulman de G.Agamben. Question du sol qui nous ramène à la question de la « dessolation » qui nous servi de point de départ du séminaire. Un sol se dérobe – précarisation/ ou pas de sol au départ – « les innocents » ? Dans les deux cas, la désolation n’est pas loin.

Précaire T’ : précaire tu es/ précaire tué-tuer.

Agostina Taruschio, psychiatre, psychanalyste de Buenos Aires[8], en dialogue avec notre séminaire, parle de « rasage » « Avec la notion de rasage, nous évoquons des situations où la vie, dans ses différentes sphères, se présentent pratiquement au bord de l’existence, dans un état de précarité ou de désolation. L’expression « vies dévastées » modifie de manière inattendue mais inéluctable la question du sujet, pouvant situer une souffrance en dehors, qui est « tout simplement dans le réel ». On retrouve là des problématiques des « Innocents » avec lesquelles « elle dialogue »[9] « C’est exactement dans la mesure où la parole progresse que se réalise cet être…car il est bien clair que si cet être existe implicitement, et d’une façon en quelque sorte virtuelle, l’innocent, celui qui n’est jamais entré dans aucune dialectique, n’en a littéralement aucune espèce de présence de cet être, il se croit tout bonnement dans le réel. »[10].

Raser : couper, mettre à niveau, détruire jusqu’au niveau du sol. Mettre à terre. Raser les murs, se tapir pour ne pas être vu. (avec la végétation, les poils ça repousse, encore et toujours- sauf éradication laser = tuer) . C’est différent d’araser : mettre à un niveau commun, en faisant disparaitre les inégalités.

Précaire : Dont l’avenir, la durée, la stabilité ne sont pas assurés. Qui n’existe ou ne s’exerce que par une autorisation toujours révocable Dont on ne peut garantir la durée, la solidité, la stabilité ; qui, à chaque instant, peut être remis en cause. Qui n’est pas sûr. (cf. Cntrl) : – pas assuré…Qui tient le fil ? Y a-t-il un Nebenmensch ?

Précaire vient du latin precarius, « obtenu par la prière » et n’est donc pas assuré. En1336 precoire dr. « qui ne s’exerce que grâce à une autorisation révocable» Au Moyen Âge, la précaire est une terre concédée en bénéfice par un supérieur à un inférieur (un vassal par exemple).

Précaire : synonymes : fragile, instable, incertain ; insécurité, menace, obscurité. Antonymes : éternité, pérennité, immuabilité, solidité.

Impuissant : synonymes : Faible, incapable, inefficace, stérile, insuffisant, invalide, inopérant, inoffensif, incompétent, improductif, impotent…

Parler de précarité en général n’est pas possible, et il sera donc nécessaire à chaque fois de situer de quels types de précarité on parle. Quels liens entre la précarité « commune », « naturelle »[11]et la/les précarité(s) sociale(s), politique(s), économique(s) ? Pour J. Butler « s’il est sans doute difficile d’utiliser un seul et même mot pour décrire les conditions qui rendent les vies invivables, le terme de précarité semble permettre de distinguer les différents modes « d’invivabilité » d’une vie »[12]. Mais qu’elle serait alors la limite d’une précarité supportable, acceptable, vivable ? Quelles sont ces conditions économiques et autres sans lesquelles la vie devient survie, le vivable invivable ? Se poser ces questions c’est reconnaitre que l’on peut être en vie sans vie, que des vies humaines peuvent être ou devenir inhumaines.

La vie ne se confond pas avec l’existence. C’est ce que dit Rousseau dans l’Emile, (I,O.C.IV, p 253)  en faisant la différence entre empêcher de mourir et faire vivre. : « Vivre ce n’est pas respirer, c’est agir ; c’est faire usage de nos organes, de nos saints, de nos facultés, de toutes les parties de nous-mêmes qui nous donnent le sentiment de notre existence. L’homme qui a le plus vécu n’est pas celui qui a compté le plus d’années, mais celui qui a le plus senti sa vie. Tel s’est fait enterrer à cent ans qui mourut dès sa naissance. Il eût gagné d’aller au tombeau dans sa jeunesse, s’il eut vécu du moins jusque-là »[13]. Agamben différence entre bios et zoé…

Parmi les supports sociaux des vies, Guillaume le Blanc dégage : l’opérateur de reconnaissance (interroger la reconnaissance faciale), la possibilité de faire œuvre (à l’opposé du désœuvrement) ; la voix -avoir voix au chapitre, le récit, l’identité narrative de P.Ricoeur…- « Ne plus être entendu , c’est ne plus être vu du tout »[14]. Nous aurons l’occasion d’y revenir, je ne vais pas développer ça aujourd’hui.

