Qu’est ce qui fait que j’ai eu le souhait de partager cette lecture dans le séminaire proposé cette année autour du thème d’Im-puissances ?
À partir de mes constats d’impuissance ou sentiments d’impuissance quant à l’envahissement insidieux mais déterminé des technologies numériques dans tous les secteurs de nos vies quotidiennes et professionnelles – comme nous l’avions partagé les précédentes séances, y compris dans l’agriculture avec la robotisation et digitalisation des tracteurs, de la traite)- Technologie qui relève de la toute-puissance des algorithmes, vécue comme une nécessité, une obligation, un incontournable, une avancée humaine, un « ça ne se discute pas » …
Avec pour ma part, des sensations d’un subir voulu (accessibilité dans notre main aux richesses des bibliothèques- aux photos- aux musiques- à nos proches à l’autre bout du monde), et/ ou selon les moments d’un subir subi, qui dans ce cas génère désarroi, perplexité, et découragement face à l’arbitraire, l’incompréhensible, l’étrange logique de la machine, la disparition des personnes à qui s’adresser ou avec qui échanger. Ce subi est renforcé par des constats d’impensé, par non-possibilités (en tant que citoyen ou professionnel du soin) de partager interrogations, doutes, les attraits et intérêts, sens et délimitation de périmètres de cet outil dans notre quotidien.
Car ce puissant processus semble impossible à délimiter, à ignorer. Qu’est-il alors possible d’en comprendre, d’en discerner ? Comment connaitre ses composants à minima, être initié à ses mécanismes (comprendre un peu ce qu’il y a dans le moteur) afin de pouvoir y réfléchir seul ou à plusieurs même si on n’appartient pas au sérail des geeks ? On oscille entre deux tendances : soit on mythifie la machine, soit on se sent exclu du travail des informaticiens qu’on imagine tout-puissants.
Avant d’entamer cette restitution, je voudrais vous remercier de votre écoute bienveillante. En effet, n’étant ni juriste, et ni informaticienne, je me suis lancée dans cet exercice comme un candide avec élan pourtant car ce partage m’obligeait à des efforts d’explication et de clarté, je l’espère !
Ce livre intitulé « Justice digitale » lu une première à sa sortie en 2018 avait été en quelque sorte une révélation. Tout d’abord qui en sont les auteurs ? Antoine Garapon est magistrat et secrétaire général de l’institut des hautes études sur la justice. Lassègue Jean est chercheur au CNRS à l’ EHESS : ses travaux portent notamment sur l’informatique comme étape dans l’histoire de l’écriture (Turing, les belles lettres, 1998).
La 4ème de couverture définit ce qu’on appelle Justice digitale ou Legaltech : « Remplacements des avocats par des robots, disparition des notaires, résolution des conflits en ligne, justice prédictive, état civil tenu par des blockchains, généralisation des contrats en bitcoins échappant à tout contrôle. (…) et présente la problématique : « Ce livre tente de situer l’épicentre anthropologique d’une déflagration provoquée par l’apparition d’une nouvelle écriture qu’il faut bien désigner comme une révolution graphique » « Justice D alimente un nouveau mythe celui d’organiser la coexistence des hommes sans tiers sans loi par un seul jeu d’écritures, au risque d’oublier que l’homme est un animal politique ».
Son contenu dense faisait écho à des réflexions et des interrogations intuitives qui m’habitaient sur cette technologie puissante aux multiples et incalculables possibilités : communication, d’aide à la décision, d’accès aux savoirs et aux services…
- Qu’est cette nouvelle « écriture » informatique – que je nommerai pour ma part codage?
– Quels liens entretient-elle de façon équivoque -avec l’être humain puisque le champ sémantique du domaine informatique utilise les termes de langage– cerveau – mémoire- intelligence- robot conversationnel ?
– Que génère cette « nouvelle écriture et langage » en termes de constitution, production et de modification de sens[1]?
– Quelles transformations anthropologiques induit-elle dans les visions du monde, nos perceptions et notre rapport au monde ?
Dans l’introduction, les deux auteurs disent vouloir « éviter le piège du double péril qui consiste à tomber dans une fascination acritique pour une nouvelle technologie ou dans un catastrophisme irrationnel qui redoute la fin du droit » (p.21) et tenter étoffer et structurer le débat. Comme « le numérique a un impact transversal sur la société, ils allaient analyser ce processus comme un fait social total défini selon Marcel Mauss comme « un phénomène qui met en branle la totalité de la société et de ses institutions » » Ils organisent leurs propos autour :
- D’un défien tentant de comprendre de quelle révolution il s’agit et si elle se limiterait à une révolution industrielle ? En se plaçant du point de vue de la théorie de la connaissance et de la culture[2], tous deux estiment « qu’il s’agit d’une révolution symbolique c’est-à-dire d’une transformation des médiations à travers lesquelles nous construisons les significations sociales. Pour cela, il s’appuie sur le domaine du Droit en posant l’hypothèse « que l’informatisation du droit modifie non seulement les moyens de diffusion de la loi mais plus profondément de son élaboration même ».
- D’un postulat: cette « révolution symbolique est avant tout une révolution graphique »[3] dans laquelle résiderait une force normative.
