Voyage au Neutre avec Barthes

14/04/2018
Marie Weber

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Voyage au Neutre avec Barthes

Digression, de digredi s’éloigner. Avancer en s’éloignant, proposer en s’éloignant, Oury dit assurer le lointain de l’autre. Se tenir au pied du mur de son opacité.

Agression, de adgredi aller vers, attaquer Progredi avancer. Transgredi traverser

Discours 12ème discurrere courir de côté et d’autre. De courir comme parcourir, encourir.

Cursif qui cours, excursion de excurrere sortir en courant.

 

Pérégrinatio : voyage à l’étranger. D’acre dont la racine indo-européenne agro signifie « terrain de parcours s’opposant aux endroits habités ». Habiter 12ème siècle, habitare découle du latin habere, habitus : tenir, se tenir d’où posséder, occuper et finalement avoir.

Alors pourrait-on penser la pérégrination comme un voyage loin des terres que l’on possède, que l’on connaît, des habitudes que l’on a ? C’est du moins le terme qui me venait en essayant d’avancer sur cette présentation d’une rencontre avec Barthes. Au fur et à mesure je me suis rendu compte à quel point ça me faisait partir dans tous les sens, de manière complètement décousue, une pensée parcourante malgré des tentatives de structuration et de rassemblement. (cf cartographie chez Deleuze). J’imagine que ce n’est pas sans lien avec le propos de Barthes lui-même.

Lors de la 4ème séance de son cours sur le Neutre en 1978, Barthes rappelle que le cours travaille. Le cours suit son cours ou peut-être du moins un cours qui est propre à chacun. Propre à la manière dont le cours travaille chacun et travaille en chacun. L’idée est de partager alors ce qui dans son cours me travaille mais surtout m’aide ou du moins influe sur ma manière de travailler.

La découverte de Barthes et de son cours sur le Neutre qu’il aurait renommé dit-il « les différentes figures du Neutre ou le désir de Neutre » découle d’une expérience dans un Centre d’Hébergement d’Urgence et de Stabilisation pour femmes isolées en 2017. 6 mois passés dans ce lieu ont, me semble-t-il, eu des effets sur ma pratique là où je ne l’attendais pas du tout. Outre le fait que bien souvent je n’ai pas eu l’impression d’y être éducatrice, de ne pas y faire ce que je pensais savoir-faire, à plusieurs reprises des femmes m’ont dit « vous êtes gentille ». Super ! Gentille !!!  Avec tout la gnangnanterie à laquelle j’associe ce terme, je me disais c’est bien beau d’être gentille mais pas très pro. D’autant que dans le monde de l’éducation spécialisée, on a plutôt tendance à vouloir être cadrant, supporter le conflit, contenant, mettre des cartons plutôt que gentil.Et puis quelqu’un qui m’a dit, paraît que Barthes parle de la délicatesse. Okay, googlisation, la délicatesse c’est dans son cours sur le Neutre. Embarquement immédiat. Au-delà de la figure de la délicatesse, bien d’autres figures m’ont semblé représenter un intérêt pour une pratique éducative et peut-être plus largement pour toute pratique qui se fonde principalement sur la relation, le contact.

Avant même le développement de son cours, un intérêt réside dans la démarche adoptée par Barthes, la « quête qu’il poursuit et la position que cela implique. » En effet, au cours de ces 13 séances tenues au collège de France, Barthes développe différentes figures du Neutre dans un désir de rechercher son style de présence dans les luttes de son temps., de « déjouer la maîtrise. » En 1977, dans sa leçon inaugurale au Collège de France il annonçait que dans son enseignement, il n’utiliserait pas « une méthode heuristique qui viserait à produire des déchiffrements et à poser des résultats » mais une méthode qui ne porterait « que sur le langage lui-même en tant qu’il lutte pour déjouer tout discours qui prend. ». Avec le souhait de pouvoir renouveler chaque année » la manière de présenter le cours ou le séminaire, « de tenir un discours sans l’imposer » y voyant une possibilité de sortir du côté oppressif du cours qui ne réside pas tant dans le savoir ou la culture qu’il véhicule que dans les formes discursives à travers lesquelles on les propose.

