Ce séminaire s’origine :
- Dans un questionnement de très longue date relatif à la violence, aux violences individuelles et institutionnelles. Il ne suffit pas de savoir « que la violence est au cœur de la vie, qu’il n’y a pas de vie sans violence….ou, que ses origines sont à chercher dans les expériences primitives de relation avec l’environnement et dans celles que le sujet entretient avec sa vie pulsionnelle » (F.Marty), qu’elle accompagne l’humanité et continuera de le faire, sauf à éradiquer l’humain, pour lever l’énigme que pose la violence.
Comment penser les massacres ?[1]. Comment un enfant peut-il comprendre la violence de ses parents ? Comment comprendre, ou plutôt recevoir, la violence des enfants ou adolescents dont nous allons parler ? Quelque chose de l’entendement nous échappe. La violence a à voir avec le réel, l’impensable, mais aussi l’indicible. Les mots échappent, partiellement au moins à en rendre compte et laisse le sujet dans un impossible à symboliser, à transmettre, à oublier.
- Dans des rencontres avec des jeunes ou moins jeunes aux prises avec la violence individuelle subie ou agie, à partir d’une pratique de la psychoboxe, c’est-à-dire d’une écoute du corps en mouvement, engagé dans un combat.
- Dans des rencontres et un travail régulier avec des équipes éducatives de différents foyers.
- Dans la rencontre enfin avec Roland Léthier il y a quelques années. Nous « bavardons » depuis, régulièrement, à propos de ce qui nous rassemble aujourd’hui. Nous bavardons et pataugeons dans les zones troubles et marécageuses, instables, vers lesquelles nous conduisent ces jeunes – que nous nommerons pour un temps « innocents » – jeunes en situation de grande rupture : jeunes hors murs, hors cadres, hors institutions, hors normes, hors nosographies… jeunes « dits violents » souvent, qui mettent à mal nos institutions, nos idées de l’éducation, nos référentiels théoriques habituels et nous délogent ainsi de tout savoir, de toute prétention à maîtriser quoique ce soit. Jeunes vers lesquels il nous faut aller si nous voulons les rencontrer, avant de les ramener ? (mais le faut-il vraiment) ou pas ? vers des eaux plus calmes, ou peut-être même, sur la terre ferme.
Nous vous proposons donc de vous balader et de patauger avec nous.
« Patauger [2]:
1) piétiner sur un terrain détrempé, y marcher avec peine : patauger dans la boue ;
2) s’embarrasser dans quelque chose, s’enliser.
3) être empêtré au point de piétiner, de ne plus avancer. »
« Ne pas arriver à se dépêtrer d’une situation difficile »[3]
Il me semble que face aux questions que posent à toutes les institutions ces jeunes que nous avons appelés « innocents » mais qui sont aussi voleurs, menteurs, violents parfois, toxicos précoces de surcroît, il importe d’accepter de patauger, de s’enliser et d’accepter de ne pas savoir, pour « ça » voir. Comme l’écrit Patrick Baudry[4] il conviendra plutôt « de retrancher du savoir à toute la littérature sur « la » violence et de constituer un point de vue capable de relier plusieurs phénomènes en apparence disjoints. » « Parler de violence sans prendre le temps d’interroger le sens des mots qu’on emploie, sans prendre en considération la construction qui se fait toujours d’un point de vue depuis lequel ce sont ces « actes-là » qu’on fait entrer « naturellement » dans la catégorie de la violence, comme s’il s’agissait d’un registre particulier, c’est-à-dire sans se demander ce qui légitime la production ou le maniement de cette catégorie, c’est contribuer à reproduire le discours des peurs. »[5]
Ne pas savoir. Supporter d’être quitté pas nos repères symbolisants. Supporter que certains concepts psychanalytiques, bien qu’ils fussent piliers de nos conceptions du fonctionnement psychique, sont aujourd’hui en crise, ont à être revisités, dépoussiérés voire abandonnés parce qu’ils ne nous permettent plus d’aborder les questions que le présent nous pose (nouvelles subjectivités, nouveaux modes de subjectivation dans le monde qui est le nôtre aujourd’hui). Supporter de ne pas savoir « concrètement » faire avec eux et supporter qu’il faille devoir essayer, inventer, bricoler… mais à plusieurs.
