« La langue châtiée »

La langue comme instrument du pouvoir, suite …
Langue et pouvoir symbolique chez Bourdieu

01/04/2017
Sonia Weber

Télécharger la séance

« La langue châtiée »

 

« Les mots contribuent à faire le monde social. Mettre un mot pour un autre, c’est changer la vision du monde social et par là contribuer à le transformer »  Bourdieu[1]

 

Bourdieu dans ce livre, qui reprend une partie des textes publiés dans « Ce que parler veut dire », va développer une théorie sociologique de la langue en posant l’hétérogénéité sociale comme inhérente à la langue. Thèse (et style) assez simple, succession d’articles, donc variations, sur fond de répétition que l’on va retrouver dans cette présentation. Pour Bourdieu, toute la structure sociale est présente dans chaque interaction, et par là dans le discours. C’est ce qu’ignore la description interactionniste, qui traite l’interaction comme un empire dans un empire. … (critique de Austin). Il s’oppose ainsi aussi à la « linguistique interne » de Saussure, qui exclut selon lui, toutes les recherches qui mettent en rapport avec l’ethnologie, l’histoire politique de ceux qui la parlent… parce qu’elles n’apporteraient rien à la connaissance de la langue prise en elle-même. Dans la linguistique structurale, la langue est détachée de ses conditions sociales de production, reproduction ou d’utilisation pour en faire un objet pur, en naturalisant « ces produits de l’histoire que sont les objets symboliques »[2]. Pour autant, il ne remet pas en cause l’analyse proprement linguistique du « code », mais il démontre son côté trop restrictif en l’amputant de toute sa dimension sociologique et historique. Ce qui s’exprime à travers l’habitus linguistique, c’est tout l’habitus de classe dont il est une dimension.  « On doit poser contre toutes les formes d’autonomisation d’un ordre purement linguistique, que toute parole est produite pour et par le marché auquel elle doit son existence et ses propriétés les plus spécifiques »[3]. La production linguistique est inévitablement affectée par l’anticipation des sanctions du marché… et la contrainte qu’exerce le marché prend naturellement la forme d’une censure anticipée, d’une autocensure. Souci de « bien dire » ; « parler comme il faut » …en ôtant son accent, les wesch wesch…

Bourdieu parle de la langue en tant qu’instrument linguistique, code, et instrument de communication ou d’échanges, en soutenant -et c’est là un des points forts de sa thèse- qu’il faut « se garder d’oublier que les rapports de communication par excellence que sont les échanges symboliques, sont aussi des rapports de pouvoir symbolique où s’actualisent les rapports de force entre les locuteurs ou leurs groupes respectifs »[4]. Les dires performatifs impliquent la référence à leur condition sociale de réussite. L’acte de parole ne peut être détaché de ses conditions d’effectuation. Pour Bourdieu il convient donc d’élaborer une économie des échanges symboliques. Tout acte de parole est une rencontre de séries causales entre : d’un côté, – l’habitus linguistique (dispositions socialement façonnées) – une certaine capacité de parler, capacité linguistique de produire un discours conforme dans une situation déterminée ; de l’autre, les structures du marché linguistique qui s’imposent comme un système de sanctions et de censures spécifiques. Pour Bourdieu la signification d’un discours ne peut se saisir que dans la relation avec un marché. « Ce qui circule sur le marché linguistique, ce n’est pas « la langue » mais des discours stylistiquement caractérisés, à la fois du côté de la production, dans la mesure où chaque locuteur se fait un idiolecte avec la langue commune, et du côté de la réception, dans la mesure où chaque récepteur contribue à produire le message qu’il perçoit et apprécie, en y important tout ce qui fait son expérience singulière et collective »[5] ( une expérience singulière est une expérience socialement marquée). Cf. Courtine.

