« On désigne l’esprit d’un temps par sa langue »
« Il règne en ce moment quelque obscurcissement qui influe vraiment sur tout le monde »
Victor Klemperer[1]
Point de départ : la pensée dépend des mots ; c’est toujours dans et par les mots que l’on pense… La langue nous tient : pour Barbara Cassin, des langues différentes dessinent des mondes différents. « Une langue, ça n’appartient pas. (…) elle nous tient, car elle détermine notre manière de penser, notre manière de vivre, notre manière d’être …. Ce n’est pas vous qui la possédez, c’est elle qui vous oblige et vous fait ».[2]. Pour F. Jullien, « les façons de parler sont aussi des façons de penser » ; il parle de langue-pensée. Quelle langue parlons-nous aujourd’hui « collectivement » ? Comment cette langue nous tient-elle ? Quelle langue parlons-nous, nous les professionnels : éducateurs, « psy » de tout poil ? On participe du social dominant, d’autant plus que l’on travaille en institution et donc que l’on est pris dans une commande sociale (même en pratique dite libérale). On est pris dedans. On ne peut pas ne pas y être ; comme tout individu d’ailleurs, quelle que soit la place qu’il occupe dedans, contre, à la marge… « le texte a besoin des marges » …
Didier Eribon : « L’interpellation a toujours déjà été lancée : elle nous précède, elle nous constitue. On pourrait dire que nous sommes tous et toujours « interpellés » et « convoqués » par l’ordre social… La convocation ne nous demande pas notre avis ».[3] Comment sommes-nous pris par la langue du pouvoir ? La langue commune qui façonne le monde d’aujourd’hui ? Quels effets sur les pratiques quand les institutions médico-sociales sont gérées comme des entreprises dans lesquelles on parle de performance, compétitivité, gestion, efficacité ? Quand un éducateur « gère un portefeuille » (entendez ici : est référent de n situations d’enfants), quand on parle de personnes « éligibles » au RSA…, quand les soignants de l’hôpital doivent se concentrer sur la diminution des durées moyennes de séjour en veillant à la fluidité des trajectoires-patients, en évitant les bed-blockers (sorte de monstre social qui occupe un lit plutôt que de retourner sous un pont), quand les psychologues doivent fixer des objectifs de travail pour justifier de l’intérêt de recevoir telle personne? Et quels effets de retour sur les publics accueillis ?
La langue du pouvoir. On s’est glissé dedans, depuis une trentaine d’année, (Grosso modo, la langue néo libérale est apparue dans les années 60 et a atteint son plein développement dans les années 1990). Pourquoi revenir dessus ? Peut-on aujourd’hui remettre en cause les mots comme « gérer », projets : projets de service, projet individuel…peut-on revendiquer le droit de ne pas avoir de projets ? Et que deviennent ceux qui ne peuvent aucunement se projeter, nulle part… ? Protocole, nouvelle gouvernance, évaluation qui vont de pair avec auto-évaluation ; l’autonomie avec son corolaire : la responsabilité … vulnérabilité, bientraitance. Peut-on être contre un programme qui vise à mettre « les usagers au centre du dispositif » ; peut-on remettre en cause les programmes qui élaborent les bonnes pratiques et cherchent à promouvoir une démarche qualité orientée vers les usagers. Peut-on s’opposer à tous ces maîtres mots qui régissent le monde, sans être taxé de récalcitrants au progrès, de pointilleux, d’accroché au passé, non susceptible d’évoluer, de mauvais esprit ? …. C’est pourtant ce que nous allons faire, en partie. Pas dans une position de principe, mais à partir de ce que nous soutenons d’une pratique et d’un certain rapport à la parole. Nous nous tiendrons du côté des « ça va pas de soi » de Oury.
