Ce matin nous allons continuer à planter le décor, « à planter quelques questions » qui serviront de fil rouge à la suite du séminaire. Une écriture au plateau reste bien sûr possible. Comme je l’avais évoqué lors de la 1ère séance, cette reprise de séminaire post Covid, se situe dans un contexte général, qui pour partie peut être décrit comme d’adynamie : l’adynamie est un état pathologique de fatigue intense, s’accompagnant d’un épuisement général de l’organisme, que l’on constate dans certaines affections. Certains parlent de déclin : le directeur de l’Ifop interrogé sur les possibles réactions de la population par rapport à la loi sur les retraites (le Monde 11 janvier 2023) répond: « l’action collective n’a plus le vent en poupe, mais une colère sourde pourrait se manifester sur un fond de sentiment de déclin » ; de défection : dans les métiers du soin, de l’aide à la personne et du social en général mais aussi bien au-delà : « Comment retenir les cadres dans les entreprises ?» est une question d’actualité.
On quitte le navire : retrait pour les uns, (modifications du rapport au travail – rétribué, cf le livre la Mobilisation Totale), burn-out et désespérance pour d’autres (ceux qui veulent y rester et sont attachés à ce qui faisait « le cœur du métier »), « non-engagement » pour d’autres encore : comment rendre le travail « attractif », susciter des « vocations », quand il ne s’agit pas que d’une question de salaire.
La question, de notre point de vue sera principalement de repérer quels types de subjectivités sont produites par les mécanismes fonctionnels de l’ère néolibérale, comment les nouvelles technologies nous transforment, à notre insu souvent, que ce soit par « la Bureaucratisation du monde »[1], par « la Mobilisation totale » (générée par le web)[2], par le numérique[3] pour ne citer que quelques livres dont nous nous servirons. Tenter de penser ces questions, afin de récupérer une possibilité d’agir et non seulement d’être agi par. Penser ces questions pour donner lieu, redonner lieu à la chose commune, notamment dans les institutions. Pour « résister » peut-être, -sans trop s’illusionner non plus- mais à plusieurs- aux effets démobilisateurs et à la dévitalisation produite… Déjà en 1930, dans « Malaise dans la Civilisation », (nombreuses éditions) Freud s’intéresse aux techniques par lesquelles l’homme cherche à démultiplier ses capacités motrices et cognitives. Il parle du téléphone, des lunettes, de l’appareil photo et d’autres appareils avec lesquels l’homme entretient l’illusion d’améliorer ces capacités « dans un idéal de toute puissance et d’omniscience ». Freud précise qu’avec le temps il va y avoir des progrès énormes…on ne peut que lui donner raison.
Nous pourrons revenir aussi (cf séminaire Façon de Dire) sur ce que fabriquent, ou ce que nous fabriquons avec les langages informatiques, et comment ils modifient la « fonction de la parole et le champ du langage[4] » ? Quand, comme dans les hôpitaux par exemple, tout accueil de la parole est soumis « au codage en actes » ? Comment encoder la fonction phatique du langage par exemple ? Sylvie nous parlera la prochaine fois du livre d’Antoine Garapon « Justice digitale ». Lors de la séance du 10 mars 1965, « Problèmes cruciaux pour la psychanalyse », Lacan s’insurgeant contre les théories de l’information dans lesquelles il n’est question que d’émetteurs et de récepteurs, souligne : « Le langage n’est pas un code, précisément par ce que, dans son moindre énoncé, il véhicule avec lui le sujet présent dans l’énonciation. Tout langage, et plus encore celui qui nous intéresse, celui de notre patient, s’inscrit, c’est bien évident, dans une épaisseur qui dépasse de beaucoup celle linéaire, codifiée de l’information ». Et le 16 février 1976, dans le séminaire « Le sinthome » : « La parole est la forme de cancer dont l’humain est affligé ». Ces langages cherchent -ils à nous soigner de notre cancer ? (Des malentendus, des lapsus ? …)
Penser l’impuissance donc, ses ressorts, ses effets dans nos quotidiens pour essayer individuellement et collectivement de pouvoir s’en débrouiller, voir s’en saisir comme levier (cf. Savater) en trouvant des points d’inflexion, des chemins de traverse. Sans catastrophisme, ni collapsologie, sans futurologie.
