Qu’est-ce qui est à entendre, à accompagner et à porter dans la clinique ? De quoi prendre soin et de quelles façons dans nos accompagnements, aussi singuliers soient-ils ? Voilà des questions très ouvertes et immenses à traiter. Il ne s’agira que d’une approche tâtonnante et de quelques éléments théoriques glanés çà et là en guise de repérage, de cairns, sur le chemin de l’accompagnement thérapeutique des jeunes accueillis à VISA-Vie. La pratique à VISA-Vie est assez particulière car elle nous engage entièrement, voire massivement parfois. Les jeunes nous sont confiés 24h/24 et nous habitent quotidiennement. Or, la clinique suppose, dans notre exercice habituel de psychologue, à recevoir des patients lors d’une ou deux consultations hebdomadaires sur un temps circonscrit. Ici, à VISA-Vie, les rencontres peuvent durer des heures et cela plusieurs jours par semaine !! Parfois, à l’inverse, un jeune peut « disparaître » physiquement et être très présent dans nos têtes, nous laissant cogiter sur ce qui a bien pu se passer pour qu’il absente comme cela. Aussi, je me suis souvent retrouvée en plan dans l’accompagnement thérapeutique, à n’y rien comprendre et sans pouvoir vraiment préciser ou éclaircir ce à quoi j’avais à faire dans la clinique de ces rencontres…
Quelques situations me sont venues en écrivant ce texte :
- L. continue à venir à nos entretiens avec régularité et insistance, à y rester 2h voire plus. Il semble qu’elle n’arrive plus à repartir, elle ne quitte pas physiquement le lieu du bureau ou de la voiture lorsque je la ramène. Chaque fois, il me faut couper court. Et pourtant, lors de nos rencontres, elle est là, debout devant moi, elle ne s’assoit jamais et me parait rester sur ses gardes. Elle est souvent désagréable, me dit que je « ne sers à rien », que je « ne comprends rien », qu’elle peut bien se débrouiller toute seule et que de toutes façons, elle « le sait »: elle finira « à la rue à ses 18 ans… ». Pourtant son regard insiste et me convoque, s’étayant sur ma présence : dites-moi quelque chose, semble-t-elle vouloir dire en énonçant : « Vous n’avez rien à me dire ?» …
- Quand C. m’appelle une nuit, angoissée, esquissant avec une voix endormie la demande que je vienne immédiatement la voir chez sa copine chez qui elle ne devrait pas être et qu’elle ne veut en aucun cas quitter… qu’y a-t-il à entendre dans sa demande pressante et quelle position adopter ? Faut-il y aller ou pas ? Le temps d’échanger au téléphone et de cogiter en même temps, elle s’endort au bout du fil !
- A. ne nous donne plus de nouvelle et reste introuvable depuis plusieurs jours. Au moment où nous nous inquiétons sérieusement et décidons de suspendre son accompagnement à VISA-Vie, elle envoie un message : «je suis avec mon copain… à Paris ! ». Quelques jours plus tard, la police nous appelle de Marseille car elle est dans leur bureau. « Vous n’allez pas me laisser dormir sous les ponts !» me dit-elle au téléphone. Son copain l’a lâchée. Le temps que nous nous organisions pour aller la chercher dans le sud, elle est rentrée en Alsace par ces propres moyens. Elle insiste pour que nous l’hébergions tout de suite avec … un chaton !!! Elle refusera l’hébergement à l’hôtel sans ce chaton revenu de galères avec elle. Que vient-elle nous dire ? Qu’attend-t-elle de nous ? Quelle place a pris ce chaton pour elle ?
Et pour finir,
- M. m’appelle, elle est prise d’effroi lorsqu’elle entend frapper à la porte de son studio à une heure avancée de la soirée. À ce moment-là, elle a besoin de m’entendre, et surtout que je ne raccroche pas, que je lui parle. Elle angoisse à l’idée que la porte cède sous l’insistance des coups… Y-a-t-il danger réel ou est-ce là un vécu psychique intense ? Quelque chose de traumatique fait-il retour en elle ? Je lui parle et ma présence par la voix semble nécessaire. Puis, finalement, elle s’apaise : ça va mieux.