Ces mots, ces structures de phrases, on les respire, on est tombé dedans, malgré nous peut-être, mais c’est passé dans les mœurs, dans les habitudes, dans les référentiels travail ; on les a rapidement incorporés au point qu’on n’y pense plus, que c’est « juste une façon de parler ». Mais leurre de dire : « J’y suis obligé- mais la contrainte ne change rien en nous » nous dit Klemperer[4]. Leurre de dire : « C’est juste une façon de parler/dire ». Façon de Parler : « expression qu’il ne faut pas prendre littéralement, qui dépasse la pensée ». [5] Comme si les mots n’avaient pas d’importance, comme s’ils ne prêtaient pas à conséquence, comme s’ils n’étaient pas à entendre « littéralement », comme s’ils n’avaient pas de pouvoir performatif.
Avant d’aller plus loin je voudrais dire 2 mots sur « l’esprit » du séminaire : il s’agirait de fabriquer –ensemble – un lieu où il soit possible de planter ses questions – plantar sus préguntas pour reprendre la belle l’expression de Luciana à propos des journées de novembre 2016. Planter : on sème, ça pousse ou pas … quel type de culture voulons nous ? Planter ses questions. À chacun de le faire, ce n’est pas un enseignement… Planter, poser, ouvrir des questions. Et laisser jouer pour chacun, ce qui se dit, ce qui circule de la façon la plus ouverte possible. Ceci me parait d’autant plus important que : le mot « problème » est venu remplacer celui de « question » dans les années 70 selon Eric Hazin[6] (apporté par Giscard alors ministre de l’économie). « La substitution n’est évidemment par neutre. À une question les réponses possibles sont souvent multiples et contradictoires alors qu’un problème, surtout posé en termes chiffrés, n’admet en général qu’une solution et une seule (…) Les données chiffrées donne une impression de respectabilité quasi scientifique (…). Passer de la question au problème, c’est aussi ouvrir grand la porte aux experts… les affaires de la collectivité sont ainsi segmentées en série de problèmes techniques ».
Mais au préalable encore, je vais rapidement planter le décor pour ceux qui nous rejoignent. Les jeunes hors du commun, Visa-Vie, Cordoba…La ballade des Innocents, Tramalogie, Point Commun ? Et maintenant : Façons de dire. Manière de dire : Oury. Parler et Dire ? la parole et son dire ? « Un dire est de l’ordre de l’évènement », nous dit Lacan dans l’Étourdit ; quand parler va sans dire ? Quand on parle pour ne rien dire ? Quand on ne peut que montrer ce qui ne peut être dit ? La langue indique des origines (accents, région, un milieu social…) Bourdieu. La langue modèle les corps, marque les corps…autre chose que la question des déterminismes sociaux…
La LTI. Klemperer
Juif assimilé, marié à une artiste réputée, aryenne (ce qui lui évitera les camps) philologue de formation, professeur d’université, Victor Klemperer, subit la condition des juifs (sauf la déportation). Il est d’abord privé de sa chaire à l’université, puis « fut sous le coup de l’interdiction de fréquenter les bibliothèques, et ainsi me fut ôter l’œuvre de ma vie ». …Il entreprend alors un journal intime, malgré les risques encourus, dans lequel il consigne minutieusement les innombrables altérations d’une langue, la falsification du langage qui va être la puissance la plus effective de la diffusion du nazisme dans toutes les couches de la population. Le travail de Klemperer est avant tout pour lui une stratégie de survie, une pratique silencieuse de la résistance, dans une situation de désolation. Reprenant l’image du funambule, Klemperer écrit : « Mon journal était ces années-là, à tout moment, le balancier sans lequel je serais 100 fois tombé. Aux heures de dégouts et de désespoir, dans le vide infini d’un travail à l’usine des plus mécaniques, au chevet des malades et des mourants, sur des tombes et dans les moments d’extrême humiliation, avec un cœur physiquement défaillant, toujours m’a aidé cette injonction que je me faisais à moi-même : observe, étudie, grave dans ta mémoire ce qui arrive- car demain déjà cela aura un autre aspect, demain déjà tu le percevras autrement- retiens la manière dont cela se manifeste et agit. Et très vite, ensuite, cette exhortation à me placer au-dessus de la mêlée et à garder ma liberté intérieure se cristallisa en cette formule secrète toujours efficace : LTI ».