- Enfin d’une question: ils se demandent pourquoi nos contemporains sont à ce point fascinés par ces machines auxquels ils ne cessent de prêter plus de pouvoir qu’elles n’ont en réalité. D’où vient l’attraction extraordinaire qu’exerce la délégation aux machines ? « Le numérique est bien plus qu’un instrument d’une puissance formidable et aux effets déroutants, il constitue une forme dans laquelle nous comprenons le monde et grâce à laquelle nous construisons un monde nouveau ».
Nous attendons de cette nouvelle écriture, bien plus qu’une facilitation ou une accélération de certaines tâches, une instance de vérité (titre de la revue the Economist en 2015), une représentation de nous-même. Cette écriture numérique ne va pas « se borner à consigner passivement nos lois comme l’écriture le faisait naguère car elle porte en elle la possibilité d’organiser la coexistence humaine et de révéler la vérité. »
La présentation du jour s’appuie sur le chapitre « La révolution graphique » de la 1ère partie, qui en décrit les processus et les conséquences ainsi que sur la 3ème partie de l’ouvrage « Ce que l’idée de justice commande à la justice digitale » dans lequel ils proposent un contre- argumentaire dans le domaine de la Justice.
- pour commencer, je reprends leur présentation descriptive
« La révolution numérique est à penser comme une révolution graphique liée à l’apparition d’une nouvelle forme d’écriture (Herrenschmidt Claire et Jack Goody).
Rappeler la distinction entre écriture alphabétique et écriture mathématique s’avère nécessaire…
« L’écriture alphabétique celle que nous lisons et écrivons a pour but d’enregistrer la parole ; même si la force de l’écriture alphabétique et des autres systèmes ne nous apparait plus car nous faisons aisément le lien entre les caractères et ce qu’ils enregistrent … »
« La forme propre de l’écriture mathématique n’est pas d’enregistrer en priorité la parole, mais de déployer un ordre propre composé de figures, de diagrammes, de combinaisons de caractères très éloignés de l’interaction verbale. Or c’est précisément cette forme d’écriture qui a envahi notre quotidien par le biais du numérique et qui précisément parce qu’elle n’enregistre plus la parole, modifie au plus profond notre rapport au monde aux autres et à nous-mêmes ».
…ainsi qu’un succinct rappel de l’histoire de l’écriture, des 3 moments clefs de son évolution. L’écriture est une des inventions techniques les plus anciennes, en Mésopotamie vers 3300 avant JC de l’humanité. Elle avait 2 buts : Représenter les nombres et enregistrer la parole. L’écriture résulte d’une combinaison jamais stabilisée dans l’histoire occidentale entre chiffre, lettre, figure et matière.
1/ Le moment grec et l’apparition des phonèmes[4]
Le phonème est l’élément sonore du langage parlé, considéré comme une unité distinctive.
Le français comprend 36 phonèmes (16 voyelles et 20 consonnes). Les Grecs reçoivent l’écriture des phéniciens avec qui ils sont en rapports commerciaux. Ils transforment un alphabet « consonantique » (ne sont notés que des consonnes) en un alphabet vocaloconsonantique (voyelles et consonnes) dont l’originalité est de ne pas noter la racine consonantique des syllabes.
Le principe de cette écriture ne nécessite plus la compréhension directe des mots (on ne doit pas déjà savoir la langue pour la déchiffrer). Les lettres reçoivent un traitement lequel peut s’effectuer de façon automatique. « Avec l’alphabet grec, on peut tout lire sans comprendre et l’on peut lire toute langue en isolant ses éléments premiers les phonèmes »[5]
2/ Le second moment se passe à la RENAISSANCE avec 2 faits capitaux
- L’un, graphique à travers l’apparition de l’imprimerie basée sur la combinaison des caractères métalliques mobiles. Cela permet la reproduction à faible coût et la diffusion de nombreux textes. À l’origine d’un double mouvement de diffusion des connaissances et de modification de rapport à leur autorité.
- L’autre est sémiotique avec la grammatisation des langues. Celle- ci consiste à décrire et outiller une langue sur la base de 2 technologies nouvelles : la description de la grammaire et la constitution de listes de mots dans des dicos monolingues (Sylvain Auroux 1997). « La parole est ainsi comprise à la fois comme un outil permettant l’activité informelle du sujet parlant et comme un objet formalisable de connaissance quand elle est écrite» (p.25).
Cela s’accompagne aussi d’une transformation profonde de l’écriture des nombres sous l’effet de l’extension des activités comptables des langues, la généralisation des chiffres indo-arabes et des progrès des notations algébriques. Fin du 16èmes, un phénomène est expliqué quand on est capable d’en reproduire le processus au moyen d’instruments et d’expériences relevant de la mécanique. Dès lors la technique devient explicitement un mode du conceptuel. L’horloge devient « le modèle explicatif fondamental des phénomènes naturels qu’ils soient cosmologiques, physiques ou biologiques et Dieu lui-même sera appelé par Voltaire « Grand Horloger ».
3/ Le 20ème siècle est le 3ème temps fort de cette évolution avec l’arrivée de l’écriture informatique proprement dite.
Le régime graphique mis en place avec l’informatique impose une nouvelle façon d’envisager les caractères écrits dont sont constitués les signes. Or, l’écriture informatique se distingue de toutes les autres écritures précédentes par deux caractéristiques :
- son caractère conceptuel fondé sur une séparation stricte entre le support matériel et la signification : cette dichotomie laisse absolument de côté tout l’aspect expressif que les signes de langage revêtent pourtant essentiellement !