L’homophonie que l’on entend dans l’intitulé même du séminaire laisse entendre cette question : quand passe-t-on de l’un à l’autre ? Du tu es/ au tué(e)-et au tuer. La précarité meurtrit. Meurtrir : blesser, serrer, heurter au point de laisser une marque sur la peau ; issu de l’ancien bas vieux-francique * murth(r)jan (« tuer »).

Je suis retombée hier, par hasard, sur l’intervention des Juguetes Perdidos (le collectif les Jouets Perdus, Buenos Aires), lors des journées franco-argentine de Cordoba en octobre 2018, intitulées Mouvements minoritaires, insistances et résistances locales, coorganisées par la Rampa à Cordoba et le Séminaire. [15]

La précarité n’est pas du côté du manque. C’est bien au-delà. Ils insistent sur la différence entre des précarités, qui seraient circoncîtes, par exemple, précarisation du travail, ou du logements… d’une précarité totalitaire. Je cite une traduction (approximative !). « Par exemple, si tu as un tas de réseaux, symboliques, familiaux, culturels, et du jour au lendemain tu entre dans un travail précaire… assurément tu peux t’arrêter, et avec le soutien des réseaux, penser ou vivre la précarité dans le travail, spécifiquement. Idem pour la santé, le logement…) …Mais il y a des quartiers (ou des personnes) pour qui la précarité tu ne peux pas la fixer (la délimiter) parce qu’elle concerne tous les aspects de la vie : le travail, la santé, la consommation, la famille, les rencontres…Tous les efforts que la personne fait pour maintenir une vie, y compris les efforts animiques, sont marqués par la précarité. Alors la précarité cesse d’être un élément ou un aspect d’un des éléments d’une vie, mais devient quelque chose comme fond d’époque…Précarité totalitaire qui en permanence te rappelle que tu peux être fragilisé, que ton monde peut être démonté, que ton quartier peut pourrir, ta maison… » « La précarité est totalitaire quand elle est le sol de tout ce qui se montre pour vivre… Quand elle prend et agit sur la totalisé de la vie, quand il n’est pas possible de se tenir debout sur d’autres surfaces qui structurent et que ce qui reste alors est la contingence d’un au jour le jour…Toute chose peut démonter le fragile équilibre quotidien, et les affronter te rend gardien et propriétaire de ta vie, une individualité paranoïaque et solitaire, tout flux devient un risque vital. Précarité totalitaire parce qu’elle inonde toutes les facettes de la vie… ; il s’agit d’une mobilisation permanente de la vie.  Tout peut s’effondrer à tout moment ». Ils parlent alors de terreur animique, parce qu’« alors même que tu fais tout pour soutenir ta vie, tout peut s’effondrer à tout moment, exposant à des-exister, à être au fond dans une chute très puissante »[16].

Pour décrire cette vie, ils parlent de vie mule, la « Vida Mula ». La Vida Mula est cet enchainement de tous ces éléments précaires, éléments qu’il ne faut pas penser seuls (si chaque élément pouvait être réglé tout irait) mais qui font/fabriquent un continuum. Comment couper, interrompre même momentanément ce continuum ? Quelles échappées possibles ? Nous reviendrons très certainement sur certains des points évoqués là, qui rejoignent notre pratique. (Cf Laurent Ott : « Philosophie de la précarité »). Ils développent ensuite de façon tout à fait intéressante la question des implosions.

Judith Butler[17] (notes lecture) fait de la vulnérabilité corporelle qui ne peut être dépassée (la précarité des vies) un point commun entre tous les êtres humains (êtres vivants). Selon la conception générale de l’humain qu’elle prend en compte « nous sommes d’emblée, livrés à autrui », « nous sommes à l’origine dans une situation de besoin et d’impuissance, ce que toute société doit prendre en compte ». Commune vulnérabilité humaine, laquelle apparait avec la vie elle-même, à laquelle on ne peut remédier. Le livre de Butler part de la conscience « de la facilité avec laquelle une vie peut être détruite ».