Le mot dans le dictionnaire n’a aucune existence sociale : dans la pratique, il n’existe qu’ immergé dans des situations. Mot en contexte, non seulement dans la phrase, mais en fonction du marché. Il n’y a pas de mot neutre, et son sens varie selon les classes. Comme il varie en fonction de chacun… Le langage ne peut jamais être neutralisé. Même le langage ordinaire. On ne sait jamais ce qu’on dit, ni comment l’autre va l’entendre. Le pouvoir de la langue est dans sa fonction créatrice (pouvoir performatif) qui fait exister ce qu’elle énonce. « On ne devrait jamais oublier que la langue, en raison de son infinie capacité générative que lui confère son pouvoir de produire à l’existence, en produisant la représentation collectivement reconnue, et ainsi réalisée, de l’existence, est sans doute le support par excellence du rêve du pouvoir absolu ».[6] Selon Bourdieu, la théorie linguistique offre avec Saussure et Auguste Comte, l’illusion du communisme linguistique, comme si « le trésor universel » qu’est le langage, était universellement et uniformément accessible à tous. Ils excluent la question des conditions économiques et sociales de l’appropriation de la langue, en utilisant la métaphore du « trésor » qui constitue « une pleine communauté ». A la langue comme trésor universel, possédé en priorité indivise par le groupe, correspond la compétence linguistique comme « dépôt » en chaque individu de ce trésor, ou comme participation de chaque membre de la « communauté linguistique » à ce bien public. Question du grand Autre comme Trésor des signifiants…

Les linguistes ne font qu’incorporer à la théorie, un objet préconstruit dont ils oublient les lois sociales de construction, en occultant « le processus proprement politique d’unification au terme duquel un ensemble déterminé de sujets parlants, se trouve pratiquement amené à accepter la langue officielle ». « La langue saussurienne, ce code à la fois législatif et communicatif qui existe et subsiste en dehors de ses utilisateurs (sujets parlants) et de ses utilisations, a en fait toutes les propriétés communément reconnues à la langue officielle … Parler de la langue, sans autre précision, comme font les linguistes, c’est accepter tacitement la définition officielle de la langue officielle d’une unité politique »[7]. Cette langue s’impose à tous les ressortissants d’un territoire comme la seule langue légitime. Or « la langue officielle a partie liée avec l’Etat, tant dans sa genèse que dans ses usages sociaux (la constitution d’un Etat passe par une langue officielle unifiée) …Cette langue d’Etat devient la norme théorique à laquelle toutes les pratiques linguistiques sont objectivement mesurées » (« on ne parle pas comme ça », « parle correctement… »). « L’intégration dans une même « communauté linguistique » qui est un produit de la domination politique, sans cesse reproduite par des institutions capables d’imposer la reconnaissance universelle de la langue dominante, est la condition de l’instauration de rapports de domination linguistique »[8]. Confusion même dans la psychanalyse :  cf Yan Pelissier et la langue des cités.

Comme obéir aux lois = intégrer /rentrer dans La Loi symbolique ? « Les lois émises par l’Etat ne sont pas la Loi et ne visent, en fin de compte qu’à organiser l’exploitation. La Loi, c’est quelque chose de bien plus intérieur, de l’ordre du symbolique, et lorsque je parle de « la loi de la grammaire », c’est une façon amusant de le dire, c’est le grand Autre qui est en question, or le grand Autre ne peut être organisé par l’Etat ». [9]

 

Genet. En 1947 la Radiodiffusion française propose à Jean Genet d’intervenir lors d’une émission dénommée « Carte blanche ». Il se proposait de parler de l’enfance criminelle. Son texte d’abord accepté par l’animateur de l’émission fut ensuite refusé par la direction. Genet dit sa déception : « J’eusse voulu faire entendre la voix du criminel. Et non sa plainte, mais son champ de gloire ». Dans ce texte, Genet cherche à définir une attitude morale, et à la justifier : le goût de l’aventure contre les règles du Bien (l’audace, la ruse, l’insolence, le goût de la paresse…). « Le Mal est le seul à pouvoir susciter sous ma plume l’enthousiasme verbal, signe ici de l’adhésion de mon cœur ».  L’émission aurait dû commencer par un interrogatoire, administré par Jean Genet, à un magistrat, un directeur de prison et un psychiatre officiel. Le texte non-dit à la radio, sera publié en 1949.[10]