- son caractère performatif qui lui permet d’avoir une activité propre[6]
Et comme pour les deux transformations historiques précédentes, cette nouvelle technologie « s’inscrit dans un mouvement plus large de transformation politique et sociologique, anthropologique de la société ». On ne peut comprendre les bouleversements dus à l’écriture numérique actuelle qu’en les rapprochant d’autres transformations majeures à savoir :
- La mondialisation comme expérience de relations déterritorialisées (qui ne se limitent pas qu’au commerce)
- Et un nouveau type de « gouvernementalité » (dirait M. Foucault) marqué par l’individualisme et l’extension du raisonnement économique à tous les secteurs de la vie humaine
Aussi, ces trois éléments concomitants constituent une révolution symbolique, c’est à dire un changement d’époque marqué par une transformation des modes de constitution du sens qui affecte à la fois la perception des objets et des valeurs et modifie leurs représentations.
Le numérique agit comme un réorganisateur symbolique affectant tous les secteurs de la vie subjective, intersubjective et collective + Illustration : Son impact sur le Droit[7].
- Un détour [8] dans le monde des mathématiciens, informaticiens et ingénieurs
Ce détour ou voyage exploratoire est obligatoire, indispensable pour appréhender les éléments et processus de fabrication de l’écriture numérique, afin d’être complet dans la compréhension de la révolution graphique de cette 3ème période,
En effet, la transformation numérique des données se décompose en 3 procédés distincts :
- La numérisation
Elle consiste « au passage du physique au sémiotique, c’est-à-dire au domaine de signes. La réalité physique est d’abord convertie en signal puis ce signal est encodé en nombres. Le codage numérique rend homogènes des phénomènes différents : image, texte, voix, analyses sanguines : n’importe quel ordre de phénomène naturel ou culturel peut a priori recevoir un codage numérique traitable par un ordinateur.
Une telle force d’homogénéisation ne peut se faire qu’en mettant de côté la perception directe et la langue qui sont des vecteurs de sens.
La transcription dans un langage unique est obtenue en congédiant tout ce qui pourrait tendre vers une signification. Cette suspension de sens est renforcée par la seconde opération ».
- Les langages de programmation:
« La programmation consiste à organiser les données dans des programmes pour les traiter, selon un certain ordre. L’ordre prend la forme d’instructions de façon à classer, compter, déchiffrer les données dont on peut isoler la structure répétitive. Le programme forme donc une liste finie d’instructions indéfiniment réitérable tant que les données n’ont pas toutes été traitées. »
Nous devons souligner un point capital : les instructions ont la même forme que les données ; mais aussi que dans les deux cas, il s’agit de suites de nombres.
« C’est là que réside un tour de force majeur de l’écriture numérique, qui rend possible l’aspect animé du traitement graphique opéré par le programme »…
« L’homogénéité arithmétique des données et des instructions semble ne plus nécessiter d’intervention humaine pour opérer de l’extérieur et par voie sémantique un traitement sur les données en question ».
- Enfin, 3ème opération, la mise en corrélation des données sous forme statistique
Ce n’est pas nouveau. Ça s’inscrit dans la continuité de l’approche statistique du 19ème siècle, du statisticien Quételet Adolphe et de son « homme moyen », « fiction mathématique permettant à l’époque l’étude des comportements collectifs et la mise en place de politiques publiques pour les maitriser. »
Toutefois, une échelle démultipliée se dessine via l’informatisation des données ; l’ampleur et son gigantisme sont rendus possibles par l’interconnexion des ordinateurs via internet. On veut arriver à « lire une masse toujours plus grande de données, d’en dégager des tendances significatives des comportements et des opinions, et de participer à l’élaboration de tendances politiques ». Garapon et Lassègue commentent avec ironie : « Le mythe revient en force quand on se prend à croire que les données n’ont pas besoin d’interprétation : le monde parle de lui – même puisqu’il a la bonne idée d’être composé d’atomes numériques »
- leurs déductions en termes de constats, de conséquences, d’interpellations : vers ou nous emporte cette révolution graphique et numérique ?
1.Tout d’abord 3 constats clefs de cette révolution graphique :
– Le sens est différé. Dans l’écriture numérique, le moment final de regroupement des caractères en vue de former des mots ayant un sens est structurellement différé parce qu’il dépend du traitement informatique effectué par des programmes qui combinent les caractères sans donner au lecteur la clef de combinaison.
2 raisons :
- le traitement informatique s’opère à une telle vitesse qu’aucun humain ne peut le suivre pas à pas
- le traitement informatique s’opère exclusivement sur 2 marques conventionnellement notées 0 et 1 qui participent eux seuls des suites infinies.
- L’homme délègue à la machine. La délégation à la machine consiste pour le programmeur à s’amputer lui-même de la dimension sémantique des signes et à s’en tenir à leur aspect graphique. La révolution graphique consiste en ce va et vient. Le programmeur lui-même délègue l’exécution d’instructions à l’ordinateur. L’usager non-programmateur délègue cette activité à des informaticiens et donc en perd le contrôle, mythiquement interprété comme une prise de pouvoir des ordinateurs mais de fait prise de pouvoir des informaticiens !
