CONJECTURE SUR LA VIOLENCE

28/11/2009
Roland Léthier

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CONJECTURE SUR LA VIOLENCE

En 1913, alors qu’il rédige la fin de « Totem et tabou », Freud écrit quelques petits textes destinés aux personnes dont la profession et l’action peuvent avoir à se soutenir de la psychanalyse.  (L’intérêt de la psychanalyse, présenté, traduit et commenté par Paul-Laurent Assoun, Paris, RETZ C.E.P.L. 1980.)

Le texte de Freud vise à définir en quoi certaines disciplines connexes peuvent avoir intérêt à utiliser les connaissances acquises par la psychanalyse (d’où le titre).

Freud dresse une longue liste des sciences ayant à profiter des travaux de son groupe. Au premier chef, il place la psychologie, puis suivent la science du langage, la philosophie, la biologie, l’histoire de l’évolution et celle de la civilisation, l’esthétique, la sociologie et la pédagogie.

L’intérêt pour les psychanalystes est que Freud, en montrant les points de rencontre entre les disciplines, définit par le fait même les limites du champ de la psychanalyse, apportant ainsi une importante contribution à l’épistémologie freudienne.

Notre séminaire intitulé « La ballade des innocents » s’adresse en priorité aux personnes qui s’exposent à côtoyer, à fréquenter, à intervenir auprès de ceux que nous avons appelé « les innocents ».

Notre séminaire se situe dans le sillage du frayage de Freud puis de Lacan.

Le frayage de Lacan nous conduit à formuler autrement les notions de présence, de lien, de socialité.

En particulier, lors de notre première séance le 24 novembre, vous avez pu entendre un certain agacement lorsque j’ai répondu à des interventions qui parlaient du couple puissance/impuissance, de la fusion avec la mère, de fantasme et réalité, de hors cadre…

Ces notions restent très marquées par le binarisme de la psychologie freudienne.

Le frayage de Lacan nous conduit à parler autrement.

Avec Lacan, l’accent mis sur le langage et sur le dire. Il ne permet plus de parler de réalité psychique, même si cette notion reste très répandue dans le vocabulaire des travailleurs sociaux.

Lors du premier set, avec Sonia Weber nous avons présenté les questions posées par la violence des jeunes de façon phénoménologique.

Nous avons développé la situation de « déssolés », des « innocents », et nous appuyant sur l’invention de Jackson Pollock, nous avons indiqué une direction de travail consistant à restaurer un sol à l’existence et aux relations.

Pour ce deuxième set (le troisième sera le 12.XII.), je vous propose de prendre appui sur

la question de l’écriture et de la lettre qui sont là à la naissance de la psychanalyse et que le frayage de lacan a amplement développé.

Cela va nous conduire à sortir du binarisme freudien : (intérieur/extérieur, public/privé, responsable/irresponsable, actif/passif, normal/pathologique).

Nous allons donc reprendre le chemin de « la fabrique de l’humain » et de l’élaboration de la présence humaine par la naissance de l’écriture.

Alors nous entrons alors dans un espace à trois dimensions (qui seront bientôt 4) et dans des temporalités qui ne sont plus seulement les deux temps du jeu de la bobine :

« fort/da » : « oh,oh…ah, ah », mais comme la valse au moins à trois temps.

À la suite du séminaire du 24 octobre, des questions avaient été posées sur :

– Le hors cadre

– puissance, impuissance

– la fusion avec la mère

La prégnance du binaire et des formules psychologisantes occupent une large part des élaborations en psychanalyse.

Nous ne toucherons pas à ces formules psychologisantes qui font florès et qui nous entraineraient dans des abîmes d’approximations pseudo-humanistes.

Le point que nous allons développer aujourd’hui concerne justement le fait que la psychanalyse fait rupture d’avec ces élaborations psychologisantes.

Cette rupture inaugurée, initiée par Freud est soutenue par un nouveau rapport à l’écriture.

Freud a soutenu que le récit du rêve est à lire comme une écriture hiéroglyphique.