En l’occurrence, l’enfance criminelle c’est la sienne, et celles de ses camarades des bagnes des enfants. Bagnes dénommés selon les moments de façon trop polie : maisons de redressement, patronage de relèvement moral, centre de rééducation, maison de redressement. Il dirait aujourd’hui CER, CEF… Pour Genet le changement de nom est inutile : « il était sot de s’attaquer au nom en croyant que changerait l’idée de la chose nommée, puis que cette chose est, si j’ose dire, vivante et qu’elle se fait par le va et vient de l’élément le plus créateur : les enfants délinquants ». Genet revendique les délits commis par les jeunes délinquants comme étant des actes d’insurrection volontaire ; il conteste les libellés des tribunaux : « acquitté comme ayant agi sans discernement, et confié jusqu’à sa majorité au patronage de redressement… » et poursuit : « le jeune criminel refuse l’indulgente compréhension et la sollicitude de la société… ». « Nommer inconscience le mouvement qui porte l’enfant de 15 ans au délit ou au crime, moi je le nomme d’un autre nom. Car il faut un fier toupet, un beau courage, pour s’opposer à une société aussi forte, aux institutions les plus sévères… Ce qui les conduit au crime, c’est le sentiment romanesque, c’est-à-dire la projection de soi dans la plus magnifique, la plus audacieuse, enfin la plus périlleuse des vies…et je me demande si vous ne les poursuivez pas aussi par dépit, parce qu’ils vous méprisent et qu’ils vous abandonnent ». Genet revendique pour les jeunes criminels le châtiment.  La violence des bagnes et le poids de la terreur qu’ils ont supportées est « la preuve de leur violence, de leur force, de leur virilité. Car c’est bien elle que les enfants vont conquérir. Ils exigent que l’épreuve soir terrible, afin d’épuiser peut-être un impatient besoin d’héroïsme ». Genet justifie la violence des pénitenciers comme étant la projection, sur le plan physique, du désir de sévérité enfoui dans le cœur des jeunes criminel. « Ces cruautés devaient naitre et se développer nécessairement de l’ardeur des enfants pour le mal. Le mal : nous entendons cette volonté, cette audace de poursuivre un destin contraire à toutes les règles. L’enfant criminel c’est celui qui a forcé une porte donnant sur un endroit défendu. Il veut que cette porte ouvre sur le plus beau des paysages : il exige que le bagne qu’il a mérité soit féroce. Digne du mal qu’il s’est donné pour le conquérir ». « Depuis quelques années, des hommes de bonne volonté essayent d’apporter quelques douceurs dans tout cela. Ils espèrent, et parviennent quelques fois à gagner des âmes, à nous faire, disent-ils, rentrer dans le droit chemin. Les réformes sont heureusement de surface, elles n’altèrent que la forme. » (Quelques jeunes peu nombreux, se laissent prendre au piège des bonnes intentions (les laids et les sournois).

Et Genet dans donner des exemples : au gardien ils ont donné le nom de surveillant… ils l’ont obligé à utiliser moins de violence physique, et d’insulte, et ils ont interdits les coups… Ils ont donné la possibilité aux rééduqués de choisir un métier…le sport est favorisé… ils ont accordé plus de liberté… la nourriture est améliorée…Enfin mesure qui devrait achever l’efficacité des réformes : l’argot y est banni. Bref on accorde aux jeunes criminels une vie voisine de la vie la plus banale. On l’appelle régénérescence. Comme il ne suffit pas de se pencher « avec sollicitude, indulgence, avec un intérêt compréhensif vers l’enfance criminelle pour avoir droit à son affection et sa gratitude », il reste à la société de les guérir, avec les psychiatres. « A propos de ces derniers, il suffirait de poser quelques questions simples. Si leur fonction consiste à modifier le comportement moral des enfants c’est pour les emmener vers quelle morale ? S’agit-il de celle qu’on enseigne dans les manuels scolaires ? S’agit-il de la morale de chaque médecin ? D’où celui-ci tire-t-il son autorité ? A quoi bon ces questions, on les escamotera. Je sais qu’il s’agit de la morale courante, et le psychiatre s’en tire en donnant aux enfants le beau nom d’inadaptés. Que puis-je répondre ? À vos roueries, j’opposerai toujours ma ruse ».