Heuristique : Qui sert à la découverte. Discipline qui étudie les procédés de recherche pour en formuler les règles, et qui effectue une réflexion méthodologique sur cette activité. Art de découvrir, de rechercher dans l’enseignement faire découvrir à l’élève ce qu’on veut lui enseigner

Quand Barthes s’explique de sa volonté de déjouer tout discours qui prend, il rapporte cette prise à celle de la mayonnaise. Je rajoute, tant qu’on fouette, qu’on tourne, qu’on mouline ça va, une fois qu’on peut renverser le bol sans qu’elle tombe, c’est trop tard, le stéréotype est là, arrogant et nous privant de tout effort de pensée…

Je pars « m’égayer dans la campagne », en faisant un petit lien avec la pratique et cette histoire de prise qui me fait penser aux interprétations qu’on formule concernant un acte une situation et ce qu’on en dégage comme impératif d’action : il faut, il faudrait faire ça. On peut avoir l’impression d’avoir compris, d’avoir trouvé une manière de fonctionner à peu près pertinente. Or bien souvent, il me semble qu’à peine saisi, qu’à peine pris dans un semblant de formalisation, on est déjà convoqué à être ailleurs, à devoir repenser, reconsidérer une situation, une pratique… Pour autant, je ne crois pas que l’effort soit vain, ni qu’on ne puisse rien formuler ou établir comme feuille de route parce que dans cet élan, on tend vers quelque chose. Mais peut-être que l’essentiel de la pratique n’y réside pas et se trouve plutôt dans cette possibilité de mouvement, tendre à se loger et supporter d’être délogé dès le prochain épisode. Et finalement, « réconfort que procure l’étymologie » comme dit Barthes, loger ça vient de loge, qui désigne au 12ème siècle « un abri de fortune, fait de branches ». Abriter la pratique pour ne pas s’exposer uniquement au flot des intempéries mais pouvoir être nomade et aller reconstruire plus loin sa cabane quitte à réutiliser ou pas les mêmes branches. Dans tous les cas l’abri ne sera pas le même.

Retour à Barthes qui propose une tentative de se déprendre de la fatalité du pouvoir de tout discours par l’excursion. Toujours une histoire de course donc puisqu’ étymologiquement discurrere c’est courir de côté et d’autre et excurrere c’est sortir en courant. En l’écrivant je me dis que y a quand même une histoire physique dans tout ça. On n’est peut-être pas obligé de courir à pied mais dans le courir le corps s’engage. Et d’un saut de puce on peut rejoindre un « il me fait courir », « elle me fait marcher ». Sensation souvent connue depuis que je travaille et peut-être encore plus depuis que je travaille avec de grands enfants dans un ITEP où je leur cours parfois après, au sens propre, même si mes chaussures finissent immanquablement toutes crottées. Par temps d’hiver, les pieds dans la boue on patauge et la pensée de Barthes, bien qu’elle représente pour moi de véritables points d’appui et de réflexion, ne m’aide pas forcément à m’extraire de l’embourbement, bien au contraire…

En 1964, lors d’une interview sur les essais critiques : il est interrogé sur qu’est-ce que la littérature ? Et Barthes dit : « c’est en cherchant la réponse et en ne la trouvant pas que l’on s’aperçoit que la littérature est en quelque sorte une immense question posée au monde et à laquelle les écrivains ne répondent jamais, mais le fait même de poser la question est comme une sorte d’ébranlement salutaire de nos croyances et de nos habitudes ».