Le déchiffrement des hiéroglyphes réalisé par Jean-François Champollion le 14 septembre 1922 a révélé que l’écriture hiéroglyphique était composée de pictogrammes (signe qui indique si un signe est à lire pour sa valeur d’image), phonogramme (pour sa valeur de son) ou de shifter (déterminatif) (indiquant que le signe est à lire en tant que pictogramme ou phonogramme).

En comparant trois types d’écriture : hiéroglyphe, démotique et grecque, Champollion a pu établir des correspondances terme à terme entre des pictogrammes égyptiens et leur valeur littérale dans l’alphabet grec et latin.

C’est la découverte de la valeur phonétique de certains pictogrammes qui a permis à Champollion de lire le cartouche de Ptolémée (Lettre pour lettre, Toulouse Erès, 1984 p.149).

Dès le rêve du 24 juillet 1895, dit de l’injection faite à Irma (premier rêve analysé par Freud), c’est l’écriture dans le rêve de la formule de la Triméthylamine qui apporte la clé du problème soulevé et résolu par le rêve.

La description du rêve

« Un grand hall – beaucoup d’invités, nous recevons. Parmi ces invités, Irma, que je prends tout de suite à part, pour lui reprocher, en réponse à sa lettre, de ne pas avoir encore accepté ma « solution » [Lösung]. Je lui dis : « Si tu as encore des douleurs, c’est réellement de ta faute. » Elle répond : « Si tu savais comme j’ai mal à la gorge, à l’estomac et au ventre, je me sens ficelée comme un paquet, tiraillée de partout. » Je prends peur et je la regarde. Elle a un air pâle et bouffi ; je me dis : finalement, n’ais-je pas négligé quelque chose d’organique ? Je l’amène près de la fenêtre et je regarde dans sa gorge. Elle manifeste une certaine résistance comme les femmes qui portent un dentier. Je me dis : pourtant elle n’en a pas besoin. Alors, elle ouvre bien la bouche, et je constate, à droite, une grande tache blanche, et d’autre part j’aperçois d’extraordinaires formations contournées qui ont l’apparence des cornets du nez, et sur elles de larges escarres blanc grisâtre. J’appelle aussitôt le docteur M., qui, à son tour, examine la malade et confirme. Le docteur M. n’est pas comme d’habitude, il est très pâle, il boite, il n’a pas de barbe… Mon ami Otto est également là, à côté d’elle, et mon ami Léopold la percute par-dessus le corset ; il dit : « Elle a une matité à la base gauche », et il indique aussi une région infiltrée de la peau au niveau de l’épaule gauche (fait que je constate comme lui malgré les vêtements). M. dit : « II n’y a pas de doute, c’est une infection, mais ça ne fait rien ; il va s’y ajouter de la dysenterie et le poison va s’éliminer. » Nous savons également, d’une manière directe, d’où vient l’infection. Mon ami Otto lui a fait récemment, un jour où elle s’était sentie souffrante, une injection avec une préparation de propyle, propylène… acide proprionique,.. triméthylamine (dont je vois la formule devant mes yeux, imprimée en caractère gras)… Ces injections ne sont pas faciles à faire… il est probable aussi que la seringue n’était pas propre. » 

Ce rêve de l’injection faite à Irma, inaugure la présence de la lettre et de l’écriture dans la formation de l’inconscient par excellence : le rêve

Le pas suivant qui insiste sur la prégnance de la lettre et de l’écriture dans les rêves se trouve dans l’analyse de l’homme aux loups (1918).

La Wespe chez l’homme aux loups

L’homme aux loups rapporte à Freud qu’il se souvient d’avoir uriné en regardant Grouscha laver le plancher.

Voilà le rêve qu’il fait : « j’ai rêvé qu’un homme arrachait à une Espe ses ailes ».

Espe, lui demande Freud, qu’est-ce que c’est ?

L’homme aux loups : vous savez bien, cet insecte qui a des raies jaunes sur le corps et qui peut piquer.

Ce doit être une allusion à Grouscha (nom russe qui désigne une poire avec des raies jaunes).

