Je ne résiste pas au plaisir de partager avec vous ma lecture des livres de François Jullien … livres qui valent le détour et ouvrent des pistes non seulement de réflexion mais de pratiques nouvelles dans la fréquentation des personnes, jeunes ou moins jeunes que nous « accompagnons ». Je reviendrai sur ce terme d’accompagnement très en vogue dans le champ psycho-médicosocial d’aujourd’hui.
Par ses travaux sur la Chine, François Jullien, philosophe, sinologue, professeur à Paris 7 nous invite à « Penser d’un dehors ». La démarche de F. Jullien n’est pas d’étudier la Chine et la philosophie chinoise en tant que telles, mais de « réattaquer la philosophie occidentale » et de « retrouver une certaine marge de manœuvre théorique ». Ce détour par la pensée chinoise lui ouvre des perspectives critiques immenses sur l’ensemble des schémas de pensées et de pratiques européennes. Mais pour quelqu’un « formé de l’intérieur », un tel ensemble est insaisissable tant cela constitue son « outillage mental ». Entendre quelque chose de la pensée chinoise implique donc de se défaire suffisamment de son propre imaginaire philosophique. Il convient de décatégoriser, c’est-à-dire, de renoncer aux catégories établies, ou, mieux, aux anciennes configurations de catégories, même si – ou plutôt surtout ! – si elles semblent commodes et utilisables. Et ensuite reconfigurer, produire de la configuration, en rendant possible de nouvelles rencontres et de nouveaux usages théoriques. La difficulté vient du fait que « lorsque nous pensons et agissons, nous opérons toujours dans le même cadre de notions plus ou moins homogènes, quels que soient les clivages et les tensions intérieures, de notions qui sont continuellement retravaillées ». « Il y a ce qu’on voit du dedans et il y a ce qu’on voit du dehors ; et ce qu’on voit du dehors est précisément ce qu’on ne peut pas voir du dedans ». Jullien, par l’hétérotopie de la Chine, propose un écart qui échappe à tous nos repères mentaux, à toutes nos coordonnées, qu’elles soient théoriques, historiques ou psychologiques. Il s’agit d’une hétérotopie forte, de l’ordre d’un constat. Il s’agit d’un ailleurs et non seulement d’un différent. La nuance est importante car le terme de différent implique encore le cadre du même et de l’autre et donc des catégories communes pour le reconnaître.
La Chine est un lieu totalement autre. Foucault lors de son voyage au Japon en 1978 constate : « Toute comparaison directe entre la pensée occidentale » et la « pensée orientale » est problématique, voire impossible…En ce qui concerne mon premier voyage au Japon, j’ai plutôt un sentiment de regret de n’avoir rien vu et rien compris. Cela ne signifie pas qu’on ne m’avait rien montré. Mais (…) j’ai senti que je n’avais rien saisi… Le zen et le mysticisme chrétien sont deux choses qu’on ne peut comparer ». Si le Japon est (technologiquement, dans l’apparence de la structure sociale…) très proche du monde occidental, Foucault précise cependant que ce qui l’a « impressionné, c’est ce mélange de proximité et d’éloignement ».[1] Il convient de défaire les liens de familiarité, d’introduire de l’inconfort pour, comme le dit Barthes « (…) défaire notre « réel » sous l’effet d’autres découpages, d’autres syntaxes (…) »
Une pratique du détour donc, pour réouvrir des possibles à la pensée et des possibles à la rencontre. Rencontre non seulement avec ceux qui peuvent rentrer dans nos cadres, mais aussi voire surtout avec ceux qui ne le peuvent ! Sortir, aller vers…
Dans son Traité de l’Efficacité[2], F. Jullien va mettre en parallèle deux modes de pensée radicalement différents relatifs à la question de l’efficacité, c’est à dire à la question de l’action. La pensée occidentale est prise dans la longue histoire du rapport « théorie-pratique » dans la continuité des premiers clivages grecs : nous dressons une forme idéale (eidos), que nous posons comme but (telos) et nous agissons ensuite pour la faire passer dans les faits. Le modèle est posé comme but, qu’on détermine sur un plan théorique, et auquel, une fois qu’il est établi, doit se « soumettre » la pratique. Jullien parle de modélisation de la réalité, que l’on va retrouver à tous les niveaux de la vie publique et privée (politique, art de la guerre, diplomatie, vie de la cité…). Toutefois, très vite, un écart se crée entre l’Idéal, le modèle que nous projetons pour agir et ce que, les yeux fixés dessus, nous parvenons à réaliser. Aristote est le premier à reconnaître, que si la science peut imposer sa rigueur aux choses, notre action quant à elle s’inscrit sur fond d’indétermination ; plus l’objet auquel nous avons à faire « vit et réagit », plus l’écart se creuse. En bref, toujours la pratique trahirait tant soit peu la théorie. Ecart difficile toutefois à accepter, entre le « meilleur » et le « nécessaire ». (Ce que reprendra d’une certaine manière la question du « principe de réalité », les relations entre le Ca, le Moi et l’Idéal du Moi). Penser cet écart est l’objet de tout un pan de la philosophie. Entre théorie et pratique, comment concilier les deux, quand le point important est le savoir-faire avec le particulier. Or la connaissance, même très bonne des lois générales, ne suffit pas à traiter le particulier. Le cas déborde bien souvent le cadre envisagé et à cause de la contingence du particulier, on ne peut déduire des lois particulières à partir des lois universelles. C’est à dire que la plus parfaite connaissance ne confère pas pour autant l’habilité de faire ce qui est requis dans la situation.
