La cruauté

Les profondeurs innommables de l’humain…

13/03/2021
Sonia Weber

Télécharger la séance

La cruauté

« L’homme n’est point cet être débonnaire, au cœur assoiffé d’amour, dont on dit qu’il se défend quand on l’attaque, mais un être au contraire qui doit porter au compte de ses données instinctives une bonne dose d’agressivité (…) Cette tendance à l’agression constitue le facteur principal de perturbation dans nos rapports avec notre prochain, c’est elle qui impose à la civilisation tant d’efforts. Par suite à cette hostilité primaire qui dresse les hommes les uns contre les autres, la société civilisée est constamment menacée de ruine ».

Et : « Ceux qui préfèrent les contes de fées font la sourde oreille quand on leur parle de la tendance native de l’homme à la méchanceté, à l’agression, à la destruction et donc aussi à la cruauté »

Et encore, nonobstant les limites imposées par la civilisation : « l’homme est tenté de satisfaire son besoin d’agression aux dépens de son prochain, d’exploiter son travail sans dédommagement, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ses biens, de l’humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser, et de le tuer » Freud, « Malaise dans la civilisation »

 

Continuons donc de penser cette part humaine, tellement humaine et présente, qu’il faille à tout moment la contrôler, la canaliser, pour qu’elle occupe une part minimale. Je me rends compte en essayant de réfléchir à « la question du mal » que j’ai besoin d’en rester à un soulèvement de question. Ne pas chercher de sens, d’explication ; essayer de penser sans chercher à comprendre pour tenter de garder le tranchant de la question, sans rentrer dans des systèmes d’explication, par définition réducteurs…afin peut être de mieux en entendre quelque chose, tant du côté des « victimes » que des « auteurs ».

Dans un petit texte intitulé « Le Scandale du Mal », Paul Ricoeur s’étonne du fait que la philosophie classique se soit tellement intéressé à la question du mal moral, et si peu à ce qu’il appelle le mal physique – concret, « réel », et donc à la souffrance. Or dit-il le mal est une catégorie de l’action, pas de la théorie. Ricoeur parle de l’enchevêtrement des deux expériences : l’homme fait souffrir l’homme, le pâtir sort donc d’une certaine façon de l’agir. Il y a un mal-agir qui entraine inévitablement un mal-subir. Les deux sont liés à tel point selon Ricoeur, qu’il écrit : « Tout se passe comme si c’étaient les mêmes forces démoniaques qui engendraient à la fois le mal faire et le mal subir, comme si le mal était un mystère, une sorte d’Ungrund, dont on ne verrait affleurer que deux fragments brisés, le mal-agir et le souffrir »[1]. C’est d’ailleurs peut-être plus par le souffrir qu’apparait le mal-agir surtout si pour « l’auteur » il n’y a pas de mal à avoir fait ce qu’il a fait… (cf. les camps si pour les nazis c’était normal et bien…).

Bourreaux et victimes sont donc irrémédiablement liés, dans un rapport dialectique compliqué, au-delà des stéréotypes psychologiques avançant que les victimes ont une part de responsabilité dans ce qui leur arrive (pas nécessairement faux). Le mal-agir et le souffrir sont deux expériences indissociables l’une de l’autre. Cela fait peut-être parti du scandale du Mal, de l’insupportable : l’interdépendance de la victime à son bourreau : qu’ils se connaissent ou, qu’il s’agisse d’une mauvaise rencontre (là au mauvais moment). Deux expériences indissociables, comme l’expression dans l’existence de l’action conjuguée des pulsions de vie et des pulsions de mort. Au-delà de l’indissociabilité, quel type de lien unit le bourreau à sa victime ? Je suppose que c’est à chaque fois unique, mais que se joue peut-être à chaque fois l’ambivalence structurale liée à l’identification à l’autre, par laquelle l’esclave est identifié au despote, l’acteur au spectateur, le séduit au séducteur[2]. Ce lien qui unit bourreau et victime est toujours source de culpabilité : chez l’enfant victime d’inceste, chez la personne victime de viol, chez les rescapés des camps : culpabilité d’avoir survécu, culpabilité de la compromission pour survivre…culpabilité de ne pas avoir dit non, de n’avoir pas dénoncé, de ne pas être parti… En espérant quoi ? Pour protéger qui ? Quoi ?…

