C’est le diable qui tient les fils qui nous remuent
Aux objets répugnants nous trouvons des appas
Chaque jour, vers l’enfer, nous descendons d’un pas
Sans horreur, à travers des ténèbres qui puent…
Prenez cela comme une suite des élucubrations moroses de cette année, dont le titre enjoué a été « banalité du mal », et qui nous auront menés vers des contrées plutôt inhabituelles, notamment celles de la philosophie dite « politique » d’Hanna Arendt. J’ai suivi ça avec intérêt, même si, n’étant pas un fin connaisseur de l’œuvre d’Arendt, je reste incapable de traiter de la dite banalité autrement qu’à partir de son sens le plus trivial, qui nous rappelle que, loin d’être une exception qui affecte sous certaines conditions certaines catégories d’individus isolés ou certains groupes humains, le mal est une propriété également répartie parmi les hommes. Le mal est à toulemonde, ou encore : il est susceptible de s’exprimer partout, dans tous les domaines de la vie humaine, souvent d’ailleurs sous forme voilée. Or, si l’on s’en tient à cette réduction sans doute outrancière de la pensée d’Arendt, on aura peut-être expliqué banalité, mais on n’aura pas défini le mal – et je ne me souviens pas que nous ayons été très loin dans ce sens cette année. Donc j’ai cherché, un peu, chez les philosophes, les théologiens, pour m’apercevoir en fin de compte que la récolte était maigre : la plupart font comme nous, ils se servent du mot comme d’un donné, d’un concept aussi universellement admis que difficile à cerner. À moins, ce qui ne règle guère la question, de l’inclure dans un couple d’opposés, celui du bien et du mal, où ce dernier se conçoit alors comme le négatif du bien dont on aurait, paraît-il, depuis Platon, une vague idée. J’ignore si les participants au séminaire ont ressenti la même insatisfaction, mais je parierais volontiers que c’est en partie ce qui nous a conduits, en fin de parcours, à délaisser un moment l’éthique philosophique pour nous tourner vers Freud, Sonia Weber ayant posé quelques jalons dans cette direction lors de la dernière séance. C’est donc dans cette voie que je m’engage aujourd’hui.
Une lettre à Oscar Pfister, datée du 19/10/1918, nous livre un bon point d’accès à la disposition d’esprit de Freud à l’égard de la question morale : « L’éthique m’est étrangère et vous êtes un pasteur d’âmes ; je ne me casse pas beaucoup la tête au sujet du bien et du mal, mais, en moyenne, je n’ai découvert que fort peu de bien chez les hommes. D’après ce que je sais, ils ne sont pour la plupart que de la canaille (Gesindel), qu’ils se réclament de telle ou telle doctrine éthique – ou d’aucune. C’est là quelque chose que vous ne pouvez absolument pas dire, ou peut-être même pas penser, bien que votre expérience de la vie ne puisse pas beaucoup différer de la mienne. S’il faut parler d’une éthique, je professe pour ma part un idéal élevé, dont les idéaux qui me sont connus s’écartent en général d’une manière affligeante ». Le ton de cette lettre a pu intriguer les commentateurs : Freud n’était-il au fond qu’un élitiste désenchanté ? Quoi qu’il en soit, on voit ici que son impulsion première consiste à congédier l’éthique et toute référence à une transcendance catégorielle qui définirait le bien et le mal, tout comme il lui arrive aussi de congédier la philosophie en la comparant tour à tour au mode de pensée animiste ou au délire schizophrénique. Et si malgré tout il professe un idéal élevé, c’est à mon sens pour mieux s’écarter des idéologies traditionnelles. Car affirmer que l’éthique lui est étrangère, alors même que son œuvre n’est pas absente de réflexions sur la morale, permet d’aborder la question sous un aspect inédit. Au mieux, pour lui, bien ou mal relèvent de jugements de valeur unilatéraux qu’il faut laisser de côté pour « trouver la juste formule de la relation du bien au mal dans la nature humaine ».[1] Il va dès lors s’intéresser à la généalogie de la morale, non pas à la façon polémique de Nietzsche, mais telle qu’elle se révèle à travers les destins des pulsions, une généalogie repérable aussi dans l’avènement du surmoi, de la conscience morale et de la culpabilité.
