Je souhaite tout d’abord remercier Sonia de me permettre de m’exprimer une nouvelle fois devant vous aujourd’hui. J’adresse aussi mes remerciements à tout le groupe du séminaire, qui m’a chaleureusement accueilli, qui a partagé café et viennoiseries ainsi qu’une certaine inquiétude dans l’ascenseur menant à Visa-vie. En plus d’avoir exercé mes fonctions visuo-spatiales et de coordination en déplaçant la petite table définitivement plus large que le chambranle de la porte du « cagibi » où elle était rangée, cet espace-temps de réflexion a été pour moi une sorte de refuge, un lieu à la fois paisible et vivifiant, tout à la fois tanière confortable et surplomb réflexif.
Pour tout cela un grand merci !
Je ne dirai pas que les réflexions que je vais exposer ci-après soient une conclusion, même provisoire, à ces deux années de séminaire. Elles sont possiblement une rétrospective, bien que très partielle, qui mêle les discussions menées rue de Champagne et celles ayant eu lieu dans le séminaire de Jean-Christophe Weber, conduit sur la même période et au sujet du même thème : l’impuissance.
À ce titre je dois indiquer ma dette à Jean-Christophe Weber, dont la pensée a largement contribué à façonner ma manière d’envisager ces problèmes ; dette que je ne pourrais mesurer précisément si ce n’est qu’en disant qu’elle est grande.
Je disais donc que mon propos pourrait être considéré comme une forme de rétrospective, mais ce n’est pas seulement cela. Peut-être cela se rapproche-t-il plutôt d’un exercice de fugue qui, en musique, est la reprise et la complexification d’un même thème. Plus précisément, il m’a semblé que j’avais abordé ces deux séminaires avec l’espoir naïf que la participation à ces temps de réflexion où l’on penserait mieux la puissance, me permettrait de soigner mon impuissance et celles des autres. Il faut admettre que cet espoir est partiellement déçu.
Naïveté de jeune mâle psychiatre cognitiviste me diriez-vous et vous auriez probablement raison.
Néanmoins, qui ne s’est jamais enjoint à une petite pause réflexive lorsqu’il se trouve débordé, lorsqu’il lui semble que ses efforts pour agir sur le monde, sur les autres ou sur soi, n’aboutissent pas, que ses passages à l’acte apparaissent inaccomplis et sans effets ? Ne s’est-on jamais dit, lorsque pointe un certain sentiment d’impuissance : « Il faut que j’y réfléchisse, que j’en parle, que je prenne de la distance » ?
Il y a peut-être une tendance, probablement liée à notre époque, à notre culture du projet, une tendance, donc, à vouloir élaborer ce qui nous met en difficulté, avec l’espoir que la difficulté soit réduite par le fait même d’élaborer sa solution. Si je fais mienne, à mon corps défendant, ce que l’on pourrait appeler « une certaine obsession diagnostique », associée à la pensée magique que le diagnostic résout tout, je fais le pari que nous sommes tous plus ou moins tenté par ce genre de paradigme, et que nous n’avons pas toujours la lucidité suffisante pour y résister.
D’ailleurs, n’est-on pas inquiet de ces proches, de ces patients, de ces collègues qui n’en peuvent plus et qui pourtant baissent la tête et s’évertuent à persister dans leurs efforts, les amplifiant jusqu’à brûler toutes leurs forces ?
Car, pour moi et comme pour d’autres je crois, c’est bien avec la question de l’épuisement qu’a résonné ce terme d’impuissance. Plus particulièrement, la piste de l’impuissance, telle que décrite par Virno[1], semblait prometteuse puisqu’elle évitait les impasses que sont l’explication de l’impuissance par un travail devenu plus difficile, plus ample, plus vaste ; ou par le manque de temps ou de personnel, par l’informatisation ou la protocolisation excessive de nos pratiques ; ou, enfin, par le manque de compétence ou de motivation.
Entendons-nous bien, je ne nie pas que ces différentes explications ne participent pas d’une manière ou d’une autre à l’impuissance que nous pouvons éprouver, parfois quotidiennement, et malheureusement jusqu’à l’épuisement dans certaines conditions.