Pour en revenir à Ricoeur, le mal c’est ce contre quoi on lutte quand on a renoncé à l’expliquer. Le mal est rencontré comme une donnée inexplicable, comme un fait brut. Il y a une inscience de l’origine du mal. Un déjà là. « Tu ne tueras pas » : la présupposition du commandement c’est qu’il y a déjà meurtre. Le mal est toujours déjà là. Il convient donc de maintenir le mal dans sa dimension pratique : le mal, c’est ce contre quoi nous luttons (civilisation). Nous ne pouvons qu’être « contre » – avec toute l’ambivalence du terme contre : proximité et opposition, mise à distance. Le mal c’est ce qui est mais ne devrait pas être mais dont nous ne pouvons dire pourquoi cela est. Le mal c’est la catégorie du « en dépit de… », du « malgré ».

Ricoeur évoque un point de « sagesse personnelle », qui ne peut être enseignée car nous ne pouvons rien dire aux autres sur leur souffrance. Cette voie, c’est sortir de la quête d’un pourquoi, « c’est sortir aussi complètement du cycle de la rétribution, dont la lamentation reste captive, tant que je me plains de l’injustice de mon sort »[3]. C’est le renoncement. « Peut-être est-ce l’ultime réponse au problème du mal : atteindre le point de renoncement au désir, au désir même dont la blessure engendre la plainte ; renoncement au désir d’être récompensé pour ses vertus ; renoncement à la composante infantile du désir d’immortalité qui … » Je rajouterais : renoncement au désir de la plainte, de la réparation, de la reconnaissance… renoncement à l’amour, à la demande de pardon, à l’explication, à une réponse au pourquoi. Autant de désirs, d’attentes, qui maintiennent dans la dépendance à l’autre et entretiennent le rapport au bourreau, lui laissant le pouvoir de continuer à faire du mal ou d’empêcher d’aller mieux ou bien. C’est d’une certaine façon, une façon de s’en remettre « encore » à son bon vouloir…. Mais dans la non-reconnaissance du mal fait, de la souffrance occasionnée, un nouveau mal s’actualise qui redouble le premier et maintient le pâtissant dans un statut de non sujet. Renoncement au désir de comprendre et de chercher un sens. « Ça a été » … Mais comme tout renoncement « radical », ça ne va pas de soi. Est-ce même totalement possible ? Comment faire avec la perte sèche [4]?

De « L’agressivité en psychanalyse »[5]. C‘est à Bruxelles à la mi-mai 1948 que Jacques Lacan, présente ce rapport théorique lors du XIème congrès des psychanalystes de langue française.  Ce texte fait suite dans les « Écrits » au texte sur le Stade du Miroir, pourtant présenté en juillet 49, dans lequel il parle aussi de l’agressivité.

Thèse II : L’agressivité, dans l’expérience (analytique) (subjective par sa constitution même cf. thèse I) nous est donnée comme intention d’agression et comme image de dislocation corporelle, et c’est sous de tels modes qu’elle se démontre efficiente.

« Nous pouvons quasiment la mesurer, dans la modulation revendicatrice qui soutient parfois tous le discours, dans ses suspensions, ses hésitations, ses inflexions et ses lapsus, dans les inexactitudes du récit, les irrégularités dans l’application de la règle, les retard aux séances, les absences calculées, souvent dans les récriminations, les reproches, les craintes fantasmatiques, les réactions émotionnelles de colères, les démonstrations à fin intimidante; les violences proprement dites étant aussi  rares que l’impliquent la conjoncture (convention de dialogue) »

« L’agressivité intentionnelle est efficace : elle ronge, mine, désagrège, elle châtre, elle conduit à la mort…Cette agressivité s’exerce certes dans des contraintes réelles. Mais nous savons d’expérience qu’elle n’est pas moins efficace par la voie de l’expressivité : un parent sévère intimide par sa seule présence, et l’image du Punisseur a à peine besoin d’être brandie pour que l’enfant la forme. Elle retentit plus loin qu’un sévice ».

« Les intentions agressives se manifestent principalement à travers les images de castration, éviration, mutilation, démembrement, dislocation, éventration dévoration, d’éclatement du corps, bref, les imagos que personnellement j’ai regroupé sous la rubrique, qui parait bien être structurale, d’imagos du corps morcelé » … « Il n’est besoin que d’écouter les fabulations et les jeux d’enfants isolés ou entre eux, entre 2 et 5 ans, pour savoir qu’arracher la tête et crever le ventre sont des thèmes spontanés de leur imagination, que l’expérience de la poupée démantibulée ne fait que combler ».