- Enfin l’espace est aboli[9]. Cette nouvelle écriture numérique introduit une distinction fondamentale entre : le niveau matériel qui se situe dans l’espace et le temps et dans lequel se trouve l’ordina comme objet physique et le niveau logiciel, purement graphique qui ne s’y situe pas = machine abstraite comme disait Turing. « Cette séparation d’un niveau logiciel et d’un niveau matériel repose sur une évacuation tout aussi radicale de la référence à l’espace».
2.Puis ils analysent les caractéristiques de cette écriture numérique.
– Ce qu’elle perd en route : les propriétés fondamentales du langage humain et son caractère vivant.
« En représentant les instructions de façon univoque, les langages de programmation perdent des propriétés fondamentales du langage humain : sa plasticité (p.42) et sa réflexivité (le fait de pouvoir se prendre comme objet en parlant de lui-même[10]) et donc son caractère vivant ».
Dans le cas des langages informatiques, il existe des termes primitifs dont les conditions d’emploi sont fixées une fois pour toutes.
Cela dénote d’une significative différence avec le langage humain, où les valeurs d’un terme peuvent varier au fur et à mesure des échanges, lors de son énonciation.
Et l’énonciation n’est « pas assimilable à un traitement, puisqu’en faisant usage d’une langue, on ne fait pas seulement quelque chose avec le langage, mais on fait quelque chose au langage ».
- Ce qu’elle est -une écriture muette et opaque -et ce qu’elle n’est pas -un matériau passif (p.43)
Le grand problème de l’informatique est de passer du muet au parlant. « L’écriture numérique n’a pas pour fonction d’être lue, c’est-à-dire d’être énoncée par une parole. Elle est donc muette au sens propre et c’est seulement pour la commodité du lecteur qu’elle sera retranscrite vers écriture traditionnelle ou être parlée par voix humaine. Ces processus de transformation sont confiés à des programmes totalement opaques, et exigent une division du travail qui le rend inaccessible à l’intuition d’un individu. Les signes apparaissent comme le résultat d’un calcul qui n’a été exécuté par personne. »
Aussi, cette nouvelle écriture n’est pas un matériau passif qui se bornerait à recueillir des données. Elle est dotée d’une activité propre. Le dispositif informatique produit lui-même des combinaisons entre au moins deux catégories de procédés.
Le 1er dissocie caractère et signification au moment du codage initial de la numérisation,
Le second consiste à différer le moment de la compréhension via les langages de programmation qui recombinent eux-mêmes en fonction d’itération.
Or – et cela est essentiel aux yeux des 2 auteurs -, « cette « production n’est pas le fruit de l’attention collective qui les définirait comme porteurs de normes fondatrices de valeur pour une société »
3. Ils déploient ensuite en effet domino 3 conséquences majeures :
- une autre manière de produire du sens
« L’écriture alphabétique capte une réalité exclusivement sonore, celle des phonèmes de la langue parlée qu’elle retranscrit en vue de reconstituer et de conserver sa signification. » Il faut apprendre à lire pour comprendre.
Avec l’écriture numérique, « le moment d’unification entre support matériel et signification qui constitué le signe est dorénavant différé et dépend du programme ». Le programme devient donc le lieu préalable à toute reconstitution possible d’un rapport entre support matériel et signification.
Je n’ai pas rencontré de programmateur pour m’expliquer à quoi ils veillent en termes de respect du sens de ce qu’ils traduisent.
« L’intelligibilité – unification du support matériel et de sa signification – se fait hors de l’informatique mais celle-ci en constitue son préalable obligé. L’écriture numérique ne vise plus à enregistrer les phonèmes, mais pourrait-on dire, à relever les empreintes de n’importe quel type de support matériel en le numérisant. Elle se distingue en dissociant le traitement du support matériel de l’acte de compréhension du sens dont le matériel est porteur »
- Cette révolution graphique entraine une réorganisation symbolique[11]
De fait c’est la machine qui, en assurant les combinaisons, « interprète » elle-même les données et non pas l’homme.
§ Tout d’abord du fait de sa toute-puissance monopolistique à « tout pouvoir traduire – tout au moins encoder
« Auparavant les modes de construction du sens – textes-images – sons- monnaies –étaient considérés comme relativement cloisonnées les uns par rapport aux autres parce qu’ils ne faisaient appel ni aux mêmes supports, ni aux mêmes interactions. »
Dans le cas du numérique, tout est concentré dans le même support. C’est ce qui confère « le sentiment d’étrangeté devant la traductibilité généralisée des marques graphiques et leur inflation grandissante sans pourtant qu’elle soit immédiatement interprétable en termes de sens » (p.48) Cela entraine un changement majeur qui va affecter dès lors notre perception et la façon dont nous construisons notre rapport au monde et aux autres.
§ L’usage de l’écriture numérique induit un processus de « dé symbolisation »
Qu’entendent-ils par dé symbolisation ? [Lors de la présentation j’ai eu du mal à argumenter en direct. Depuis voilà ce que j’ai cogité : il me semble qu’il y a au moins deux registres dans cette question du symbolique.
Les deux auteurs rappellent que « le pouvoir expressif de la parole implique d’accorder aux signes une valeur symbolique qui fait participer les individus à un ordre plus grand qu’eux dans l’espace et le temps. Les humains y appartiennent de facto en utilisant une langue et ils en sont les garants actifs dans la mesure où ils en assurent aussi la transmission.