Ne pas vouloir pathologiser trop vite aussi, voire même, ne pas pathologiser du tout cette affaire là. Pathologiser, c’est ramener aux explications causales, à l’histoire infantile et aux concepts traditionnels (Œdipe, fusion à la mère, ne pas supporter la frustration…). Bien sûr il y a une histoire familiale, beaucoup de ces enfants ont été ‘’salement torchonnés’’, mais cette approche est trop réductrice et met de côté ce qui se dit et ce qu’on en fait. Pathologiser les comportements disculpe par ailleurs le social de sa part de fabrique là- dedans. Pathologiser enfin, c’est nécessairement ramener la question de la norme, du normal et du pathologique, de la morale… Et le pathologique il faut le soigner, le traiter, le supprimer, au prix souvent de faire taire. « (…) les logiques de pouvoir sont aussi à l’œuvre dans toutes les pratiques de soins qui prétendent traiter de la violence à partir d’une pathologie de l’agressivité. (…) Les pires pratiques comportementales trouvent ainsi à se vendre sous couverts d’efficacité, à partir d’un mode de raisonnement propre à séduire plus d’un gestionnaire de l’humain. »[6]
Dans une interview, retranscrite et intitulée « Tremblement de terre sous la maison de Freud »[7], Jean Allouch dit : « L’Occident est traversé aujourd’hui par une vague de moralisation, dont je ne suis pas sûr qu’elle ait jamais eu par le passé, quant à sa prégnance, quant à sa lourdeur le moindre précédent (lisez Ovide, ou Martial, voyez quelle était la liberté des mœurs dont ils témoignent). On songe ici à ce qu’a été la France sous le gouvernement Pétain. Et l’actuel terrorisme a ajouté un tour de vis supplémentaire. C’est une expérience bien étrange que de voir une société, la nôtre, se précipiter droit dans le mur de cette moralisation à tout crin. Michel Foucault en reste sans doute le meilleur analyste. Biopouvoir, biopolitique, sont ici des termes clefs et désignent des faits nouveaux, une donne nouvelle. Or, à ma stupéfaction, et à celle de quelques autres, certains psychanalystes y contribuent, alimentent de leur prétendu savoir psychanalytique ce qu’il faut bien appeler les forces de l’ordre social. Imaginons que les psychanalystes dans leur ensemble se précipitent dans ce piège tendu à la psychanalyse, cet appel à un surmoi culturel (Freud l’appelait ainsi, assurant que pareille instance existe, et je me range de son avis) : c’en serait fini tout simplement de la psychanalyse, fini de Freud, fini de Lacan. Finie surtout (car ce n’est pas en eux-mêmes qu’ils importent) cette chance offerte à la folie de se faire entendre, et qui s’est appelée psychanalyse ».
Je trouve ce propos d’actualité en ce qui concerne notre objet, tant la question de la violence telle qu’elle est abordée aujourd’hui, réintroduit la question de la morale, du cadre, de la conformité, avant même que de chercher à entendre ce qu’elle pourrait avoir à nous dire. Il est sûr que ces jeunes qui nous préoccupent, posent la question fondamentale du socius, du vivre ensemble et de la communauté. Et donc pour eux encore jeunes, ‘’adolescents – en train de grandir’’, la question de l’éducation, qu’ils mettent à dure épreuve ! [8]
Quel cadre choisir ? Inventer ? pour eux, avec eux. Le rappel du cadre est aujourd’hui prédominant dans tous les discours : poser un cadre, tenir le cadre, faire respecter le cadre… le cadre serait sécurisant – par définition ? pour tout enfant ? le même pour tous ? Qu’il soit référencé autiste, psychotique, hyperactif violent ou pire « normal » ? Mais de quel cadre parle- t-on ? Pour qui ? Pour quoi /pourquoi ?