Le travail de Klemperer, méconnu en France, est toutefois reconnu par certains comme le début de la linguistique politique. Il éclaire les mécanismes du pouvoir, ou des pouvoirs, sous le rapport de l’efficacité du langage, de sa mise en œuvre dans la sphère publique. Il suggère, voire démontre que l’ordre du discours configure authentiquement les pratiques, a un effet performatif.
Comment s’y prend la LTI ?
« Quel fut le moyen de propagande le plus puissant de l’hitlérisme ? Étaient-ce les discours isolés d’Hitler et de Goebbels, leurs déclarations à tel ou tel sujet, leur propos haineux sur le judaïsme, le bolchévisme ? Non incontestablement (…) Le nazisme s’insinua dans la chair et le sang du grand nombre à travers des expressions isolées, des tournures de formes syntaxiques qui s’imposaient à des millions d’exemplaires et qui furent adoptées de façon mécanique et inconscientes (…) »[7] L’inversion de sens est une des caractéristiques des langues totalitaires ; elles pervertissent le langage commun. « Elle change la valeur des mots et leur fréquence…elle imprègne les mots et les formes syntaxiques de son poison, elle assujettit la langue à son terrible système, elle gagne avec la langue son moyen de propagande le plus puissant, le plus public, le plus secret »[8]. Le 27 mars 33 il écrit : « des mots nouveaux font leur apparition, ou des mots anciens acquièrent un nouveau sens particulier, ou de nouvelles combinaisons se créent, qui se figent rapidement en stéréotypes ». « Les clichés finissent par exercer une emprise sur nous ». Il note que cette diffusion est rendue possible et renforcée par l’alliance précoce de la propagande militaire et de l’action publicitaire. Sa caractéristique principale, sa « qualité foncière » est la pauvreté : « Sa pauvreté est une pauvreté de principe, c’est comme si elle avait fait vœu de pauvreté. Pauvre et monotone, elle s’empare de tous les domaines de la vie privée et publique (…) toute puissante autant que pauvre, toute puissante justement de par sa pauvreté ». « La raison de cette pauvreté est évidente. On veille avec une tyrannie organisée dans ses moindres détails, à ce que la doctrine du national-socialisme demeure en tout point, donc aussi dans sa langue, non falsifiée… Il n’y a plus qu’un modèle linguistique valable. (…) C’est une véritable guerre menée contre l’inépuisable richesse de la langue, sa polysémie ». Autres traits spécifiques de la LTR :
La répétitivité : « cette langue est pauvre…et elle ne parvient à renforcer qu’en répétant, matraquant toujours la même chose ». Le 28 juillet 33 : « La répétition constante semble être un effet de style capital dans leur langue ».
L’univocité : « Elle n’était pas pauvre seulement parce que tout le monde était contraint de s’aligner sur le même modèle, mais surtout parce que, dans une restriction librement choisie, elle n’exprimait complètement qu’une seule face de l’être humain (…) »
La massification : « La LTI s’efforce par tous les moyens de faire perdre à l’individu son essence individuelle, d’anesthésier sa personnalité, de le transformer en tête de bétail, sans pensée ni volonté, dans un troupeau mené dans une certaine direction et traqué, de faire de lui un atome dans un bloc de pierre qui roule »
L’envahissement. : « Je lisais tout ce qui me tombait sous les yeux et je voyais partout les traces de cette langue. Elle était vraiment totalitaire ». À l’université « les revues philologiques spécialisées évoluent avec une telle aisance dans le jargon du 3ème Reich que chaque page donne littéralement envie de vomir ». Le pire pour Klemperer est que cette langue se retrouve « mêmes chez ceux qui étaient les victimes les plus persécutés ». « J’observais de plus en plus minutieusement la façon de parler des ouvriers à l’usine, celle des brutes de la Gestapo, et comment l’on s’exprimait chez nous, dans ce jargon zoologique des juifs en cage. Il n’y avait pas de différences notables. Non, à vrai dire, il n’y en avait aucune. Tous partisans et adversaires, profiteurs et victimes, étaient incontestablement guidés par les mêmes modèles ». La LTI insinue en même temps qu’elle s’insinue. La langue dirige non seulement nos pensées, elle « dirige aussi mes sentiments, elle régit tout mon être moral, d’autant plus naturellement que je m’en remets inconsciemment à elle (…) Elle est reconnue comme la langue du vainqueur » : « on ne la parle pas impunément, on la respire autour de soi, et on vit d’après elle ». On ne peut y échapper.