Ce que je souhaite souligner, et ce qui est justement bien indiqué par Virno, c’est que malgré la connaissance de ces « forces contraires » à l’actualisation de nos puissances, nous semblons (pour la plupart) incapables d’y résister. Malgré la thématisation de l’épuisement professionnel, de l’empowerment, de la souffrance au travail, de la crise du travail soignant et du travail social, il semble que nous soyons embarqués dans une pente raide et que nous ne trouvons pas les freins du véhicule, ni ses portes de sortie ; qu’il ne nous reste en quelque sorte qu’une fausse alternative entre le crash et la sortie de route.
Ceci amène possiblement certains professionnels à adopter une conduite démissionnaire, dé-responsable, invoquant les lois de la gravité sociale et se rangeant derrière un scepticisme éthique, un aquoibonnisme, et/ou une forme de retraite stratégique vers la vie privée et son monde apparemment plus contrôlable.
Nous avons beau penser nos puissances, nous ne parvenons pas toujours à réduire notre impuissance. Et ceci conduit vers deux écueils potentiels : d’une part la multiplication des tentatives de réflexion, la litanie des réunions de crise ; d’autre part le désinvestissement de la réflexion.
Mais peut-être faut-il déjà reprendre quelques-unes des thèses Aristotéliciennes et Virnoniennes au sujet des puissances.
Premièrement, la puissance active est ce qui modifie un autre être (éventuellement soi-même comme un autre). La puissance passive est ce qui rend modifiable un être (éventuellement par soi-même comme un autre)[2].
Deuxièmement, une puissance rationnelle est une puissance qui peut s’exercer dans un sens ou dans un autre (soigner/empoisonner), contrairement à une puissance irrationnelle (comme celle pour le feu de brûler)[3].
Troisièmement, la puissance est postérieure à l’acte dans le sens où une puissance n’existe que si elle a déjà été actualisée une première fois. La puissance de faire du vélo n’existe qu’à partir du moment où l’on a déjà pédalé[4].
Quatrièmement, une puissance n’existe que par inhérence, dans le sens où elle n’est pas un être en soi, mais qu’elle existe toujours dans un être qui la possède[5].
Cinquièmement, à côtés des puissances actives, il existe une puissance de subir qui existe sous 4 modes : résistance, acceptation, soustraction, adhésion ; et une puissance suspensive (condition à l’articulation de nos différentes puissances)[6].
Enfin, notre impuissance réside dans le fait que l’usage de ces puissances soit purement individuel, gestionnaire, et ponctué de performance plutôt qu’un usage habituel et collectif[7].
Pour reformuler, il y aurait plutôt une accumulation de puissances actives mais qui ne sont que trop rarement exercées et une défaillance dans l’usage collectif tant de la puissance d’agir, que celles de subir et de suspendre. Cet écart entre accumulation potentiellement infinie de puissances et leurs trop rares actualisations serait ainsi à l’origine de notre impuissance à l’ère du libéralisme économique.
Néanmoins, il ne suffit pas de le dire pour que cela change. Il y a probablement de nombreuses explications qui pourraient être évoquées pour tenter de cerner cet écart.
J’aimerai toutefois m’attacher à détailler un point précis qui, loin de régler le problème de la dichotomie existant entre penser la puissance et panser l’impuissance, peut à tout le moins apporter un éclairage sur la possible nature de cet écart.
L’hypothèse que je souhaite donc plus particulièrement développer est qu’il me semble que nous concevons le plus souvent la puissance et l’acte selon un schème hylémorphique, c’est-à-dire selon l’idée que nous développons une puissance selon une forme qui lui préexiste et qui existe indépendamment de cette puissance ; Or l’utilisation de ce schème hylémorphique est probablement une façon erronée de considérer la puissance. Je m’appuierai plus particulièrement sur les écrits de Georges Simondon sur l’individuation pour tenter d’étayer cette proposition[8].
Je vous prie, d’ailleurs, de considérer ce qui suit avec une extrême précaution, puisque m’étant un peu perdu dans certaines lectures, ma démonstration s’en retrouve fragilisée et mal ficelée.
Il convient tout d’abord d’étayer la première partie de l’hypothèse, à savoir que la puissance est généralement conçue selon un schème hylémorphique.