Freud : Vous voulez dire Wespe (guêpe) ?

Mais, S.P c’est moi, ce sont les initiales de Serguei Pankeiev, etc.

C’est exactement ce que Lacan écrit dans sa Proposition d’Octobre 1967 pour définir le savoir textuel produit par « l’entreprêt » entre analyste et analysant : ça s’articule en chaîne de lettres qui initient un récit une inscription.

Avec ces outils de l’écriture et de la lettre, nous allons reprendre la description phénoménologique que nous avons entamée le 24 octobre à propos des innocents, des ahuris, ceux qui ne sont jamais entrés dans aucune dialectique  « C’est exactement dans la mesure où la parole progresse que se réalise cet être, bien entendu absolument non réalisé au début de l’analyse, comme au début de toute dialectique, car il est bien clair que si cet être existe implicitement, et d’une façon en quelque sorte virtuelle, l’innocent, celui qui n’est jamais entré dans aucune dialectique, n’en a littéralement aucune espèce de présence de cet être, il se croit tout bonnement dans le réel. »

Lacan J., Les Écrits techniques de Freud, 30 juin 1954, sténotypie.

La fréquentation des habités de la rupture entraîne une subversion des pratiques dominantes de nomination, de possession et d’analyse.

Le dépouillement de l’être socialisé l’expose à la crudité de la langue non habitée, juste tremblante, juste dansante.

La suspension des procès d’identifications livre à une présence hors sens, juste soutenue par ce que la langue contient de diableries.

Les diableries de la langue prêtent à rire, elles introduisent à l’homo ludens, à celui qui inaugura l’humanité[1].

L’homo ludens était là avant l’écriture.

Il préparait la venue de l’inscription qui fut d’abord mortuaire et juridique.

Écrire les lois et le nom des morts, c’est ainsi que l’humanité fit ses premiers pas.

Rappel concernant la naissance de l’écriture

La fabrique de l’humain, le mythe conçu par Georges Bataille

 « Le nom de Lascaux est ainsi le symbole des âges qui connurent le passage de la bête humaine à l’être délié que nous sommes. » (p.20)

« Les traces, qu’après des millénaires nombreux ces hommes nous ont laissées de leur humanité se bornent à des représentations d’animaux .

Avec une sorte de bonheur imprévu, ces hommes de Lascaux rendirent sensible le fait qu’étant des hommes , ils nous ressemblaient, mais ils l’ont fait en nous laissant l’image de l’animalité qu’ils quittaient.

Comme s’ils avaient dû parer d’un prestige naissant la grâce animale qu’ils avaient perdue » (p.115).

… « sur le plan de la vie humaine cette créature de rêve n’en est pas moins la négation la plus remarquable.…

en entrant sous le signe de cette figure , cette vie ne pouvait prospérer qu’à la condition de nier ce qu’elle était, d’affirmer ce qu’elle n’était pas.

Cet homme hybride signifie le jeu complexe des sentiments où l’humanité s’élabora.

Il s’agissait toujours de nier l’homme, en tant qu’il travaillait et calculait en travaillant l’efficacité de ses actes matériels ; il s’agissait de nier l’homme au bénéfice d’un élément divin et impersonnel, lié à l’animal qui ne raisonne pas et ne travaille pas. (p.121)

Il est remarquable de rencontrer une telle proximité entre les premiers pas de la fabrique de l’humain (sa négation, son animalité) et ce que nous avons décrit de la suspension de l’inscription chez les innocents.

Le sol que propose Georges Bataille consiste à fabriquer une communauté négative, la communauté de ceux qui sont sans communauté.

Cela nécessite de faire un grand ménage dans les nominations, les classifications.

Le sol ainsi nettoyé offre un espace à ce jeu d’enfant : marquer des pas.

Notre politique est orientée par cet horizon de l’inscription humaine qui a été détruite ou fortement altérée. Les jeunes habités par la rupture nous poussent à fomenter un nouveau tissu social inédit.

Ils affirment qu’ils n’ont confiance qu’en eux-mêmes avec ce paradoxe que le soi-même est un lieu inhabité.