Et je crois bien que l’un des effets réside dans l’ouverture à la question, sans la réponse. Sans la réponse veut dire aussi sans la certitude. Or comment se positionner dans le tâtonnement, dans l’incertitude, dans la déprise, la démaîtrise avec des gamins qui escaladent les armoires, avant de courir laver leurs chaussures à grandes eaux dans la baignoire pour ressortir finalement par la fenêtre et rejoindre le terrain vague, jeter des cailloux dans la mare…

Embourbée parce qu’il n’y a pas de mode d’emploi, pas de mot d’ordre. Deleuze, dans sa conférence : « Qu’est-ce que l’acte de création ? » dit : « on pourrait dire que la communication, c’est la transmission et la propagation d’une information. Or une information, c’est quoi ? C’est pas très compliqué, tout le monde le sait : une information, c’est un ensemble de mots d’ordre. Quand on vous informe, on vous dit ce que vous êtes sensés devoir croire. En d’autres termes : informer c’est faire circuler un mot d’ordre. Les déclarations de police sont dites, à juste titre, des communiqués ; on nous communique de l’information, c’est à dire, on nous dit ce que nous sommes censés être en état ou devoir croire, ce que nous sommes tenus de croire. Ou même pas de croire, mais de faire comme si l’on croyait, on ne nous demande pas de croire, on nous demande de nous comporter comme si nous le croyions. C’est ça l’information, la communication, et, indépendamment de ces mots d’ordre, et de la transmission de ces mots d’ordre, il n’y a pas de communication, il n’y a pas d’information. Ce qui revient à dire : que l’information, c’est exactement le système du contrôle. »

Plutôt que de dire qu’il n’y a pas de mots d’ordre l’enjeu serait plutôt de trouver les routes qui permettent de ne pas être trop déconnants tout en acceptant de déconstruire ou interroger ces mots d’ordre et autres prescriptions. Poser la question, est peut-être déjà en soi un mouvement, une opération de suspension qui génère un déplacement, qui produit une ouverture, où une réponse viendrait se plaquer comme une fermeture. La pierre qui roule pour fermer le tombeau… Poser une question c’est déjà un geste. Un geste graphique à l’écrit, une modulation de la voix à l’oral…

Roland Barthes définit ainsi l’objet de son cours : « j’appelle Neutre tout ce qui déjoue le paradigme ». Il ne veut pas définir un mot mais nommer une chose et rassemble sous un nom diverses choses qu’il rassemble sous le nom Neutre. Il entend par paradigme « Paradigme : l’opposition de 2 termes virtuels dont on en actualise un pour pouvoir parler, pour produire du sens. » « tout sens repose sur un conflit ». « Choisir un terme contre un autre terme. » Il y a des paradigmes phonologiques r/l (rire n’a pas le même sens que lire), ou sémantiques : blanc/noir.  Le paradigme c’est le ressort du sens dit-il, restant fidèle à la perspective saussurienne, là où il y a sens il y a paradigme et là où il y a paradigme, c’est-à-dire opposition, il y a sens.

Barthes va alors chercher à annuler, contrarier le binarisme en jeu dans le paradigme par le recours à un troisième terme. En linguistique structurale ce tertium peut reposer sur une complication ou par l’introduction d’un terme amorphe, neutre, degré zéro. Sur le plan éthique, cette introduction du neutre peut « répondre » à une tentation de ne pas se soumettre aux ordres que nous envoient le monde d’avoir à choisir, à produire du sens, à entrer dans le conflit, à prendre ses responsabilités. Cette tentation de déjouer le paradigme, d’esquiver, de lever, de suspendre le conflit nécessite d’exempter le sens dit Barthes. Le champ polymorphe d’esquive du conflit est le champ du Neutre… différent de la neutralité, il peut être ardent, brûlant, intense… Certains champs du neutre renvoient à certaines disciplines : grammaire (ni mascu, ni fem / en latin il y a des verbes ni passifs ni actifs), politique, botanique (fleur neutre), zoologie (abeilles ouvrières n’ont pas de sexe ne peuvent s’accoupler) physique (corps neutres, sièges d’aucun courant), chimie (sels neutres ni acides ni basiques). Des images canoniques qui font partie de la langue dont le fond commun est un fond sexuel ajoute Barthes. Dans ce cours, Barthes ne s’attache pas à une discipline en particulier mais à la « catégorie du neutre en tant qu’elle traverse la langue, le discours le geste l’acte ou le corps ». Le Neutre s’inscrit dans le champ de l’éthique : discours du bon choix, champs du bon choix mais aussi du non-choix, possibilité du non-choix, du choix à-côté, l’ailleurs du choix.