La nocivité : « Le poison est partout. Il traîne dans cette eau qu’est la LTI, personne n’est épargné ». « Les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic : on les avale sans y prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet, et voilà qu’après quelques temps l’effet toxique se fait sentir ». La métaphore de l’intoxication rend compte d’un processus sournois, pré réflexif et de ce fait largement inconscient.
L’enfermement : « La LTI était une langue carcérale, et une telle langue comporte inéluctablement des mots secrets, des ambiguïtés fallacieuses, des falsifications ».
Klemperer consacre par ailleurs de longues analyses à la mécanisation de la personne, ou plus justement à la « mécanisation de la vie par le langage ». « Du caractère généralisé de l’asservissement et de la dépersonnalisation résulte la profusion dans la LTI, des tournures appartenant au domaine technique, la foules des mots mécaniques ».
2 ans après la publication de LTI, en 1950, est publié le roman 1984 de George Orwell [9], où se trouve semblablement condensé une analyse de la langue totalitaire – la novlangue- dont la description traverse et nourrit toute la fiction. Orwell décrira lui aussi un pouvoir qui tente d’exercer un contrôle absolu de la pensée par le biais d’une raréfaction drastique du lexique : « Vous ne saisissez pas, (…) la beauté qu’il y a dans la destruction des mots ? (…) Savez-vous que la nov-langue est la seule langue dont le vocabulaire diminue chaque jour ? » « Ne voyez-vous pas que le véritable but du nov-langue est de restreindre les limites de la pensée. À la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer. Tous les concepts nécessaires seront exprimés chacun exactement par un seul mot dont le sens sera rigoureusement délimité. Toutes les significations subsidiaires seront supprimées ou oubliées (…) Chaque année de moins en moins de mots et le champ de la conscience de plus en plus restreint ». « Même les slogans changeront. Comment pourrait-il y avoir une devise comme « La liberté c’est l’esclavage », alors que le concept même de la liberté aura été aboli. Le climat total de la pensée sera autre. En fait il n’y aura pas de pensée telle que nous la comprenons maintenant. Orthodoxie signifie non-pensée, qui n’a pas besoin de pensée ».
Plus encore que Klemperer, Orwell sera sensible à l’altération des mots induite par le discours publicitaire et dénoncera la dégradation du langage dans les sociétés démocratico-marchandes. « Le but de la nov-langue était de rendre impossible tout autre mode de pensée. Une idée hérétique serait littéralement impensable, du moins dans la mesure où la pensée dépend des mots. Le vocabulaire comprenait des mots destinés à imposer l’attitude mentale voulue à la personne qui les employait ». Orwell parle de la corruption, de l’avilissement de la langue. Il évoque aussi la visée anesthésiante. « Lutter contre cette invasion de l’esprit par des expression stéréotypées impose d’être constamment sur ses gardes, chaque expression de ce type anesthésiant une partie du cerveau ». Ce qui reste en éveil ce sont les vannes de l’automatisme induit, permettant au discours idéologique de circuler. L’avilissement de la langue entrave l’exercice de la raison ; l’intégrité de la langue est nécessaire à l’intégrité mentale. Il donne des exemples multiples du procédé d’inversion de sens et du mésusage des termes : le ministère de l’abondance gère la pénurie… la liberté c’est l’esclavage…l’ignorance c’est la force, la guerre c’est la paix. La langue du pouvoir n’est pas pensée, par chacun des auteurs, comme un simple moyen de communication, comme le simple outil d’une propagande mais comme le médium même de la propagation idéologique. « Loin de permettre à la pensée de circuler librement dans les méandres infinis de la métaphore vive, il contraint l’esprit à emprunter machinalement les canaux artificiels raréfiés d’une doctrine mortifère ».