Pour Kant[3] c’est précisément le domaine de l’art et le champ de l’exercice de la faculté de juger dite réfléchissante, qui permet de remonter du particulier au général. Le savoir-faire ajusté au cas est alors un savoir – y – faire, que Resweber et de Certeau ont nommé tact, une sorte « d’esthétisation du savoir » entre pratique et théorie. Il ne s’agit pas de flair, d’intuition (toujours imaginaire) ou d’un quelconque arbitraire, mais bien d’articuler le contingent du cas avec le savoir.
Dans ce pli occidental « théorie-pratique », la voie tracée, de la modélisation passe par le rapport « moyens-fin ». Avec cette question : la fin justifie-t-elle les moyens ? Jusqu’où ? Une fin étant idéalement conçue, nous cherchons ensuite les moyens à mettre en œuvre pour la faire entrer dans les faits ; avec tout ce que cette « entrée » peut supposer d’intrusion, d’arbitraire et de forcé au point de se retrouver parfois dans des situations du type lit de Procuste. Brigand d’Athènes qui possédait deux lits, un grand et un petit, Procuste forçait les voyageurs à s’étendre sur un lit, les grands dans le petit et les petits dans le grand ; pour les mettre à la bonne dimension, il coupait les pieds aux uns et étirait violemment les autres pour les allonger.
Dans son livre : « Le raisonnement de l’ours et autres essais de philosophie pratique »[4] Vincent Descombes s’attache à analyser le raisonnement pratique. La structure du raisonnement pratique est la suivante :
– on énonce le principe général, la norme de conduite, en général sous forme d’impératif, ou d’une règle de prudence (ce qui est judicieux de faire pour réussir)
– on décrit la situation de l’acteur comme cas particulier qui se range sous la règle générale
– cela suffit à déterminer ce que le sujet doit faire.
Pour V. Descombes cette option est généralement prise par ceux qui évitent de réfléchir… Mais elle a un inconvénient majeur, celui de rester un raisonnement théorique. Le raisonnement pratique véritable débouche sur une action et non sur une opinion. Un exemple classique va éclairer ceci, c’est la discussion de Benjamin Constant et Kant. Un homme a recueilli chez lui un dissident pourchassé par la police politique. Le raisonnement à partir de l’impératif « ne pas mentir » aboutit à la conclusion qu’il ne faut pas mentir à la police pour protéger le réfugié. Mais ce raisonnement ne lui dit pas comment se tirer d’affaire, comment répondre à la police sans livrer le dissident qu’il a pris sous sa protection. Or le vrai problème c’est bien celui qui donne lieu à une délibération sur la meilleure façon de se tirer d’affaire, c’est justement le problème de réconcilier deux objectifs légitimes. Le point de départ de la réflexion n’est plus alors la règle générale, le principe, mais la chose visée, le but à atteindre. Le moment délicat du raisonnement pratique est de bien expliciter les fins visées dans les prémisses.