Lors d’un de nos bavardages avec Roland, l’image d’un éducateur ou d’un psy « CULBUTO » m’est venue et nous avons aussi fait « l’ELOGE de la MOLLESSE ». Mollesse – mot laisse – mot leste – lester les mots – donner du corps aux mots, les corporiser, les newtoniser, les familiariser avec des mots, avec des mythes… Motérialité. Mais la mollesse ça passe mal aujourd’hui : c’est mou, c’est insaisissable. On préfère les murs, le cadre, d’autant plus rigide que les jeunes le malmènent. Surenchère où les plus forts ne sont pas ceux qu’on croit. Ce qui est sûr, c’est que les équipes, elles, ont besoin d’un cadre, d’autant plus qu’elles sont perdues face à ces jeunes tout le temps « hors cadre ». Un cadre est une bordure rigide limitant une surface dans laquelle on place un tableau, un objet d’art. L’idée principale est celle d’une délimitation, d’une bordure qui protège et met en valeur.[9] Bordures, bords. La psychanalyse est une clinique des bords.
Les discours sur le cadre retiennent principalement la rigidité, la limite (différente de la bordure), confondant cadre et règlement, bordure et limite à ne pas franchir. Si le règlement intérieur est commun à tous, les cadres devraient pouvoir être individuels, choisis au cas par cas, spécialement pour chaque jeune, à changer au besoin selon les circonstances pour mieux protéger le jeune et le mettre davantage en valeur. Le cadre à choisir dépend donc de l’objet à encadrer et du lieu où il sera mis en valeur. C’est une opération à renouveler pour chacun, et à différents moments du parcours. Sauf à penser le cadre comme un lit de Procuste, ce qui est aujourd’hui le plus fréquent voire la seule acception du cadre. Procuste (du grec Prokroustês, « celui qui se jette sur », « qui étire avec violence ») est un personnage secondaire de la mythologie grecque. Fils de Poséidon, c’est un brigand de l’Attique qui capture ses victimes et les fait s’allonger sur un lit : si elles sont plus grandes que le lit, il coupe les extrémités qui dépassent ; si elles sont plus petites, ils martèlent leurs jambes jusqu’à ce qu’elles s’étirent. Un lit de Procuste signifie donc : un cadre contraignant et uniformisant, des règles trop strictes ou trop tyranniques, une approche réductrice des choses.
Cadrer, Recadrer, Encadrer. Parfois on peut d’autant moins les encadrer ces jeunes qu’ils refusent de rentrer dans le cadre qu’on leur propose/impose. Alors on les exclut, à moins que ce ne soient eux qui nous aient déjà exclus… J’ai eu envie de fabriquer une autre spatialisation du cadre : pourquoi pas un ballon baudruche rempli de farine. Une enveloppe molle, malléable, déformable. Enveloppe contenante – le cadre comme contenant – qui s’adapte en fonction des tensions, se déforme, se transforme jusqu’à un certain point. Qui borde et comme le culbuto accueille les débordements avec souplesse.
Pour en revenir aux origines de ce séminaire et des questions qui le sous-tendent, ce qui a retenu notre attention, ce n’est pas la question de la violence en tant que telle mais plutôt les nouvelles modalités sous lesquelles elle apparaît et un certain nombre de signes qui l’accompagnent. Il n’est pas sûr qu’il y ait plus de violence aujourd’hui et il semble que ce soit plutôt l’inverse, j’y reviendrai. Mais en ce qui concerne les jeunes qui nous préoccupent, les modalités violentes ne sont peut-être plus les mêmes : « Ils ne sont plus violents comme avant ! » « Ils ne se battent plus comme avant » disent les éducateurs chevronnés. Même la façon de se battre change ![10]
« Avant » (avec toutes les réécritures qui sont associées à la fabrique de l’histoire), « avant, ça cognait éventuellement plus dur, il y avait plus de bagarres, mais quand c’était fini on pouvait en parler plus facilement, on avait quelqu’un en face de soit, on pouvait punir… ». Ça n’explosait pas semble-t-il de la même façon. « On voyait monter les tensions. Aujourd’hui on est aux aguets tout le temps, il y a tout le temps de l’électricité dans l’air et on ne sait pas ce qui va déclencher un clash, surtout chez les tout petits ». « Il y a 20 ans on avait des groupes de 20, ce n’était pas facile mais on pouvait les contenir ; là on en a 6 ou 8 et on n’y arrive pas. On ne voit souvent rien venir, ça explose pour un rien et ça se répand comme une traînée de poudre ». Liquidité pour reprendre un terme de Z. Bauman[11], par opposition à consistance.
