Corps.
Des corps. Décor.
Des corps qui griffent, se font griffés. Des corps qui crachent, se font trashés. Des coups qui portent et sont portés. Des insultes qui fusent et sont usées. Que dire d’une pratique où le corps est à ce point pris à parti ? Ou peut-être, où la mise en partie des corps saute aux yeux, parce que jouée de manière bruyante, furieuse, percutante ?
Coupure
Déchirure
Griffure
Morsure
Arrachage
Casse
Saccage
Vol
Insulte
Injure
Bousculade
Crachat
Projectile
Bleu
Tache
Splatch
Etonnant parfois de réaliser qu’il y a un peu moins d’un an, le chemin se faisait avec Barthes, interrogeant comment faire place à la parole, ne pas nier son importance. C’est qu’en cours de route, non seulement j’ai eu l’impression de me perdre mais aussi d’oublier ce que parler voulait dire. Expérience multisensorielle assez intense, l’impression de devenir sourde. Sourde dans le sens de ne plus entendre, de ne plus entendre voire de ne plus rien voir (avoir à voir ?) avec ce qui se passait. Mais aussi être descendue à un autre niveau d’approche. Quand je dis descendre c’est qu’il me semble que ça a à voir avec un pré, un avant la parole, un en deçà de l’usage des mots. Des mots qui seraient parfois et bien souvent de trop. D’ailleurs aujourd’hui, toute tentative d’explication, d’interprétation me paraît en excès, trop massive, trop à côté de la plaque. C’est l’impression d’avoir développé une sorte d’hyper sensorialité et d’hyper veille ; un peu sur le mode psychotique qui note les plus infimes modulations de voix, d’ambiance, de tonalités de regard. Un peu à la manière de certains gamins de l’ITEP d’ailleurs. Et en même temps, cette hyper vigilance n’est pas inquiète, elle n’est pas à l’affut de ce qui risque de se passer mais arpente le présent, peut se satisfaire d’un futur antérieur. Laissait advenir l’évènement potentiel, le potentiel d’évènements.
Il y a des expériences radicales. Celle de ne plus inviter à la parole, à supporter les silences pour ne plus partir en quête des mots, de l’échange verbal en est une. Déroutant parce que parfois j’ai l’impression de ne pas mettre à profit un temps particulier de trajet par exemple qui devrait être le temps opportun pour chercher à en savoir plus. Mais si le gamin choisit de saturer l’espace sonore de radio et d’errer du regard dans la campagne qui défile, ça me va. Alors j’ai de moins en moins de choses à dire sur ce qu’ils me disent, d’ailleurs, nombreux sont ceux qui ne veulent pas parler. La pensée de Jankélévitch me réconforte : qui fait la : « distinction entre la sympathie et la curiosité. (…) La curiosité veut tout savoir quand la sympathie n’a pas besoin de savoir pour aimer. » [1]
Pensée aussi pour Barthes (et oui, quand même) et ce qu’il dit du romancier dans une des séances de son cours La préparation du roman. Du romancier et de la pratique de notation qu’il associe au kaïros. Ce romancier, à l’égard de la vie, en état d’attention flottante. Il entend ce qu’on lui dit, ce qui est dit mais il ne cherche pas à le provoquer.[2] Dans le silence des voix, j’ai découvert qu’un tabassage n’a pas toujours la même tonalité, qu’on peut sentir un enfant qui se détend à la perception de sa respiration, que se laisser glisser contre un mur avec une gamine qui tente de vous arracher les clés suspendues à votre cou plutôt que de lui résister, lui permet de se tranquilliser et de passer à autre chose. Et sans le vouloir, se surprendre à prendre la mesure de toutes les tonalités et nuances que prennent tous ces gestes qu’on ne veut pas voir, ces actes à censurer, à faire disparaître.
J’dis pas, ils sont encombrants, ils font mal parfois, ils sont handicapants socialement mais ils en disent long si tant est qu’on s’attelle à ne pas les prendre uniquement sur le plan de la destruction, de la destructivité avec sa cohorte d’interprétations. Et pour le coup, c’est en refaisant jouer les mots employés pour décrire ces gestes que des ouvertures peuvent s’opérer. C’est par le souffle que m’a procuré une intervention de l’animateur de GAP que je m’en suis aperçue.