La langue standard est un produit normalisé par rapport aux dialectes…qui trouve son objectivation dans l’écriture. La politique d’unification linguistique ne peut être imputée aux seuls besoins de communication entre les différentes parties d’un territoire (Paris et les provinces au moment de la Révolution). À travers l’appropriation du pouvoir symbolique il s’agit des enjeux de formation et ré-formation des structures mentales. « Bref il ne s’agit pas seulement de communiquer mais de faire reconnaitre un nouveau discours d’autorité, avec son nouveau vocabulaire, ses termes d’adresse et de référence … et la représentation du monde social qu’il véhicule et qui, parce qu’elle est liée aux intérêts nouveaux de groupes nouveaux est indicible dans les parlers locaux façonnés par des usages liés aux intérêts spécifiques des groupes des paysans » écrit Bourdieu. « Dans le processus qui conduit à l’élaboration, la légitimation et l’imposition d’une langue officielle, le système scolaire remplit une fonction déterminante : fabriquer des similitudes d’où résulte la communauté de conscience qui est le ciment de la nation…Le maître d’école est un maître à parler, qui est par là même un maître à penser »[11]. Bien parler = bien penser. Le langage légitime, dit, en plus de ce qu’il dit, qu’il le dit bien. Et par là, laisse croire que ce qu’il dit est vrai : ce qui est une façon fondamentale de faire passer le faux pour le vrai. Parmi les effets politiques du langage dominant il y a celui-ci : « il le dit bien, donc cela a des chances d’être vrai ». Et dans ces processus la langue écrite est identifiée à la langue correcte, par opposition à la langue parlée, implicitement tenue pour inférieure.

Le discours que nous produisons est une résultante de la compétence du locuteur et du marché sur lequel passe un discours : le discours dépend en partie de ses conditions de réception. Toute situation linguistique fonctionne comme un marché sur lequel le locuteur place ses produits et le produit qu’il produit pour ce marché dépend de l’anticipation qu’il a des prix que vont recevoir ses produits. Selon Bourdieu, nous apprenons conjointement à parler et à évaluer par anticipation le prix que recevra notre langage. Toute situation linguistique fonctionne comme un marché dans lequel quelque chose s’échange. Ces choses sont des mots, mais ces mots ne sont pas seulement faits pour être compris ; le rapport de communication n’est pas un simple rapport de communication, c’est aussi un rapport économique où se joue la valeur de celui qui parle. Les élèves qui arrivent sur le marché scolaire ont une anticipation des chances de récompense ou de sanction promises à tel type de langage.

Pourquoi ça marche ? « Toute contrainte symbolique suppose de la part de ceux qui la subissent la forme de complicité qui n’est ni soumission passive à une contrainte extérieure, ni adhésion libre à des valeurs. La reconnaissance de la légitimité de la langue officielle (…) est inscrite à l’état pratique dans les dispositions qui sont insensiblement inculquées au travers d’un long et lent processus d’acquisition , par les sanctions du marché linguistique et qui se trouvent donc ajustées en dehors de tout calcul cynique et de toute contrainte consciemment ressentie, aux chances de profit matériel et symbolique que les lois de formation des prix caractéristiques d’un certain marché promettent objectivement aux détenteurs d’un certain capital linguistique. Le propre de la domination symbolique réside précisément dans le fait qu’elle suppose de la part de celui qui la subit une attitude qui défie l’alternative ordinaire de la liberté et de la contrainte. Les « choix » de l’habitus- s’adapter à l’interlocuteur – sont accomplis sans conscience ni contrainte, en vertu de dispositions qui, bien qu’elles soient indiscutablement le produit de déterminismes sociaux, se sont aussi constituées en dehors de la conscience et de la contrainte »[12] (regard désapprobateur, redressement du corps, airs de reproche…).

Le dominé tente des efforts de correction, qui peuvent lui « faire perdre ses moyens », ou « ne plus trouver les mots », comme s’il était soudain dépossédé de sa propre langue. Les jeunes ne s’y trompent pas : « Vous vous savez bien parler », « je m’exprime pas bien » « je sais pas dire ». Ils ont conscience de ne pas savoir s’exprimer « comme il faut », de ne pas parler « le français soutenu », le langage châtié ! Peur de parler parfois, parce que savent qu’« ils ne parlent pas bien » . (S qui ne comprend pas ce qu’elle a dit de mal ; O qui ne voit pas ce qu’il y a de mal à dire à une juge, « sale pute, nique ta mère » et qui ne comprend pas que « je vais t’tuer » est une menace de mort qui constitue un délit alors que c’est le parler courant avec ses copains…)