Voyons comment ça se présente : au commencement était la détresse. Le corpus freudien traitant le plus largement de ces questions de morale est facile à cibler : d’abord l’article de 1915 : Considérations actuelles sur la guerre et la mort de 1915, puis le Malaise dans la culture de 1930, suivi de près de la réponse à Einstein, sous le titre : Pourquoi la guerre ? de 1933. Si l’on veut affiner, on trouvera aussi quelques éléments dans la Massenpsychologie, dans Au-delà du principe de plaisir ou encore dans les 9è et 13è Conférences d’introduction à la psychanalyse. Toutefois, à côté de cet ensemble parfaitement balisé, on peut être surpris de trouver la première allusion de Freud à la morale dans l’Esquisse, en 1895, dans la section intitulée « l’expérience de satisfaction ». La formule que j’extirpe de son contexte est aussi ramassée que saisissante : « die anfängliche Hilflosigkeit des Menschen ist die Urquelle aller moralischen Motive », l’état de détresse initial de l’être humain est la source originelle de tous les motifs moraux. Telle quelle, elle reste assez énigmatique. Il nous revient d’en développer le sens, d’autant que Freud y reviendra dans le chapitre VII du Malaise. Dans l’Esquisse, la satisfaction de l’individu désigné comme « hilflos », autrement dit impuissant à se satisfaire par lui-même, se produit moyennant l’aide étrangère d’un autre, qualifié d’« hilfreich », un therapon, en quelque sorte. Et c’est précisément ce mode d’entrée dans la relation avec autrui que Freud va placer à la racine des notions du bien et du mal. Avec le semblable, et sans la contribution de facteurs transcendantaux ou du Saint-Esprit, surgit la préoccupation morale. Comment ?
Un détour préalable semble ici nécessaire avant d’apporter une réponse à cette question. La fiction du Lust-Ich purifié[2], autrement dit entièrement voué à la recherche du plaisir règle déjà chez Freud la répartition du bon et du mauvais : est bon – et par conséquent admissible en moi – ce qui me procure du plaisir, en revanche est mauvais – et donc expulsé au dehors – ce qui me déplaît. Apparaît ici une première difficulté : s’il y a du mauvais que je peux écarter, il y en a aussi auquel je ne peux me soustraire, car il pousse, pour ainsi dire, de l’intérieur de façon constante et menace de me déborder : c’est l’augmentation de tension, le déplaisir lié à la pulsion. Il y a donc d’entrée de jeu une cause de mal interne. Il faut ajouter que plaisir et déplaisir, bon et mauvais, sont immédiatement associés au couple amour-haine, dans lequel l’amour n’intervient que dans un second temps : l’objet externe est d’abord détesté parce qu’extérieur et ne devient objet d’amour que dans la mesure où il est source de plaisir (c’est à dire : Hilfsperson).
Il va sans dire qu’avec l’opposition plaisir-déplaisir, qui introduit le jugement d’attribution : bon pour moi, mauvais pour moi, on est encore loin du jugement moral bien ou mal. D’autant que ce qui est bon du point de vue égoïste, ce qui fait l’objet du désir, est souvent précisément ce qui est considéré comme une abomination par la morale. Dans la 9ème conférence d’Introduction à la psychanalyse : « La censure du rêve », Freud souligne le contenu mauvais, méchant, malin du rêve (« den bösen Inhalt des Traumes »), relevant que les tendances inconscientes combattues par la censure sont « toutes de nature répugnante, choquantes du point de vue éthique, esthétique ou social » Elles marquent une prédilection pour les objets interdits : « non seulement la femme d’autrui, mais avant tout les objets incestueux »[3]. S’y manifestent des désirs haineux de vengeance et de mort envers les parents, la fratrie, les époux, les enfants, etc. Bref, les désirs censurés semblent s’élever d’un véritable enfer. Alors, même si la part du mal dans l’être humain est tempérée par le recours à la citation bien connue de Platon, selon laquelle « les bons sont ceux qui se contentent de rêver ce que les autres, les méchants, font dans la réalité »[4], tout ceci met en place une opposition entre les désirs égoïstes plus ou moins avoués et la morale culturelle qui les réprouve, entre le narcissisme et le social. Précisément celle qui sera reprise aux fins d’expliquer le malaise dans la culture, dans la mesure où la culture exige un renoncement à la satisfaction des pulsions infantiles, aussi bien sexuelles qu’agressives.