« – Elle détruit tout, elle saccage ce qu’elle fait en atelier et les productions des autres, les déchire.
-Ah, elle coupe ? C’est la coupure ??? »
Oh punaise !!! Et oui. Et si…
Tout à coup, le mot se remet à danser et balaye toute la pesanteur dont on avait chargé ces gestes en cherchant à leur coller un sens, une signification, une intention. Il semblerait d’ailleurs qu’on confonde souvent intention et effets… On passe sans s’en rendre compte du résultat : « j’ai eu mal » à « il m’a fait mal » à « il voulait me faire mal ». Cela m’amène à réaliser à nouveau, à quel point les mots que nous employons, les interprétations ou la compréhension que nous cherchons à avoir des manières de faire, d’agir, d’être au monde des uns et des autres est toujours aux prises avec notre propre manière d’être et de lire le monde. Alors pourquoi ne pas se laisser aller à un pas de côté beaucoup plus important s’agissant du placage que nous faisons autour des gestes, rapports, mots dits agressifs, violents…
« Je te pince, j’en pince pour toi
« Mordre, Être mordu, être épris, amoureux fou de quelqu’un
« Je te croque, croquer la vie à pleine dents
« Griffer, laisser une trace sur le corps de l’autre et en garder une trace sous ses ongles… Mélange de traces ADN, l’enquêteur pourra prouver que la rencontre a eu lieu.
« Il nous manipule : pour manipuler il faut déjà être assez proche, proche de la main… »
Laisser résonner en soi le mode de présence de l’autre plutôt que de raisonner, ne pas chercher la production de sens et de signification. S’autoriser à une libre association de l’écoute (idée qui était avancée -je ne sais plus les termes précis- par Michel Constantopoulos lors du mini-colloque de septembre 2018). Et cette histoire de résonnance me rappelle une expérience très physique lors des journées en Argentine. Si je l’aborde ici c’est que cette expérience d’immersion dans une langue étrangère n’a pas été sans effet, me semble-t-il, sur ma manière de travailler depuis. Alfredo et Rosa prennent la parole, lisent leur texte. Je ne pige pas un mot de ce qu’ils racontent. Par contre leurs voix résonnent en moi. C’est une histoire de vibration, posée. Le lendemain c’est un collectif qui prend la parole, les voix sont rapides, urgentes, pas de reprise de souffle. Je ne comprends toujours pas ce qu’ils disent. Mais j’ai l’impression que c’est justement en ne cherchant pas à comprendre que j’accède au plus près (de ce qui m’est possible) de ce qu’ils racontent. Après cet interlude argentin, je suis retournée travailler marquée par cette expérience et abordant alors les gestes, les mouvements, les mots et paroles prononcés comme l’étant dans une langue étrangère. Faire effort de traduction. Non pas pour chercher à trouver comment faire entrer ces mouvements, ces gestes, ces paroles dans ma propre langue mais plutôt les aborder en se débarrassant des référentiels de la langue qui me feraient croire que je les comprends. Resituer le geste dans sa trajectoire, dans un mouvement et ne pas directement appelé « geste transgressif et interdit » un coup de pied : une jambe qui se lève en direction d’un autre.