L’exemple choisi par V. Descombes pour montrer un défaut de raisonnement pratique à cause d’une prémisse manquante est celui de l’Ours de la fable de la Fontaine : l’Ours et l’Amateur de jardins. L’ours est chargé d’écarter les mouches pendant que le vieillard dort. Mais une mouche se pose sur le nez du dormeur. Il ne renonce pas pour autant à sa mission et écrase la mouche avec un pavé, ce qui casse la tête du vieillard qui meurt. La prémisse qui manque est que le vieillard doit pouvoir continuer à dormir et à vivre, et que le but à atteindre, chasser la mouche, fait partie lui-même d’un but plus général, assurer le confort et le bien-être de l’amateur de jardins. Ce vis-à-vis (théorie-pratique ; moyens-fin) est pour nous une évidence : nous pensons à partir de lui mais lui-même échappe à la pensée. Car il sert de cadre général à toute action : agir c’est mettre en œuvre des moyens en vue d’une fin donnée et l’efficacité est dans l’adéquation entre la fin et les moyens employés. Et on le retrouve à tous les niveaux aujourd’hui sous les termes de protocoles, projets de service, projet individuel, cibler, repérer les besoins et fixer les actions à engager ; chez les « psys » : on travaille tel point avec le patient ; les éducateurs doivent travailler aussi tel aspect avec un jeune…
En Chine, la pensée de l’efficacité, ne projette aucun plan sur le cours des choses et n’a donc pas non plus à envisager la conduite sous l’angle moyens-fin.
La pensée chinoise pose un autre cadre de pensée. Elle n’a pas construit un monde de formes idéales, à séparer de la réalité et qui puissent l’in-former. Le monde n’est pas pour le sage chinois un objet de spéculation ; il n’y a pas d’un côté la connaissance et de l’autre l’action ; l’ordre ne vient pas d’un modèle qu’on applique aux choses mais il est contenu tout entier dans le cours du réel. Plutôt que de dresser un modèle qui serve de norme à son action, le sage chinois est porté à concentrer son attention sur le cours des choses tel qu’il s’y trouve engagé, pour en déceler la cohérence et profiter de leur évolution. De cette différence on peut tirer une alternative pour la conduite : au lieu de construire une forme idéale qu’on projette sur les choses, s’attacher à détecter les facteurs favorables à l’œuvre dans leur configuration ; au lieu de fixer un but à son action, se laisser porter par la propension ; en bref, s’appuyer sur le potentiel de situation. Ce qui nous intéresse ici c’est l’accent mis sur les processus et leur déroulement pour atteindre l’effet souhaité ; tirer parti de ce qui se trouve impliqué et que promet son évolution. Le potentiel est là entendu tout autrement qu’un simple concours de circonstances, si heureux soit-il (pas de hasard en Chine). Pris dans la logique d’un déroulement régulé il est conduit à se développer de lui-même et peut nous « porter ». Se laisser porter : ce n’est pas attendre, ne rien faire ; mais c’est moins notre investissement personnel qui compte, ni notre volonté, en l’imposant au monde, que la disponibilité à laisser jouer le potentiel de situation. Il faut à la fois s’investir et se déprendre. Le secret de la prise Zen, c’est que ce n’est pas une affaire de prise justement, mais de déprise, de mise en route…et un jour, « ça vient », « ça joue » … Mencius raconte une anecdote. Un paysan du Song rentre le soir chez lui fatigué et dit à ses enfants : « aujourd’hui, j’ai bien travaillé, j’ai tiré sur les pousses de mon champ ». Sur quoi les enfants courent vers le champ et voient un champ dévasté où toutes les pousses sont entrain de dessécher. Et Mencius d’en conclure : il y a deux erreurs dans le monde ; l’une est de rechercher directement l’effet, comme si l’efficacité n’était qu’une question de visée et de volonté (à la fois de projet, de moyens et d’efforts), l’autre, de ne rien faire du tout et de délaisser son champ. Tout paysan le sait, il faut biner au pied de la plante, il faut sarcler. Cette anecdote illustre pour Jullien un des traits les plus fins de la pensée chinoise : articuler l’artificiel et le naturel ; aider ce qui vient néanmoins seul. La réflexion chinoise sur la disponibilité intérieure ne devrait pas manquer de résonner du côté des psychanalystes[5], mais peut être aussi « une clef » pour ceux qui interviennent auprès des « innocents ». La disponibilité : le non-parti pris de la pensée, la pensée qui ne prend pas position, qui ne régit plus mais s’ouvre à … et ré ouvre ainsi des possibles. La disponibilité au potentiel de situation ; se laisser guider plutôt que de mener…