Puissance, impuissance, toute-puissance
Impuissance/sentiment d’impuissance
Possible/impossible – Capacité/incapacité ou capable/incapable
Il faudra distinguer ou préciser un peu tout cela…
Impuissant Étymol. et Hist. 1. Mil. xves. « qui n’a pas le pouvoir de faire quelque chose » (Myst. du V. Testament, éd. J. de Rothschild, 24863); . 1644 « qui est sans effet, sans efficacité » (Corneille, Rodogune, III, 4, 956); 4. 1823 « qui manque de puissance créatrice » (Stendhal, Racine et Shakspeare, t. 1, p. 32). Qui n’a pas le pouvoir, la force physique ou morale d’agir; qui ne peut modifier le cours des événements. Synon. désarmé, faible, incapable. Mouvement, geste impuissant. Mouvement, geste traduisant l’impossibilité d’avoir quelque action efficace ; mouvement, geste qui n’atteint pas son but. β) Inefficace, qui est sans effet
Synonymes par ordre décroissant : Faible, incapable, inefficace, stérile, insuffisant, débile, paralysé », invalide, inopérant, inoffensif, incompétent, improductif, impotent….
Mais ces définitions de l’impuissance tirent du côté du déficit. Elles évoquent la question du manque à être mais sur un mode péjoratif et non structurel. Concernant l’impuissance sexuelle en particulier, (à ce propos si quelqu’un voulait bien aller revisiter un peu ce qu’en disent Freud et Lacan – l’impuissance comme symptôme- ce serait intéressant), le fait d’être impuissant est considéré, dans les cultures qui valorisent la virilité de l’homme, comme une tare, une anomalie honteuse, inavouable et laisse planer le doute d’une conduite sexuelle déviante. Dans le langage « visavien », être puissant se décline en « avoir des couilles », « porter les couilles hautes » ; être impuissant, au sens de faible, manquer de courage : « t’as pas d’couilles ». Dans ces déclinaisons de l’impuissance, on pourrait dire que c’est l’être du sujet qui est mis à mal, d’où peut être un sentiment de honte voire de souffrance qui l’accompagne. On serait défectueux. Mais il me semble que tirer l’impuissance (seulement) de ce côté-là, renvoie plus au sentiment d’impuissance qu’à l l’impuissance « en tant qu’elle nous confronte à quelque chose de tellement plus grand que nous-mêmes, que nous sommes limités dans notre capacité à agir ou à penser » Laure Barillas.
C’est principalement en soins palliatifs, autour des questions de la mort que l’impuissance est valorisée : voir par exemple : « Pour une éthique de l’impuissance- Levinas. »[5]. La spécificité des soins palliatifs – mais n’est-ce pas vrai de tout soin ? – réside dans le face-à-face assumé avec l’approche de la mort. L’impuissance n’est pas alors celle de la médecine mais celle de la condition humaine, définie par l’écart entre le rêve de toute-puissance et la confrontation aux limites du réel. Il est également éthique et philosophique : l’intégration dans la pratique des soignants et des bénévoles d’une part assumée d’impuissance semble ouvrir une brèche dans l’éthique du devoir, fondée sur l’exercice de la « volonté bonne ». Comme si « accomplir son devoir » devenait une formule inopérante face à l’inéluctable. Comme si une forme de responsabilité éthique s’inaugurait dans l’épreuve de l’impuissance. Parcourons tout d’abord le socle éthique sur lequel repose la référence à la puissance pour valider l’agir. La notion de vertu en dit déjà long sur la conjonction entre morale et pouvoir dans les philosophies antiques et classiques. La virtu latine, c’est la « virilité », la puissance, la maîtrise de la raison sur les passions. L’action digne de louange est celle par laquelle s’exerce une puissance sur les choses et sur soi-même, celle par laquelle l’humanité domine la nature hors de soi et en soi. Comme si l’impuissance, conçue comme échec, devait à tout prix être surmontée ou peut-être vengée. La pensée de Lévinas développe les figures de l’impuissance –la fatigue, l’insomnie, la paresse – pour montrer qu’il n’y a pas que la volonté qui puisse être bonne, mais que la rencontre du visage, dans sa nudité et sa fragilité, est une épreuve éthique décisive.[6]
Nous reviendrons aussi sur Freud qui pose l’impuissance comme la source de tous les motifs moraux. Quel est le rapport de l’impuissance à l’impossible ? Y a -t-il d’autres impossibles que le Réel ? Tout autre impossible est construit, située : « ça pourrait ne pas être ».