Que se passe-t-il avant ? Quelle est l’intention qui porte le mouvement ? Y en a-t-il seulement une ? A-t-il une destination ? Comment semble-t-il chargé ? De quoi ? D’attaque ? De défense ? De recherche de contact ? et que se passe-t-il pendant ? Et après ? Quel regard ? Quel mot ? Quelle expression, du visage, du corps ? Et quelle réaction en face ? Par celui qui a été touché ? De la douleur ou pas ? A-t-il seulement perçu qu’il avait été touché ? Je pense ici à lui, dont la manière de toucher l’autre est souvent brutale, a pour effet de faire peur à ses camarades. Quelque chose d’excessif et de bruyant. Et c’est bien par ce mot d’excès, que j’employais en parlant de sa manière de manger, que j’ai réalisé que bien des aspects de sa vie et de son rapport au monde semblaient être pris par cette caractéristique… Et sa bouche touche la nourriture avec avidité et presque comme une nécessité d’être en contact permanent avec quelque chose. Et il va se faire soigner pour obésité dite morbide. Morbide. Or, n’y aurait-il pas à penser ou à s’autoriser à entrevoir que sentir son propre corps, plein, tiraillant, entrer en contact façon bélier avec les autres est peut-être justement une manière de se sentir en vie, de se sentir…
Encore une projection de mes propres sensations et expériences sur les vies d’autrui. En pratiquant la boxe, j’ai perçu une autre manière de sentir mon corps. Qui, même si ça arrive parfois que la question de la douleur entre en jeu, permet de prendre conscience de son corps différemment. Les joues qui brûlent quand on se prête à être le bouclier du partenaire qui s’entraine à placer directs ou uppercuts… Jamais au quotidien je ne sens mes joues. Et ce picotement leur donne vie, existence. Je sais que j’ai des joues. Mais là je sens mes joues. Parler de ces formes gestuelles ou langagières c’est encore s’attarder sur ce qui est assez fréquent d’aborder, parce que la violence fait problème et comme il faut l’éradiquer il faut bien tenter de la traiter. Mais ce qui a fini par m’interroger c’est aussi tout le reste, tout ce par quoi on a à faire aux corps, on fait avec nos corps et dont il n’est pas si évident de trouver de la matière à penser.
Au-delà de la violence . On parle du corps dans le soin, on parle du corps dans les espaces thérapeutiques (clos), les historiens parlent du corps social, contraint, dressés et redressés. Mais que peut-on dire du corps dans sa quotidienneté, dans sa présence ou son absence, dans ses contacts, ses impacts qui annulent presque une distinction qui semble toujours opérée du corps et de l’esprit.
Ici, il n’y a pas des êtres et leurs corps mais des êtres-corps.
Il y a une différence, difficile à nommer d’avec un tas d’autres scènes sociales, professionnelles qui est peut-être liée à la non ou rare possibilité d’être en position d’observation de ce que l’autre fait avec son corps, de son corps. Ce point de distance s’il existe, ne peut être que fugace et il y a, de ce fait, un rassemblement quasi permanent corps-présence-être… Dans bien des lieux d’exercice professionnel, la « civilisation » s’est assez invitée pour que le seul contact corporel soit celui de la poignée de main au moment de la rencontre puis de la séparation. Séquence rythmée dont l’entre est marqué par l’éloignement spatial. Ici, c’est quasiment l’inverse. Les moments de salutations codifiées par l’usage sont esquivés, escamotés ou détournés, on serre un coude, on se sort du passage à temps pour ne pas être renversé par le gamin qui entre en trombe dans le lieu, sans un mot, sans un regard, ou au contraire on ouvre les bras à temps pour qu’il y saute comme un tout petit. Derrida p.13 « Tant que tu ne m’auras pas touché des yeux, tant que tu n’auras pas touché mes yeux, comme des lèvres, tu ne pourras pas dire « un jour ». Ni « adieu » : bonjour, au revoir, salut, prends soin de toi, je prie pour qu’un jour tu me survives »[3]
Comment ne pas penser aux enfants de l’Itep, à leur manière d’entrer dans le lieu sans marquer l’arrêt pour saluer celui ou celle qui ouvre la porte, et se diriger tout de suite plus loin que le sas d’entrée. Comme s’il fallait à tout prix ne croiser personne, n’entrer en contact avec aucun corps, aucun regard. Ne pas toucher et ne pas être touché par un autre. Et ne pouvoir se redresser qu’ailleurs que sur le seuil. Comme si, passé le premier contact, le jour de l’accueil, où l’enfant se trouve encore pris dans les usages sociaux qui l’amènent à serrer la main de celui qui le reçoit, la rencontre, le bonjour avait lieu pour toujours. (Et si ce premier jour était le seul bon jour ?) Et après ça, ne plus franchir le seuil. Ni en arrivant, ni en partant. Comme si nous étions pris dans une permanence temporelle qui ne nécessite pas de retrouvailles. Une forme de continuité sans scansion…