Par schème hylémorphique j’entends désigner un schéma de pensée d’inspiration aristotélicienne, qui considère que les êtres sont composés de matière et de forme qui existent de façon indépendante. Néanmoins, même si matière et forme composent les êtres, c’est généralement la forme qui est considérée comme l’essence des êtres. Ainsi, c’est la forme de la statue qui est son essence, et non le fait qu’elle soit faite de bois, d’argile ou d’airain. En l’occurrence, la matière est « accidentelle », contingente, et non essentielle ou nécessaire pour définir la statue[9].
De façon analogue, il peut être dit, selon ce schème, que la capacité à faire du vélo dépend essentiellement de la forme que prend la pratique accomplie du vélo, c’est-à-dire de l’ensemble des actions composant l’acte de faire du vélo. Il importe peu que celui qui fasse du vélo soit un homme, une femme, un enfant ou un chien particulièrement savant. Ce qui nous permet de dire que telle personne fait du vélo c’est qu’elle utilise le vélo en actionnant les pédales, en se dirigeant avec le guidon et en se tenant en équilibre pour se déplacer. C’est parce qu’une personne actualise l’ensemble de ces actions, qui prennent une forme reconnaissable et qui peut être dite identique d’une actualisation à une autre, que nous pouvons affirmer que cette personne a la capacité de faire du vélo.
Ainsi, lorsque nous parlons des puissances, des capacités de parler, de faire du vélo, de tricoter ou de soigner, nous faisons vraisemblablement référence, non pas à telle ou telle personne ayant cette puissance ou l’actualisant, mais plutôt à une forme générale que prennent les actes en rapport avec ces puissances[10]. Ces formes peuvent d’ailleurs être particulièrement floues lorsque l’on évoque des puissances très générales ou qui recouvrent un ensemble diversifié de pratiques. La puissance de soigner est par exemple évocatrice de tout un tas d’actions et il n’est pas rare que l’on ne s’entende pas sur ce que soigner serait « vraiment ».
C’est possiblement aussi le schème hylémorphique qui tend à orienter nos conceptions de l’apprentissage. Acquérir une capacité, c’est apprendre à conformer son corps et sa pensée à certains gestes et raisonnements. C’est s’entraîner à effectuer les tâches typiques d’une capacité de façon suffisamment identique à un modèle jusqu’à atteindre un degré d’identité « acceptable » entre ces actes et ceux du modèle (qu’il soit vivant ou représenté sur des images ou décrit dans une notice). Le degré d’identité est variable selon les capacités considérées et le contexte.
Lorsqu’on essaye de systématiser la description des puissances, il semble bien que ce soit aussi à partir de la forme que prennent les actes en rapport avec ces puissances qui est considérée. Prenons l’exemple de la Classification Internationale du Fonctionnement élaborée par l’Organisation Mondiale de la Santé[11].
Cette classification vise d’une part à proposer un modèle du handicap comme le produit d’une interaction entre un individu, son état de santé et son environnement physico-social, et d’autre part une taxinomie des fonctions et des activités humaines. Cette taxinomie doit permettre l’étude épidémiologique des situations de handicap, en fonction du type de pathologie. Là encore, les capacités semblent être envisagées selon une forme finie, existant indépendamment des personnes qui les exercent. Elles sont individualisées les unes des autres d’une façon que se veut la plus précise et la plus objective possible. En conséquence la liste est très longue et comporte plusieurs centaines d’items. Elle est organisée selon trois grandes catégories : les fonctions de l’organisme (dont les fonctions dites psychiques), les activités des plus simples au plus complexes, et les facteurs environnementaux.
Je m’attarde un tout petit peu sur l’examen de cette classification car je crois qu’elle permet de bien saisir les limites d’une conception des puissances, des capacités, selon le schème hylémorphique. Elle est de plus un exemple d’effort conséquent de penser les puissances, sans qu’il soit bien possible d’évaluer dans quelle mesure elle a pu contribuer à réduire les situations de handicap.