« La novlangue néolibérale ». Alain Bihr[10]
Derrière nous vraiment l’imprégnation sournoise du discours par une idéologie à vocation totalitaire ? L’hédonisme consumériste et l’expansion du marché ne peut être soutenu que par un langage crée ad hoc, martelé sans rémission et diffracté planétairement en une infinité de messages toujours identiques et constamment renouvelée. (L’uniforme à la place de l’universel F.Jullien[11]). Le discours néolibéral règne aujourd’hui en maître. Partout. Et il fait consensus. Dans les sphères politiques et médiatiques, mais aussi de plus en plus dans des secteurs qui ne sont pas de production : monde médico-social, écoles… « Les termes du langage de l’économie, du commerce, de la gestion capitalistique ont gagné des domaines des activités les plus diverse, grâce notamment au relais des médias et des administrations »[12]. L’enseignement, les institutions hospitalières et sociales sont envahis par le vocabulaire du management libéral (l’hôpital entreprise ), avec des maîtres mots : modernisation, adaptation, autonomie, responsabilisation…nouvelle gouvernance… objectifs, projet (individuel ou pas) protocoles …La culture d’entreprise est partout, avec son idée de mise en concurrence, de profit, de retour sur investissement …Elle envahit tous les secteurs de la vie professionnelle, privée : discours totalisant, totalitaire. Contexte de son apparition : crise économique structurelle dans laquelle le mode de production capitalistique est rentré dans les années 70.
Au niveau politique, début des années 80, offensive massive du capital contre le travail, visant à remettre en cause bons nombre de conquêtes antérieures du monde du travail et remettant en cause le compromis fordiste. Dans le contexte idéologique, faillite de tous les modèles socialistes. Même le socialisme démocratique s’est tourné vers le néo libéralisme sous un mode juste plus soft. « Le discours néo libéral vise non seulement à justifier les politiques néolibérales en en masquant leur caractère de politique de classe, (…) mais à les renforcer tant en se servant du langage commun aux différents membres de la classe dominante (…) qu’en brouillant l’intelligence de leurs enjeux par les membres des classes dominées. (…) Ce n’est donc pas un simple discours d’accompagnement, une simple musique de fond ou d’ambiance des politiques néo libérales, c’est une partie intégrante de ces politiques, une dimension même de l’offensive de la classe dominante. C’est le langage actuel des maîtres du monde »[13]. « Les pensées de la classe dominante, sont aussi à toutes les époques, les pensées dominantes ». Engels et Marx, in l’Idéologie Allemande.
Il donne des exemples de brouillage et inversion du sens qui bloquent tout accès à la pensée critique. Par ex : le mot Égalité (p.63). Le mot Réforme : autrefois progrès, transformation pour améliorer les conditions du travail en général. Maintenant le même terme vise à remettre en cause les acquis, vis à la déconstruction (réforme des retraites ; restructuration : licenciement…). Ce terme rend ainsi acceptable le démantèlement d’institutions publiques et l’accélération de la modernisation libérale.