La question de cet ailleurs me semble assez récurrente chez lui dans le sens où il estime qu’« il faut placer ce qui est  important en position d’indirect, il ne faut pas le focaliser… » et aussi qu’il voit dans la digression la forme la plus souhaitable d’un cours (à l’écrit il a ainsi élu le fragment). Or digresser c’est s’éloigner. S’éloigner, loin, lointain.

Oury disait « la sympathie, c’est être au plus proche de l’autre, respecter l’autre dans son opacité, c’est assurer le lointain de l’autre en étant au pied du mur de son opacité», « la distinction entre sympathie et empathie : pouvoir être avec l’autre dans sa souffrance tout en gardant une distance suffisante pour être efficace » « afin de pouvoir être dans le même paysage sans faire copain-copain ». Mais Oury disait aussi qu’être sympa c’est parfois foutre quelqu’un dehors…  Et je sais plus qui disait, dans une émission radio sur l’art de la sympathie chez Bonnafé, la sympathie ce n’est pas coller au discours de l’autre, dans la sympathie y a souvent l’idée qu’on va se faire avoir, on n’a pas à être sympa avec les patients…

« Pour moi, Eluard est un de mes maîtres dans l’art de la sympathie ». Quand il explique ce qu’est cet art de la sympathie, il le voit dans l’exercice de l’écoute et de l’écho. « La psychanalyse, qu’on le veuille ou non, c’est quand même, fondamentalement, une science de l’écoute et de l’écho. Or il se trouve que la leçon poétique dont le mouvement surréaliste a parlé est celle qui permet au sujet humain de mieux s’entendre et de mieux se faire écho. C’est le contrepoison contre tout héritage scientiste, contre l’outrecuidance du savoir établi. Il faut multiplier nos propres capacités d’écoute de ce que l’autre dit et se faire, soi-même, une aptitude à donner un écho sensible, à réagir ». Écoute. Écho. »

Ça me fait penser à ce qu’on peut entendre dans le travail « allez sois sympa », « fais ci- fais ça ». La tentation peut être grande de se retrouver au statut du sympa, plus facile que le « jveux paslavoircelle-làjlaimepas ». Pourtant n’en va-t-il pas de la qualité de notre travail de na pas céder à l’exigence déclarée de l’autre, à sa satisfaction…

Là aussi Barthes, dans la 8ème séance dont il dédie une partie « à la réponse comme forme » amène des points de réflexion sur ce qui est en jeu… « Accepter de ne pas répondre c’est accepter de transformer son image (de bonne à mauvaise) » Et ça c’est vachement balèze et pourtant nécessaire ? Et pourtant ça n’empêche pas d’être sympa…

Sympathie et gentillesse, délicatesse, la gamme des bons sentiments s’enrichit. Comment les soutenir, les avaliser, se les autoriser sans virer ou avoir crainte de virer dans un « trop bon trop con ». Et tenter de trouver la position la plus « juste » en pensant également à Deligny « trop se pencher sur eux c’est la meilleure manière de se prendre un coup de pied ». Pensée pour la ballerine qui virevolte sur ses pointes. Virevolter sans vaciller, légèreté sans perte d’équilibre. Barthes, parlant des états du Neutre, le met en lien avec une recherche du taoïsme qui est d’atténuer son propre état. S’affaiblir pour pouvoir se plonger dans l’obscurité des autres. Je fais le parallèle avec la nécessité de ne pas s’imposer « en force » mais s’affaiblir sans pour autant être à terre. Ne pas s’imposer et pourtant supporter d’imposer sa présence à un autre qui la refuse ou du moins manifeste du rejet. Et alors, rechercher un style de présence qui puisse être supportable à l’autre sans être une non-présence, une absence…