Ces situations, et bien d’autres encore, au-delà de notre indispensable travail de réflexion en binôme et en équipe à VISA-Vie, m’ont amenée à interroger quelques aspects théoriques du corpus psychanalytique afin d’y trouver des éclairages pour tenter d’entendre autrement ce qui se passe dans la clinique. Souvent, il me semble repérer des éléments psychiques du registre de l’infans, celui qui ne parle pas mais qui se manifeste autrement, me renvoyant donc à l’infantile, à de l’archaïque aussi, indicible pour le jeune. Ne me laissant pas indemne, ces moments de rencontres impriment sur moi une sensation de perplexité. Je repère des impressions de vulnérabilité, de fragilité voire d’angoisse, quelque chose de massif et d’évanescent à la fois. De quoi s’agit-il ? Comment se positionner en tant que thérapeute à VISA-Vie ? Émerge-là l’idée du « prendre soin », à partir ce qui s’expose sur le plan clinique. Cela m’évoque la question de la présence auprès d’un tout petit, ce petit d’homme vulnérable car en situation de dépendance, livré sans recours à ce grand Autre. Ce « prendre soin » nous invite-t-il à adopter une position maternante en tant que thérapeute ? Est-ce de cet ordre-là ? Quels repères de réflexion pour minimiser les fausses notes, les fausses routes ?
Alors, comment porte-t-on un tout petit ? Vaste question qui nous ramène aussi aux différentes formes de portages selon les cultures. La façon de porter un enfant a-t-elle des répercutions psychiques ? Mon point de départ a été du côté de Donald Wood Winnicott, pédiatre et psychanalyste anglais du siècle précédent ? Il a fait de cette question du « portage » un point théorique dans son œuvre : « le Holding » (c-à-d, Comment l’enfant est porté), souvent associé au « handling » (Comment sont prodigués les soins à l’enfant).Cette notion de Holding, « portage de l’enfant par son référent maternant », désigne «la capacité à le contenir :
- sur le plan physique en portant le nourrisson, en le berçant, et
- psychique, en convoquant la mère dans ses possibilités à percevoir et à penser les émotions de son bébé».
Cette attention particulière est, selon Winnicott, possible grâce à la « préoccupation maternelle primaire ». La qualité de cette présence maternelle nous intéresse ici. Il s’agit, pour Winnicott, de sa capacité à percevoir et à contenir ce que l’enfant traverse psychiquement et notamment ces angoisses. Ainsi, grâce au Holding, et au Handling aussi, c’est par le fait d’être contenu et rassuré psychiquement face à ces angoisses que le tout petit pourra progressivement se percevoir comme une entité rassemblée et constituée. Selon la façon dont il a été porté, entouré et attentionné, l’enfant pourra vivre l’illusion de faire partie ou, de s’inscrire, dans le prolongement psychique de sa mère – suffisamment bonne, soit-elle selon Winnicott – avec une impression de toute puissance sur la satisfaction de ses besoins. (Ex. le sein lui arrive dans la bouche lorsqu’il a faim.) S’en suivra, en grandissant, la possibilité pour l’enfant de se dégager ou de se distancier progressivement de cette présence maternante, fusionnelle et pourvoyeuse, par ces soins constants, d’un éprouvé de satisfaction interne.
Y-a-t-il lieu, pour nous thérapeutes, de représenter cet Autre « suffisamment bon » qui se construit sur une qualité de présence attentive et clinique, au sens littéral « d’être au chevet du patient », pour nos jeunes ? Cette perspective m’évoque le dispositif Kairn de VISA-Vie. Développer cette attention particulière, repérer et entendre ce que le repérage clinique vient nous indiquer, l’élaborer suffisamment pour en formuler une réponse ajustée… parfois dans l’urgence aussi car il s’agit d’y être, de près ou de loin, de se positionner et d’en signifier quelque chose au jeune qu’on accompagne.
