Freud, Butler, Foucault

06/02/2021
Laure Barillas

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Freud, Butler, Foucault

  Toujours réflexion sur les rapports entre culture et pouvoir, et la place du malaise dans cette relation à partir de la description qu’en fait Freud dans Malaise dans la civilisation.

Avant de commencer, je voudrais partir d’un point précis : pourquoi à l’heure actuelle, on ne peut pas aller au musée, au cinéma, au théâtre ? Dans des lieux dits de divertissement ? On sait globalement que ce ne sont pas des lieux dans lesquelles la contamination peut être importante, comme les bars, cafés ou restaurants. Alors pourquoi ? Je suis allée lire Nietzsche pour trouver une réponse : et sa réponse serait probablement que c’est une punition nécessaire à produire, entretenir la mauvaise conscience qui rend acceptable les restrictions que nous subissons actuellement.

Je voudrais proposer une réflexion sur la relation entre pouvoir, malaise et subjectivité. A la lecture du texte de Freud, la question qui m’est venue, outre celle de son rapport à la politique, est celle des effets du malaise sur la subjectivité.

Pour répondre à cette question, on peut convoquer une grande lectrice de Freud, mais aussi de Foucault, qui est Judith Butler. Connue en France pour être la grande théoricienne de la question du genre (son livre Trouble dans le genre 1990) elle développe aussi une réflexion sociale et politique sur la vulnérabilité, ce qu’elle appelle la précarité. Le grand livre sur cette question c’est La Vie psychique du pouvoir. Penser une théorie du pouvoir avec une théorie de la psyché.

Projet de Butler dans ce livre : penser Foucault avec Freud et produire une théorie de l’assujettissement et de la subjectivité à l’aide de l’un (qui pense le pouvoir) et l’autre (qui pense la psyché). Comment le sujet est-il formé dans l’assujettissement ? La formation de la subjectivité passe à la fois par un attachement passionné au pouvoir, à ce qui nous contraint, et en même un désir de s’en affranchir. Butler écrit : « il n’y a pas de formation du sujet sans un attachement passionné à l’assujettissement. » Qu’est-ce qui se passe quand les contraintes deviennent trop visiblement arbitraires ? Quels sujets devenons-nous quand la relation d’attachement à la contrainte est contrariée ? »

La question qui se pose est celle de savoir comment on incorpore, on internalise des nouveaux effets du pouvoir, qui ont une visibilité radicale dans notre quotidien, les masques, le couvre-feu, et qui se produisent très rapidement.

La question que je voudrais poser à l’aide de Butler à Freud est la suivante : « Comment se fait-il que le sujet, considéré comme la condition et l’instrument de l’agence, soit en même temps l’effet de la subordination, comprise comme la privation de l’agence ? Si la subordination est la condition de la possibilité d’agir, comment l’action peut-elle être pensée en opposition aux forces de subordination ? » Aucun individu ne devient un sujet sans être d’abord soumis ou subir une « subjectivation » mais arrivons-nous à une soumission stérile, délétère ? Une soumission sans ambivalence, face à laquelle rien ne bouge ? Face à laquelle on ne peut se retourner sur soi (on va voir que cette image de la subjectivité comme retour sur soi est présente chez Freud, Nietzsche, Althusser). Et sommes-nous arrivés à un moment où il n’y a plus d’ambivalence dans le pouvoir ? Est-ce que la culture nous impose trop sans rien nous donner en échange ? Est-ce que la culture saisit une possibilité de réprimer plus qu’il ne se doit ?

Depuis le début de la crise sanitaire, on a beaucoup parlé de biopolitique avec Foucault, mais moi je voudrais plutôt parler de subjectivité, toujours avec Foucault. Qu’est-ce que nos conditions de vie actuelles font à notre subjectivité ? Qu’est-ce que cela change dans nos subjectivités d’être confinés, reconfinés, de voir nos mouvements limités dans l’espace public, de voir le visage de l’autre masqué, de ne se rapporter à lui ou à elle en premier que comme source de contamination potentielle ?