Dans la Séance 1 du cours sur le Neutre, après en avoir présenté l’objet, Barthes s’attache à décrire la procédure employée qui en elle-même n’est pas anodine. Elle repose sur des choix affirmés et originaux. Barthes s’étonne d’ailleurs que lors des interviews auxquelles il répond, on l’interroge toujours sur la forme fragmentaire de ses écrits ou présentations orales mais pas sur la procédure employée même si elle n’est jamais exactement la même. Quelque points repris de ce qu’il dit de sa procédure :

Barthes raconte qu’il a promené le Neutre le long de lectures issues de sa bibliothèque de, laissant ouverte la possibilité que de nouvelles lectures viennent infléchir, modifier son propos en cours de route. Il prône comme valeur une esthétique du travail en choisissant de ne lire que des livres dont le contenu ou la forme soient racées à ses yeux. Il y a déjà là une manière d’assumer sa sensibilité de lecture et de faire des choix arbitraires. Le neutre sera décliné en 30 figures environ, figure, morceau cerné de discours qui est repérable parce qu’on peut lui donner un titre et ce morceau de discours a une sorte de visage, un air, une expression. Non pas un dictionnaire de définitions mais un arc en ciel de scintillations.

Pour que le sens ne prenne pas, quel ordre des figures ?

Le Neutre étant déprise du sens, il ne peut y avoir de plan logique ou raisonné. Là aussi arbitraire dans le choix de l’ordre aléatoire : un intitulé pour chaque figure. Mis dans l’ordre alphabétique puis numéroté, puis tiré au sort en se servant d’une « table des nombres au hasard. » Une exposition de figures qui s’origine peut-être entre son inaptitude à construire un développement et son manque de goût pour le faire dit-il. Néanmoins, cela permet un certain nombre de choses comme :

*Mettre le neutre en état de variation continue

*Etablir une tête de pont, à chacun après de s’égayer dans la campagne, non exhaustivité

*La suite inorganisée est une procédure demandée par le neutre lui-même, en tant qu’il est refus de dogmatiser, amène à ne pas conclure

Barthes ajoute qu’il n’y a pas de cours sans institution donc risque de maîtrise de la part de celui qui occupe la place de faire cours. Son problème récurrent. Le tao est le chemin à parcourir et son aboutissement. Chaque figure est recherche et monstration à la fois. Discours qui ne censure pas l’effet mais ne s’occupe pas du résultat.

Là encore, pensée pour Oury qui reprend à son compte un vers du poète Antonio Machado : « Caminante : No hay camino ! Se hace el camini al handar » « Marcheur : il n’y a pas de chemin ! Celui-ci se fait en marchant »

Retour à Barthes : non pas définition mais décrire en détressant un mot avec souvent le recours à l’étymologie. Parfiler. Effiler une étoffe, la défiler fil à fil pour en retirer l’or. Ici parfiler des nuances avec un regard frisant. La nuance comme un luxe du langage, diaphora, la petite différence. Non pas une sophistication intellectuelle mais une introduction au vivre, un guide de vivre selon la nuance envers une époque qui n’est pas l’espace des nuances. Si la maîtresse des nuances est la littérature. Sémiologie est alors attitude d’écoute ou de vision des nuances. La vérité du cours se situe dans le désir de neutre, dans un pathos, le cours pourrait être une pathologie. (Petit aparté : dans la séance n° 5 il rappelle l’origine de To pathos : ce qu’on éprouve par opposition à ce que l’on fait). Il n’y a pas de vérité qui ne soit liée à l’instant. Instant fugitif.

Et ça alors ! si c’est pas magnifique !!! Si c’est pas une si belle manière de parler du travail de l’éducateur ! Aurait-il pu croire ce monsieur Barthes qu’il était en telle proximité avec des enfants aux troubles du comportement, de la personnalité et ou du caractère pris en charge en Institut Thérapeutique, Educatif et Pédagogique ? Instant fugitif, vérité de l’instant fugitif… Cette fugacité, cette fugitivité c’est celle des moments à saisir à l’ITEP. Infimes moments, gestes, regards, paroles qui changent complètement la donne. Collectionneur de détails saisis au vol. Comme des percées, des ouvertures dans le tourbillon et la dureté de la mise à l’épreuve du désir d’être là. Presque aussi légères que des bulles de savon qui à peine formées explosent et s’évaporent.