Par contre, on peut la diminuer, la limiter… mais cela est fait de façon très diverse selon les endroits du globe. « La distribution géopolitique de cette vulnérabilité corporelle est fortement inéquitable. » Les questions qui la préoccupent dans cette série d’articles sont les suivantes : « qui a valeur d’être humain ? Quelles vies ont pleinement valeur de vie ? Et en fin de compte, qu’est ce qui fait qu’une vie est jugées digne d’être pleurée ». Cette fragilité et la perte (ou les risques de perte) qui nous menacent « viennent de ce que nous sommes des corps socialement constitués, attachés aux autres, menacés de perdre ces attachements, exposés aux autres, menacés de violence du fait de cette exposition ».

« La douleur du deuil révèle combien nous sommes assujettis à nos relations aux autres (…) et met en question l’idée que nous nous faisons de notre autonomie et de notre maitrise de nous-mêmes ». « Nous sommes faits de liens et d’attaches. Je ne suis pas un « moi » qui existerait ici en soi et ne perdrait là-bas qu’un « toi » et cela d’autant plus que mon attachement à « toi » fait partie intégrante du « je ». »  « Le deuil (m’)offre l’occasion d’appréhender une forme de dépossession constitutive de ce que je suis. Notre autonomie n’est alors pas radicalement remise en question, mais elle apparait gravement diminuée en raison de la socialité fondamentale de la vie incarnée, c’est-à-dire du fait que nous sommes, en vertu de note existence corporelle, toujours déjà hors de nous-mêmes, livrés à d’autres, impliqués dans des vies qui ne sont pas les nôtres ». « La violence est ce qui expose sous un jour le plus terrible à la vulnérabilité originaire de l’être humain aux autres êtres humains »[18].

Pour Butler, « qui dit corps, dit mortalité, vulnérabilité… Bien que nous nous battions pour avoir le droit de disposer de nos corps, ces corps mêmes pour lesquels nous nous battons ne sont jamais vraiment tout à fait nôtres. Le corps a toujours une dimension publique. Constitué comme un phénomène social dans la sphère publique, mon corps est et n’est pas mien. D’emblée livré au monde des autres, il porte leur empreinte, il se forme au creuser de la vie sociale…Ainsi (…) lorsque je nie, en raison de l’idée que je me fais de mon « autonomie », l’existence de cette sphère qu’est la proximité physique des autres, à la fois primordiale et non choisie, ne suis-je pas amené(e) à nier, au nom de l’autonomie, les conditions sociales de mon incarnation ? »[19]. « L’individuation n’est pas un présupposé mais un accomplissement que rien ne garantit ». « Le « je » qui ne peut advenir à l’être sans un « tu », est aussi fondamentalement dépendant d’un ensemble de normes de reconnaissance qui ne tirent leur origine ni de ce je, ni de ce tu ». « Une partie de ce que je suis est faite de traces énigmatiques des autres »

« Lien : ce qui relie, unit, mais aussi ce qui retient, enchaine. » Important de ne pas oublier les deux facettes du lien – à l’heure où on parle surtout de la nécessité de faire du lien, le lien social (alors que ça lâche de toute part). « Lien : à la fois la nécessité d’être lié, relié à d’autres, et en même temps le pouvoir d’entrave produit par cette nécessité et le potentiel d’enchainement de par celui qui tient ce lien, tient à ce lien. « Nous tenons parce que des gens tiennent à nous, établissent des relations de soin et font advenir un monde sans prédation » (G.Le Blanc[20]). Le lien, mais aussi la relation en tant que lien qui implique une interdépendance, il y a donc la dimension sous-jacente de dépendance. Winnicott[21] écrivait : « Ce qu’on attend de nous, c’est qu’il soit possible de dépendre de nous » ».[22] (Cf : Hilfloschikeit Nebenmensch Mitarbeiter)

Cette précarité « naturelle », ces dépendances, interdépendances, inévitables, sont difficiles, voire quasi impossible à vivre pour les jeunes accueillis à Visa-Vie. La question d’un « dé portage » ou d’un « laissez tomber – trop tôt »[23] marque souvent les débuts de leur vie, entamant la possibilité de faire confiance, de se fier à. Il faut beaucoup de temps pour gagner leur confiance, ou qu’ils nous accordent la leur ; et c’est toujours précaire, fragile.