Le vocabulaire usuel des professionnels comme des jeunes pour rendre compte de ce qui se passe est assez succinct : « ça pète », « il pète un câble », « il disjoncte », « il a fait une crise ». C’est subit, ça surgit, comme une explosion volcanique, ça prend tout le monde par surprise pour un mot, un moindre regard… Et ça peut arriver n’importe quand, sans signe annonciateur manifeste, ce qui fragilise l’espace et insécurise tous les intervenants. D’où un appel d’autant plus impérieux au cadre, pour s’accrocher à quelque chose quand les adultes n’y comprennent plus rien et perdent la main. Mais la sismologie pourrait nous aider à repérer les mouvements souterrains et les signes sous-jacents, annonciateurs d’une catastrophe !
Beaucoup de jeunes qui nous préoccupent sont en permanence à fleur de peau, comme des écorchés vifs ou des grands brûlés : un moindre affleurement les fait réagir défensivement. Nous aurons à revenir sur la question de l’enveloppe et de la lettre, ainsi que celle de la brûlure du Réel.
Autre point enfin (d’autres seront sans doute à rajouter), c’est l’effacement, le zapping. « Ça explose », « ça pète », de façon le plus souvent totalement subie ; mais quand ça s’arrête, pour le jeune très souvent, il ne s’est rien passé. Et il a raison. Ce n’est pas seulement qu’il ne peut rien en dire, mais il ne s’est effectivement rien passé pour lui et là, les notions d’oubli, de déni ou de refus d’assumer ses actes sont inopérantes ou largement insuffisantes à rendre compte de ce qui se joue. Il ne s’est rien passé parce qu’il n’y a pas de trace, d’inscription, d’où la grande difficulté à « revenir » sur l’évènement pour les éducateurs. Ils parlent à un mur, ou à quelqu’un à qui on parlerait de quelque chose qui ne le concerne pas et dont il n’est pas au courant. Comment permettre un Encrage/Ancrage ?
Et le jeune part, « je part, p-a-r-T » dit-il, « j’me casse ». Cette expérience nullement référencée du je qui part, ouvre à la découverte d’une nouvelle zone de la clinique psychanalytique, nous dira Roland Léthier. Ces éléments semblent relativement nouveaux, se généralisent et ne sont sans doute pas sans lien avec le contexte sociétal dans lequel ils se manifestent.[12] Dans « Malaise dans la Civilisation »[13], Freud écrit : « l’homme devient névrosé parce qu’il ne peut supporter le degré de renoncement exigé par la société au nom de son idéal culturel ». Il lie les symptômes névrotiques au contexte sociétal. Il ne me semble pas aberrant d’interroger les violences actuelles et leurs nouvelles manifestations comme ayant à voir avec les mutations sociales, la place du corps dans nos sociétés, la question du rapport à « l’Otre » (nous utilisons cette écriture « otre » qui est un néologisme car à ce stade du développement, il n’est pas possible de distinguer « autre » et « Autre »). Il me semble nécessaire de prendre en compte la part du social dans cette problématique pour en entendre quelque chose au niveau de la clinique et donc ne pas tomber dans une pathologisation abusive desdits comportements et dans la normalisation qui en découle. Ces jeunes nous offrent notre culture sur un plateau. Cette violence peut nous permettre de réinterroger nos valeurs sociétales, d’autant plus que ce qui importe tout autant, voire plus que les comportements dits violents, ce sont les discours souvent performatifs, sur et autour de la violence, constitutifs de l’objet même de la violence. Selon la façon dont on parle d’un évènement, il sera dit violent ou pas. Est violent ce qui est dit violent. « N’est-ce pas dans l’inquiétude devant la violence qu’une société se réfléchit, qu’un monde qui sait qu’il est son propre produit met en question ce qui lui arrive ?[14] Le niveau de violence ou pour nous plutôt, celui des discours sur la violence, interroge l’état de nos sociétés, c’est-à-dire notre vivre ensemble.