Vérité de l’instant, vérité de ces instants qui déjoue le sens, dévie celui que l’on voudrait donner dans une lecture globale de la situation. Comme un oui mais…

Vérité que de l’instant d’où chercher à s’extraire du vouloir-saisir. À peine a-t-on l’impression d’avoir saisi qu’on ferme le sens, on s’y enferme sans se rendre compte qu’on devrait déjà être ailleurs.

Et là encore l’idée du travail comme le cours nous travaille. Du travail, du laboure comme des sillons qui creusent et se creusent. Qu’est-ce qui ruisselle, qu’est-ce qui s’infiltre ?

Ces détails, ne pas chercher à les attraper pour les enserrer, mais noter leur présence. Trouver peut-être un autre espace d’inscription, parce qu’ils sont peut-être cet indirect dont parle Barthes. L’essentiel. Renversement. Et si le reste n’était que détail malgré son omniprésence, le bruit et la fureur ? L’éducateur sémiologue ?

Le Neutre est le centre du cours qui est écouté. Ce qui implique qu’il y a un latéral, un hors centre. « Entendez à force d’écouter » dit Barthes. À partir du moment où le Neutre est le centre du cours peut-être que l’essentiel est à côté. « L’essentiel est dans l’indirect ». Il parle alors de traversée, de traversée du Neutre.

Désir. Lors de la 5ème séance, il répond au courrier d’un des auditeurs qui lui « reproche » qu’en faisant état d’un désir de neutre il infléchit le désir de l’autre avec le risque que ce désir fasse loi. Barthes renvoie alors à l’un de ses Fragments du discours amoureux où il disait que pour désirer on a besoin que quelqu’un nous montre qu’il/qui désire, c’est ainsi que nous marchons tous. Nous marchons tous au désir de l’autre. Barthes avoue qu’il ne peut pas déclasser le problème de cet infléchissement du désir parce qu’on ne peut pas parler sans désir, (…) il n’y a pas de cours sans désir et donc il n’y a pas de cours sans que ce désir risque de devenir loi. Il n’y a pas d’autre solution que de renoncer à faire un cours voire à démissionner.

Ce que je trouve extrêmement intéressant c’est cette manière d’assumer les paradoxes, en en faisant une force plutôt que dans la tentative d’un discours dogmatique qui s’imposerait à l’autre. D’ailleurs à plusieurs reprises (et c’est même une des figures) il parlera de son rejet de l’arrogance, d’une position de surplomb.

C’est dans cet aspect que j’ai du mal à nommer que je retrouve aussi des parallèles avec une pratique en tant qu’éducatrice. Désirer sans que ce désir fasse loi tout en sachant que ce risque existe et sans pour autant se retirer.

Savoir. Je crois que c’est dans cette perspective de déjouer la maîtrise que se situe ma propre quête, tout en assumant peut-être (mais je n’en suis pas là) l’existence d’un savoir incorporé qui permet de se déprendre…

Est-ce qu’une forme de ce savoir incorporé ne pourrait pas trouver écho dans ce que Barthes formule sur la littérature ?

Barthes lit la langue leçon inaugurale : « La littérature ne dit pas qu’elle sait quelque chose mais qu’elle sait DE quelque chose ou mieux qu’elle EN sait quelque chose. Qu’elle EN sait long sur les hommes. Ce qu’elle connaît des hommes c’est ce qu’on pourrait appeler le grand gâchis du langage, le grand gâchis du langage qu’ils travaillent et qui les travaillent. Soit qu’elle reproduise la diversité des sociolectes soit qu’à partir de cette diversité dont elle ressent le déchirement, elle imagine et cherche à élaborer un langage limite qui en serait le degré zéro. Parce qu’elle met en scène le langage au lieu simplement de l’utiliser, elle engrène le savoir dans le rouage de la réflexivité infinie et à travers l’écriture le savoir réfléchit sans cesse sur le savoir selon un discours qui n’est plus épistémologique mais dramatique. »