Concernant les traités sur l’art de la guerre[6], un bon général cherche le succès dans le potentiel de situation plutôt que de le demander aux hommes qu’il a sous ses ordres. Par exemple, pour accroître l’énergie de situation le stratège chinois ne s’appuie pas seulement sur ce qui, dans la topographie ou l’état des troupes est défavorable à son adversaire ; il aménage également la situation de sorte que ses propres troupes se voient portées à déployer un maximum d’ardeur. Pour cela il suffit qu’il les conduise dans une situation de danger telles qu’elles n’aient plus d’autres issues que de se battre de toutes leurs forces pour en réchapper. Ainsi n’engage-t-il le combat qu’en « terrain mortel », c’est à dire qu’après avoir fait pénétrer profondément ses troupes en territoire ennemi. La réciproque est vraie : quand il voit l’ennemi acculé et n’ayant pas d’autres issue que de se battre à mort, il lui aménage lui-même une échappatoire pour que l’adversaire ne soit pas conduit à déployer toute sa combativité. Le stratège chinois se garde donc de projeter sur le déroulement à venir, aucun devoir-être qu’il aurait personnellement conçu et voudrait lui imposer, puisque c’est de ce déroulement même, tel qu’il est logiquement conduit à se poursuivre, qu’il entend tirer parti. L’opération préalable au conflit n’est donc pas de planification mais d’évaluation, ou plus précisément de supputation. On sort donc de la logique du modelage pour entrer dans la logique du déroulement, du processus. La stratégie est sans détermination préalable et c’est seulement en fonction du potentiel de situation qu’elle prend forme. Ne sont privilégiés ni montage par opérations préconçues et systématiquement avancées, ni jalonnage dans le temps par programmation à partir du but visé.
Dans la Chine du IVème s avant JC. Sun Tse, conseiller du roi rédige un petit livre sur l’Art de la Guerre[7], posant ainsi que la guerre est une réalité incontournable des rapports humains. Partant de l’idée que « jamais guerre prolongée ne profite à aucun pays », il faut :
1) faire la guerre dans les plus brefs délais,
2) à moindre coût en vies humaines
3) en infligeant à l’ennemi le moins de dommages possibles.
Poser les choses ainsi c’est reconnaître que la guerre doit être, que les conflits font partie des rapports humains, mais que la guerre conduite dans les règles de l’art, c’est la guerre sans combat. C’est le principe taoïste : « un véritable guerrier n’est pas belliqueux ; un véritable lutteur n’est pas inhumain ; un vainqueur évite le combat ».
Ne pas penser la guerre comme pure folie, c’est ce qui permet qu’elle ne devienne pas, au nom du pur affrontement, une pure folie. Pour Miguel Benasayag et Angélique del Rey[8]« C’est dans le rêve d’élimination totale de la guerre que va croître la réalité d’une guerre sans limite, cette guerre totale, dont Clauswitz envisageait la possibilité au XXème siècle… L’inflation des guerres barbares serait précisément un fruit de l’idéologie pacifiste. En effet la paix conçue comme fin de la guerre transforme la guerre en instrument de la paix, au nom duquel on acceptera l’inflation sans limites de la violence ». Il s’agit non plus de vaincre l’ennemi mais de l’éliminer, de l’éradiquer. Le « plus jamais la guerre » ouvre la porte à toutes les atrocités. C’est la « Solution finale » qui trouva sa continuation au Rwanda, au Cambodge et chaque fois qu’on aboutit à un génocide. « Paradoxalement, c’est quand le but de la guerre n’est pas la paix perpétuelle, que la guerre n’est pas barbare » Car du coup, elle s’autorégule. « L’autorégulation de la guerre est donc possible quand elle ne relève pas de l’affrontement entre humains et adversaires perçus comme non-humains, mais d’un conflit nécessaire complexe et multiple ». St Augustin avait introduit l’idée d’une « guerre juste » notion délicate à manier tant elle a été instrumentalisée et détournée depuis. Pour ceux que ces questions intéresse je renvoie aussi au livre de Frédéric Gros : « Etats de violences, Essai sur la fin de la guerre »[9]