Car l’expressivité des signes renvoie à la vocation qu’ils peuvent susciter pour celui ou celle qui les entend. Ainsi si on prend le mot Rome : « Désigne-t-il un lieu géographique – la capitale de l’Italie – le Vatican (l’église catholique), ou encore si l’on remonte dans le temps le point de convergence symbolique d’un lignage et d’un territoire à travers l’histoire singulière, exprimée dans récit mythique comme l’Eneide de Virgile. [12] Le terme ROME est ainsi porteur d’un contenu expressif différent selon que l’on est géographe, italien, catholique, habitant de la ville (et tout à la fois) mais il charrie en lui-même une valeur insondable et illimitée qui ouvre le champ de l’interprétation. Non seulement, il déclenche un sens à la fois déterminé et ouvert, mais chacun de sa place le comprend à sa façon à un moment T ».
Avec l’écriture numérique, « les mots sont menacés de perdre certaines dimensions mais ils en acquièrent une autre : une profondeur inédite que l’on suspecte sans vraiment la comprendre.[13] Car toutes ces opérations sont invisibles et inconnues du lecteur qui lit le caractère à l’écran comme il a appris à le faire à l’école » … « Et pourtant le lecteur peut pressentir que cette nouvelle dimension a changé la nature du caractère lui-même. Son sens a été éliminé et dépend d’un traitement formel pour être retrouvé.
– Il suspecte ce va et vient qu’opère l’ordi avec toutes ces nouvelles potentialités
– Il soupçonne que le sens originel a peut-être gagné une dimension dans ces transformations
– Il peut faire bcp de choses avec en termes de communication, mais qu’il a été écarté de l’élaboration même du sens et de sa dimension expressive
– Il perçoit que le sens n’en sort pas indemne, qu’il a été enrichi mais aussi affecté par ces traitements »
Le lecteur est en quelque sorte en collaboration forcée avec la machine. L’écriture manuscrite avait déjà introduit une médiation que l’on parvient à maitriser plus ou moins intégralement au bout d’un apprentissage.
La participation d’une machine introduit une part de mystère qui reconfigure notre imagination et désymbolise.
Un autre exemple de codage / traduction numérique dans la continuité du premier : La devise de Rome « SPQR » (Sénatus Populus Que Romanus » traduit du latin en français par le sénat et le peuple romain), emblème mythique et historique devient en langage informatique la formule : U + 0053 U + 0050 U+0051 U+ 0052,
Cette suite de caractères ininterprétables devient impropre à toute efficacité symbolique car dépourvue de toute force expressive, elle entraine un processus de désymbolisation complète à la fois linguistique et anthropologique.
L’écriture informatique désymbolise les signes alors qu’ils sont ou étaient le lieu même d’une symbolisation collective.
- Une dissociation de l’écriture et de l’institution (p. 51) 3ème étape de cet effet dominos, illustrée dans le champ du droit « L’écriture numérique bouleverse les équilibres à la fois rituels et juridiques parce que cette activité graphique, déléguée à l’ordinateur, ne se produit ni dans un espace corporellement vécu, ni dans un temps collectivement construit[14]. »
Elle prétend s’être libérée de l’assemblage de la parole et du rituel, ou autrement dit de lassemblage entre une forme linguistique et un appareil institutionnel, qui faisait le noyau symbolique du Droit.
En Droit, la parole peut être utilisée :
- comme force d’expression pour témoigner, argumenter et délibérer : opérations qui visent toutes l’établissement d’une signification
- ou comme force performative, qui réalise ce qu’elle dit : ex prêter serment. Dans ce cas, la force de cette parole provient que son énonciation est formulée dans un cadre juridico- rituel précis : certifier la vérité, s’engager dans les liens du mariage, condamner une personne. Toutes ces opérations sont performatives
« Par ailleurs, les actes les plus solennels requièrent une présence réelle et les mots prononcés clairement, debout dans un lieu riche en symboles et en présence d’un public.
Pour l’écrit, le droit exige souvent la pratique rituelle de la signature pour authentifier l’individu, formaliser son engagement ; ce qui suppose d’instituer rituellement la continuité temporelle des sujets sous la forme de la notion de responsabilité ».
Aussi, les droits ne peuvent se satisfaire de leur énonciation formelle : ils sont tributaires de toute une chaine de production qui combine, le langage, des instruments matériels comme le registre, des professions comme le tiers de confiance et tout un univers de sens qui donne la vraie signification au mot (art 1369 du Code civil définit de l’acte authentique). (p. 53)
Autrement dit, c’est l’intégration du contenu de l’écrit, des conditions solennelles de sa réception et de la qualité de celui qui reçoit qui confère force juridique. Le langage du droit est tributaire d’un élément non langagier de nature sociale que sont le dispositif rituel et institutionnel, qui l’autorise et lui confère sa portée.
Toute procédure judiciaire résulte de cet assemblage du langage et du dispositif rituel, qui, au fil des siècles, a connu renforcement de la part conceptuelle sans évincer la part rituelle, parfois perçue réduite au folklore, comme si le droit pouvait se soutenir lui- même
Garapon et Lassègue eux nous rendent attentifs aux limites d’une doctrine qui perdrait de vue la forme symbolique qui lui confère sa force en quelque sorte.
Aussi, inquiets par l’arrivée des procédures relevant de la Legaltech, Garapon et Lassegue remettent en question la prétention de l’écriture numérique à se passer du symbolique.