Pour Pierre Zaoui[14] nos sociétés nous obligent à vivre dans un monde sans dessus dessous, au sein duquel les mots et les vertus semblent perdre toute signification. JC.Weber : les managers sont formés au « courage du leadership en temps de crise ». Et le courage des employés est celui de l’endurance à la performance (flexibilité) malgré des conditions de travail dégradées. « En partant du principe que la pensée dépend des mots, que c’est toujours dans et par les mots que l’on pense, il suffit de faire disparaitre certains mots pour oblitérer le concept associé et rendre impraticable les actes que ce concept peut amener à concevoir et entreprendre » [15] Capital humain dit autre chose que force de travail… Être responsable des ressources humaines dit autre chose que responsable du personnel…C’est occulter l’exploitation et la domination du travail par le capital. « Exiger la flexibilité de tout et de tous à tous les moments et faire l’apologie du changement, c’est exiger de se plier à l’inflexibilité de la domination du capital et c’est masquer la permanence de sa domination »[16]
« Ce glissement sémantique amène à accepter que la lutte contre l’injustice soit remplacée par la compassion et la lutte pour l’émancipation par les processus de réinsertion et l’action humanitaire »[17]. Toujours Fassin : le prolétariat est sorti du vocabulaire, remplacé par couches sociales, tranches de revenus, catégories socio professionnelles : horizontalité. Avec la disparition du mot prolétariat ont disparu les mots d’opprimés, d’exploités, remplacés par les « exclus ». « Le remplacement des exploités par les exclus est une excellente opération pour les tenants de la pacification consensuelle…Le modèle de l’exclusion permet de désigner une négativité sans passer par l’accusation. D’ailleurs non seulement les exclus ne sont victimes de personnes mais c’est souvent leur faute. Dans une société où chacun est l’entrepreneur de lui-même, chacun est responsable de sa propre faillite. »
Évaluation-Autonomie-Responsabilité. On est passé de l’ère de l’hétéro-contrainte à celle de l’autocontrainte. On est évalué, on s’évalue mutuellement, on s’auto évalue. Il n’y a donc plus seulement une contrainte extérieure qui impose, mais une contrainte interne, de plus en plus intégrée, que les individus vont appliquer voire « défendre » comme « normale ». L’auto-évaluation, l’autosurveillance, sont présentées comme une avancée vers l’autonomie. …Nous sommes invités à nous prendre nous-mêmes comme objet d’étude et de jugement. Or la vision libérale de l’autonomie est en phase avec la valeur de responsabilisation. Nous sommes invités « à devenir acteurs ou auteurs de nos propres vies ». (Cf « La fatigue d’être soi » d’Alain Ehrenberg). En fait, responsabiliser signifie rendre responsable de sa situation, voire, de la « totalité des choses qui lui arrivent » (cf. qu’as-tu fait de ce qu’on t’a fait) (cf. victimisation comme contre poids ?) L’auto-évaluation permet de surveiller sans punir brutalement, mais en laissant le sujet se punir, « se corriger » lui-même. L’idéologie de l’autonomie occulte le fait que les acteurs de base ont un pouvoir limité. On présente la société comme un monde de partenaires, qui ont les mêmes intérêts et les mêmes centres d’intérêts. Mais nous ne sommes pas à égalité. On parle de partenaires sociaux : comme si on était du même côté du filet. On parle des usagers au centre des dispositifs, mais quel mot ont-ils à dire quand ils ne vont pas dans le sens de l’institution (cf. l’excellente analyse faite par Patrick Declerk dans « Les Naufragés »).