Il y a donc un premier étage du fonctionnement qui comporte les fonctions de l’organisme. Ces fonctions sont rattachées aux organes. Elles sont en quelque sorte les puissances de base et elles ont été individualisées de façon qu’elle ne soit pas décomposable. Par exemple[12] :
Fonctions visuelles
Fonctions sensorielles associées à la perception de la présence de lumière et à la perception de la forme, de la taille et de la couleur du stimulus visuel. b2100 Fonctions d’acuité visuelle b 21000 Acuité binoculaire de la vision de loin b 21001 Acuité monoculaire de la vision de loin b 21002 Acuité binoculaire de la vision de près b21003 Acuité monoculaire de la vision de près |
Les fonctions sont ainsi considérées comme les unités de base qui composent les activités humaines. Ces activités sont ainsi des actions attribuables à la personne (et non plus à ses organes) et elles sont par nature intentionnelles (ou rationnelles dans le langage aristotélicien). C’est la différence entre un œil qui fonctionne chez une personne inconsciente et une personne qui regarde intentionnellement un objet (regarder est alors une activité). Les activités peuvent aussi se composer entre elles pour former des activités plus complexes.
Dans le modèle de la CIF, les activités sont séparées des participations sociales même si ce sont les mêmes items. Dans le cadre évaluatif de cette classification, une activité, comme faire son ménage, est la capacité que les personnes pourraient exercer « potentiellement », indépendamment de tout environnement physico-social, ou plutôt dans un environnement physico-social qui serait idéalement débarrassé de tous ses obstacles. La participation sociale est cette même activité, mais considérée en interaction avec les facteurs environnementaux physiques et sociaux classés soit comme facteurs favorables soit comme obstacles.
A mon sens, on retrouve ici le schème hylémorphique dans le sens où la matière serait notre corps et ses fonctions et la forme les activités et les participations sociales, celles-ci étant définies indépendamment des fonctions.
Je crois que j’ai toujours été un peu fasciné par la minutie des rédacteurs de la CIF qui offrent un panorama vertigineux de l’activité humaine, tout en étant interpellé par l’artificialité d’un tel découpage.
Ce que je veux dire par là c’est que ne sont réelles que les participations sociales. Il n’y a qu’elles qui peuvent être réellement observées ; les fonctions, les activités et les facteurs environnementaux étant à mon sens des reconstructions théoriques visant à modéliser les puissances humaines. On retrouve ici une figure de l’obsession diagnostique, que j’évoquais en début d’intervention, qui tend à décomposer les problèmes en « plus petits problèmes » dans l’espoir d’être plus efficace. Mais c’est aussi une tendance générale de la pensée, de la rationalité et de la réflexion que de décomposer, et il est assez difficile d’y échapper. Le langage, de manière générale, a du mal à rendre compte de l’unité de l’action. Ainsi si je veux décrire le fait de parler, je ne peux pas dans une même parole dire que j’opère un agencement de symbole, que je respecte telles règles de grammaire, que je coordonne une centaine de muscles, que certaines zones de mon cerveau s’activent spécifiquement, que le contenu de ce que je dis est déterminé par une certaine intention, mes habitudes langagières et le contexte social dans lequel je suis immergé, etc…
Il semble ainsi nécessaire d’opérer un certain réductionnisme pour que ma description soit intelligible, et par ailleurs j’imagine qu’il ne vous a pas fallu longtemps pour comprendre que j’étais en train de parler, sans avoir besoin de conscientiser cette énumération à la Prévert.
Nous saisissons la plupart des actes dans leur unité, dans leur globalité, dans leur forme complète et déjà accomplie. Il est difficile de saisir le moment où je passe à l’acte car dès que je commence à parler, je suis déjà en train d’actualiser la puissance de parler. Le passage de la puissance à l’acte a quelque chose d’ineffable qui résiste à la décomposition de l’acte en actions « élémentaires ». Si cette décomposition permet de mieux comprendre comment l’acte se réalise, elle peut être inefficace pour l’améliorer. Ce n’est pas parce que je sais démonter mon radioréveil que je saurai nécessairement le réparer et ce n’est pas une analyse spectrographique qui me permettra de comprendre un tableau de Monnet. De la même manière, il ne me semble pas que j’ai eu de besoin de lister tout ce que mobilise la parole pour que mes enfants apprennent à parler.