Selon Sigmund Freud, le nourrisson, après sa naissance, est traversé par des sensations de plaisir ou de déplaisir lors de ces premières expériences pulsionnelles. Ne pouvant subvenir seul à ces besoins primaires pour survivre, l’infans, celui qui ne parle pas encore, a recours à un autre secourable[1] (Nebenmench). Cette situation de détresse initiale du petit d’homme, du fait de sa prématurité lors de son arrivée au monde, est nommée Hifllosigkeit en allemand. Cela signifie littéralement « sans aide », de hilf = aide, los = sans, démuni en somme. L’enfant se trouve plongé dans un état d’impuissance qui va constituer le lit de son angoisse. Freud nous dit : « L’angoisse apparaît comme le produit de l’état de détresse psychique du nourrisson corrélatif à son état de détresse biologique. »[2] Les besoins et les tensions internes chez le nouveau-né prennent différentes formes et devront trouver satisfaction, décharge pulsionnelle afin d’accéder à l’apaisement et au plaisir. Cela sera principalement possible grâce à la présence attentive et à l’intervention du Nebenmensch, littéralement « l’être humain à côté/proche » de l’enfant, celui qui en a la préoccupation. Les jeunes de VISA-Vie traversent-ils des moments de détresse qui les renverraient à ces vécus très archaïques du nouveau-né ? Quel est leur lien à l’autre, à l’Autre secourable ? Les attaches parentales semblent souvent effilochées. Comment ont-ils été entourés, portés ou même simplement, entendu dans des moments d’Hilfosigkeit, de détresse initiale ? Si l’émergence première de l’angoisse s’inaugure, après avoir laissé de côté l’hypothèse du trauma de la naissance repris par Otto Rank, lors de la situation de détresse primordiale (Hilflosigkeit), elle entraîne la création de l’objet représenté par le Nebenmensch. Or, la relation d’objet introduit aussi à l’expérience de sa perte et de l’angoisse qu’elle peut procurer.
Freud, dans son ouvrage « Au-delà du principe de plaisir… » en 1920, décrit la scène du Fort-Da chez un enfant comme un moment constitutif de l’histoire du sujet. Freud décrit la scène d’un enfant qui joue avec une bobine accrochée au bout d’un fil. Il énonce «« Oooo… » comme « Fort ! » en allemand lorsque le bobine disparaît, puis « Aaaa… » pour « Da !» quand elle réapparaît. Cette expérience du Fort-Da représente, selon Freud, la possibilité d’apprivoiser l’absence de la mère sur une tonalité active, tout en expérimentant la répétition d’une séparation, d’une perte. Lacan évoquera l’accès au langage par l’enfant dans sa dimension de perte causée par le signifiant. Il nous indique que la racine du symbolique se situe là où « l’absence est évoquée dans la présence et la présence dans l’absence »[3].
Revenons à la détresse de l’infans. François Richard a écrit un texte sur le « paradigme du Nebenmensch » [4], qui introduit à la tiercéité, en voilà quelques extraits : « La situation d’Hilflosigkeit et le besoin de secours de l’infans implique une expérience décisive dans la construction du sujet dans son rapport à l’autre. La qualité de présence du Nebenmensch introduirait une « ouverture qui inscrit l’homme dans une attente qui le pousse hors de lui » », indique François Richard. En même temps dans ce recours au Nebenmensch, la situation de détresse du tout petit qui se trouve « en manque d’aide » n’implique pas seulement que la mère, s’il s’agit d’elle, soit suffisamment sensible aux cris du bébé, qu’elle sache le comprendre et y répondre de façon « adéquate », nous dit Freud.
« Le bébé mobilise par son appel une réponse le satisfaisant par une « action spécifique » ; ce terme désigne la relation entre l’état d’être secourable et celui d’être en état de détresse. » Le cri du bébé rencontre une forme de réponse du grand Autre incarnée par un autre maternel aux compétences lacunaires. Au-delà de l’exigence de l’infans de voir ses besoins élémentaires satisfaits, c’est aussi une nécessité de rencontre avec un Autre qui se présente comme tout à fait vital. André Green indique qu’: « il y a destination avant qu’il y ait un destinataire ». Ainsi être entendu, compris et satisfait par une mère qui cherche à comprendre le message véhiculé par les cris et qu’elle ne comprend pas toujours abouti à l’idée que la rencontre se fait déjà dans le malentendu. En fait ce que la mère perçoit, c’est que l’infans veut se faire comprendre et elle lui fait crédit a priori d’emblée de cette compétence-là. Et cela même si elle n’entend rien dans un premier temps au contenu du message que sont les cris du bébé. « Elle lui attribue une signification qu’elle construit autant qu’elle est réellement sensible au vécu intrapsychique du bébé : il y a un mélange compliqué de projection et de véracité, comme dans une situation analytique », nous explique François Richard.