« Le discours néo libéral cherche à nous faire croire que ce monde à l’envers dans lequel les choses (marchandises, argents, moyens de production…) commandent aux hommes qui en sont pourtant les producteurs, est non seulement le seul monde possible mais le meilleur des mondes ». Diktat du consensus. « Cette langue a une dynamique propre, un effet performatif qui fait sa force : plus elle est parlée et plus ce qu’elle défend –sans jamais l’exprimer clairement – a lieu. Elle n’induit aucune immunité, même chez ceux qu’elle aide à opprimer[18] » Nous sommes tous concernés, pris par elle. Ses procédés rhétoriques, n’imposent pas tant de penser en certains termes, mais empêchent de penser selon d’autres termes. « C’est la même chose ». Le discours néo libéral fonctionne comme la novlangue destinée à rendre impossible tout doute, toute réflexion autonome, a fortiori toute critique ou toute contestation de la part des citoyens. Il nécessite le consensus : « enfin, voyons, au bout du compte, on parle de la même chose juste avec des termes différents » ; « c’est juste une façon de parler ; au fond on est d’accord. Nous voulons tous le bien des usagers… »
Pour Eric Hazan, la novlangue néo libérale, « est une arme postmoderne bien adaptée aux conditions « démocratiques », où il s’agit (…) d’escamoter le conflit, de le rendre invisible et inaudible. Et comme un prestidigitateur la LQR (langue de la 5ème république) réussit à se répandre sans que personne ou presque ne semble en remarquer les progrès, sans même parler de les dénoncer ». « Loin de la LTI totalitaire et haineuse, à laquelle il « faut toujours un ennemi à déchirer », le langage du management préfère délivrer des messages calmement positifs. Cette absence de passions négatives correspond à l’éthos managérial de la maîtrise de soi : l’habitus des chefs à la voix et à l’intonation posées, sans aspérités… À la différence des langues totalitaires qui impressionnent en faisant peur… le langage du management néolibéral en impose, en intimidant avec des vocabulaires techniques qui créent une atmosphère d’efficacité, de compétence, de maîtrise des choses et de soi, et par implication suggèrent le non-professionnalisme et l’archaïsme de ceux qui n’adoptent pas les mots et les attitudes clefs. » (« récalcitrants au changement », « ne veux pas évoluer… », « dépassé »). « Ceux qui expriment un désaccord ne sont pas des ennemis, ni même vraiment des adversaires. Ils sont dans l’erreur parce qu’ils sont mal informés ou parce que leur niveau intellectuel ne leur permet pas de comprendre ». Pas de conflits, pas de conflictualité donc pas de différence. Pensée unique.
« La LQR vise au consensus et non au scandale, à l’anesthésie e non au choc du cynisme provocateur. C’est pourquoi l’un de ses principaux tours est l’euphémisme ».[19] Faire croire que la modernisation est faite dans l’intérêt de tous et qu’il n’y a aucun moyen ni raison de s’y opposer. « Le biopouvoir et sa biopolitique implique un refoulement de la violence même qu’il exerce. Cette entreprise s’opère de façon en apparence si « normale », tellement peu conflictuelle, que l’on ne parvient pas à y résister, faute de savoir à quoi il faudrait résister exactement »[20]. Peut-on « raisonnablement » s’opposer à l’amélioration du parcours de soin ? Peut-on « raisonnablement » s’opposer aux limitations de vitesse, au permis à points devant les écoles… à l’idée de bientraitance…au projet individuel de l’enfant (projet de qui ? écrit défini par qui ???). « On voit bien que ces oppositions sont anormales : cela vient de la façon dont le biopouvoir s’exerce dans nos sociétés. Il opère sur fond de négation absolue du conflit : le conflit n’existe pas, il y a seulement des « problèmes techniques » pour bien diagnostiquer les anomalies. …C’est toujours une question de gestion, jamais de conflit. Tout ce qui va mal -et la question restera bien entendu de savoir de quel point de vue- dispose nécessairement quelque part d’une solution, et ne saurait donc être envisagé que comme un problème technique. Telle est la gestion des populations caractéristiques du biopouvoir : elle intègre les résistances au système, d’où la difficulté d’y résister…Le biopouvoir exerce le pouvoir avec l’air de n’en exercer aucun (différent du pouvoir souverain). Il s’exerce sur fond illusoire d’une réalité une et homogène, qui ne ferait qu’articuler des besoins à des objectifs »[21]D’où l’importance de « résister à la contrebande de la solution qui nous est présentée, sous le sceau de l’évidence, comme de simples problèmes techniques ».[22]
Pour Benasayag, « la démocratie développe un certain formatage de l’être humain, caractérisé par le refoulement des conflits qui le traversent voire le constituent ». On tient aux débats contradictoires mais ils sont vite neutralisés ; formatage du conflit. Conflit acceptable tant qu’il ne remet pas en cause le système (la démocratie présentée comme seul système valable). « Le triomphe du capitalisme est d’autant plus fort qu’il a réussi à créer une nouvelle perception normalisée qui ne se présente pas comme une idéologie, une vision du monde, mais comme ce qui serait la nature même du monde et des hommes ».