Ici, il ne faudrait pas se tromper d’adversaire théorique. Ce ne sont pas tant le « fonctionnalisme » ou le « mécanicisme » que je tente de réfuter, mais bien l’hylémorphisme. Je vais vous lire un passage de Simondon[13] qui montre bien comment ce schème hylémorphique ne peut pas non plus s’appliquer aux objets techniques, ce qui me permettra par la même occasion d’introduire sa pensée et quelques-uns de ses concepts.
« Or, dans l’opération technique qui donne naissance à un objet ayant forme et matière, comme une brique d’argile, le dynamisme réel de l’opération est fort éloigné de pouvoir être représenté par le couple forme-matière. La forme et la matière du schéma hylémorphique sont une forme et une matière abstraites. L’être défini que l’on peut montrer, cette brique en train de sécher sur cette planche, ne résulte pas de la réunion d’une matière quelconque et d’une forme quelconque. Que l’on prenne du sable fin, qu’un le mouille et qu’on le mette dans un moule à briques : au démoulage on obtiendra un tas de sable, et non une brique. Que l’on prenne de l’argile et qu’on le passe au laminoir ou à la filière : on n’obtiendra ni plaque ni fils, mais un amoncellement de feuillets brisés et de courts segments cylindriques. L’argile, conçue comme support d’une indéfinie plasticité, est la matière abstraite. Le parallélépipède rectangle, conçu comme forme de la brique, est une forme abstraite. La brique concrète ne résulte pas de l’union de la plasticité de l’argile et du parallélépipède. Pour qu’il puisse y avoir une brique parallélépipédique, un individu existant réellement, il faut qu’une opération technique effective institue une médiation entre une masse déterminée d’argile et cette notion de parallélépipède. Or, l’opération technique de moulage ne se suffit pas à elle-même ; de plus, elle n’institue pas une médiation directe entre une masse déterminée d’argile et la forme abstraite du parallélépipède ; la médiation est préparée par deux chaînes d’opérations préalables qui font converger matière et forme vers une opération commune. Donner une forme à de l’argile, ce n’est pas imposer la forme parallélépipédique à de l’argile brute : c’est tasser de l’argile préparée dans un moule fabriqué. Si on part des deux bouts de la chaîne technologique, le parallélépipède et l’argile dans la carrière, on éprouve l’impression de réaliser, dans l’opération technique, une rencontre entre deux réalités de domaines hétérogènes, et d’instituer une médiation, par communication, entre un ordre interélémentaire, macrophysique, plus grand que l’individu, et un ordre intra-élémentaire, microphysique, plus petit que l’individu.
Précisément, dans l’opération technique, c’est la médiation elle-même qu’il faut considérer : elle consiste, dans le cas choisi, à faire qu’un bloc d’argile préparée remplisse sans vide un moule et, après démoulage, sèche en conservant sans fissures ni pulvérulence ce contour défini. Or, la préparation de l’argile et la construction du moule sont déjà une médiation active entre l’argile brute et la forme géométrique imposable. Le moule est construit de manière à pouvoir être ouvert et fermé sans endommager son contenu. […] Le moule, d’ailleurs, n’est pas seulement construit ; il est aussi préparé : un revêtement défini, un saupoudrage sec éviteront que l’argile humide n’adhère aux parois au moment du démoulage, en se désagrégeant ou en formant des criques. Pour donner une forme, il faut construire tel moule défini, préparé de telle façon, avec telle espèce de matière. Il existe donc un premier cheminement qui va de la forme géométrique au moule concret, matériel, parallèle à l’argile, existant de la même manière qu’elle, posé à côté d’elle, dans l’ordre de grandeur du manipulable.
Quant à l’argile, elle est soumise elle aussi à une préparation ; en tant que matière brute, elle est ce que la pelle soulève du gisement au bord du marécage, avec des racines de jonc, des grains de graviers. Séchée, broyée, tamisée, mouillée, longuement pétrie, elle devient cette patte homogène et consistante ayant une assez longe plasticité pour pouvoir épouser les contours du moule dans lequel on la presse, et assez ferme pour conserver ce contour pendant le temps nécessaire pour que la plasticité disparaisse. […]
L’opération technique prépare deux demi-chaînes de transformations qui se rencontrent en un certain point, lorsque les deux objets élaborés ont des caractères compatibles, sont à la même échelle ; cette mise en relation n’est pas unique et inconditionnelle ; elle peut se faire par étapes ; ce que l’on considère comme la mise en forme unique n’est souvent que le dernier épisode d’une série de transformations. »
À mon sens, cet extrait donne bien à entendre les limites du schème hylémorphique et il s’agit maintenant d’essayer de les transposer à notre thématique, à savoir la puissance et sa relation à l’acte.