Ainsi, si je comprends bien, celui qui accuse réception de la demande du sujet introduit le petit d’homme à bien davantage qu’une satisfaction, il semble qu’il s’agisse d’une entrée dans le langage avec la possibilité d’une inscription subjective à travers l’Autre. Ne serait-ce pas un des enjeux du travail thérapeutique à VISA-Vie ? Re-lancer ou soutenir ces jeunes dans leur inscription subjective en tant que sujet divisé ? Puis de les inviter à se positionner par la suite dans le champ social et sociétal ?
C. Delarue, dans son article «La détresse du sujet »[5], indique : l’infans expérimente que la mère détient le pouvoir ou non de répondre à sa demande, d’être présente ou pas. Elle cite Lacan qui, dans son séminaire sur « le désir et son interprétation », situe le rapport du sujet au signifiant en ces termes : « l’enfant va apprendre très tôt que c’est la voix (celle du signifiant) par laquelle vont devoir passer et s’abaisser les manifestations de ses besoins, pour être satisfait »[6]. « Le sujet va recevoir le premier seing de sa relation avec l’Autre, c’est-à-dire, la mère ». Lorsque cet autre secourable (Nebenmensch) fait défaut auprès de l’infans, qu’il se retrouve seule face à cette détresse (Hilflosigkeit), qu’advient-il ?
François Ansermet, dans Carnet Psy, s’interroge : s’agit-il alors de dépression ou de détresse du nourrisson ? Je le cite : « En l’absence de réponse de l’autre, c’est l’inachèvement et la détresse qui priment, comme en témoigne toute la clinique des enfants abandonnés à la naissance. L’absence de réponse de l’autre implique que la tension reste sans solution, soumettant l’enfant au stress de l’excitation non résolue de l’état de détresse. Il s’agit là d’une situation de traumatisme par non-événement, par défaut de la rencontre, et plus précisément de la première rencontre subjectivante qui permet au sujet d’advenir. Nous pouvons donc dire que cette situation met en jeu le traumatisme de façon tout à fait classique, le traumatisme par effraction. Mais c’est d’abord l’effraction d’une excitation interne qui le submerge, une effraction interne suite à un défaut de protection interne, au non-événement de la réponse de l’autre. Au commencement est l’inachèvement et donc aussi la réponse de l’autre.»[7] Ce défaut de la réponse engendre des situations de souffrance du bébé. F. Ansermet ouvre la question suivante: «faut-il penser la clinique des enfants abandonnés soumis à des situations extrêmes, en terme de dépression ou en terme de détresse, voire d’angoisse du nourrisson ? – même si par rapport à la détresse, l’angoisse est déjà une protection, l’attente de quelque chose, d’une réponse, et pas seulement une attente dans le vide sans représentation, sans trace, une attente sans attente, sans anticipation, sans hallucination de quelque chose qui puisse être satisfaisant, qui puisse faire sortir de l’en-trop. On voit bien qu’il s’agit d’autre chose que d’une dépression par perte, mettant en jeu l’objet et l’investissement. Il s’agit plutôt de stress et de détresse, donc d’une clinique à situer plus du côté du traumatisme que la dépression. »[8]
Cette hypothèse de la non-inscription du trauma, qui fait trou (cela correspond-t-il au « troumatisme » de Lacan ?), nous évoque la situation des traumatisés de guerre qu’évoque Françoise Davoine et Jean-Max Gaudillière dans leur ouvrage « Histoire et trauma : la folie des guerres ». Je les cite : « Ces cas de traumatismes ou de folie sont un défi lancé à la clinique, car l’analyse bute sur un bout de Réel : faute de parole signifiante, rien n’a pu s’inscrire, sur ce point, dans l’inconscient. Les outils habituels de la psychanalyse sont mis en échec car, sur ce point-là, le sujet de la parole, même refoulée, n’est pas constitué. L’enjeu est donc précisément la genèse du sujet. Celui d’une histoire moins censurée qu’effacée, réduite à néant, et qui cependant ne manque pas d’exister. Nous nommons inconscient retranché l’inconscient à l’œuvre dans de tels moments. »
« Parfois l’analyste n’a pas d’accès conscient à ses propres impressions, même dans le cadre de la séance. Quand surgit l’impossible, on ne s’étonnera pas que la conscience et même l’inconscient du refoulement soient défaillants. « Structuré comme un langage », selon la formule de Lacan, il ne peut être opérant là où le champ de la parole est détruit. A ces limites, comme dirait Wittgenstein, « un nuage de confusion peut être contenu dans une goutte de grammaire ». Or, si la grammaire de la nomination, au bord du Réel, ne fonctionne certainement pas avec des étiquettes, elle ne fonctionne pas davantage avec des images d’intériorité. Les limites du dedans et du dehors ayant été forcées, c’est seulement dans un entre-deux qu’il est possible de montrer. »[9] Cette idée d’entre-deux m’évoque « l’aire transitionnelle » de Winnicott. Je ne parlerai pas de cette notion maintenant mais Michel Constantopoulos l’a remarquablement développé dans sa présentation intitulée : « Fiction moderne et vérité subjective (Don Quichotte chez Winnicott) » lors d’une séance de séminaire début 2019.