Impossible : Étymol. et Hist. A. Adj. 1. Ca 1227 « qui ne peut être, qui ne peut se faire » chose impossible « très difficile » (J. Froissart, Chron., éd. G. Raynaud, IX, 97 : lieu impossible pour assiéger); 3. a) 1784 « qui dépasse les limites de l’ordinaire, extravagant » 1843 « qui semble ne pas pouvoir exister, fantastique, irréel » (Gautier, Tra los montes, p. 118 : On se sent transporté dans un monde inouï, impossible et cependant réel); c) 1862, mars « qui ne peut pas avoir d’issue, de solution » situation impossible (Goncourt, loc. cit.); 4. a) 1828 « qui ne convient pas; qui ne correspond plus à la situation donnée » (Guizot, Hist. civilisation, 3eleçon, p. 20); b) 1857 « insupportable [en parlant d’une personne] Empr. au lat.impossibilis « qui ne peut pas être, qui ne peut pas se faire », en b. lat. au sens actif de « qui ne peut agir », dér. avec le préf. in- à valeur négative de possibilis (possible*).
A. − [En parlant de choses]
1. [D’un point de vue objectif] Qui ne peut être ou ne peut se produire ; dont l’existence est exclue. Événement impossible. Que deux soit à la fois pair et impair est impossible (Piguet1960) :
♦ Sans issue, très difficile.
2. [D’un point de vue subjectif] Qui ne peut être réalisé ni imaginé. Synon. Incroyable
B. − [En parlant de pers.]
1. Dont le caractère, le comportement, les pratiques sont difficilement supportables.
2. Inaccessible, ingouvernable, indomptable
Synonymes : Difficile, incroyable, impraticable, insupportable, invivable, inadmissible, extravagant, bizarre, absurde
Là où les définitions de l’impuissance concernaient en premier les lieux des personnes, la notion d’impossible concerne en premier des choses, des actions. Contrairement à une idée courante, pour Paolo Virno c’est l’augmentation infinie des puissances (des possibles) qui génère une paralysie frénétique. Pour lui, l’impuissance découle de l’abondance et non de la pénurie. « Les formes de vie contemporaines sont marquées par l’impuissance. Une paralysie frénétique affecte l’action et le discours. Qu’il s’agisse d’un amour idyllique ou de la lutte contre les beaux messieurs du travail précaire, on ne parvient ni à faire ce qu’il faudrait faire, ni même à encaisser de manière appropriée les coups que nous subissons…Les formes de vie contemporaines sont marquées par une impuissance due à l’excès désordonné de puissance, c’est-à-dire provoquées par l’accumulation oppressante et lancinante de capacités, de compétences, d’aptitude. La lamentation apathique sur un prétendu manque de dynamis (terme par lequel les Anciens désignaient la puissance) s’avère n’être d’aucun secours pour comprendre l’esprit du temps. Ne sont en cause, ni un vide incongru, ni une pénurie affligeante. Il s’agit plutôt de la surabondance d’une dynamis (puissance) qui, empêchée pour de nombreuses et différentes raisons de se convertir en un ensemble d’actes soigneusement conçus, ne fait que stagner et macérer. D’une dynamis vouée à se périmer comme de la nourriture qui s’accumule au fond d’un réfrigérateur ».[7]
On pourrait dire que nous sommes souvent face à une agitation fébrile, inopérante, stérile. Virno rappelle la nécessité de la limite ou plus précisément de la limitation. « Limitation : ce terme mérite une place d’honneur…Une faculté ne s’actualise que si elle est circonscrite, freinée, orientée »[8] « En résumé, l’impuissance contemporaine a pour origine la pleine possession d’une puissance qui résiste pourtant à passer à l’acte, au moment où ce passage est escompté, opportun, recherché. Elle n’est donc pas confrontée à l’absence de capacité, mais à l’inhibition durable de son exercice effectif ».[9]