L’œuvre de Jérôme Bosch est un atlas de toutes ses images agressives qui tourmentent les hommes.  Digression :« Voir souffrir fait du bien » écrivait Nietzsche dans la « Généalogie de la morale ».

De l’iconographie sulpicienne au cinéma gore qui aime à représenter les corps sanguinolents, en passant par les Larmes d’Éros de Bataille, où l’auteur considère les clichés d’un condamné chinois qui subit le supplice de la « mort lente », lequel consistait à dépecer le corps morceau par morceau avant de le désarticuler… on peut se demander ce qui pousse les hommes à regarder, à enregistrer, voire à travestir la cruauté. Quelle est cette fascination pour l’horreur ? « Quel est ce plaisir pris à humilier imaginairement autrui par le regard, (lui déniant sa condition d’homme souffrant) ? »[6] s’interroge Erman. Lacan nous apporte nous venons de le voir quelques éléments de réponse, sans pour autant épuiser toute la question.

À noter une violence des images inversement proportionnelle à son acceptation dans le réel. Le goût pour les représentations spectaculaires s’inscrit en contrepoint de la sensibilité moderne qui repousse le spectacle réel de la violence extrême. Plus de supplices et d’exécutions publiques (cf. « Surveiller et punir » de Foucault) mais le choc des photos qui permet de rendre le réel sans toutefois l’éprouver comme tel. Mais les images du réel mettent le regardant à la place du bourreau. « Plaisir à regarder des images d’horreur, ivresse à voir des corps meurtris et morcelés : la photographie permet en cela toutes les transgressions sans pour autant que ceux qui regardent se sentent concernés. À l’époque où la violence a régressé dans l’espace social, les images cruelles sont une manière de la vivre par procuration tout en la déniant pour soi »[7]. La question des spectateurs est intéressante à creuser. À quelle place sommes-nous quand nous regardons – un tableau, une scène de violence, un film… ? Là aussi nous sommes liés à et par ce que nous voyons dans une relation d’immédiate action réciproque avec le spectacle. [8]

Mais revenons à Lacan. Thèse III : Les ressorts de l’agressivité décident des raisons qui motivent la technique de l’analyse.

« Le dialogue parait en lui-même constituer une renonciation à l’agressivité… Mais l’échec de la dialectique verbale ne s’est que trop souvent démontrée »[9]. La parole entretient un rapport ambigu à la violence et Ésope la tenait à la fois pour la meilleure et la pire des choses.

Dans une conférence inédite de Freud de 1893, « Du mécanisme psychique des phénomènes hystériques », Freud cite un auteur anglais qui « a remarqué avec beaucoup d’esprit, que celui qui , au lieu d’un épieu, lança une injure à l’ennemi fut le fondateur de la civilisation ; ainsi la parole est-elle le substitut à l’action » Tout en précisant que face à une augmentation d’excitation l’action est la meilleure solution, la solution adéquate, et la parole, une réaction moins adéquate (mais civilisatrice). Mais, comme déjà dit, elle peut retentir « plus loin qu’un sévice » et il y a des paroles meurtrières, plus efficaces que des coups. Elle sert à reconnaitre, mais aussi à détruire, à chosifier. Dans débattre il y a battre ; dans convaincre il y a vaincre. La parole n’est évidemment pas exempte de rapports de pouvoir et de domination. Et comme le prouve l’histoire, le quotidien, la culture, l’amour de la lecture … ne préservent pas de la violence. Et de nouveau de Lacan :

« Qu’est ce qui fonde l’abstention de l’analyste, son souci d’offrir un personnage aussi dénué que possible de caractéristiques individuelles, la nécessité de se dépersonnaliser dans le but de représenter pour l’autre un idéal d’impassibilité, si ce n’est éviter les contrecoups agressifs de la charité. » Lacan dénonce aussi les ressorts agressifs cachées sous toutes les activités dites philanthropiques. … Dans « Le Stade du miroir comme formateur de la fonction du Je [10]», il parle de « la relation évidente de la libido narcissique à la fonction aliénante du je, à l’agressivité qui s’en dégage dans toute relation à l’autre, fut ce celle de l’aide la plus samaritaine » et il termine son texte dans l’avant dernier paragraphe en écrivant : « le sentiment altruiste est sans promesse pour nous qui perçons à jour l’agressivité qui sous-tend l’action du philanthrope, de l’idéaliste, du pédagogue voie du réformateur ».