Ici ce que je trouve fabuleux c’est l’utilisation du pronom personnel « en » qui quantifie de manière indéterminée le savoir, qui crée une coupure dans l’absolu du savoir. Je crois que je n’avais jamais fait attention à l’importance de la modulation apportée par un si petit mot…

Tourne tourne petit moulin… Comme une ritournelle… impression de tourner en rond mais ritournelle c’est ritorno : retour. Et à chaque fois que j’ouvre ce document je fais retour sur le commencement. Plutôt que de poursuivre l’écriture par le bas, je la poursuis par le haut et le nombre de pages augmentent parce que les introductions s’allongent…

Parce que l’idée c’était de présenter les figures au lieu de quoi je me répands sur d’autres interviews, d’autres temps de son travail. Et en écrivant interviews je me rappelle que je n’ai presque pas lu Barthes mais que je l’ai écouté.

Déjouer la langue. 20/01/1979 : Cours intitulé Le temps qu’il fait : la fonction du discours est de déjouer la langue. Alors une image de slalom et de saute-mouton.

Un peu avant il parle de la fonction instituante de la langue et de comment elle institue comme sujet. Et alors si l’on reprend que, quand on parle on est en bataille permanente avec l’assertivité de la langue, est-ce qu’il n’y a pas repérage possible de la subjectivation dans l’appropriation du langage ? Là où j’aimerais en venir, même si j’ai l’air d’avoir sauté sans prendre le pont de l’autre côté du rivage, c’est qu’alors même qu’on parle du pouvoir du discours et du langage, de la manière dont on est écrasé par lui, par la novlangue, etc.., je me demande s’il ne serait pas fécond et vivifiant de parler du pouvoir qu’on peut avoir sur elle et avec elle en assumant cette bataille permanente…

Dans un court texte intitulé « D’une nuit l’aube » (1976), Althusser affirme que « bousculer la langue c’est une affaire politique, c’est un choix politique, c’est une forme parmi d’autres de pratique politique ». S’il en appelle à bousculer la langue c’est qu’il y voit une possibilité de renversement des pouvoirs, constatant que les gouvernants sont aussi ceux qui « maîtrise la langue », le vocabulaire, la grammaire et l’utilise pour intimider et « réduire au silence, les gens du peuple, qui n’ont droit qu’à l’école primaire, et un bout de secondaire, juste de quoi en somme, comprendre les ordres et les consignes qu’ils doivent respecter dans le travail et la vie, et comprendre surtout qu’il y a des hommes d’une autre condition, qui, eux,(…) savent s’en servir (…), les convaincre de se résigner à leur condition, vu qu’on pense pour eux ».