Mais revenons à notre généalogie de la morale, associée dans l’Esquisse à l’état d’impuissance ou de détresse. Son mécanisme, au fond assez simple, est décrit au début du chapitre VII du Malaise[5] (les précisions arrivent, quelques 35 ans après ; je me contenterai de les reprendre en paraphrasant le texte). Freud part de la culpabilité : on se sent coupable d’avoir fait le mal, ou d’avoir eu l’intention de le faire. Mais cela suppose de pouvoir reconnaître le mal comme quelque chose qu’il convient de rejeter. Or y-a-t-il une faculté originelle de discrimination entre bien et mal, une forme d’accès direct à l’arbre de la connaissance ? Eh bien, non seulement celle-ci n’existe pas, mais il faut bien admettre – nous l’avons vu – que le mal n’est souvent pas dommageable ni dangereux pour le moi à qui il est au contraire susceptible d’apporter un certain agrément. Il y faut donc une influence étrangère qui détermine ce qu’il convient d’appeler bien ou mal, et il faut en outre un motif sérieux pour que chacun accepte de se soumettre à cette influence. Ce motif est la dépendance vis à vis d’autrui attachée à l’Hilflosigkeit et peut être désigné par la crainte de la perte d’amour. La Hilfsperson, l’autrui secourable, indispensable à ma satisfaction, manifeste par là-même sa toute-puissance. Pour l’enfant, le mal est donc au départ ce pourquoi il est menacé de perte d’amour ou de punition, ce qui, malgré les apparences, ne revient pas tout à fait au même. Et l’angoisse devant cette perte est ce qui le porte à éviter le mal ainsi signifié par la menace. La définition du mal se forge à partir de là comme le reliquat de la désapprobation d’autrui. On voit qu’ici, à l’échelle individuelle, s’impose une restriction du narcissisme doublée d’un renoncement pulsionnel pour l’amour d’autrui, mais qui n’a pas lieu sans que soit renforcée, d’un autre côté, l’hostilité envers cet autrui qui me limite. Chez l’adulte, l’angoisse devient « sociale », dans la mesure où la société se substitue aux parents, mais le mécanisme est reproduit de façon identique : c’est en raison de sa faiblesse et de son incapacité à survivre seul que l’individu abandonne une part de sa liberté et des possibilités de satisfaire ses pulsions, et qu’il accepte la contrainte sociale et culturelle. Avec, évidemment, la même contrepartie d’hostilité qui, quand elle n’est pas reportée sur un ennemi extérieur, peut se manifester sous l’espèce d’une « Kulturfeindlichkeit », qui peut revêtir différents aspects (complotisme, survivalisme, destruction d’œuvres ou d’édifices, pour ne donner que quelques exemples actuels). C’est là que vient prendre place une notion centrale que je ne ferai que mentionner aujourd’hui, celle d’identification, dont Freud a déjà dit – dans Pour introduire le narcissisme ou dans Psychologie des masses et analyse du moi – qu’il était le seul à même de rendre compte du passage du narcisse primordial à l’animal social. Ici, dans le Malaise, le bien et le mal, les valeurs culturelles (appelons ça l’idéologie dominante à une époque), transmises dans le cadre qui vient d’être décrit, sont intériorisées par identification sous le régime du surmoi, dont l’instauration est corrélative de celle de la conscience morale et du sentiment de culpabilité. Je n’irai pas plus loin dans cette direction, le champ de l’identification est trop vaste, même si je n’oublie pas que, dans l’ensemble des textes traitant de questions politiques et sociales[6], Freud ne cesse de marteler son