Pour comprendre un peu pourquoi Freud, Butler et Foucault (et Nietzsche, si on a le temps), peuvent nous aider à penser ces questions, il faut revenir à une définition de ce qu’ils ont en partage dans la conception de la subjectivité :

Ces quatre penseurs ont en commun de penser la subjectivité dans ses rapports avec le pouvoir, dans une double relation d’assujettissement et d’autonomie : pour le dire simplement, pour chacun d’entre eux, c’est le pouvoir qui en s’exerçant sur nous, nous crée. On a donc une relation tout à fait ambivalente avec le pouvoir, à la fois ce qui s’exerce sur nous, nous limite, nous contraint et en même temps ce qui nous libère. Tout ça est bien connu, on a besoin de quelque chose à quoi s’opposer. La question que je voudrais poser ici c’est si on n’atteint pas, dans le moment contemporain, les limites d’un pouvoir qui s’exerce sur nous au point de ne plus créer la subjectivité mais la détruire. On retrouve ici en fait le fondement du pacte social dont on avait parlé la dernière fois : pourquoi accepter le joug des lois, d’un souverain, de toutes les limitations qui étreignent notre liberté naturelle sinon pour gagner autre chose, une liberté politique, qui comprend bien sûr une dimension de sécurité, de protection de sa propre vie. Mais bien sûr tout est dans cette ambivalence : renoncer à ça pour gagner autre chose, qu’on juge plus précieux. Toute la question est de savoir à quel moment le pouvoir qui s’exerce sur nous ne bascule pas de l’autre côté : ne nous prive-t-il pas de tout pour ne pas gagner assez.

Pour Butler, le sujet est un effet de la sujétion/assujettissement. Ambivalence dans le rapport au pouvoir : à la fois ce qui nous opprime et nous produit. Double temporalité du pouvoir : d’abord ce qui nous produit et ensuite ce qui permet l’agentivité, la puissance d’agir du sujet.  « La sujétion est une subordination que le sujet s’impose », qui vient de lui ou elle ; la sujétion est alors le récit par lequel un sujet devient le garant de sa résistance et de son opposition au pouvoir. Le pouvoir est à la fois l’antécédent du sujet et son effet instrumental.

Dans notre rapport au pouvoir, il y a alors cette ambivalence « le sujet émerge à la fois comme l’effet d’un pouvoir qui le précède et comme la condition de possibilité pour une forme radicalement conditionnée d’agentivité ».

« Il n’y a pas de transition conceptuelle à faire entre le pouvoir comme étant extérieur au sujet, agissant sur lui ou elle, et le pouvoir comme constitutif du sujet, l’agissant ».

On l’avait vu dans le texte de Freud : c’est ce marchandage, cet échange qui est à l’origine de la culture : contraindre et réprimer certaines pulsions, affects, les rediriger, les sublimer.

Pour comprendre cette relation de bascule entre pouvoir et subjectivité, on peut aller justement voir du côté de Butler. Dans l’introduction de La Vie psychique du pouvoir, elle explique que :

« Nous avons l’habitude de penser au pouvoir comme à ce qui presse le sujet de l’extérieur, comme à ce qui subordonne, met en dessous et relègue à un ordre inférieur. C’est certainement une description juste d’une partie de ce que fait le pouvoir. Mais si, à la suite de Foucault, nous comprenons le pouvoir comme formant aussi le sujet, comme fournissant la condition même de son existence et la trajectoire de son désir, alors le pouvoir n’est pas simplement ce à quoi nous nous opposons mais aussi, dans un sens fort, ce dont nous dépendons pour notre existence et ce que nous abritons et préservons dans les êtres que nous sommes.

La « soumission » signifie le processus de subordination du pouvoir ainsi que le processus de devenir un sujet. Que ce soit par l’interpellation, au sens d’Althusser, ou par la productivité discursive, chez Foucault, le sujet est initié par une soumission primaire au pouvoir.