En être surpris, étonné et en même temps ne pas savoir comment instaurer des salutations sans être dans le forçage. Parce qu’il y a quand même quelque chose dont il n’est pas si évident de parler, voire de penser, c’est comment on touche, comment on se touche, comment on est touché, comment on se laisse toucher en institution. Et s’il est d’usage, et d’autant plus en ITEP, de parler des corps, ce n’est pour aborder que la forme violente de l’iceberg. Parler des coups, donnés et reçus et là encore, uniquement pour trouver des manières de les arrêter, mais silence radio sur le reste… Derrida p.16 : « la hantise même de la pensée du toucher-ou la pensée comme hantise du toucher. On ne peut toucher qu’à une surface, c’est-à-dire à la peau ou à la pellicule d’une limite (et l’expression « toucher à la limite », « toucher la limite », revient irrésistiblement, comme un leitmotiv dans bien des textes de Nancy (…)). Mais une limite, la limite elle-même, par définition semble privée de corps. Elle ne se touche pas, elle ne se laisse pas toucher, elle se dérobe au toucher qui ou bien ne l’atteint jamais ou bien la transgresse à jamais. »[4]
Cette difficulté à parler du toucher, des corps est peut-être augmentée par cette absence de point de distance, cette fonte dans le décor dans laquelle on est précipité, qui implique de ne plus pouvoir parler sur quelque chose, à son propos, dans une forme d’extériorité mais de parler avec son corps et de celui-ci. A partir de là, il ne peut plus rester anecdotique ou ponctuel. C’est plutôt une pratique en corps avec son lot de sensations, de perceptions qui invite à réinterroger la place de la parole, du silence. Qui amène à se demander où et comment se constituerait un savoir du corps, encore autre qu’un savoir incorporé, où se logerait une écoute corporelle et une écoute des corps ? Qui nous amène loin des projets, des médiations, des activités, des techniques. Ou si ce n’est pas loin d’eux, c’est au moins en amont.
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« Je ne l’ai pas vu depuis longtemps, il s’assoit par terre pour regarder son téléphone, juste derrière moi. Sa jambe touche ma jambe. Je ne bouge pas et continue ma conversation avec mes collègues. Plus tard, la même situation se répète. Je ne bouge toujours pas, ne souligne ni d’un mot ni d’un geste ce qui se passe. Impression pourtant qu’il se passe quelque chose… d’important. Plus tard, il entre dans la voiture et s’installe à côté de moi qui suis au volant. Et là je me rappelle. Il y a 6 mois, trajet. Il était assis à la même place. Je n’adressais pas un mot, ni à lui, ni à son camarade qui se trouvait de l’autre côté. Ils avaient fait tellement de conneries au camping qu’on avait décidé de les ramener prématurément. Un trajet assez long, il s’était endormi en calant sa tête sur mon épaule. Tête qui s’était alourdie en même temps que son sommeil et j’avais tenté tant bien que mal d’adapter ma position de conduite pour ne pas qu’elle tombe. Inconfort silencieux qui pressent que quelque chose d’important se passe. Parce que c’était bien la première fois que ce jeune se prêtait à un tel contact. Lui qui jusqu’alors était plutôt dans l’aboiement permanent, alternant entre connasse, ta gueule, il est moche ton bouton et j’t’aime pas. Ne supportant ni d’être touché, voire approché, ni même d’être regardé. Ne pas attendre que les choses changent et pourtant être ouvert à accueillir les transformations, leurs manifestations. Se laisser surprendre et supporter à se prêter à des formes de contact inédites, inattendues, inhabituelles. »
Supporter aussi que son corps soit une voie, soit mis à l’usage, presque dans une forme de mise à disposition qui n’est bien sûr pas sans conséquence. « Il s’agirait de mouvoir l’espace corporel pour émouvoir l’espace psychique »[5] (Laurie Laufer) Et puis prêter du corps. L’apprentissage du tai chi passe par la possibilité d’essayer les gestes, de les tester, les expériencer sur le corps de l’autre et en particulier des professeurs. Utiliser leurs corps, en passer par eux pour ressentir le mouvement juste, en soi, mais aussi comprendre et assister aux effets de justesse de ce mouvement (ce qui implique bien souvent un adversaire à terre- en vrai de vrai- il pourrait avoir la tête arrachée). Sans se déposséder, il s’agit de prêter son corps à l’expérience de l’autre, par l’autre, de se prêter, de devenir complètement un moyen, une voie pour l’autre en situation d’apprentissage… et pas simplement en termes de « présence », d’être là. Il s’agit d’une présence en corps, effective, matérielle, plastique, corps de chair et de sang. Sans pour autant se transformer en punching- ball. Parfois la ligne de partage est subtile. D’autant que comme pour le reste, il s’agit certainement d’une manière d’y être propre à chacun, à ses possibilités, ses tolérances, ses limites, ses peurs.