Leçon inaugurale. « Cet objet en quoi s’inscrit le pouvoir de toute éternité humaine c’est, le langage. Ou pour être plus précis son expression obligée : la langue. Le langage est une législation, la langue en est le code. Nous ne voyons pas le pouvoir qui est dans la langue parce que nous oublions que toute langue est un classement et que tout classement est oppressif. Ordo en latin veut dire à la fois répartition et commination. (…) Un idiome se définit par ce qu’il oblige à dire. Dans notre langue française, je suis astreint de me poser d’abord en sujet avant d’énoncer l’action qui ne sera plus dès lors que mon attribut. Ce que je fais n’est que la conséquence et la consécution de ce que je suis. De la même manière, je suis toujours obligé, en français, de choisir entre le masculin et le féminin. Le neutre ou le complexe me sont interdits. De même encore je suis obligé de marquer mon rapport à l’autre en recourant soit au tu, soit au vous ; c’est-à-dire que le suspens affectif ou social m’est refusé. Ainsi, par sa structure même la langue implique une relation fatale d’aliénation. Parler et à plus forte raison discourir, ce n’est pas communiquer comme on le répète trop souvent, c’est assujettir. Toute la langue est une rection généralisée. La langue est immédiatement assertive. La négation, le doute, la possibilité, la suspension de jugement requièrent des opérateurs particuliers qui sont eux même repris dans un jeu de masque langagier. Ce que les linguistes appellent la modalité n’est jamais en quelques sortes qu’un supplément de la langue, ce par quoi comme une supplique j’essaie de fléchir son pouvoir implacable de constatation. D’autre spart les signes dont la langue est faite, les signes n’existent pour autant qu’ils sont reconnus c’est-à-dire pour autant qu’ils se répètent. Le signe est suiviste, grégaire. En chaque signe dort ce monstre, un stéréotype. Je ne puis jamais parler qu’en ramassant, en quelques sortes, ce qui traine dans la langue. Dès lors que j’énonce, ces 2 rubriques se rejoignent en moi ; je suis à la fois maître et esclave. Je ne me contente pas de répéter ce qui a été dit, de me loger confortablement dans la servitude des signes, je dis, j’affirme, j’assène ce que je répète. Dans la langue donc, servilité et pouvoir se confondent inéluctablement. Et si l’on appelle liberté, non seulement la puissance de se soustraire au pouvoir mais aussi et surtout celle de ne soumettre personne, il ne peut donc y avoir de liberté que hors du langage. Malheureusement, le langage humain est sans extérieur. » « Il ne reste qu’à tricher avec la langue, qu’à tricher la langue (…) Cette tricherie salutaire qui permet d’entendre la langue hors pouvoir (…) je l’appelle littérature (…). J’entends par littérature (…) le graphe complexe des traces d’une pratique, la pratique d’écrire. Je vise donc en elle essentiellement le texte (…) est l’affleurement même de la langue, et (que) c’est à l’intérieur de la langue que la langue doit être combattue, dévoyée non par le message dont elle est l’instrument mais par le jeu des mots dont elle est le théâtre ».

Je me répète, la langue est assertive, la langue est assertive, un lien avec la servitude, l’asservissement ? Pas du tout. Ça vient de désert, latin serere « attacher à la file ». Mais entre désert et dessert y a qu’un s. Et dessert c’est serf. Indo-européen : « swer », « faire attention ».

2 enfants arrivent vers moi, l’air fier, coquin et énigmatique à la fois. « Tiens, ouvre-lui la main ». J’ouvre le poing fermé de l’enfant et y découvre un petit ver de terre. Les 2 zozos s’attendent visiblement à ce que je pousse des cris de dégoût mais je n’en fais rien, je prends le ver et fait mine de le manger. Déçus ils partent en courant.

3 enfants : 1 à vélo, le 2ème à trottinette le dernier à pied souhaitent aller s’entrainer sur la piste d’athlétisme, à 5 mn de l’ITEP. On y va, ils avancent vite, ne se préoccupent pas de la circulation. Sur place le terrain est fermé, on fait demi-tour, ils accélèrent sans m’attendre. Je marche, puis je cours, puis je remarche, au loin je les vois zieuter de temps en temps dans ma direction. Quand j’arrive à l’ITEP, ils sont assis, rayonnants, « alors Marie t’as bien couru ? »  « Non pas assez… » Là encore leurs petites mines quittent un peu du réjouissement.

Et de me demander ce qu’ils cherchent…

Depuis que j’ai commencé à travailler, je suis étonnée par ma propre ambiance intérieure quand je suis là-bas. L’impression d’être en mode 2 de tension, sur une autre fréquence que l’onde qui joue en continue, toujours un petit temps de retard, le temps qui cherche la réflexion pour savoir que faire avant d’agir, le temps de la question ? L’impression de prendre les choses à la légère parce que pas offusquée qu’ils tractent des kilos de boue via leurs semelles dans la maison, s’assoient sur les tables pour jouer, et chante Johnny quand on me dit « ta gueule ». Et en même temps tout ça c’est sérieux et je me demande si par la réitération de leurs jeux de « attrape-moi si tu peux » il n’y a pas quelque chose d’un sérieux de ma part qui est attendu, comme un sérieux qui serait la réponse normale et connue par eux d’un adulte face à leurs agissements. Question, et alors une fois de plus je repense à Barthes, mais ce sera pour une prochaine fois…

 

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