Pour en revenir à la technique analytique : « C’est la participation à son mal que le malade attend de nous.  Mais c’est la réaction hostile qui guide notre prudence… Seuls les saints sont assez détachés de la plus profonde des passions communes pour éviter les contrecoups agressifs de la charité ». « Nous devons pourtant mettre en jeu l’agressivité du sujet à notre endroit, puisque ces intentions on le sait forment le transfert négatif qui est le nœud inaugural du drame analytique ».[11]

« Thèse IV. L’agressivité est la tendance corrélative d’un mode d’identification que nous appelons narcissique et qui détermine la structure formelle du moi de l’homme et du registre d’entités caractéristiques de son monde ». Lacan va mettre en lien l’agressivité structurelle et la constitution du moi dans son rapport à son semblable, à travers les identifications successives et le stade du miroir. « C’est cette captation par l’imago de la forme humaine (…) qui domine toute la dialectique du comportement de l’enfant avec son semblable ».

Ce rapport érotique où l’individu humain se fixe à une image qui l’aliène lui-même, c’est là l’énergie et c’est là la forme d’où prend origine cette organisation passionnelle qu’il appellera son moi. Cette forme se cristallise en effet dans la tension conflictuelle interne au sujet, qui détermine l’éveil de son désir pour l’objet du désir de l’autre : ici le concours primordial se précipite en concurrence agressive… L’expérience subjective doit être habilitée de plein droit à reconnaitre le nœud central de l’agressivité ambivalente, que notre monde culturel nous donne sous l’espèce dominante du ressentiment, jusque dans ses plus archaïques aspects chez l’enfant.  Rapportant des propos de St Augustin : j’ai bien connu un tout petit en proie à de la jalousie. Il ne parlait pas encore, et déjà il contemplait tout pâle et d’un regard empoisonné, son frère de lait. St Augustin souligne l’absorption spéculaire.

Pour W.Sofsky[12], la violence demeure omniprésente, la violence accompagne le développement de la culture et est coextensive au genre humain. La violence créée le chaos, qui appelle l’ordre, qui crée de la violence. Tout ordre est porteur de violences nouvelles (contraintes extérieures faisant l’objet d’un contrat social plus ou moins accepté, subi, imposé, choisi…) qui ramèneront à un moment des résistances ou protestations (cf. Diogène : le cru contre le cuit issu du feu prométhéen et civilisateur afin d’opposer à toutes les conventions sociales de la cité et à ses lois la puissance sauvage de la nature ainsi des héroïnes sadiennes voulant se délivrer des préjugés d’une morale asservissante…) ou plus violement la révolte, les barricades, les massacres festifs…  C’est le cycle de la civilisation. Nature = loi du plus fort. Confiscation de la violence privée par l’État régulateur -contrat social +ou – admis- violence des contraintes extérieures, abus de pouvoir, révolte, retour aux armes, massacre festif. Ordre… Fondé sur la peur de la violence, l’ordre crée lui-même à nouveau la peur et la violence… C’est la peur de la violence qui réunit les hommes. La société est un dispositif de protection mutuelle. Si aucune convention ne limite les actes, à tout instant les débordements sont possibles, d’où la peur. Ce qui déclenche et fonde la socialisation, c’est la peur qu’ont les hommes les uns des autres. Le contrat social est là pour désamorcer les débordements d’agression.

« Pourquoi la guerre ? »[13] Correspondance entre Einstein et Freud, publiée en 1933.

Concernant les rapports du droit et du pouvoir – terme que Freud remplace par celui de violence, plus cru et plus dur (sous-entendu que le pouvoir c’est la violence) :  aujourd’hui les deux termes sont à nos yeux antinomiques mais il est facile de démontrer que l’un s’est développé à partir de l’autre … Les conflits d’intérêts entre les hommes sont donc fondamentalement tranchés par le recours à la violence … que ce soit par la supériorité musculaire, instrumentale, intellectuelle… l’intention dernière du combat reste la même. Gagner, l’emporter, donc soumettre l’autre.