« Mais l’entourage, principalement éducatif, est sollicité sur le mode de la tyrannie du dû. Les expressions insistantes et répétitives sont : « On me doit cela », « il me faut ça », « j’ai droit à ça ! ». « L’otre » est une vache à lait qui doit répondre dans l’instant à la demande de cigarette, de dix euros, de passer un coup de fil, de conduire chez le médecin…Ces demandes tyranniques ne sont pas inscrites dans un échange, elles s’imposent avec violence et chantage. Ces demandes ne méconnaissent pas l’engagement désirant des professionnels qui sont les interlocuteurs de ces jeunes. Cet engagement désirant est attaqué car il présentifie le temps où la rupture est venue détruire les engagements désirants en place (parents, enseignants) »[24].

Les jeunes menacent ce désir qui les concerne, et, alors, le soumettent à une pression qui exhibe la destruction : «si tu ne me donnes pas ça je pète les plombs, ou je casse tout », « si tu me touches, je porte plainte ». Il est repérable que cette posture de revendication occupe l’espace, fait du bruit, paralyse l’autre, le terrifie, le persécute. En effet, ces demandes tyranniques concernent des choses relativement mineures, elles font écran. Elles ne peuvent approcher ce qui est définitivement englouti : une famille, une éducation, une école, une culture, de l’amour…

Lors de la séance du 30 mai 2015 [25], j’avais commencé à parler de ce que j’appelais « l’insoumission » des jeunes de Visa-Vie. Et posais comme hypothèse, qu’ils étaient « soumis à l’insoumission ». L’insoumission c’est ce qu’ils ont à perdre et qu’ils ne peuvent pas perdre : par peur de mourir ? de perdre la face ? d’être enculé, pigeonné, humilié ?… Ils ont quelque chose d’intraitable. Ils refusent, résistent : par choix ? inhibition ? impossibilité ? folie cachée ? Ils ne veulent pas ? ne peuvent pas ? On ne sait pas très bien mais ce qu’on sait c’est que les voies classiques ne sont pas empruntables. Leur loi disait Roland Léthier c’est qu’« il ne faut pas que ça marche ». « Les exclure c’est leur signifier que « ça marche », qu’ils ne se sont pas soumis, qu’ils arrivent à détruire, à mettre en échec, même si c’est eux qui sont exclus. Ils gagnent tout le temps mais ils ne savent pas qu’ils veulent tout détruire. (pour vivre ? survivre ? du côté de la pulsion de vie ? rajout de moi) Leur exclusion est la preuve que ça a marché, qu’ils ont détruit le système, l’institution, l’autre… et que personne ne peut les supporter, ou s’en occuper ! ». Ils supportent mal de ne pas être exclus. Mais demander, eux, de sortir du dispositif serait formuler une demande, faire un choix et d’une certaine façon se soumettre ( ??) Logique non habitée, presque mécanique. Comment leur permettre de passer d’un « si je perds, tu gagnes » insupportable, à un « qui perd gagne » peut-être accessible.

Face à cette logique notre proposition aura été d’être nous aussi insoumis. Insoumis à l’insoumission = insoumis à leur principe « il ne faut pas que ça marche ». Cela ne signifie pas vouloir que ça marche ! surtout pas ! Ce qui ne veut pas dire que ça doit rater. Il ne faut pas chercher à réussir, quoi d’ailleurs ? II ne faut pas qu’ils perçoivent chez nous une possible satisfaction. Il leur faut percevoir au contraire que nous n’avons rien à gagner dans cette affaire, qu’ils ne nous doivent rien, et que l’on ne sera pas en échec, quoiqu’ils fassent. Cette abstention de toute satisfaction, ce renoncement à toute jouissance est la condition pour qu’ils puissent supporter de perdre un peu de leur insoumission, de façon non dangereuse pour eux. Il importe de déchariter.[26]