La comparaison des jeux illustre bien le grand écart entre pensée occidentale et pensée chinoise. Par exemple les jeux d’échecs avec leur logique d’affrontement, et le jeu du go avec ses stratégies obliques, procédant par contournement sans qu’il y ait au départ de territoire ni de pièces en place, sans qu’il y ait par suite d’objectifs prédéterminés ni de pièce maîtresse à détruire… De même l’opposition entre la boxe européenne et la boxe chinoise ou les arts martiaux. La boxe européenne comme les guerres des phalanges grecques ont une logique d’un abord frontal. On attend tout du heurt violent de la rencontre alors qu’un principe de base de la stratégie chinoise est d’éviter l’affrontement direct avec l’armée ennemie. Un choc frontal est toujours éminemment risqué et destructeur. Ne pas répondre de la même façon permet la victoire : si l’attaque vient de biais je réponds de front, et inversement ; dans tous les cas je biaise. Procédant par enchaînements continus la boxe chinoise déroule une force, non pas simplement musculaire, mais plus intérieure ; dans son mouvement spiralé elle fait naître la rapidité la plus extrême, de la plus extrême lenteur et maintient la complémentarité et l’harmonie avec l’adversaire, guettant la rupture de son énergie au lieu de s’opposer d’emblée à lui dans un rapport antagoniste. Peu d’efforts pour beaucoup d’effet ! Ce qui vaut pour l’art de la guerre vaut également pour tous les autres secteurs de la vie sociale et même pour les modalités de discours et le rapport à la parole. A l’obliquité (Chine) ou l’affrontement (Grecs) recommandés par l’art de la guerre, correspond une obliquité ou un affrontement équivalent de la parole. Si la démocratie dans son principe grec, repose sur la possibilité d’un affrontement des discours, (discours contre discours, logos contre logos – joutes verbales – Protagoras), la Chine utilise une autre voie[10]. F.Jullien parle de « distance allusive », d’évocation : ne pas « serrer » le sujet en le collant de trop près, permet un certain jeu. Il faut écrire « à côté » : si le texte colle trop à ce que l’autre veut dire, son lecteur n’a plus rien à chercher, l’intérêt est supprimé. Il parle là aussi de fonctionnement indirect (jamais frontal) d’obliquité, d‘entrelacs…
J’espère avoir fait entendre à travers ces développements, quelque chose du mouvement, de la souplesse, de la fluidité comme « mode d’intervention ». Saisir l’occasion, saisir ce qui vient, comme ça vient, en renonçant à la maîtrise, la planification, en acceptant la déprise et laisser venir. Ce n’est évidemment pas sans lien avec le Kairos. La démarche F.Jullien est pour moi riche d’enseignement et de créativité pour tenter d’aller à la rencontre et faire un bout de chemin avec « les innocents », qui de toute façon nous convoquent à inventer, bricoler et bien souvent tâtonner, aller à l’aveuglette, ne sachant pas par avance ce que l’on fabrique. Se laisser guider, déplacer, déloger, sortir des cadres habituels « normaux » (sortir des bureaux…), comme des cadres de pensée ou des cadres nosographiques. Sans faire pour autant n’importe quoi ! Sans déterminer par avance ce qu’il faut « travailler » ! ou quel est le projet individuel de, ou pour l’enfant comme condition de travail…
Ceci me semble être une des conditions pour rejoindre ceux que Raquel Capurro (Uruguay) appelle les « jeunes sur les bords de la grande route ». Condition pour ne pas laisser pour compte ceux qui ne viennent pas dans nos cadres, pour qui les dispositifs traditionnels ne conviennent pas. A ne pas faire ce pas de côté, on peut toujours attendre la demande !!
Être disponible au potentiel de situation c’est, me semble-t-il le geste fondateur de l’association Thélémythe tel que raconté par Roland Léthier: une gamine ne veut plus de lieu de vie à la campagne ; son éducateur part avec elle, monte à Paris pour l’accompagner, s’y installe et fabrique pour elle une nouvelle modalité d’accueil.
C’est sans doute, malgré moi, le geste de démarrage de l’atelier « artistique » du Fil d’Ariane (CSST au HUS de Strasbourg) après des années de tentatives « d’activités » pour les patients ; tentatives avortées ou assez vite échouées, malgré notre bonne volonté et l’engagement dans un projet pensé, parfois même avec eux. Lassitude et fatigue, accompagnées de ces lamentations qui indiquent qu’on est à côté de la plaque : « de toute façon ils ne s’intéressent à rien, ils déconstruisent tout ce qui est mis en place pour eux… ». Lamentations qui indiquent que l’on est plus dans la maîtrise que dans la déprise, et que l’autre que nous « accompagnons » n’est pas assez « compliant », c’est-à-dire n’est pas prêt à rentrer dans notre plan ! dans notre projet à nous, conçu évidement pour son bien ! De plus les subventions demandées depuis 10 ans pour un atelier peinture, qui continuent de ne pas venir !