Je vais d’abord reprendre un peu la théorie de Simondon et expliciter quelques éléments de vocabulaire utilisé qui me seront utiles par la suite.
Pour cet auteur, comme on l’a vu dans la description qu’il fait du moulage de la brique, il faut considérer le processus de fabrication dans sa dynamique et non seulement à partir du résultat déjà fini, lorsque la prise de forme a déjà eu lieu. Il nous invite à réfléchir à comment les objets naturels ou techniques, mais aussi les êtres vivants, s’individualisent, ou plutôt s’individuent selon un processus comportant une succession d’opérations et non selon un principe d’individuation qui leur préexisterait (par exemple la forme comme substance idéale).
En réalité, il semble plutôt exister une intrication permanente entre la matière et la forme, entre l’être s’individuant et son milieu, que ce soit dans le domaine physique, biologique, psychique ou social.
La prise de forme d’un objet n’est jamais immédiate mais s’opère selon plusieurs phases au sein desquelles se constituent des états de métastabilité[14]. Cette notion de métastabilité permet de s’affranchir de la dichotomie classique entre stabilité et instabilité, entre le repos d’un système et sa mise en tension. La notion de métastabilité permet de qualifier un système qui n’est ni stable ni instable mais dans une forme d’équilibre dynamique. Cette métastabilité permet au système de conserver une énergie potentielle pouvant conduire à le modifier et à poursuivre son individuation. C’est ce qui caractérise plus particulièrement les systèmes vivants, qui ne connaissent qu’une succession d’états de métastabilité, et donc une réserve d’énergie potentielle qui leur permettent de continuer à s’individuer tout au long de leur existence. D’une certaine manière, un organisme vivant ralentit l’utilisation de l’énergie potentielle de son système, ce qui le conduit à poursuivre son individuation en tant qu’elle se confond avec son existence[15].
Par ailleurs, selon Simondon les processus d’individuation s’accompagnent le plus souvent d’un processus de transduction[16] ; ce terme désignant le fait qu’une activité, une information ou encore une forme se propage de proche en proche. Ce sont des cas où la transmission de l’information se fait par contact direct entre des êtres s’individuant, ce qui les conduit à partager la même forme. L’exemple typique pris par Simondon est celui de la cristallisation du souffre, où lorsqu’une solution liquide de souffre est dans un certain état métastable, dite phase pré-individuelle car propice à l’individuation, et qu’un germe cristallin apparait (la cristallisation de quelques molécules composant le liquide) alors la structure de ce germe se propage de proche en proche au reste du liquide, qui devient un composé de microcristaux.
Je n’irai pas beaucoup plus loin dans l’exposé des thèses de Simondon mais je pense que cela est suffisant pour tenter d’esquisser une conception des puissances différente de celle du schème hylémorphique.
Premièrement, il nous faut, je pense, considérer nos puissances comme un système, et non comme une juxtaposition de fonctions et de capacités diverses. Nos puissances sont en interrelation constante et elles constituent le milieu dans lequel elles s’individualisent. Nos activités quotidiennes mobilisent l’ensemble du système et j’ai du mal à trouver des exemples où nous mobiliserions qu’une ou deux capacités, indépendamment des autres[17]. En ce sens, il me semble que la distinction entre puissance active, puissance de subir et puissance de suspendre doit être intégrées à ce même système, et qu’elles ne constituent pas des systèmes isolés.
Deuxièmement, je crois qu’il faut nuancer l’idée que l’acte est antérieur à la puissance. En effet, si l’on considère la puissance sous l’angle de l’individuation, alors il n’est plus possible de faire naître la puissance au moment de sa première actualisation. A l’instar de l’argile versé dans le moule, qui est une médiation entre deux chaînes opératoires distinctes (la préparation de l’argile et la confection du moule), la première actualisation d’une puissance est une médiation dans le processus d’individuation de la puissance.