Ainsi, si la soumission est une condition de la sujétion, il est logique de se demander : quelle est la forme psychique que prend le pouvoir ? »

« Le terme « subjectivation » est porteur d’un paradoxe en soi : l’assujettissement désigne à la fois le devenir du sujet et le processus de sujétion – on n’habite la figure de l’autonomie qu’en se soumettant à un pouvoir, une sujétion qui implique une dépendance radicale. Pour Foucault, ce processus de subjectivation s’effectue de manière centrale à travers le corps. »

On peut en effet ici expliciter la théorie que Foucault développe en particulier dans Surveiller et punir :

« Foucault suggère que le prisonnier n’est pas régi par une relation de pouvoir extérieure, par laquelle une institution prend un individu prédéterminé comme cible de ses objectifs subordonnés. Au contraire, l’individu est formé ou, plutôt, formulé à travers son « identité » discursivement constituée en tant que prisonnier. La soumission est, littéralement, la fabrication d’un sujet, le principe de régulation selon lequel un sujet est formulé ou produit. Cette sujétion est une sorte de pouvoir qui non seulement agit unilatéralement sur un individu donné comme une forme de domination, mais qui active ou forme aussi le sujet. Par conséquent, l’assujettissement n’est pas simplement la domination d’un sujet ou sa production, mais désigne un certain type de restriction de la production, une restriction sans laquelle la production du sujet ne peut avoir lieu, une restriction par laquelle cette production a lieu. Bien que Foucault tente parfois de soutenir que le pouvoir juridique historique – le pouvoir agissant sur des sujets, les subordonnant, les prédestinant – prévaut sur le pouvoir productif, la capacité du pouvoir à former des sujets, avec le prisonnier, il est clair que le sujet produit et le sujet régulé ou subordonné ne font qu’un, et que la production obligatoire est sa propre forme de régulation. »

« Pourtant, Althusser et Foucault s’accordent à dire qu’il y a une subordination fondatrice dans le processus d’assujettissement. Dans l’essai d’Althusser Idéologie et appareils idéologiques d’État, la subordination du sujet se fait par le biais du langage, comme effet de la voix autoritaire qui salue l’individu. Dans l’exemple tristement célèbre que donne Althusser, un policier salue un passant dans la rue, et le passant se retourne et se reconnaît comme celui qui est salué. Dans l’échange par lequel cette reconnaissance est proférée et acceptée, l’interpellation – la production discursive du sujet social – prend place. De manière significative, Althusser n’offre pas la moindre indication sur la raison pour laquelle cet individu se retourne, acceptant la voix comme lui étant adressée, et acceptant la subordination et la normalisation effectuées par cette voix. Pourquoi ce sujet se tourne-t-il vers la voix de la loi, et quel est l’effet d’un tel tournant dans l’inauguration d’un sujet social ? Ce sujet est-il coupable et, dans l’affirmative, comment est-il devenu coupable ? La théorie de l’interpellation pourrait-elle exiger une théorie de la conscience ? »

Butler va développer l’idée que ce retournement, se retourner face à l’interpellation c’est une image de la conscience, chez Freud comme chez Nietzsche. Ce retournement sur soi c’est même le processus de subjectivation.

« Si, au sens nietzschéen, le sujet est formé par une volonté qui se retourne sur elle-même, prenant une forme réflexive, alors le sujet est la modalité du pouvoir qui se retourne sur lui-même ; le sujet est l’effet du pouvoir en recul. »

« Le sujet qui est à la fois formé et subordonné est déjà impliqué dans la scène de la psychanalyse. La reformulation de la subordination par Foucault comme étant non seulement ce qui est pressé sur un sujet mais ce qui forme un sujet, c’est-à-dire ce qui est pressé sur un sujet par sa formation, suggère une ambivalence à l’endroit où le sujet émerge. Si l’effet de l’autonomie est conditionné par la subordination et que la subordination ou la dépendance fondatrice est rigoureusement réprimée, le sujet émerge en tandem avec l’inconscient. »

La relation d’attachement et de critique au pouvoir : Butler prend l’exemple de l’enfant.

S’il n’y a pas de formation du sujet sans un attachement passionné à ceux par qui il est subordonné, alors la subordination s’avère centrale dans le devenir du sujet. Comme condition pour devenir un sujet, la subordination implique d’être dans une soumission obligatoire. En outre, le désir de survivre, « d’être », est un désir omniprésent et exploitable. Celui qui tient la promesse d’une existence continue joue sur le désir de survivre. « Je préfère exister dans la subordination que de ne pas exister » est une formulation de cette situation difficile (où le risque de « mort » est également possible).