Nous verrons plus tard la définition que Virno fait de la puissance /impuissance, et de la distinction entre puissance et actes de puissance. C’est l’absence de ces actes qui correspondent à l’impuissance. L’impuissance n’est pas la perte de la puissance mais la non-effectuation des actes qui lui correspondent. D’ailleurs nous ne sommes pas puissants ou impuissants, ça ne se décline pas avec le verbe être, mais avec le verbe avoir. La puissance est là, mais elle est actualisée ou pas. Nous y reviendrons ! Haud Guéguen et Laurent Jeanpierre, dans leur livre : « La perspective du possible : comment penser ce qui peut nous arriver et ce que nous pouvons faire ? » font le même constat. D’un côté on ne cesse de constater l’écrasement des possibles, beaucoup de discours disent que les possibles se restreignent, mais de l’autre nous constatons une illimitation des possibles et jamais on a autant fait appel à la nécessité individuelle de mettre en jeu son potentiel, de se réaliser.
« L’originalité des temps actuels tient plutôt de la coexistence pacifique entre cette religion du réel (appel au réalisme – le TINA de Magareth Tatcher en 1970 – there is no alternative- c’est-à-dire pas d’alternative au capitalisme du marché, promu par les gouvernements néolibéraux – évaluation permanente entre possibles désirables et indésirables, qui ramène bien souvent le possible au probable…) et la célébration du possible. À côté de l’injonction au réalisme, le « tout est possible », la croyance dans l’existence de possibilités illimitées, est l’un des énoncés directeurs des idéologies dominantes, et avec lui l’ignorance, la dénégation de l’impossible » p 8. « Le possible est devenu un signifiant-maitre ».[10]
À suivre Lacan[11] : Un signifiant maitre, donc un symptôme de notre civilisation ?
Évoquant Musil, L’homme sans qualité, les auteurs soulignent : La « puissance demeure contrainte, elle n’a rien d’inconditionnel : s’ils restent dénués du sens des réalités, les hommes du possible sont condamnés à l’action vaine et ses effets, à la contemplation, ils risquent de se complaire dans l’indifférence et le spleen. Ulrich, – le personnage de Musil- est un de ceux-là : il laisse tellement ouvertes les possibilités, qu’il se présente au début du roman, sans dessein, ni destin. Passif, relativiste en matière morale, spectateur du monde et de la vie il réagit plus qu’il n’agit ». Avec Virno nous nous attarderons sur cette différence entre agir et réagir.
Mais poursuivent-ils la page suivante : « L’exaltation du potentiel, des individus et de leur absence de limites, évidemment séduisante sinon flatteuse, permet de mobiliser l’énergie psychique requise par le fonctionnement social dominant, dans l’entreprise en particulier ». Nous reviendrons sur certaines questions soulevées par ce livre, entre le possible réel et irréel, concret et abstrait, désirable, indésirable. Mais aussi sur la mise en ordre réaliste de la réalité.
Si selon Laure Barillas, l’impuissance est un concept oublié ou peu étudié en philosophie politique ou morale, celui de possible au contraire est en vogue ou en plein essor depuis une vingtaine d’année eu particulier. La question du possible est comprise comme une issue au sentiment d’impuissance et d’absence d’horizon qui caractérise(rait) notre époque. « Le possible se caractérise par l’idée d’un pouvoir-être-autrement ou d’une transformabilité de l’objet soumis à la critique ». C’est l’espoir ! Ça fait rêver ! et d’ailleurs la journée d’étude organisée en 2018 à Strasbourg s’intitulait : Résister, insister, inventer des possibles.