Nous ne naissons pas impuissants, mais déjà dotés de nombreuses puissances. Certes, celles-ci sont très peu différenciées, mais elles constituent l’état de métastabilité pré-individuel nécessaire à l’individuation de futures puissances. Le caractère peu différencié (immature) de nos puissances « natives » offre ainsi une potentialité immense, ce qui ne serait pas possible si nos capacités étaient déjà matures à la naissance comme chez certains animaux. Le ralentissement du processus d’individuation garde quasi intacte les potentialités du système, lui permettant de continuer à se développer.
L’individuation d’une puissance au sein de notre système de puissance débute donc très certainement avant sa première actualisation et se poursuit largement après. Faire du vélo nécessite l’individuation d’autres puissances préalables et c’est pour cela que l’on recommande le plus souvent de l’apprendre aux enfants âgés de 4 à 6 ans. Il est par ailleurs possible de faciliter cette préparation en leur faisant utiliser une draisienne ou un vélo équipé de roulettes. Par ailleurs, je connais peu de parents qui laisse leur enfant faire du vélo tout seul après une première réussie sur un parking le dimanche après-midi. C’est probablement que la capacité à faire du vélo continue à se développer bien après sa première actualisation. L’acquisition et le maintien d’une puissance « vivante » apparait donc comme un processus d’individuation plus ou moins continu, qui peut être scandés par des états intermédiaires métastables. Il n’est pas sûr d’ailleurs qu’elle acquière une forme définitive, qui épuiserait complètement ses potentialités d’évolution. Y-a-t-il, par exemple, une limite concevable à la maitrise d’un art ? Ou à l’exercice d’une vertu ?
Troisièmement, il semble nécessaire de considérer que le système personnel de puissances s’intègre à un système bien plus large, à savoir celui des pratiques sociales. Ce système de pratiques sociales, dont l’émergence repose probablement en partie sur des compétences sociales de base telles qu’on peut les observer chez certains animaux, connait un nombre immense de pratiques individuées.
Là encore, il me semble qu’il serait déraisonnable de penser que ces pratiques se montrent sous leur forme définitive. A mon sens, il existe aussi une application de la notion de métastabilité aux pratiques sociales. En effet, il semble assez évident qu’une pratique sociale est d’une part stabilisée sous une certaine forme lors d’une certaine période, dans une certaine région du monde, et d’autre part dynamisée par les variations qui ne cessent de survenir du fait que chaque usage est le fait d’une personne particulière qui a développé une puissance individuée lui permettant de participer à cette pratique sociale. L’exemple des langues est probablement le plus paradigmatique, puisque l’état la langue à certaine période, dans une certaine région du monde, peut être considéré comme un état métastable ayant succédé à un autre état métastable antérieur, et qui garde suffisamment de potentialité pour qu’un autre état métastable lui succède. Ces potentialités sont rendues manifestes par la pratique simultanée de la langue par des millions de personnes, ce qui conduit à l’émergence de multiples variations qui s’intégreront plus ou moins largement et plus ou moins longtemps à la pratique de cette langue. Il n’y a ainsi que les langues mortes qui n’évoluent plus trop.
Là encore, la pensée de Simondon nous invite à envisager les nouages complexes qui se lient entre les pratiques sociales et les puissances individuelles, les unes étant l’environnement des autres et réciproquement ; et à s’interroger sur la médiation qui s’opère entre d’une part les capacités personnelles et d’autre part les pratiques collectives. Il me semble que c’est ici que la notion de transduction est particulièrement pertinente. Une pratique se transmet ainsi de proche en proche. Elle est une information qui est transmise par les relations entre les personnes ; relations qu’il ne faudrait surtout pas réduire à la communication orale ou écrite, l’imitation étant par exemple un autre vecteur important du processus de transduction.
Cette conception des pratiques sociales, et leur diffusion par processus de transduction, permet à la fois de saisir les situations où nous nous sommes fortement contraints dans la forme que prennent l’exercice de nos puissances, mais aussi les cas où nous pouvons (plus ou moins largement) être le « germe » d’une nouvelle pratique ou d’un renouvellement d’une pratique existante. Il y aurait évidement toute une réflexion à mener sur l’accélération de la transduction que permettent nos moyens actuels de relations mais je préfère passer à mon quatrième point[18].