L’entraîneuse de boxe nous dit : ne reculez pas la tête, gardez votre front exposé, laissez-vous effleurer par le gant, n’ayez pas peur, vous savez que l’autre ne vous fera pas mal. Pas toujours vrai : malgré l’exhortation à rester souple et ne pas chercher la puissance, certains donnent de bons vrais coups. Néanmoins il s’agit d’en passer par un réel travail de contact et de sensation. Et si je ne peux m’empêcher de le mettre en lien avec la pratique éducative, c’est qu’il me semble qu’il y a dans cette manière d’y être avec le corps et de le prêter à l’expérience de l’autre une incorporation d’expériences de contact, de toucher qui ne sont pas dangereux, menaçants. Un corps qui ne se sent pas menacé par la tentative ou recherche de contact ou de toucher de l’autre ou par l’autre. C’est là aussi qu’on peut peut-être ajouter qu’il n’y a rien de systématique et de définitif là-dedans. Et que chaque rencontre qui se fait embarque le corps d’une manière différente. Et il me semble que ces effets de corps sont à interroger de la même manière et avec la même acuité que les affects et autres tralalas déclinés par chaque rencontre. Il y a les têtes qu’on ébouriffe, les corps qui se crispent quand on les approche. Souvent on note quelque chose qui s’apaise ou qui semble aller mieux quand, justement, ces enfants supportent mieux le toucher, le contact, le regard, la voix, la présence, voire l’existence d’un autre à leurs côtés. Un toucher qui ne suscite pas une réaction farouche, épidermique.
Pas du donner, du se prêter. Prêter du corps et se prêter au toucher, au regard. Combien de fois on peut sentir le regard de l’autre qui observe, voire scrute, autant les détails physiques que les expressions de visage, les émotions. Ce n’est pas toujours évident de se sentir à ce point détaillé. Mais comme d’autres types d’expériences qu’on leur permet de faire, celle-ci semble importante. A propos de Bataille et la transgression (émission France culture) : l’œil est l’organe théorique[6], l’organe de la contemplation. Question du regard qui veut saisir. Il y a dans ce vouloir-saisir de l’œil quelque chose des mouvements qu’on peut observer à l’ITEP et qui m’amène à une hypothèse aussi fulgurante que tarabiscotée : n’y a -t-il pas dans ces mouvements, trajectoires, de corps le lieu d’une demande qui ne trouverait à s’exprimer autrement ?
Je pense à : qui va vers qui ? Qui regarde qui ? Bien souvent, un regard trop long qui, peut-être est vécu comme un regard qui voudrait saisir et voudrait connaître l’autre, un regard qui, peut-être est vécu comme une réduction à un objet de connaissance, ce regard trouve comme écho : « pourquoi tu me regardes », « arrête de me regarder ! » quand ce n’est pas une réaction plus vive ou explosive qui se fait entendre. Mais à l’inverse, ces enfants et adolescents ne cessent de nous regarder. De porter des regards longs, ou furtifs, attentifs, scrutateurs voire épieurs quand ils semblent imaginer qu’on ne les sent pas nous regarder. Et ne pas faire retour à un « pourquoi tu me regardes ? » c’est peut-être leur permettre d’exercer leur vouloir-saisir, connaître, de se disposer à leur quête de connaissance. « Ne me regarde pas parce que je veux pouvoir te regarder sans que deux vouloirs se rencontrent. » De manière un peu différente, se joue le mouvement vers l’autre. Bien souvent on peut repérer comme une nécessité d’être autorisé à s’approcher, qui, si elle n’a pas lieu peut provoquer des rejets assez virulents. Mais à l’inverse, aucun de ces gamins n’attend l’autorisation pour s’approcher, quel que soit le mode d’approche : furieux, caressant, timide, envahissant, escaladant, martelant… Ces mouvements ramènent bien souvent à la question de l’intime, de l’effraction, de l’espace de chacun. D’autant plus dans un lieu, où, de par sa configuration, il est quasiment impossible de se croiser sans se toucher mais aussi de se soustraire au regard.