Je vous invite donc à un petit détour par quelques éléments sociologiques. Mais aussi politique au sens où l’entend Bertrand Piret (à propos des problématiques des migrants et demandeurs d’asile) « Il est impossible » dit-il « de parler de ces choses là – culture, communauté, vivre ensemble – c’est-à-dire de la dimension sociale de l’humain, sans prendre des positions de nature politique. Pas seulement dans les termes politiciens mais à l’endroit où la fonction 1ère du champ politique est de rendre possible et pacifique la vie sociale. Politique quand nous avons à faire aux dégâts subjectifs que ne manquent pas de causer les institutions lorsqu’elles se dérobent à leur fonction symbolique ou pire, la pervertisse ». Faire de la violence une question et non d’emblée un problème à régler – voire à éradiquer- est en soi politique, quand tout le monde se précipite vers des réponses contre la violence, au lieu d’écouter les questions qu’elle pourrait nous poser. Avec Patrick Baudry[15] encore, nous considérons que « la violence est inhérente aux sociétés », que « c’est une dimension constitutive des rapports humains » et que « toute culture a essentiellement pour tâche d’élaborer un rapport à la violence » au lieu de la dénier. « La pacification par quoi l’on voudrait faire l’économie de la violence ou de sa prise en compte dans la construction des rapports sociaux, peut bien être une surviolence (S.Tomkiewicz) : c’est-à-dire une violence qui non seulement ne s’affirme pas comme telle mais qui se pare de l’autorité du droit ou de la norme ». « Les approches simplement réactionnelles qui nous offrent généreusement de grandes économies de pensée, ne font généralement que la prolonger par d’autres moyens ».[16]
Pour en revenir à « Malaise dans la Civilisation », Freud se demande : « pourquoi est-il si difficile aux hommes de devenir heureux ? » Pour Freud, la souffrance humaine découle de trois sources :
1) la puissance écrasante de la nature qu’il faut apprivoiser et dompter ;
2) la caducité de notre propre corps exposé à la maladie, au vieillissement et à la mort ;
3) l’insuffisance des mesures destinées à régler les rapports des hommes entre eux, que ce soit au sein de la famille ou de la société. La vie en commun ne devient possible que lorsqu’une pluralité parvient à former un groupement plus puissant que ne l’est chacun de ses membres, et à maintenir une forte cohésion en face de tout individu pris en particulier. En opérant cette substitution de la puissance collective à la force individuelle, la civilisation fait un pas décisif… La prochaine exigence culturelle est celle de la justice, soit l’assurance que l’ordre légal désormais établi ne sera jamais violé au profit d’un seul. « Un bon nombre de luttes au sein de l’humanité se livrent et se concentrent autour d’une tâche unique : trouver un équilibre approprié, donc de nature à assurer le bonheur de tous entre ces revendications de l’individu et les exigences culturelles de la collectivité ».