Quatrièmement, donc, il me semble mieux comprendre la place de la réflexion dans l’exercice de nos puissances. D’une part, elle est spontanément suscitée par l’exercice imparfait nos puissances qui ne sont jamais complètement « matures », et qu’il n’y a que la pensée et le langage qui nous permettent de nous interroger sur ce qu’elles pourraient devenir de mieux. D’autre part, la réflexion ralentit la pratique, et par ce ralentissement elle préserve ses potentialités évolutives. Autrement dit, la réflexion n’est sans doute pas l’opération qui permet à elle seule le changement, mais elle est possiblement la condition selon laquelle celui-ci est possible. Il ne faudrait toutefois pas oublier qu’elle est elle-même une puissance qui s’individue, une puissance dans le système personnel de puissances, couplée à une pratique sociale. Et qu’il est probablement nécessaire qu’elle soit elle aussi ralentie par les autres pratiques, et peut-être plus particulièrement par les pratiques qu’elle prend comme objet, pour qu’elle puisse elle aussi garder toutes ses potentialités et ne pas se fermer sur elle-même.
C’est en tout cas un début de réponse possible à la question posée dans le titre de mon intervention : penser la puissance ou panser l’impuissance ?
En guise d’épilogue, je dirai qu’à bien y réfléchir, je suis loin d’être sorti indemne de ces séminaires. Certes, je n’ai pas acquis le savoir d’une forme idéale à donner à mes puissances, forme que j’aurai pu communiquer à mes compagnons du quotidien pour les délivrer de l’impuissance, tel un prédicateur du secteur médico-social. Bref, ces séminaires ne m’ont pas fait devenir prophète, mais je dois bien constater quelques petits changements ci et là : quelques livres de Lacan dans ma bibliothèque, le début d’une analyse, une attention différente aux paroles des personnes que j’accompagne.
Votre compagnie, la répétition de nos échanges, semblent m’avoir transmis quelque chose de votre pratique et nos réflexions communes ont, semble-t-il, réouvert une potentialité qui s’était refermée il y a quelques années.
Alors pour tout cela, encore merci !
[1] Paolo Virno, De l’impuissance : la vie à l’époque de sa paralysie frénétique, trad. par Jean-Christophe Weber, Philosophie imaginaire (Paris: Éditions de l’Éclat, 2022).
[2] Aristote, Métaphysique, trad. par Jules Tricot (Les Echos du Maquis (ePub, PDF), 2014).
[3] Aristote.
[4] Aristote.
[5] Aristote.
[6] Virno, De l’impuissance.
[7] Virno.
[8] Gilbert Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Nouvelle éd, Collection Krisis (Grenoble: Millon, 2017).
[9] Simondon.
[10] Le fait d’affirmer que l’acte est antérieur à la puissance, dans le sens où une personne ne peut détenir une puissance qu’une fois qu’elle l’a actualisée, est aussi un signe de l’utilisation du schème hylémorphique pour penser la puissance.
[11] Organisation Mondiale de la Santé, Classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé : CIF. (Genève : Organisation mondiale de la santé, 2001).
[12] World Health Organization.
[13] Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, 39‑44.
[14] Simondon, 71‑77.
[15] Simondon, 165.
[16] Simondon, 77‑79.
[17] Même en caractérisant des capacités de façon très large comme « travailler » ou « vivre dans un logement », il semble bien que ces deux capacités contribuent mutuellement à l’exercice de l’autre.
[18] Je pense ici aux textes d’Harmut Rosa sur l’accélération, par exemple : Aliénation et accélération : vers une théorie critique de la modernité tardive (La Découverte-poche, 2014).
Bibliographie.
Aristote. Métaphysique. Traduit par Jules Tricot. Les Echos du Maquis, 2014.
Simondon, Gilbert. L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information. Nouvelle éd. Collection Krisis. Millon, 2017.
Virno, Paolo. De l’impuissance : la vie à l’époque de sa paralysie frénétique. Traduit par Jean-Christophe Weber. Philosophie imaginaire. Éditions de l’Éclat, 2022.
World Health Organization. Classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé : CIF. Organisation mondiale de la santé, 2001.