En fait, il n’est jamais question de demande dans cette histoire-là. Sauf à constater, que c’est peut-être uniquement dans ces mouvements du corps vers l’autre, même quand c’est pour s’imposer à lui, que l’on perçoit l’inversion d’un mouvement qui est sinon, quasi en permanence celui des adultes vers les enfants. Ça me questionne depuis le départ (et d’ailleurs pendant de nombreuses années ça avait freiné mon envie d’aller travailler avec des mineurs) : comment travailler avec des personnes qui n’ont pas choisi d’être là ? Dont la présence est imposée par les décisions des adultes qui en sont responsables ? Questions reconduites par la manière de penser le travail, qui associe accès à l’autonomie et acceptation de la contrainte par voie directe. De ce fait, les demandes de notre part (qui s’apparentent plus à des exigences ou des attentes) sont permanentes. Mais alors, quelle place pour des mouvements d’allers-vers qui viendraient des enfants en direction des adultes mais aussi des autres enfants, autrement que dans le fait de s’imposer à l’autre ?
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Bon mais tout ça c’est bien joli mais en quoi, de un : ce serait éducatif, de deux : ça serait pas dangereux ? Parce que parler de l’usage du corps nous amène tout droit à son érotique et que de parler d’érotique, dans une pratique professionnelle et avec des enfants de surcroît c’est méga « touchy ». Entre touché et attouché la distance est mince… Et puis dans le sillage de l’érotique y a l’amour qui danse le tango avec la séduction… Et séduction qui joue la rime avec excitation.
« Reconnaissons qu’il y a des stratégies qui consistent à capter de l’autorité au moyen de la séduction. Car la séduction permet de conduire l’autre là où il n’a pas forcément envie d’aller ! Certaines paroles, comme la flatterie par exemple, peuvent être utilisées comme des manœuvres de séduction. » [7] Charlotte Herfray allie ici autorité et séduction. Or l’autorité est un impératif professionnel, une quête éducative clairement annoncée, en tous cas, récurrente, que ce soit en formation ou dans les institutions. Une évidence et pas une question. Il faut avoir de l’autorité, il faut pouvoir être obéi et avec le temps, je me rends compte que peu importe les moyens. Tout est bon à prendre : pouvoir. Par la menace, par la peur ou la séduction.
Et cette idée de séduction me fait penser à la question d’être aimable. Être aimable qui figure assez en tête de liste des prérequis d’une bonne vie en société : « Soit aimable avec la dame. » « Tu n’es pas aimable. » La formule est un peu galvaudée, néanmoins, derrière le recours au polissage qui vise à l’inculcation de la politesse n’est-ce pas toujours de cette quête d’amabilité qu’il s’agit. Polisser pour rendre lisse me disait une amie, polisser pour gommer les aspérités, les reliefs, les crêtes et les failles de singularités… Alors police du polissage rendons les aimables en l’étant nous-mêmes. Je te séduis pour que tu m’aimes, que cet amour te fasse taire et me suivre. Captivité.