Dans sa réponse à Einstein de septembre 1932, à la question « Pourquoi la guerre ? » Freud tente d’indiquer comment le problème des guerres peut être pensé d’un point de vue psychologique. « Oserais-je remplacer le mot pouvoir par celui plus cru et plus dur de violence ? ». « Aujourd’hui le droit et la violence sont à nos yeux antinomiques. Il est facile de démontrer que l’un s’est développé à partir de l’autre… un chemin a conduit de la violence au droit. Le droit est la force d’une communauté. Il s’agit toujours d’une violence, prête à se retourner contre tout individu qui s’oppose à elle, elle opère par les mêmes moyens, elle poursuit les mêmes buts. La seule vraie différence tient à ce que ce n’est plus la violence d’un individu qui s’impose mais celle d’une communauté ». « Encore faut-il qu’il y ait une communauté stable et durable…Mais un état d’équilibre n’est concevable qu’en théorie : les inégalités, l’injustice le mettent à mal ». Et la violence ressurgit alors, quand ça ne tient plus. « Il faut assurer la cohésion d’une communauté – par la violence d’Etat, et les liens affectifs entre les membres ». Qu’en est-t-il de ces points soulevés par Freud à l’heure de la mondialisation ? Qu’en est-il des rapports droit-pouvoir-violence aujourd’hui lorsque la violence d’Etat, la violence des politiques économiques, des politiques migratoires s’accroissent. Violences légales certes mais routinisées, normalisées et donc niées, passées sous silence malgré leur terrible puissance destructrice et leurs effets dévastateurs sur la subjectivité des individus (vies suspendues, veille sociale, …). Violences qui non seulement ne s’affirment pas comme telles mais se parent encore de l’autorité du droit ou de la norme et des statistiques.
« On dit d’un fleuve qu’il est violent parce qu’il emporte tout sur son passage, mais nul ne taxe de violence les berges qui l’enserrent » B. Brecht.
Ce que le présent impose – et l’effraction du réel dans le symbolique – ne peut être repris seulement sur le terrain de problématiques individuelles et des subjectivités particulières. Ambiance autruicide. Précarisation généralisée, marchandisation de l’homme par l’homme, prolétarisation des consommateurs : la haine n’est pas loin, véhiculée par nombre de nos institutions. Les nouvelles gouvernances, la gestion managériale des institutions sociales et sanitaires, les protocoles permettent d’en masquer les effets et il est difficile de se rendre compte de ce à quoi chacun participe, malgré lui éventuellement[17]. Mais la haine sociétale n’est pas neuve. Aujourd’hui toutefois elle explose de façon diffuse. Sans doute du fait de la peur.
Dans « Les Ecrits Techniques de Freud », Lacan dans sa séance du 3 juin 1954 introduit les trois passions fondamentales. « A la jonction du symbolique et de l’imaginaire, cette césure, si vous voulez, cette ligne d’arrête qui s’appelle l’amour ; à la jonction de l’imaginaire et du réel, la haine ; à la jonction du réel et du symbolique, l’ignorance ». A propos de la haine il poursuit (7 juillet 54) : « Sans la parole en tant qu’elle affirme l’être, il y a seulement Verleibheit, fascination imaginaire, mais il n’y a pas d’amour (…) Et bien la haine c’est la même chose. Il y a une dimension imaginaire de la haine, pour autant que la destruction de l’autre est un pôle de la structure même de la relation intersubjective. (…) La haine comme l’amour a une carrière sans limite ». Et Lacan poursuit « (…) les sujets n’ont pas, de nos jours, à assumer le vécu de la haine dans ce qu’il a de plus brulant. Et pourquoi ? Parce que nous sommes déjà très suffisamment une civilisation de la haine. Le chemin de la course à la destruction n’est-il pas vraiment très bien frayé chez nous ? (…) La haine s’habille dans notre discours commun de bien des prétextes, elle rencontre des rationalisations extraordinairement faciles. Peut-être est-ce cet état de floculation diffuse de la haine qui sature en nous l’appel à la destruction de l’être. Comme si l’objectivation de l’être humain dans notre civilisation correspondait exactement à ce qui, dans la structure de l’ego, est le pôle de la haine. »[18]
Dans son livre « L’horrer économique »[19], Viviane Forest parle de la violence du calme, « violence telle, si efficace qu’elle passe inaperçue. Obtenir l’indifférence générale pour un système est une plus grande victoire que toute adhésion partielle. C’est en vérité l’indifférence qui permet les adhésions massives à certains régimes. Ce n’est pas tant la situation qui met en danger que précisément nos acquiescements aveugles, la résignation générale à ce qui est donné en bloc comme inéluctable ». Où est-ce que ça crie, proteste, se révolte ? Où est-ce que ça peut encore crier, protester, se révolter ? où peut-on encore se bagarrer, se tirer les cheveux, être mécontent ? Ces enfants qui nous baladent ne cherchent-ils pas à nous réveiller, ou du moins pouvons-nous entendre leurs mises en acte ou agirs – intentionnels ou pas – ce que nous recevons comme des explosions bruyantes, comme un appel à réagir ?