Il importe de réfléchir à la notion d’accompagnement, tellement usitée qu’on n’en interroge plus le sens ou la visée. Psy, éducs, travailleurs sociaux en institution surtout, nous sommes mandatés pour soigner, thérapeuter, pour soutenir ! mais aussi accompagner les usagers ! Or qui accompagne qui ? Dans l’accompagnement, qui indique le chemin ? : qui marche devant, derrière, à côté ? pour aller où ? le mener vers le projet de l’institution ou le suivre dans le sien et en accepter les détours… on l’accompagne pour faire route avec, ou pour le surveiller ? Et quelle est la contrepartie de l’aide apportée ? Pour une analyse extrêmement pertinente de cette question et des relations entre « l’usager » et les institutions, je vous renvoie au livre de Patrick Declerck : les Naufragés[11].
Donc, pour en revenir au Fil d’Ariane, lassitude. Et puis un jour, des patients disent : on s’ennuie ici il faudrait des ateliers, quelque chose d’autre, du dessin… Et ce jour-là alors que j’attends, que j’espère depuis 10 ans qu’un intervenant artiste puisse venir, je m’entends leur dire : Vous voulez ? OK. Je ne sais pas tenir un pinceau mais j’ai envie et veux donc bien faire ça avec vous, on va monter un atelier ensemble, tous les mercredis. Il fonctionne depuis un an. Cadre très souple ; depuis 2 mois une artiste nous a rejoint, 6 à 8 patients à chaque fois. Travail au sol (à la Pollock), dans le couloir, car nous n’avons pas assez de place…Pas de visée thérapeutique ni occupationnelle, mais envie partagée de fabriquer quelque chose, une mise en mouvement ; plaisir, variations … Ce geste ne peut servir de modèle et ne peut se reproduire ; il s’appuyait sur le potentiel de situation, dans un cadre transférentiel où la question du désir était posée. Le leur, le mien. Je n’ai rien décidé, ce n’était pas réfléchi « ça s’est fait » hors pensée mais par hors sujet, dans une rencontre. Mais pour renouveler la demande de subvention il a fallu écrire un projet, avec plein de cases. Projet, objectifs, buts attendus… On ne peut y échapper, mais biaiser suffisamment pour que le désir émergeant ne soit pas étouffé dans l’œuf.
Cette expérience me confirme d’une part dans l’importance de la non-planification systématique, dans la nécessité de se rendre disponible aux situations, sans trop prédéterminer, et d’autre part, dans l’importance du geste, de l’engagement « en-corps », au pied levé, – le Kairos – comme support préalable à une parole éventuelle. (Quelques patients viennent depuis davantage en entretien ou « parlent autrement »). Cette expérience, confirme aussi ce qui se joue dans la psychoboxe, à savoir une dynamique, là, du corps en mouvement qui dans ce cadre transférentiel à des effets de retours psychiques même si on ne les maîtrise pas. Comme diraient les Suisses, « ça joue » !
Pour Alexandro Jodorowsky il y a lieu de réintroduire des sinuosités dans les lignes droites, de poser, voire de jeter des actes comme l’acte de poésie. « L’acte crée une autre réalité au sein même de la réalité ordinaire. Il nous permet de basculer dans un autre niveau et je suis toujours convaincu que, par des actes nouveaux, on s’ouvre la porte d’une dimension nouvelle… Poser un acte est une démarche (consciente) visant à volontairement introduire une fissure dans l’ordre de la mort que perpétue la société… ».
Et je terminerai par une phrase du peintre Pierre Soulages : « C’est en peignant que je trouve ce que je cherche ».
Et par une strophe d’un poème de Machado :
Voyageur, le chemin
C’est les traces de tes pas
C’est tout ; voyageur,
il n’y a pas de chemin,
Le chemin se fait en marchant
Le chemin se fait en marchant
Et quand tu regardes en arrière
Tu vois le sentier que jamais
Tu ne dois à nouveau fouler
[3] Kant, Critique de la faculté de juger
[4] Vincent Descombes, Le raisonnement de l’ours et autres essais de philosophie pratique, Seuil, 2007
[5] Voir sur le site de Jean Allouch plusieurs articles discutant Jullien
[6] F. Jullien, op cité
[7] Sun Tse, l’Art de la Guerre, Pocket, 1993
[8] Miguel Benasayag et Angélique del Rey, Eloge du conflit, la Découverte 2007
[9] Frédéric Gros, Etats de violence- Essai sur la fin de la guerre, éd Gallimard 2006
[10] F.Jullien , Le Détour et l’Accès, Grasset, 1995
[11] Patrick Declerck : les Naufragés, ed Pocket, 2003