Séduction ou amour . « Nous étions des mendiants d’amour ». Phrase cueillie au vol de l’écoute d’une émission sur les scandales qui éclaboussent la policée église catholique. Un homme d’un certain âge y témoigne des actes d’attouchements et de violences sexuelles subies au cours d’un certain nombre d’années passées dans des institutions catholiques. Et si c’était ça le bât qui blessait dans les pratiques ? Non pas l’amour en tant que tel mais le fait de le quêter. Que ne ferait-on pas pour être aimé, apprécié ? C’est tellement épuisant d’être sans cesse malmené, repoussé, pointé comme un élément contagieux dont la proximité fait craindre la contamination sans avoir compris de quelle maladie on est porteur. Se rappeler les termes de Jankélévitch sur l’amour : Jankélévitch l’amour : 2’07 : « l’amour est véritablement de l’ordre du don, l’amour ne spécule pas, ne compte pas sur la réciprocité. On n’aime pas parce qu’on va être aimé en retour, on aime pour aimer ».[8]
Parce que ça demande une sacrée énergie de ne pas succomber à la tentation d’être dans la séduction pour se voir offrir quelques minutes paisibles d’amabilité. Mais celle de qui ? de soi ? de l’enfant ? Y en a-t-il un qui devrait plus l’être que l’autre ? Et est-ce que ce n’est pas une partition qui se joue en miroir ? L’exercice est ardu d’articuler et de nommer ce dont il s’agit, peut-être. Mais j’me disais qu’il y a quelque chose de la charge et de la décharge dont il serait judicieux de ne pas se tromper de destinataire. Au cours de mes pérégrinations, m’est revenue la question de l’abstinence de l’analyste mais visiblement pas de la manière dont Lacan l’avait formulé, du moins je ne l’ai pas retrouvé. Et je me disais qu’en tant qu’éducateur on était payé pour s’abstenir. Et que c’était dans cette exigence de l’abstinence que résidait une part de la différence d’avec des bénévoles (de plus en plus de bénévoles sont sollicités dans le secteur pour palier à l’absence de moyens). Abstinence contourée, pas une abstinence de prise de position, pas une abstinence de prise de paroles ni même de gestes et de mouvements en direction de l’autre mais abstinence dans le fait de ne pas les charger d’une quête qui serait une quête d’amour, et de ne pas non plus les charger d’une décharge qui serait de l’ordre du « pulsionnel » …
Alors pour finir et pour le plaisir de son verbe, je vous propose un passage de Jankélévitch, encore : « La curiosité n’est friande que de détails biographiques, d’anecdotes plus ou moins piquantes, de potins, de souvenirs rares et de confidences. La curiosité est pointilliste, elle est à l’écoute des faits divers et compose une chronique criblée de notules. Elle fonde ainsi une connaissance superficielle et dérisoire. La curiosité feuillette d’un doigt désinvolte le livre de la biographie. Ce n’est pas l’amour, c’est le détective et c’est l’inspecteur de police qui ont affaire à des suspects et accumulent à leur sujet des renseignements. En vérité, la sympathie commence là où il n’y a plus de place pour la curiosité. Et disons plus. C’est la curiosité qui barre la route à la sympathie. Si vous êtes curieux de moi, c’est que vous n’avez pas de sympathie pour moi. Si vous cherchez à savoir quelque chose sur moi, à glaner quelques détails scabreux, c’est que vous ne voulez pas me connaître. Oui, la curiosité s’oppose à la sympathie comme l’amateur à l’amant, comme la sélection à l’élection. L’amateur trie, range et détaille les individus à la manière d’un collectionneur qui classe des échantillons dans une série abstraite ou un genre impersonnel. L’amour par contre, est indifférent aux menus détails et aux particularités matérielles. C’est sa générosité même qui lui donne cette apparence évasive, négligente et parfois un peu approximative. L’amour ne sélectionne pas des caractères. Il adopte la personne tout entière par une élection massive et indivise. L’amour ne veut rien savoir sur ce qu’il aime. Ce qu’il aime, c’est le centre de la personne vivante. Parce que cette personne est pour lui une fin en soi, ipséité incomparable, mystère unique au monde. J’imagine un amant qui aurait vécu toute sa vie auprès d’une femme, qu’il aurait aimé passionnément et ne lui aurais jamais rien demandé et mourrait sans rien savoir d’elle. »[9]
[3] Derrida : Le toucher, Jean-Luc Nancy
[4] Derrida : Le toucher, Jean-Luc Nancy
[5] https://www.cairn.info/revue-recherches-en-psychanalyse-2005-1-page-85.htm
[6] https://www.franceculture.fr/emissions/les-nouveaux-chemins-de-la-connaissance/transgression-14-georges-bataille-ou-lexperience
[7] https://www.cairn.info/revue-le-coq-heron-2012-1-page-67.htm
[8] https://www.franceculture.fr/emissions/avoir-raison-avec-vladimir-jankelevitch/lamour
[9] https://www.franceculture.fr/emissions/le-gai-savoir/quelque-part-dans-linacheve-jankelevitch 47’’