Parler de violence est un exercice compliqué. Sujet fourre-tout qui envahit nos journaux, nos écrans, notre vie quotidienne et guide d’autant plus nos politiques que politique et pouvoir sont de plus en plus disjoints. Y a-t-il plus de violence aujourd’hui ? Les avis sont partagés. Mais de quoi parle-t-on quand on parle de violence ? A y regarder de plus près tout acte de mécontentement, de protestation, toute élévation de voix, toute porte qui claque peuvent être taxés de violence. Ce qui apparaît, c’est une inflation en même temps qu’un nivellement des discours. Indépendamment de l’acte, presque, c’est le discours porté sur l’acte, ce qui va en être dit, qui rend l’acte violent ou pas. Ce que nous apprend l’histoire, c’est la variabilité de la définition de la violence à travers les âges, violence comme fait de culture, dont la qualification reste ouverte selon les contextes culturels, sociaux, historiques, politiques et judiciaires. En réalité, un fait n’est pas a priori violent ou non. La qualification dépend des conventions sociales en vigueur ; ces conventions se négocient au quotidien ou dans l’arène politique ; elles fixent les conditions dans lesquelles la violence est appréhendée comme telle. A noter, qu’au-delà de ces conventions, la violence perçue n’est pas la même selon les groupes de référence. Par ailleurs, la violence est d’abord décryptée comme telle par une victime ou un observateur qui interprète un fait (part subjective de celui qui parle de violence). « Jamais la violence ne fait l’économie d’un sujet, elle l’habite. »[20]
En 1912, Louis Pergaud publie « La guerre des boutons ». Sous bien des aspects les affrontements entre Longeverne et Velrans ne sont pas très éloignés des conflits de banlieues d’aujourd’hui qui défrayent régulièrement la chronique. Et l’on peut rappeler que lors de l’adaptation du livre au cinéma en 1961, les contemporains de Lebrac et des siens étaient les blousons noirs, dont les descriptions faisaient ressortir une violence dite gratuite : agressions, viols collectifs, bagarres avec blessés voire morts… Dans les années 60-70 la Guerre des boutons pouvait faire l’objet d’un travail scolaire sans soulever le tollé des parents ou de l’inspection académique. Ce n’est pas sûr que cela soit encore possible. En mai 2009, Bertrand Rothé publie « Lebrac 3 mois de prison », la guerre des boutons, version 2009. A la fin du 1er chapitre, Lebrac est en prison.[21]
On ne cesse aujourd’hui de parler de violence, de tout étiqueter comme violent de façon assez indifférenciée et donc de vivre les choses comme telles. Il n’y a plus de voies « d’écoulement » de la violence ou de l’agressivité, socialement supportées. Pas de soupape de sécurité, la cocotte bouillonne. Malgré la baisse des crimes et délits graves, (ce qui augmente ce sont les incivilités, les injures ou l’agressivité verbale) tout le monde reconnait l’accroissement du sentiment d’insécurité. Pour JCL Chesnais[22], l’histoire de la violence contredit l’imaginaire social. Nous assistons à un recul séculaire de la violence criminelle et pourtant le sentiment d’insécurité s’accroit. Rien de plus profond et de plus subjectif que ce sentiment d’insécurité qui s’alimente aussi bien de la peur de l’agression, des contraintes et de l’exaspération de la vie moderne, que plus fondamentalement d’une crainte de l’avenir ou d’une angoisse existentielle diffuse. En réalité son lien avec la violence objective est des plus ténus. Le seuil de tolérance à la violence s’est considérablement abaissé. Augmentation de la sécurité objective et pourtant, diminution de la sécurité subjective.
C’est le fameux paradoxe de Tocqueville : plus un phénomène désagréable diminue, plus ce qu’il en reste devient insupportable. Le piège est donc d’assimiler une montée du sentiment global d’insécurité à une aggravation de la violence réelle.