Pour Françoise Davoine et Jean-Max Gaudillière, « cette grammaire met ainsi en œuvre d’autres processus, à explorer avec le patient. Dans les sociétés où « l’art est médecine », écrit Le Clézio, de multiples traditions, cérémonielles et artistiques, mettent en scène ce qui ne peut se dire : « La maladie, la folie, les dangers de mort apparaissent, de temps à autre, et ils ne sont pas des accidents. Ils sont les signes de la nécessité de s’exprimer. »[10] Pour illustrer ses propos, Françoise Davoine partage ce fragment d’analyse d’Henry[11]. J’en évoque ici qu’une partie succincte. « Un vendredi, en fin d’après-midi, le ton de sa voix se modifia brusquement. « Vous êtes grise », dit-il à brûle-pourpoint à l’analyste. Étonnée par ce jugement inhabituellement direct, l’analyste ne répondit rien. Il y revint plusieurs fois : « vous êtes grise. » L’analyste allégua la fatigue d’une fin de semaine et pensa peut-être pour elle, à quelque forme de projection. Réellement, Henry n’avait rien de plus à me dire. Il remplit avec réticence le reste de sa séance de banalités et de longs silences. Le mardi suivant, il était à peine assis qu’il déclara que c’était là leur dernière rencontre. En homme bien éduqué, il remercia l’analyse pour sa bonne volonté et ses efforts, il ne voulait pas en abuser plus longtemps. Il était au bord de quitter la pièce quand, un instant, elle se remémora la couleur grise qu’il avait vue sur son visage. Elle trouva à lui dire ces mots pratiquement sur le seuil : vendredi, vous avez vu quelque chose que je ne pouvais pas sentir quand vous avez remarqué cette ombre sur mon visage. J’avais assisté à l’enterrement d’un ami le matin même et j’en avais tout oublié l’après-midi. Cet effacement n’était pourtant pas la preuve de mon indifférence. Tout au contraire, j’avais été choquée qu’il soit mis en terre sans la moindre parole de quiconque, sans le moindre rituel. J’en étais revenue l’esprit vide, blanc. Vous avez vu sur mon visage la couleur d’une impression moins refoulée que retranchée, impossible à mettre en images ni en mots. Henry la dévisagea alors intensément et revint s’asseoir. Il s’était heurté ensemble à l’expérience de « sentiments qui ne sont pas conscients » et il avait mis en mouvement le processus de leur nomination. (…)» « Mettons que « vous êtes grise » soit un tel signe dont l’analyse n’avait rien pu faire, la menace de rupture réitérant plus violemment la première invitation à donner à ce gris une place dans le jeu du langage. Car l’effacement de sa remarque avec l’arasement de ce qu’il cherchait à mettre en relief pouvait le rendre fou au point de l’amener à détruire avec perte et fracas les objets qui l’entouraient (élément de son analyse préalable et dont je ne vous ai pas donné le contexte ici). Pour une fois, il n’avait pas eu à aller jusque-là, jusqu’à casser son analyse, mais l’imminence de la rupture avait provoqué l’analyste à parler. » « Ainsi continuait à agir dans la séance une « fonction de l’inconscient distincte du refoulé », que nous avons appelé inconscient retranché, et qui constituait l’enjeu de l’affrontement. »[12] « Quand l’analyste donne au patient sa parole avec ses paroles, de son propre fonds, il lui restitue en fait ce qui lui appartient. C’est en quelque son dû de langage dont il a été spolié, dans et par les silences où il se trouve. » [13]