« Toutes les pratiques linguistiques se trouvent mesurées aux pratiques légitimes, celles des dominants… Et c’est au sein du marché linguistique que se définit la valeur probable, qui est objectivement promise aux productions linguistiques des différents locuteurs, et par le rapport que chacun d’eux peut entretenir avec la langue ». Pour Bourdieu, un grand nombre des différences que fait apparaitre la confrontation des parlers (prononciations, ton, accent, lexique, et même grammaire…) est associé à des différences sociales. « Les usages sociaux de la langue doivent leur valeur proprement sociale au fait qu’ils tendent à s’organiser en système de différences reproduisant dans l’ordre symbolique des écarts différentiels, le système des différences sociales ».[13] Hiérarchie des styles qui exprime la hiérarchie des groupes correspondants. Liens entre le système des différences linguistiques et le système des différences économiques et sociales. « La distribution inégale du capital linguistique – ou si l’on préfère des chances d’incorporer les ressources linguistiques objectivées, la structure de l’espace des styles expressifs reproduit dans son ordre la structure des écarts qui séparent objectivement les conditions d’existence »[14].

Mais l’acceptabilité sociale ne se réduit pas à la seule grammaticalité. On peut produire des phrases justes, encore faut-il qu’elles puissent être écoutées, c’est à dire que le locuteur ait la légitimée sociale pour parler. Hiérarchie des langues : langue commune, langue populaire, langue légitime, écrite… avec des luttes pour savoir laquelle est la plus légitime… (lutte des écrivains). La langue légitime est une langue épurée, censurée, notamment des usages populaires (et des accents…) argot… vulgaire …

« Les propriétés qui caractérisent l’excellence linguistique tiennent en deux mots, distinction et correction. Le langage recherché, choisi, noble, soutenu… enferme une référence négative au « langage commun », courant, ordinaire, banal, cru, grossier, petit nègre (…) » cf. tableau p 92. Les oppositions entre la langue légitime du point de vue des dominants et la langue commune peut se ramener à deux oppositions : distingué/vulgaire (ou rare et commun) et l’opposition entre tendu (soutenu) et / relâché (ou libre). « Comme si le principe de la hiérarchisation des parlers de classe n’était autre chose que le degré de contrôle qu’ils manifestent et l’intensité de la correction qu’ils supposent. Et de ce fait, la langue légitime est une langue semi-artificielle qui doit être soutenue par un travail permanent de correction… »[15]  La langue légitime doit être continuellement protégée par un travail prolongé d’inculcation contre l’inclination à l’économie d’effort et de tension qui porte par exemple à la simplification analogique (vous faisez, au lieu de vous faites, vous disez..). L’expression correcte, c’est-à-dire corrigée, passe par la maitrise des règles et d’une grammaire incorporée. Relation de communication entre un émetteur et un récepteur fondé sur la mise en œuvre d’un code (à chiffrer et déchiffrer), l’échange linguistique est aussi un échange économique. « Les discours ne sont pas seulement des signes destinés à être compris, déchiffrés (…) ce sont aussi des signes de richesse, destinés à être évalués, appréciés, et des signes d’autorité, destinés à être crus, obéis ». Dans toute communication, il y aurait pour Bourdieu la recherche, souvent inconsciente, d’un profit symbolique. « S’il en est ainsi, c’est que la pratique linguistique communique inévitablement outre l’information déclarée, une information sur la manière (différentielle) de communiquer, c’est à dire sur le style expressif qui, perçu et apprécié par référence à l’univers des styles théoriquement et pratiquement concurrents, reçoit une valeur sociale et une efficacité symbolique »[16]. Question des corps, des habits…

Marché. « La valeur du discours dépend du rapport de forces qui s’établit concrètement entre les compétences linguistiques des locuteurs entendus à la fois comme capacité de production et capacité d’appropriation ou d’appréciation… ». La compétence linguistique n’est pas une simple capacité technique mais une capacité statutaire. Le rapport de force linguistique n’est jamais défini par la seule relation entre les compétences linguistiques en présence. Se rajoute le capital symbolique, la reconnaissance, institutionnalisée ou non, que les interlocuteurs reçoivent dans un groupe (dans le champ rituel prêtre/ les laïcs qui les remplacent…).  « Cela vaut aussi de toute relation d’imposition symbolique, et de celle même qu’implique l’usage du langage légitime qui, en tant que tel, enferme la prétention à être écouté, voire cru, obéi… »[17]  Le profit de distinction s’ancre dans l’ensemble de l’univers social et de relation de domination, alors qu’en apparence le profit parait fondé sur les seules qualités de la personne.