C’est là l’état originaire, le règne du plus fort, confisqué ensuite par le regroupement d’un grand nombre pour qu’advienne le droit. « Le droit est la force de la communauté. Il s’agit toujours d’une violence, prête à se retourner contre tout individu qui s’oppose à elle (…) elle opère avec les mêmes moyens, elle poursuit les mêmes buts ; la seule vraie différence tient à ce que ce n’est plus la violence d’un individu qui s’impose mais celle de la communauté ». Mais pour que ça tienne, il faut que la communauté soit maintenue en permanence, de façon stable et durable… « mais cet état d’équilibre n’est concevable qu’en théorie, en réalité la situation se complique du fait que la communauté englobe dès le départ des éléments de force inégale » D’où un problème de justice, de qui fait les lois…. Des communs…Problème de révoltes, grèves, guerre civile…et nouveaux rapports de force. Ce qui assure la cohésion d’une communauté c’est la contrainte de la violence et les liens affectifs entre ses membres.

Autre point abordé par Freud en écho à Einstein : l’existence d’une pulsion de haine et d’extermination. Il développe alors les deux types de pulsion, celles qui visent à conserver et à unir, les pulsions érotiques et d’autres qui visent à détruire et à tuer, les pulsions d’agression ou de destruction. Qui recoupent l’opposition entre l’amour et la haine. « Cela étant, poursuit Freud, permettez-moi que nous ne nous engagions pas trop hâtivement dans les jugements de valeur sur ce qui est bien et sur ce qui est mal. L’une de ses pulsions est tout aussi indispensable que l’autre ; des interactions et des réactions de ces deux pulsions procèdent les phénomènes de la vie. Or, il semble qu’une pulsion d’une de ces deux sortes ne peut pour ainsi dire jamais s’exercer isolement ; elle est toujours liée, ou comme nous disons, alliée à une certaine quantité de l’autre partie, qui modifie son but ou qui seule permet le cas échéant sa réalisation. C’est ainsi que la pulsion d’autoconservation par exemple est assurément de nature érotique mais elle a précisément besoin d’avoir à sa disposition l’agression si elle veut mener à bien son dessein. De même la pulsion amoureuse orientée sur des objets a besoin d’un certain appoint de la pulsion d’appropriation, si toutefois elle veut s’emparer de l’objet ». À cela se rajoute qu’il « est fort rare que l’action soit l’œuvre d’une unique motion pulsionnelle, qui est en soit déjà nécessairement composée d’éros et de destruction [14]».

Concernant les motifs de la guerre, « le plaisir pris à l’agression et la destruction compte certainement parmi eux ». Freud considère qu’on n’accorde pas assez d’importance à la pulsion de destruction, à l’œuvre en tout être vivant. La pulsion de mort devient pulsion de destruction quand elle se tourne vers l’extérieur contre des objets. L’être vivant préserve pour ainsi dire sa propre vie en détruisant celle d’autrui. Mais une partie de la pulsion de mort reste active à l’intérieur de l’être vivant. Auto-agressions liées à la conscience morale.

Pour conclure : « il est vain de vouloir supprimer les penchants agressifs des hommes » … Mais on peut tenter de le détourner suffisamment pour qu’il n’ait pas à trouver son expression dans la guerre. Pour se faire il faut établir des liens affectifs entre les hommes, plus justice…. Se soumettre à la dictature de la raison… « C’est à l’évolution de la culture que nous devons le meilleur de ce que nous sommes devenus, et une bonne partie des maux dont nous souffrons ». Dans la guerre, il y a des habitudes de modération : guerre juste, proportionnalité entre les forces adverses, les menaces, les objectifs à atteindre. Il faut faire ce qu’il faut pour se défendre, se protéger, gagner mais sans débordement de force, sans renier l’idéal de civilisation. Mais l’homme est rattrapé par la question de l’hybris : de l’excès, de la démesure.

Au-delà de la violence, il y a une violence excessive. L’histoire est remplie de ses excès : extermination des populations non armées, violées, défigurations… d’Athènes à Rome, du Rwanda, à l’ex-Yougoslavie en passant par la guerre d’Algérie ou le génocide des Cambodgiens par les Khmers rouges… Quand la guerre tourne au massacre.