Selon eux, l’écriture numérique n’opère plus un enregistrement du monde mais un traitement de données. La révolution graphique bouleverse la très longue continuité de l’écriture en faisant migrer la force normative à l’intérieur même de la nouvelle écriture dans son effectuation même. L’efficacité ne dépendrait que d’elle : cette écriture serait normative du fait de sa propre performativité.
→Ce qui amène à des tensions (concurrence) entre normativité numérique et normativité du droit
→Ce qui nourrit une mythologie du contrôle de la machine par elle, parce que ce contrôle échappe en partie à la maitrise des individus qu’il soit informaticien ou non
- je voudrais compléter cette présentation par leur argumentaire – ce que l’idée de justice commande à la justice digitale – Chap 12 – de la dernière partie la justice à cœur
Pour Garapon et Lassègue, de façon générale dans la société, redéfinir la puissance publique à l’heure du numérique est un véritable enjeu crucial contemporain.
La solution au problème de l’extension digitale n’est pas tant un surcroît de digitalisation que la recherche d’un arbitrage en surplomb, en réintroduisant de la politique, en tant que force organisée d’institutions. Dans leur domaine, la justice, ils proposent un argumentaire étayé construit autour deux principes essentiels : la liberté et notre humanité.
- La liberté
- En promouvant l’espace physique qui réintroduit la dimension du sensible et de la réflexivité.
Un des moments tangibles de la justice s’appelle comparution. Or, comme le verbe « comparaitre » contient la partie « paraitre », selon Emmanuel Levinas (p 336) s’y mêlent une expérience sensible et l’éprouvée d’une condition ontologique (cf.). Cela place la justice dans le monde du vécu.
« Cette coprésence se déroule en effet dans un lieu de représentation où la justice est mise en scène, alors que l’action automatisée de la Justice Digitale tend à écraser la phase de représentation indispensable à la réflexivité. La justice doit privilégier l’expérience au programmé, défendre le singulier contre le systémisé ».
- En rappelant le rôle essentiel d’un tiers séparateur
La Justice Digitale est si complexe que seuls seraient admis à la penser ceux qui maitrisent cette technique. « Turing le voyait déjà : les maitres qui écrivent les programmes et les serviteurs chargés d’en réparer le pièces mécaniques ». Le sentiment d’un déjà entendu du côté de la mondialisation économique, seuls les économistes ont voix au chapitre. Or, le propre du tiers est d’introduire un point de vue naïf, celui du juriste, non spécialiste de la technique car l’affaire est examinée du point de vue du droit c’est-à-dire des catégories de la liberté. Cela est essentiel du fait même de la tragédie du numérique qui pourrait se refermer sur les individus comme un piège. Quand bien même le numérique confère aux individus de possibilités toujours renouvelées, la plus grande liberté peut se transformer en plus grand contrôle social ; biométrie, mouchards, commercialisation de l’homme lui-même avec le retour de l’archaïque, du pré-étatique, du féodal ou tribal associé au mécanisme du bouc émissaire loin de l’auto-émancipation libératrice :
Plus de médiations humaines mais des GAFAIM et clercs sans visage.
Et dans ce scénario, iI n’y a plus de tiers pour assurer une bonne distance, pour humaniser notre habitat dans le monde. Or une proximité non réglée se corrompt soit en une distance incomblable, soit en une indifférenciation violente et dans les deux cas c’est sans appel.
- Deuxième principe essentiel : notre humanité
Garapon et Lasségue souhaitent « Protéger l’humanité de l’homme, respecter l’humanité de l’homme, l’homme ordinaire, si faillible et non pas le surhomme ou le transhomme ».
- Ils déconstruisent les intérêts et les avantages d’une justice digitale sans homme, qui met sous pression les juges.
La machine travaillerait du fait de son monde abstrait purement numérique, sans biais cognitif, avec moins de sensibilité sensible que l’homme, « un soldat robot et donc sans affects ne commettra pas de crime de guerre puisque n’aura pas de sentiment de vengeance ». Elle serait – moins intuitive et moins traversée par des passions : « Le spectacle de l’audience peut distraire le juge et sera plus impartial derrière un écran et donc peut-on lire plus grande objectivité sans être présent » ; et même plus transparente et plus docile : « La machine peut intégrer des principes sous forme de paramètres : ex couleur de peau »
Mais « cela serait pécher par naïveté de croire que la machine nous débarrasserait des passions humaines. Au contraire, ne leur offrant aucune échappatoire, aucune symbolisation dans la parole, ni dans la confrontation juridique, elle maintient intact et augmente même leur potentiel dévastateur. Elle fait bon marché de l’inventivité humaine qui sans limites peut contourner les règles digitales et déjouer les machines (nombreuses arnaques sur le net ..) »
Par ailleurs, elle participe aussi à l’augmentation des inégalités économiques et sociales, car contrairement à ce qu’elle dit de son intérêt économique, on fait le constat d’une curieuse inversion. Si autrefois, la technique appartenait aux privilégiés, aujourd’hui, seules les personnes riches pourront payer un accès à des services humains, alors que les pauvres restent enfermés dans ce cadre digital dépendants des chatbots. Cela engendre une nouvelle précarité avec raréfaction des relations.
- Surtout, ils font un choix osé en disant « préférer » l’idée de la faillibilité de l’homme aux automatismes numériques.