Ce que je trouve intéressant dans ce fragment d’analyse, c’est comment le blanc, le vide du sujet sur un pan de son histoire peut se projeter sur quelque chose qui appartient au vécu « inconscient retranché » de l’analyste, emmenant l’analysant à un seuil dans son analyse, à un point critique dont l’enjeu est la chute. Il me semble remarquable comment l’analyste ose là, en se dévoilant, faire bouger les lignes de l’analyse de son patient. Non pas que l’on ait, précise F. DAVOINE en tant qu’analyste, « à se décharger de ses problèmes sur ces patients. Il s’agit bien au contraire de les délester d’impressions étranges, d’une inquiétante familiarité, détectées par leur sens aigu de l’alerte et de la survie. Si l’analyste était restée silencieuse, le travail psychanalytique se serait tout simplement arrêté là. »[14]
Dans un tout autre style, Catherine Audibert, dans sa préface à sur « Ferenczi et les addictions aujourd’hui », nous propose un ajustement particulier dans le positionnement analytique. Il nous donnera matière à conclure cet exposé. Sandor Ferenczi (1893-1933), contemporain de Freud, est présenté comme « l’enfant terrible de la psychanalyse ». Il a bouleversé, à son époque, la théorie et la technique psychanalytique. Catherine Audibert nous invite à explorer le positionnement de ce psychanalyste dans la cure bien particulière des personnes en prise aux addictions. « Les premiers questionnements de Ferenczi relancent la réflexion sur le traitement de la souffrance psychique de nos patients, la relation entre l’analysant et l’analyste, le désir de soigner de ce dernier et les effets sur l’analysant de son comportement, son attention, ces paroles ou ses silences, en un mot son « tact ». »[15] Ferenczi rédige un chapitre intitulé « l’élasticité de la technique psychanalytique ». Il va jusqu’à dire que « le dispositif analytique freudien pourrait (dans certains cas) renforcer la détresse du sujet que son environnement n’a pas suffisamment protégé de traumatismes »[16]. Pour certains patients, «la solitude n’est supportable que si ces derniers ne se sentent jamais abandonnés, car la solitude intense annule tout espoir d’être entendu, compris ou aider par le monde extérieur », nous dit-il. Il pense que « l’être qui reste seul doit s’aider lui-même et, à cet effet, se cliver en celui qui aide et en celui qui est aidé. » Ainsi Ferenczi n’hésite pas à affirmer : « être seul conduit au clivage » [17]. Selon Ferenczi, il serait « important de percevoir sans délai qu’avec ces patients (aux prises aux addictions), ce qui se joue du passé dans l’actuel n’est pas sur la scène œdipienne, mais sur la scène de l’Hilflosigkeit » [18].