importance dans la cohésion d’un groupe ou d’une société et dans l’adhésion à une culture. N’oublions pas qu’elle est, à sa source, qualifiée de « Liebesbeziehung » (relation d’amour)[7]. Sans doute y aurait-il là de quoi faire réfléchir les politologues contemporains, que les divisions actuelles qui fracturent le corps social semblent laisser perplexes. Quoiqu’il en soit, dans ce contexte, où le surmoi individuel n’est que l’exacte réplique d’un surmoi culturel dont la force repose selon Freud sur l’influence de grandes personnalités, à quoi on pourrait ajouter celle des discours ou des idéologies – on sait que chez Freud le « Führer » est aisément remplacé par l’idéal qu’il incarne –, les commandements du surmoi sont alignés sur ceux du surmoi culturel. On voit alors se dégager une idée du mal qui, loin d’être une pure essence, un mal absolu, est toujours relatif : est jugé « mal » ce qui vient déranger un ordre social défini par un discours dominant au sein d’un groupe humain plus ou moins large. À cet égard, la conférence de 1915 : Zeitgemäss über Krieg und Tod[8] (Considérations actuelles sur la guerre et la mort), qui apparaît comme un premier jet, un embryon de ce qui sera amplement développé dans le corpus que je viens de présenter, annonce déjà la couleur. Très vite, Freud s’y confronte à la question morale. La guerre met entre parenthèses les exigences de la civilisation et conduit les états eux-mêmes à l’abandon de toute moralité, ce qui ne peut manquer d’avoir des répercussions sur les individus en supprimant chez eux la répression habituelle de leurs mauvais penchants. Néanmoins, comme à rebours, une autre question surgit : qu’est-ce qui peut bien conduire un être humain à un degré élevé de moralité ? À cet endroit, Freud envisage deux réponses possibles :
1) L’homme serait dès le départ, autrement dit de naissance, noble et bon. Vous aurez reconnu le mythe rousseauiste du bon sauvage. Inutile de préciser que Freud l’écarte d’un geste.
2) La moralité serait la résultante d’un développement qui consisterait en ceci que les mauvais penchants de l’être humain soient éradiqués en lui (« in ihm ausgerottet ») et qu’ils soient remplacés par une inclination au bien sous l’influence de l’éducation et de l’environnement culturel. Moyennant quoi, ajoute-t-il non sans ironie, on devrait s’étonner que chez un être ainsi éduqué le mal revienne aussi puissamment au premier plan. Là encore, Freud n’est pas satisfait et nous livre alors sa propre réponse que je vous lirai sans la commenter en le laissant conclure à ma place : « En réalité, il n’y a aucune éradication du mal. La recherche psychologique – au sens plus strict : psychanalytique – montre bien plutôt que l’essence (Wesen) la plus profonde de l’homme consiste dans des motions pulsionnelles qui, de nature élémentaire, sont identiques chez tous les hommes et qui visent à la satisfaction de certains besoins originels… » (voilà pour la banalité) … « Ces motions pulsionnelles ne sont en soi ni bonnes ni mauvaises. Nous les classons de la sorte – elles et leurs manifestations – d’après leur relation avec les besoins et les exigences de la communauté humaine. »[9]
[1]GW XI, p 148.[2]Cf Triebe und Triebschicksäle, GW X, p 228 ; ou encore die Verneinung, GW XIV, p 13.
[3]GW XI, p 142 et 143.
[4]GW XI, p 147
[5]GW XIV, p 482 et s.
[6]Voir aussi Totem und Tabu, GW IX, Warum Krieg, GW XVI, p 23.
[7]Cf Psychologie des masses, chap. VI et VII
[8]GW X, en particulier les p 331 à 335.
[9]Ibid. p 331