Pour Erman[15], d’un point de vue moral, c’est le terme de barbarie qui vient à l’esprit. Si à l’origine, barbaro était une onomatopée désignant ceux qui ne parlaient pas grec, ceux qui bredouillaient, le concept de barbarie s’étaye sur l’idée de dislocation appliquée non plus à la langue mais aux pratiques symboliques et réelles, qui s’attaquent à ce qui fait le propre de l’homme. Mais quelles sont les causes de la barbarie ? Erman pose alors le principe de cruauté, distinct de l’affect de la haine ou du sadisme, (à creuser pourquoi et comment), mais qui a lui aussi à voir avec le pulsionnel. Principe de cruauté, point aveugle de l’humain, inexplicable et scandaleux, qui se révèle à travers des comportements et des actes. À lire Erman, la philosophie classique ne l’a pas beaucoup pensée. Montaigne tente toutefois de la décrire : « l’extrême de tous les vices » car selon lui, elle réside d’abord dans le goût qu’ont les hommes pour le spectacle de la mise à mort, lequel les rend solidaires du bourreau.  « C’était déjà l’opinion de Sénèque qui protestait, dans ses lettres à Lucilius, contre les fureurs réjouies de la foule assistant aux combats des gladiateurs à Rome ».

Cruauté : d’un côté, pulsion totalement débridée, désinhibée qui fait légitimement se demander s’il demeure un soupçon d’humanité chez ceux qui accomplissent les actes en question. De l’autre côté la cruauté qui déshumanise totalement l’autre, le ravalant à de la viande- de la chair sanglante (Cf. P. Legendre : nouveau-né = bout de viande à humaniser). Tout se passe comme si le besoin de destruction et le désir de faire souffrir habitait le cœur de l’homme, fut-il éclairé.

« Hier ist kein Warum », disait un SS à Primo Levi qui demandait pourquoi lui était interdit le droit d’étancher sa soif avec un morceau de neige glacée ramassé au sol. Le mal est sans pourquoi, la cruauté est sans pourquoi ; mais dépend de quelqu’un qui exerce sa toute-puissance – sans limite- comme s’il obéissait à une nécessité furieuse et exempte de toute rationalité. Si la violence instrumentale sert à faire prévaloir sa supériorité ou ses intérêts coûte que coûte, la cruauté est une forme de violence relevant d’un mode opératoire particulier. Quelle est sa finalité ? La jouissance ? Le SS jouit-il en répondant « hier ist kein Warum » ? « La cruauté, en s’attaquant à l’intimité et à la dignité d’autrui, ne relève pas d’une logique de combat mais repose sur une intentionnalité dirigée vers le mal : elle n’a d’autre projet que de détruire, ne connait aucune mesure et peut même s’exercer sans haine… Les victimes de la cruauté sont exclues de l’humanité, elles sont ravalées au rang de chose ». La cruauté, un au-delà de la violence, hors raison ; acte de démesure, sans visée autre que l’excès ?

CRUOR : désigne le sang répandu par métonymie la chair sanglante (crudus : qui aime le sang, crudelitas : cruauté = volonté de faire souffrir). A cruor (pulsion de mort) s’oppose SANGUIS : le sang qui circule dans le corps, la force vitale. Comment cruor et sanguis se dialectisent-ils ? Insensibilité au mal, quand le mal se transforme en devoir l’obéissance dégage de la responsabilité, culpabilité, choix…

[1] P.Ricoeur, « Le scandale du mal », Revue Esprit, n°7-8, juillet-Août 1988

[2] J. Lacan, « L’agressivité en psychanalyse » dans Écrits I, éd. Points, 1999

[3] P. Ricoeur, « Le scandale du mal », revue Esprit, jui/août 1988

[4] J. Allouch, « Érotique du deuil au temps de la mort sèche », éd. EPEL, 2011

[5] J. Lacan, op cité

[6] M. Erman, « La cruauté, Essai sur la passion du Mal », éd. PUF, 2009

[7] M.Erman, op cité

[8] Cf. W. Sofsky, « Traité de la violence », éd. Gallimard, 1996

[9] J.Lacan, op cité

[10] J. Lacan, « Le Stade du miroir comme formateur de la fonction du Je », éd. Points, 1999

[11] J. Lacan, « L’agressivité en psychanalyse », op cité

[12] W.Sofsky, op cité

[13] Cf. M. Foucault, « La politique est la continuation de la guerre par d’autres moyens », 27/01/1975 in Dits et Écrits II

[14]S. Freud, « Malaise dans la civilisation »

[15] M.Erman, op cité

?>