Ils ont l’expérience de cette conjugaison catastrophique d’un : « je part (p,a, r,t). »

Cette inscription est en quelque sorte une inscription à l’envers.

Ces jeunes ont un savoir sur l’humanité dérobée, sur une soustraction de l’humanité.

Ce, je qui part, n’est pas une enveloppe pour quelque être que ce soit.

On comprend mieux l’intérêt de la jeunesse pour les avatars, ces modes d’existence virtuels qui ne collent pas au corps propre et permettent des multitudes d’incarnation.

« Point d’enfant »

 La fréquentation des habités de la rupture nous a poussé à réveiller les sources de notre propre présence au monde, à raviver la possibilité de ces points d’enfant qui furent nos rencontres érotiques ineffables avec le monde, les ancrages (encrages) des points du corps avec les sons de la langue.

Cette offre anachronique de la possibilité de remettre en scène un « point d’enfant » ouvre le chemin d’une nouvelle écriture.

Cette voie originale ne peut qu’être une invention isolée, il est même presque indécent d’en parler en public. La discrétion et le secret sont les valeurs qui approchent le mieux les possibilités de cette greffe à l’autre et à l’humanité.

Cette ouverture du champ de « point d’enfant » a une dimension spirituelle, une dimension qui trouve une source hors corps, hors du lieu qui a été la source de la rupture.

Pour cela, nous sommes soutenus et éclairés par le frayage de Lacan.

« Un être qui peut lire sa trace, cela suffit à ce qu’il puisse se réinscrire ailleurs que là d’où il l’a portée. Cette réinscription, c’est là le lien qui le fait, dès lors, dépendant d’un Autre dont la structure ne dépend pas de lui »[2]

Retour à l’élaboration de l’écriture

Par son interprétation des rêves, Freud mis en lumière les différents éléments constitutifs de l’écriture. Il prend appui sur l’écriture hiéroglyphique constituée de idéogrammes, phonogrammes, déterminatifs.

C’est la composition de ces trois éléments qui assure le corps de l’écriture.

C’est à partir des ces trois

C’est à partir de cette composition que Lacan va formuler sa conjecture sur l’origine de l’écriture.

Pour cela, nous sommes soutenus et éclairés par le frayage de Lacan.

« Un être qui peut lire sa trace, cela suffit à ce qu’il puisse se réinscrire ailleurs que là d’où il l’a portée. Cette réinscription, c’est là le lien qui le fait, dès lors, dépendant d’un Autre dont la structure ne dépend pas de lui »[3]

Cette ouverture du champ de « point d’enfant » a une dimension spirituelle, une dimension qui trouve une source hors corps, hors du lieu qui a été la source de la rupture.

C’est peu avant noël 1961 va développer sa conjecture sur la naissance de l’écriture!.

Toute société humaine a constitué deux séries de choses :

  • des objets que le langage nomme
  • des signes, marques ou traces, certains sont des images d’objet

« …il y a un temps repérable historiquement défini, ou quelque chose est déjà là, pour être lu  avec du langage, quand il n’ya pas d’écriture encore » (10.02.1962)

Le matériel qui va constituer l’écriture se trouvait là antérieurement à la mise en œuvre de l’écrit.

À Lascaux, il est repérable que des signes énigmatiques qui sont en attente de nom

Voici donc en trois temps la conjecture de la naissance de l’écriture :

La conjecture de Lacan sur la naissance de l’écriture.

Cette dimension spirituelle est simplement énoncée par Maurice Blanchot dans « l’écriture du désastre » avec cet aphorisme qui sera notre conclusion :

« Veiller sur le sens absent » [4]

 

[1]  Bataille G., Bataille –Lascaux, Genève, Skira, 1955.

[2] Lacan J., « D’un Autre à l’autre », 14 mai 1969, sténotypie.

[3] Lacan J., « D’un Autre à l’autre », 14 mai 1969, sténotypie.

[4] Blanchot M., L’écriture du désastre, Paris Gallimard, 1983, p.72.

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