La Justice Digitale met les institutions humaines sous pression par une comparaison qui n’est pas toujours à leur avantage. Or comment justifier la réintroduction de l’humain avec de moindres performances ? Repenser la place de l’humanité dans la justice est difficile car elle nous confronte à devoir explorer la faillibilité des hommes (juges) et à légitimer le droit d’imposer un contact humain.« La faillibilité des hommes n’est défendable que par son aspect positif, la possibilité d’un bien que seul l’homme peut délivrer : sa capacité authentiquement humaine de promettre, s’engager à se changer soi-même : la capacité reconnue au condamné coupable de se transformer. Le prototype en est le serment, acte éminemment symbolique, fondateur de la justice, de l’ordre de la responsabilité et de la conscience »
« De la même manière que la répétition à l’identique supprimait la plasticité de la norme, la rigidification de l’audience dans les formes digitales retire aux relations humaines toute surprise, toute évolution qui caractérise l’humanité.
En politique aussi bien que dans les prétoires, la finalité de l’humanité n’est pas le retour du même mais la capacité à changer, d’organiser l’avenir, construire un monde plus juste. L’humanité suppose un possible quand la technique se présente comme une certitude, la justice doit être défendue comme un risque à une époque qui n’a de cesse de vouloir les réduire ».
- Ultime argument pour le principe d’humanité : ce n’est que la rencontre interhumaine qui offre la possibilité de médiation, qui lève le régime de l’opacité
Du fait de l’’intelligibilité parfaite des ressorts techniques, la Justice digitale se vante de gommer la part opaque et insaisissable de la justice traditionnelle. C’est là que le bât blesse : il existe bien une boite noire du numérique tout aussi opaque que les mystères du rituel juridique.
Ce livre a voulu montrer que :
- Prétendre se débarrasser du symbolique et de l’opacité tient de l’obscurantisme
- Que la justice, l’humanité et le symbolique progressent ou faiblissent ensemble : ces 3 concepts ont en commun de représenter une question plus qu’un ensemble de solutions – comme celles proposées par le numérique.
Car contrairement au déterminisme instauré par la justice digitale, la justice humaine reste l’effort constant et obstiné de rendre à chacun son dû, et non pas l’ajustement mécanique d’hommes auxquels on voudrait épargner la peine d’avoir à se rencontrer.
Conclusion personnelle :
- Leur explication de la révolution graphique a participé à lever le voile sur le sentiment d’étrangeté que me traverse lors de l’utilisation de certains logiciels, dans l’incompréhension des consignes avec les dites -fenêtres de dialogues – pour lesquels j’ai souvent ressenti le besoin d’un traducteur / interprète, n’arrivant pas à m’inscrire dans la logique binaire de la machine, même si elle a été établie en amont par d’autres humains. Cela a contribué légèrement à démystifier « la machine », tout en confirmant aussi que ce « dit-langage » (codage) réducteur et incomplet entraine de fait une réorganisation symbolique et une révolution anthropologique, en créant de nouvelles visions et perceptions du monde.
- J’ai aussi beaucoup apprécié le plaidoyer dans leur domaine : la justice. Leur vigilance à ne pas réduire nos pratiques et actions humaines à une approche technologique unique mythique qui résoudrait les problèmes humains. Leur perspicacité à stimuler nos argumentations dans nos champs respectifs : principes, rôles de l’espace et du temps, de la représentation, du tiers et de la réflexivité, distinction de l’énonciation comme parole vivante, corpus des savoirs déclinés aussi sous leurs formes non langagières : sensible, corporel et rituels, tout cela dans une perspective anthropologique.
Cependant il me semble que dans ce texte écrit en 2018 leur interrogation de départ autour de la délégation à la machine pourrait être davantage approfondie et prolongée. Ils n’évoquent que rapidement dans le chapitre de l’histoire de l’écriture et des 3 moments clefs, deux catégories de facteurs – mondialisation et déterritorialisation, individualisme et vision éco-libérale
Or qu’est ce qui pourrait aussi faire que l’homme lui confère autant de « confiance » ?
- Serait-il fasciné ? Submergé ? Fait-il preuve de paresse et/ ou d’impériosité à l’accessibilité à ?
- Comment concernant les savoirs et les savoirs expérienciels, face à cette « opacité cannibale numérique » n’en mesure-t-il pas les conséquences en termes d’appauvrissement, voire de perte de savoirs pour la société humaine ?
- Aurait-il moins peur de la neutralité parfois absurde et arbitraire de la machine que des risques de la subjective rencontre inter humaine ?
- Enfin, l’évolution de l’humanité s’inscrirait -elle inexorablement dans l’équipement technologique pour se détacher de la Nature : depuis le silex, le stylet, la plume, le crayon, l’imprimerie, et maintenant l’ordinateur grâce à l’électricité etc… ? Serait-il alors pour l’être humain plus difficile, voire impossible et douloureux de vivre sans par peur de, que de subir avec ?