Nos sociétés sont entrées de façon durable dans une époque de l’unification (uniformisation sic), de la négation de l’altérité et du conflit. Les conflits ne sont plus reconnus en tant que tels, mis à part ceux autorisés par le formatage. Certes, on admet que les citoyens ne sont pas tous d’accord avec telle réforme gouvernementale, mais « c’est qu’ils n’ont pas compris la raison. Certes nos opinions divergent, mais c’est que nous nous sommes insuffisamment expliqués.» Nous souffrons parfois de « déficits de communication » qui bloquent la transparence totale, l’entente idéale ou l’accord parfait… « L’acceptation du conflit impliquerait la reconnaissance d’une multiplicité d’autres points de vue qui ne soient pas dus qu’à des personnes qui ne comprennent rien parce qu’ils n’ont pas le niveau, ou à qui il manque des éléments d’information, ou à qui on n’aurait pas suffisamment bien communiqué la norme ». « Loin d’être pacifiées, les sociétés contemporaines qui nient ou refoulent les conflits sont lourdes d’une violence, froide ou chaude, extrême et sans limites ». Le conflit est cette dimension de l’être qui permet de penser en termes de multiplicité plutôt que de « mêmeté ». La reconnaissance du conflit renvoie à une fonction essentielle de celui-ci : la régulation de la violence. Dans toute tentative d’éliminer le conflit, il y a une dérive vers l’excès, voire la barbarie. « Nous sommes souvent mal à l’aise avec nos affrontements quotidiens… c’est que nous agissons comme s’ils ne devaient pas exister, tant nous fonctionnons avec les catégories de l’harmonie (harmonie du couple, harmonie intérieure, harmonie de la société…c’est là un symptôme de la société disciplinaire enkystée en nous-même, qui nous rend incapables d’assumer cette réalité que comme un accident regrettable » [23]
Remarques en vrac :
- le terme « gérer » qui est utilisé partout. « Je gère » « tkt je gère ». Ce terme doit être compris au sens littéral (ce n’est pas qu’une façon de parler) dans la mesure où l’expression instaure métaphoriquement un type de rapport fonctionnel et technique de la vie (professionnelle, personnelle, amoureuse…)
- « Quand tout concourt à l’isolement, il n’est question que de dialogue, d’échanges, de communication et le mot ensemble prolifère sur les murs. Dans l’opacité régnante, on entend dire que seule la transparence permet le jeu démocratique». Prolifération du mot ensemble avec, écoute, proximité… qui donnent l’illusion d’une cité unie !
[1]Victor Klemperer, « LTI, la langue du III ème Reich », Poche, 2003[2] Barbara Cassin, « Plus d’une langue », Bayard, les petites conférences, 2012
[3] Didier Eribon, « Principes d’une pensée critique », Fayard, 2016
[4] V. Klemperer, op cité
[5] Larousse, dictionnaire des expressions Alain Rey.
[6] Eric Hazin, « LQR : la propagande du quotidien », éd Raisons d’agir, 2006
[7] V. Klemperer, op cité
[8] V. Klemperer, op cité
[9] G.Orwell, « 1984 », éd Gallimard, 1950
[10] Alain Bihr, « La novlangue néolibérale », éd Sylleps, 2017
[11] Cf Séance 37 à lire sur le site de Visa-Vie
[12] Alain Bihr, op cité
[13] Alain Bihr, op cité
[14] P Zaoui, « Pas de courage », Vacarme, 2016/2 (N° 75)
[15] A.Bihr, op cité
[16] A.Bihr, op cité
[17]D. Fassin, La Raison humanitaire, éd Seuil, 2007
[18] A.Bihr, op cité
[19] E.Hazan, « LQR : la propagande du quotidien », éd Poche, 2002
[20] M. Benasayag et Angélique Del Rey, “Éloge du conflit », éd. La découverte, 2002
[21] M. Benasayag et Angélique Del Rey, op cité
[22] M. Benasayag et Angélique Del Rey, op cité
[23] M. Benasayag et Angélique Del Rey, op cité