Entre soi : possibilité de parler une langue relâchée, pas besoin de « se surveiller ». Ilots de liberté où on parle comme on veut. La langue légitime, officielle est alors suspendue. Mais elle reprend vite ses droits, ou plutôt son pouvoir, dès qu’on est dans une situation officielle. S’ils n’ont pas les codes (et la légitimité) ils sont voués au silence. Soit langage « emprunté » soit voué au silence ou à l’abstention. Peur de parler parce que savent qu’ils ne parlent pas bien (Zz, S. qui ne comprend pas ce qu’elle a dit de mal (attitude corporelle…)

Le tact : art de prendre de la position des interlocuteurs respectifs

Maitrise pratique de la langue légitime et maitrise des situations dans lesquelles cet usage de la langue est socialement acceptable.

La loi du marché n’a pas besoin de s’imposer par une contrainte extérieure (si nous) , car le rapport au marché est incorporé.

Dispositions linguistiques prises dans les dispositions corporelles : c’est tout le corps qui répond par sa posture, ses réactions internes, plus spécifiquement articulatoires à la tension du marché. Habitus linguistique/ style de vie qui s’est fait corps. Virilité attachée à la façon de parler ou mieux à l’usage de la bouche ou de la gorge.  (Efféminé…) la bouche plutôt fermée, pincée ( = tendue, censurée) et la gueule largement ouverte. « La gueule est associée aux dispositions viriles, dans l’idéal populaire, qui trouvent leur principe dans la certitude tranquille de la force (force purement sonore du discours qui annonce parfois la force physique par la menace…) qui exclut les censures, c’est-à-dire les prudences, les ruses, les « manières » et qui permet de rester nature, « d’avoir son franc parler » ou tout simplement de « faire la gueule »[18].

D’un côté, le langage domestiqué, censure devenue nature, qui proscrit les propos gras…va de pair avec la domestication des corps qui exclut toute manifestation excessive des sentiments et des appétits ; de l’autre, le relâchement de la tension articulatoire, refus de se conformer au code dominant, associé au rejet des censures que la bienséance fait peser, en particulier sur le corps taboué… (cul, couilles…). La correspondance étroite entre les usages du corps, et de la langue, tient au fait que c’est pour l’essentiel à travers des disciplines et des censures corporelle et linguistiques que les groupes inculquent leurs valeurs. « On comprend que du point de vue des classes dominées l’adoption du style dominant apparaisse comme un reniement de l’identité sociale et de l’identité sexuelle, une répudiation des valeurs viriles qui sont constitutives de l’appartenance de classe ; c’est ce qui fait que les femmes peuvent plus facilement s’identifier à la culture dominante sans se couper de leur classe aussi radicalement que les hommes. « 0uvrir sa gueule », c’est refuser de se soumettre, (« de la fermer ») de manifester des signes de docilité qui sont la condition de la mobilité ».[19]

 

[1] P.Bourdieu, « Langue et pouvoir symbolique », Fayard, 1982[2] P.Bourdieu, op cité

[3] P.Bourdieu, op cité

[4] P.Bourdieu, op cité

[5] P.Bourdieu, op cité

[6] P.Bourdieu, op cité

[7] P.Bourdieu, op cité

[8] P.Bourdieu, op cité

[9] Préalables à toute clinique des psychoses, Jean Oury et Patrick Faugeras, Éditions érès, Toulouse, 2012

[10] J.Genet L’enfant criminel, 1949

[11] P.Bourdieu, op cité

[12] P.Bourdieu, op cité

[13] P.Bourdieu, op cité

[14] P.Bourdieu, op cité

[15] P.Bourdieu, op cité

[16]P.Bourdieu, op cité

[17] P.Bourdieu, op cité

[18] P.Bourdieu, op cité

[19] P.Bourdieu, op cité

?>