[1] Du fait de la polysémie de ce terme sens, plusieurs interrogations autour de ce que cela signifie et questionne en tant que signification, sensorialité et direction.[2] Ernst Cassirer (philosophe du droit et des sciences) même si ses travaux précèdent – 1923-1929
[3] Comme l’a fait remarquer Clarisse Herrenschmidt (les trois écritures : langues, nombres et code 2007)
[4] Depuis le début du VIIIe siècle avant notre ère, l’alphabet grec, qui descend de l’alphabet phénicien, est un alphabet bicaméral (majuscules et minuscules) de 24 lettres, principalement utilisé pour transcrire la langue grecque. Ce fut le premier et le plus ancien alphabet complet, car il notait chaque voyelle et chaque consonne avec une lettre distincte. À l’origine, les lettres ont servi également à transcrire les chiffres, mais à partir du IIe siècle avant notre ère les chiffres arabes ont commencé à remplacer la numération. L’alphabet grec a donné naissance à de nombreux autres alphabets, notamment l’alphabet latin via l’alphabet étrusque, et l’alphabet cyrillique. Aujourd’hui, le grec moderne utilise encore l’alphabet inventé par les anciens Grecs. Cependant, en plus de servir à l’écriture du grec moderne, les lettres de l’alphabet grec sont utilisées comme symboles dans les sciences, les noms de particules en physique, les noms d’étoiles, etc.
[5] C. Herrenchmidt (apprentissage de la lecture encore aujourd’hui)
[6] En effet l’écriture informatique ne consiste pas en un enregistrement de la parole et du nombre comme l’écriture alpha : elle déploie un ordre qui lui est propre et dont la 1ère caractéristique est qu’il est muet. Si l’écriture alphabétique reflète la parole, le traitement informatique n’enregistre pas une réalité préexistante par elle-même comme la parole, mais vise avant tout la transformation d’un matériau muet en déployant sur lui une activité combinatoire. Le caractère novateur vient de ce que l’ordre combinatoire en question passe par un traitement automatique, cad par des règles de réécriture : telle suite de nombres peut être récrite au moyen d’une autre suite de nombres qui le transforme en vue d’un certain résultat lui- même une suite de nombres : cette écriture déploie une activité propre = la grande nouveauté
[7] Révélateur des enjeux de cette révolution car celui-ci est par nature le lieu de l’élaboration collective des normes qui a vocation à encadrer toute activité sociale Que nous révèle ce laboratoire ? Un conflit de normativité entre les normes sociales et politiques, et les nouvelles possibilités libérées par la technique informatique. En détrônant le monopole du texte, la révolution graphique affecte l’instrument du droit, sa matière même car depuis plusieurs siècles en Occident, le droit, s’édicte se transmet s’interprète se conserve et sous forme de textes
[8] UNE TECHNOLOGIE AUX CAPACITES INCALCULABLES » (p.31)
[9] L’espace est aboli au niveau du logiciel : = purement graphique au sens où les multiples opérations de l’écriture sont strictement indépendantes de toute configuration matérielle. P40 L’ordi = objet matériel et machine logicielle : mais cette double nature porte à confusion : il doit être considéré avant tout comme une machine logicielle = machine abstraite car mathématique dont les spécifications sont générales et consistent en une décomposition de l’acte de lecture et d’écriture en étapes successives : lecture, écriture, inspection ou effacement de caractères
[10] Ce qui permet de faire varier, dans le cours même du discours, la valeur des termes employés Ex. Balzac Eugénie Grandet : phrase avec « tonneaux » le mot « tonneau » ne désigne pas certainement une barrique mais renvoie à la dimension sociale du commerce du tonnelier : ce seul mot contient tout le récit de Balzac. Pourtant ce sens précis qui n’est pas répertorié dans le dico est immédiatement reconnu comme tel par le lecteur.
[11] Ils repartent de la question essentielle posée dès le départ dans le livre : Jusqu’où déléguer à la machine les activités jusqu’à présent menées par les humains ? Quand doit commencer l’activité interprétative non graphique ? En droit « Jusqu’où déléguer à un traitement informatique l’élaboration des jugements ?jusqu’à quel moment il est opportun de déléguer à des dispositifs la gestion graphique des marques = question capitale pour comprendre la réélaboration des normes à laquelle nous assistons aujourd’hui dans le domaine du droit
[12] L’Énéide est l’œuvre la plus connue de Virgile. Elle a été écrite à la fin du ie siècle av. J-C. Elle raconte les aventures d’Énée, un prince troyen. Fuyant Troie dévastée par les Grecs, Énée parcourt, parmi de nombreux dangers, la mer Méditerranée orientale. Il accoste alors à Carthage où il vécut une aventure amoureuse avec la reine Didon. Puis il atteignit l’Italie où, après bien des difficultés, et en ayant du combattre une partie des habitants, il parvint à épouser Lavinia, fille du roi du Latium. De nombreux personnages de l’Énéide, qui apparaissent dans l’Iliade et l’Odyssée, permettent de relier l’histoire légendaire de la fondation de Rome à celle des Grecs.
[13] Puisqu’un caractère d’écriture qu’il soit latin ou chinois demande l’exécution de très nombreuses opérations informatiques qui le décomposent, le traitent sous formes de règles et le recomposent en signes reconnaissables par un humain sachant lire. Les lettres alpha ou les idéogrammes sont logés à la même enseigne : traitement combinatoire sur des caractères en forme fini sur un répertoire fixé à l’avance. Nous le vivons au quotidien : les caractères que nous lisons à l’écran ont modifié le rapport entre la signification et la matérialité même des signes sans que nous nous en rendions compte
[14] La prétention normative de l’écriture numérique provint de ce que ses performances paraissent très peu tributaires d’un dispositif rituel ou institutionnel car le graphique lui suffit