Dans un livre « Éloge du Conflit », Miguel Benasayag (éd. La Découverte, 2007) fait une critique de l’espoir. La conséquence fréquente de l’espoir est de discipliner les hommes. Au nom de la promesse on accepte la discipline du bon leader, celui qui connaît les chemins vers l’espoir. L’espoir maintient les gens sous tutelle. Ceux qui espèrent doivent accepter l’autorité des maîtres libérateurs et prophètes. Les espoirs libèrent les gens de « leur puissance d’agir » (Spinoza) car il les maintient dans l’attente du bon moment, du bon ordre. L’espoir est un moyen de discipliner les gens dans nombreuses dimensions de la vie sociale. Et l’on fait de l’espoir la raison du sacrifice du présent au profit de l’avenir. Renoncer à l’espoir ce n’est pas se complaire dans un sentiment d’impuissance ou dans l’idée que ça ne servirait à rien. Au contraire il s’agit de renoncer à l’espoir pour mieux libérer la puissance de création du présent. Il s’agit de désinvestir un avenir idyllique pour mieux investir un présent qui relève lui de la construction locale opposée à l’espoir global. C’est le contraire du pessimisme. Abandonner l’espoir sans abandonner le désir de continuer, c’est renoncer à la solution finale, au terminus historique. C’est abandonner la croyance en une ligne du progrès continu de l’histoire humaine. C’est une pensée du conflit comme fondement de l’être. Ce dont il s’agit, c’est de déployer les possibles de chaque époque, sans références autres ».
Arrêter de rêver, sans renoncer à agir ? Pour Fitzgerald, « la marque d’une intelligence de 1er plan est qu’elle est capable de se fixer sur deux idées contradictoires sans pour autant perdre la possibilité de fonctionner. On pourrait pouvoir dire que les choses sont sans espoir, et cependant être décidés à les changer » in la Fêlure, p 476.
Besoin de voir aujourd’hui ce qui est « encore possible » ! Sans trop s’illusionner mais sans tomber dans le réalisme TINA-ien (there is no alternative). Rester du côté des « ça ne va pas de soi » pour reprendre un terme de Oury. Faire avec l’impuissance, faire avec l’impossible (vrai) – le Réel. « Même les dieux se soumettent à la nécessité » disaient les Grecs.
Dans « Trois capacités négatives », Philips Adam écrit « Comment s’est -il fait que quelque chose d’aussi fondamental pour l’existence que notre impuissance, soit devenue si proche de la désespérance ? … Peut-on faire l’expérience de l’impuissance sans réenchanter le monde ? »[12] (Selon le sociologue Max Weber, le désenchantement est la reconnaissance que notre pouvoir est dépourvu de magie (rédemptrice). Cette notion qu’il forge en 1917 désigne le processus du recul des croyances religieuses et magiques au profit des explications scientifiques). « Peut-on admettre notre impuissant sans faire appel à ce que Léo Bersani appelle la culture de la rédemption ? »[13]
Trois capacités négatives donc. Capacité négative (terme de Keats). « C’est la qualité qui contribue à former un homme accompli lorsqu’il est capable d’être dans l’incertitude, les mystères, les doutes sans courir avec irritation après le fait et la raison ». Ces trois capacités sont : être en embarras, être perdu, être impuissant – trois capacités négatives, éprouvées dans l’enfance, récusées plus tard…
S’appuyant sur la pièce de Shakespeare Henry VI, et plus particulièrement sur le personnage de Richard, duc de Gloucester, le futur Richard III, Adam Philips prend la défense « de l’impuissance dont nous ne voulons pas penser que nous sommes issus »[14]. « En psychanalyse, il me semble que la question a toujours porté sur ce qu’il convient de faire quant à l’impuissance, plutôt que sur l’impuissance comme partie intégrante de la nature humaine …l’impuissance peut-elle être pensée comme un bien, et si oui lequel ? se demande-t-il alors »[15].