Margaret Little est d’avis que «la sexualité, et l’analyse entendue comme interprétation des conflits psychique liés à la sexualité infantile, ne peut être qu’hors de propos et sans signification aucune quand on n’est pas assuré de sa propre existence, de sa survie et de son identité »[19]. Ferenczi, quant à lui, questionne la neutralité bienveillante et le silence en analyse qui pourrait se transformer en neutralité malveillante face à quelqu’un qui se voit renvoyer à une détresse proche de l’Hilflosigkeit. L’analyste serait alors vécu comme d’aucun secours, marqué par une présence trop absente et risquant de provoquer la sidération de son patient ou même la rupture de la cure. Selon Margaret Little [20], « les traumatismes ont interrompu la « persistance de l’être » du sujet (Winnicott), et lorsqu’ils sont réveillés, peuvent faire revivre des sensations d’annihilation, de liquéfaction ou d’effacement de soi ». Ainsi, le vide perceptif ou encore les interprétations ramenant à la sexualité infantile peuvent venir désorganiser le sujet et faire monter le niveau dans d’angoisse. Ils auront alors besoin du contact avec le regard, de la dimension sonore et de la « magie des mots » comme autant de secours à apporter à ses patients en détresse. Une sonorité, une texture, une présence pour contenir le sujet, le rassurer et peut-être à nouveau le porter comme il ne l’a jamais été dans sa première enfance, avec « le besoin de croire absolument en l’amour de l’analyste pour eux, comme en leur propre amour envers l’analyste. Un amour dont la vie même dépend… et cela avec l’idée d’« une adaptation de l’analyste aux besoins du patient en suivant pas à pas ses transformations psychiques ». « C’est là tout le « tact » ferenczien. Comme s’il fallait devoir être aussi attentif que l’on devrait face à des nouveau-nés. Car c’est ce même soutien dont ces patients ont besoin dans la relation thérapeutique pour avoir trop souvent, ou trop prématurément, été lâchés du regard de l’objet.»[21] Par ce souci de l’autre, il s’agit momentanément pour l’analyste d’« être le pharmakon », « en devenant en quelques sortes l’environnement le plus adapté à ses besoins et à ses capacités, en étant la personne qui produit « l’action spécifique » selon l’expression de Freud ».[22] « L’analyste accepte ainsi passagèrement le besoin du patient de croire en lui (…) au-delà de la croyance thérapeutique ordinaire ».
L’hypothèse serait donc la suivante : « par ce biais de la dépendance absolue et en évitant que le patient transfert sur l’analyse le rôle de la mère décevante, celle qui n’a pas suffisamment bien veiller sur lui et celle qu’il ne peut introjecter pour posséder en lui-même la capacité de se soutenir et de s’aider, que le patient pourra se dégager de la nécessité du recours à des états addictifs (ou de néoréalité ?) pour survivre à des éprouvés innommables dont il était la proie jusque-là. »[23] Voilà donc différentes pistes explorées et rapportées ici de façons lacunaires, certes, mais aussi et surtout pour relancer l’élaboration de la pratique avec les jeunes à VISA-Vie. Ces jeunes entre-deux-âges, à la fois tout petits, nourrissons parfois, ou grand-enfants, sont-ils en demande d’être portés, supportés et de se penser aimés ? Ils semblent, chacun à leur façon, dans le désir de compter pour nous, que l’on pense à eux, qu’on les « calcule », selon leur terme, comme une opération qui ne pourrait pas se résoudre mais dont on aurait, peut-être, au moins repéré et considéré les dénominateurs (celui qui nomme, en latin) psychiques de leur souffrance archaïque ?
[1]Ph. KOEPPEL nous fait remarquer que le « Nebenmensch » n’est pas « secourable » initialement dans l’Esquisse de S.Freud, c’est la « Hilfperson » qui le serait. Les deux termes auraient été superposés, voire confondus.[2]S. FREUD, Inhibition, symptôme et angoisse, cité par C. DELARUE, in La détresse du sujet, Cairn.info
[3]R. CHEMAMA, citant LACAN, Dictionnaire de psychanalyse, p.142/Fort-Da
[4]François RICHARD, Article Le paradigme du Nebenmensch et la fonction maternelle, Revue Française de psychanalyse 2011/5 (Vol.75), p.1539 à 1544.
[5]C. DELARUE, article La détresse du sujet / Cairn.info
[6]J. LACAN, Séminaire Le désir et son interprétation, Cité par C. DELARUE in La détresse du sujet/ article Cain.info
[7]F. ANSERMET, 2019, Dépression ou détresse du nourrisson. Article Carnet Psy
[8]Idem
[9]Idem, p.119 et 120
[10]Idem, p.120
[11]Idem, p.123 à 125
[12]Idem, p.125
[13]Idem, p.248, 249
[14]Idem, p 127
[15]C. AUDIBERT, préface de « Ferenczi et les addictions aujourd’hui », p.17-18
[16]Idem, p.21
[17]Idem, p.22
[18]Idem, p.28
[19]Idem, M. LITTLE (1901-1994), citée p.29
[20]Idem, M. LITTLE, citée p.29
[21]Idem, p.32
[22]Idem, p.33/référence à Au- delà du principe de plaisir, S. FREUD
[23]Idem, p.33