Cette « insoumission » va de paire avec un discours de certitude. Même quand ils ne savent pas. Quand on leur demande ce qui s’est passé : rien, ou « ch’ai pas » que Roland écrivait « Je ne saiT pas ». D’habitude, un « Je ne sais pas » renvoie généralement à l’ignorance : non savoir qui se retourne en question, parfois savoir insu qui suscite une demande adressée à un sujet Supposé savoir. Ici, rien de tel, le « Ch’ai pas » n’ouvre ni à une question ni à une demande.  Au contraire c’est un non savoir qui ferme, un non savoir de certitude qui refuse toute dialectique.  Le « ch’ai pas » signifie qu’il n’y a rien à savoir, rien à dire, rien à chercher, rien à comprendre : « c’est comme ça, normal quoi ! ». Circulez. Mais si on les lâche – si on « leur fout la paix » quant à la nécessité « qu’ils parlent », il faut que ça parle ailleurs ; il nous faut nous parler, parler d’eux, pour eux à plusieurs : « Parler en leur nom, dans leur silence, pour leur rendre la parole »[27]

L’ignorance qu’ils rejettent comme des forcenés, qui signe une insuffisance, une fragilité, est une condition du transfert. « Or, ces deux possibilités de l’amour et de la haine ne vont pas sans cette troisième, qu’on néglige et qu’on ne nomme pas parmi les composantes primaires du transfert- l’ignorance en tant que passion. Le sujet qui vient en analyse se met pourtant, comme tel, dans la position de celui qui ignore. Pas d’entrée possible dans l’analyse sans cette référence, on ne le dit jamais assez, on n’y pense jamais, alors qu’elle est fondamentale ».[28] Comment permettre le passage d’un « lien social » au transfert dans ces conditions ? C’est ce que nous aurons, là aussi, tenté de faire.

[1] Georges Gusdorf, « La Vertu de force », éd.PUF, 1956

[2] Jean Oury, « Création et schizophrénie », éd. Galilée, 1989

[3] Jean Oury, « L’aliénation », éd Galilée, 1992

[4] Jean Allouch, « La psychanalyse est-elle un exercice spirituel ? », éd. Epel, 2007

[5]Judith Butler, « Vie précaire, Les pouvoirs du deuil et de la violence après le 11 septembre 2001 », éd. Amsterdam, 2005

[6] Jean Allouch, Rien de plus décisif « quand il n’y a pas d’autres solutions » que de s’adresser à la liberté d’autrui. Mail privé

[7] Sylvie Quesemand-Zucca, « Remarques d’une psychiatre-psychanalyste sur les défis que pose la grande exclusion » dans « clinique psychanalytique de l’exclusion », éd Dunod, 2012

[8] Agostina Taruschio “Hacer lugar a lo que no tiene lugar. Notas para pensar una clínica del arrasamiento”

[9] La ballade des Innocents 2009 et suivantes, site www : visa-vie.com

[10] J Lacan, Le Séminaire, « Les écrits techniques de Freud », éd. Seuil, 1975, séance du 30 juin 1954

[11] Judith Butler, op cité

[12] Judith Butler, op cité

[13] Judith Butler, « Qu’est-ce qu’une vie bonne », éd. Payot, 2014

[14] Guillaume le Blanc, « L’invisibilité sociale », éd PUF, 2009

[15] https://www.visa-vie.com/wp-content/uploads/2023/04/JuguetesPerdidosDiegoValerianoypublico-Part1.mp3 l,

[16] Colectivo Juguetes Perdidos, «La gorra coronada”, éd. Tinta Limon Ediciones, 2017

[17] Judith Butler, op cité p 46

[18] Judith Butler, op cité, p 55

[19] Judith Butler, op cité, p 52-53.

[20] Le Blanc, G. (2022) . Il était une fois le travail social Dans la revue Esprit. Esprit, Octobre(10), 37-45. https://doi.org/10.3917/espri.2210.0037

[21] Ce qu’on attend de nous, c’est qu’il soit possible de dépendre de nous – Archive ouverte HAL

[22] Marie Weber, Les invariants de la relation éducative, inédit

[23] Jean Allouch, « La scène lacanienne et son cercle magique », Chapitre « Laissez tomber les enfants », éd. Epel 2017

[24] Roland Léthier, « Quelles ruptures », site visa-vie.com

[25] ET PUIS… – Visa-Vie

[26] Jacques Lacan, « Télévision », éd. Seuil, 1973

[27] Jorge Semprun, « L’écriture ou la vie », éd. Gallimard, 1996

[28] Jacques Lacan, « Les écrits techniques de Freud », séance du 30 juin 1954, éd. Seuil, 1975

 

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