« I am myself, alone » se vante Richard, prétendument libre par rapport aux règles, aux normes, aux obligations inévitables. Mais en désavouant tout lien à autrui, Richard dans le même mouvement admet leur existence. Il pense avoir été ou être capable de se passer, du besoin, du regard des autres. La position de Richard, n’est pas sans m’évoquer une problématique assez fréquente de jeunes de Visa-Vie, qui a déjà été abordée à travers entre autres, la question de l’insoumission. Car le reconnaitre, reconnaitre notre besoin des autres, s’est se reconnaitre dépendant, incomplet, insuffisant, fragile – aujourd’hui le terme utilisé est vulnérable. Philips parle de frustration pour caractériser cette « révélation » à soi-même et aux autres, des choses sans lesquelles on ne peut vivre mais qu’on ne peut se procurer soi-même. « Être capable de ressentir cette frustration, nécessite une dose d’impuissance »[16].
Ceci fait écho à l’Hilflosigkeit chez Freud : détresse, désarroi, impotence, que l’on peut traduire aussi par impuissance. Selon Philips, Richard n’a de cesse d’annuler sa propre impuissance, ne cesse d’affirmer sa propre invulnérabilité (ou tentative d’invulnérabilité). Car même si notre condition humaine impose d’avoir à en passer par l’Otre A /a, cette condition porte en elle une part d’insupportable. J’introduis là l’aliénation dont viendra nous parler JC Weber. Son séminaire de cette année s’intitule : « Engagement, aliénation, impuissance : les soignants à bout de force ».
Non seulement la question taraudante de « que me veut l’autre ? » « che vuoi ? » resurgit, mais aussi celle de son bon vouloir…. Être vitalement dépendant du bon vouloir de l’autre peut être insupportable et fabrique parfois des vies suspendues (migrants, justice…). Et pourtant, nos « débuts ont l’impuissance pour lieu » poursuit Philips. Pour terminer j’indique que l’on pourrait aussi allait (re)voir du côté de Robert Dany-Dufour sur la néoténie : « Lettre sur la nature humaine à l’usage des survivants »[17]. Je vous lis un fragment de la 4ème de couverture : ce livre traite de « l’être humain en tant qu’espèce animale tout à fait particulière : elle naît inachevée. Et c’est cet inachèvement est ce qui va lui permettre, paradoxalement de dominer les autres espèces… Qu’en est-il aujourd’hui où, grâce aux technosciences, l’espèce humaine se dote de plus en plus de moyens pour sortir de son inachèvement ? Sommes-nous les derniers hommes ? ».
[1] Béatrice Hibou, La Bureaucratisation du monde, éd La Découverte, 2012
[2] Maurizio Ferraris, La mobilisation totale, éd puf, 2016
[3] Antoine Garapon et J Lassègue, Le numérique contre le politique, éd puf, 2021
[4] Jacques Lacan, Rome 1953, Les Écrits publiés en 1966.
[5] Olivier Maret, Pour une éthique de l’impuissance- Levinas, Presses universitaires de Grenoble | « Jusqu’à la mort accompagner la vie », 2018/2 N° 133 | pages 7 à 11
[6] Lévinas E., Totalité et infini, Le livre de poche, 1971. Lévinas E., Éthique et infini, Le livre de poche, 1982.
[7] P. Virno, De l’impuissance : la vie à l’époque de sa paralysie frénétique, éd de l’Éclat,
[8] P.Virno, op cité
[9] P.Virno, op cité
[10] H. Gueguen et L. Jeanpierre, « La perspective du possible, éd La Découverte, 2022
[11] J.Lacan, 5 mai 1965, Les problèmes cruciaux pour la psychanalyse ; 24 janvier 1962, J.Lacan, séminaire L’identification
[12] Philips Adam, « Trois capacités négatives », éd L’Olivier, 2009
[13] Philips Adam, op cité
[14]Philips Adam, op cité
[15] Philips Adam, op cité
[16] Philips Adam, op cité
[17] Robert Dany-Dufour, « Lettre sur la nature humaine à l’usage des survivants », Calmann-levy, 1999