Le sentiment d’insécurité est une notion manipulable à souhait. Le politique se nourrit de l’insécurité car c’est l’insécurité qui lui confère autorité et légitimité.
Robert Castel[23] et Zygmunt Bauman[24], reprennent les mêmes thèmes. R.Castel : « Nous vivons sans doute – du moins dans les pays développés- dans des sociétés parmi les plus sûres qui aient jamais existé. Pourtant dans des sociétés entourées et traversées de protections, les préoccupations sécuritaires restent omniprésentes…Comment rendre compte de ce paradoxe ? Le sentiment d’insécurité, c’est dans une large mesure l’envers de la médaille d’une société de sécurité (complexité des risques, nouveaux risques, nouvelles formes de sensibilité aux risques…) » Il parle d’une dimension proprement infinie de l’aspiration à la sécurité. L’aversion aux risques engendre une quête qui ressemble par certains côtés aux efforts déployés pour remplir le tonneau des Danaïdes. Bauman quant à lui décrit finement le déplacement entre des craintes fondées sur l’ouverture des sociétés, version mondialisation négative, que les gouvernements ne maitrisent pas du tout, vers des cibles de substitution. La peur d’un ennemi fantôme est tout ce qui reste aux politiciens pour conserver le pouvoir. « LA » violence est un signifiant qui occupe également cette fonction.[25]
[3] Alain Rey, dictionnaire de la langue française
[4] Patrick Baudry. Violences Invisibles, éd. du Patient 2004, p.15
[5] Patrick Baudry, op cité, p.18
[6] Richard Hellbrunn, Férir, inédit
[7] Jean Allouch, 30 octobre 2004, Journal El Mercurio/Santiago du Chili
[8] Cette question du Commun, de ces jeunes « hors du commun, extra-ordinaires » a été développée dans la suite du séminaire intitulé Point-Commun 2015-2016 et lors d’un colloque franco-argentin tenu à Strasbourg les 4 et 5 novembre 2016.
[9] Cf Larousse
[10] De même, les modalités des guerres ne sont plus les mêmes. Cf Fréderic Gros, Etats de Violence : essai sur la fin de la guerre Gallimard 2006 et les rapprochements qui ont été faits entre ces deux niveaux de violence dans la séance du 9 mars 2013
[11] Zygmunt Bauman, Le présent liquide : peurs sociales et obsession sécuritaire, Seuil 2007.
[12] Ce parallélisme sera développé dans la 20ème séance du 9 mars 2013 intitulée : de la Nord Mali-Sation.
[13] S.Freud : Malaise dans la Civilisation (1929), PUF 1971
[14] P. Baudry : op cité p.25
[15] Op cité
[16] Richard Hellbrunn, Férir, inédit
[17] Le séminaire de 2017/2018 intitulé Façon de Dire déploiera particulièrement ces questions de violences sociales et institutionnelles.
[18] Jacques Lacan, Séminaire Les Ecrits Techniques de Freud, séance du 7 juillet 1954
[19] Viviane Forest, L’horreur Economique, Seuil 1980
[20] Richard Hellbrunn, A poings nommés, Erès 2003
[21] Bertrand Rothé, Lebrac 3 mois de prison, Seuil 2009
[22]JCL Chesnais, Histoire de la Violence, Robert Lafont 1981
[23] Robert Castel : l’Insécurité sociale, Seuil 2003
[24] Zygmunt Bauman, le Présent Liquide, peurs sociales et obsession sécuritaire, Seuil 2007,
[25] 10, 12 ans après notre séance de séminaire, les mêmes constats sont toujours là.
Dans un article du journal Le Monde du 19 juin 2019 intitulé : Le concept de violences gratuites : une construction politique, évoque ces mêmes questions.
Le 28 juin 2021, Libération publie un article : Des « Apaches » aux « Racailles », la perception de la violence change, pas les jeunes. On peut lire :
« Le mouvement global depuis plusieurs décennies est celui d’une décroissance de la violence. Ce qui change c’est notre perception : parce qu’il y a moins de violence, ses manifestations nous deviennent insupportables… »