« Il n’y a pas de possibilité de ne pas aimer, là où l’amour est lié aux exigences de la vie. L’enfant ne sait pas à quoi il s’attache ; pourtant, le nourrisson comme l’enfant doivent s’attacher afin de persister en soi et en tant que tel. Aucun sujet ne peut émerger sans cet attachement, formé dans la dépendance, mais aucun sujet, au cours de sa formation, ne peut jamais se permettre de le « voir » pleinement. Cet attachement dans ses formes primaires doit à la fois se réaliser et être nié, sa réalisation doit consister en un déni partiel, pour que le sujet émerge. »

« Le désir visera à démêler le sujet, mais il sera contrecarré par le sujet au nom duquel il opère. Une vexation du désir, qui s’avère cruciale pour la sujétion, implique que pour que le sujet persiste, le sujet doit contrecarrer son propre désir. Et pour que le désir triomphe, le sujet doit être menacé de dissolution. Un sujet retourné contre lui-même (son désir) apparaît, sur ce modèle, comme une condition de la persistance du sujet. Pour désirer les conditions de sa propre subordination, il faut donc persister en tant que soi-même. Que signifie embrasser la forme même du pouvoir – régulation, interdiction, suppression – qui menace de se dissoudre dans un effort, précisément, de persister dans sa propre existence ? »

« Circuits de la mauvaise conscience » : Nietzsche et Freud

« Si, chez Freud, la conscience est un attachement passionné à la prohibition, un attachement qui prend la forme d’un retour sur soi, la formation de l’ego se fait-elle comme le résultat sédimenté de cette forme particulière de réflexivité ? La forme nominative « ego » va alors réifier et masquer l’accumulation itérative de ce mouvement réflexif. De quoi est constituée cette réflexivité ? Qu’est-ce qu’on dit pour revenir sur quoi ? Et qu’est-ce qui compose l’action de « se retourner sur » ? Je veux suggérer que cette circularité logique dans laquelle le sujet semble à la fois présupposé et non encore formé, d’une part, ou formé et donc non présupposé, d’autre part, est améliorée quand on comprend que chez Freud comme chez Nietzsche cette relation de réflexivité est toujours et seulement figurée, et que cette figure ne fait aucune revendication ontologique. Se référer à une « volonté », et encore moins à son « retour sur elle-même », est une étrange façon de parler, étrange parce qu’elle figure un processus qui ne peut être ni détaché ni compris en dehors de cette même figuration.

Pour clarifier ce dernier point, il est important de reconsidérer la thèse selon laquelle le châtiment précède la conscience, et que la conscience peut être comprise comme l’internalisation sans problème du châtiment, sa trace mnémonique. Bien qu’il existe des moments clairement textuels où Nietzsche semble plaider en faveur d’une telle priorité temporelle du châtiment par rapport à la conscience, il existe également des points de vue concurrents chez Nietzsche qui remettent en question cette prise en compte séquentielle. »

Ici je vous propose de retourner un moment au texte de Nietzsche :

Méthode de la généalogie appliquée à la justice : l’origine de la justice pour Nietzsche est liée à la notion de faute, de culpabilité qui est très proche de celle de dette (en allemand c’est la même origine, le mot Schuld). Dans Humain trop humain, (I, §92), Nietzsche affirme que la justice a été pensée par des hommes à la puissance comparable : parce qu’il n’y a pas de supériorité qui s’impose, le conflit ne conduirait qu’à des pertes de tous les côtés. C’est pour ça qu’à la place, on en est venu à un système d’échanges et de négociations. « Le caractère de troc est le caractère initial de la justice ». Nietzsche montre donc que la justice n’obéit pas un à principe de moralité mais plutôt de prudence et de conservation. A travers la généalogie du concept de châtiment, par lequel on va remonter à la valeur de la justice, il va apparaître que la justice n’a pas pour vocation première l’attribution des responsabilités mais plutôt celle de compensation et de répartition.

Nietzsche : § 7 « Partout où l’on cherche des responsabilités, c’est généralement l’instinct de punir et de juger qui est à l’œuvre. (…) Les hommes ont été considérés comme “libres” pour pouvoir être jugés et punis, -pour pouvoir être coupables ». C’est l’une des 4 grandes erreurs recensées dans la section du Crépuscule des Idoles sous le titre « erreur du libre-arbitre ».

Erreur du libre arbitre. — Il ne nous reste aujourd’hui plus aucune espèce de compassion avec l’idée du « libre arbitre » : nous savons trop bien ce que c’est — le tour de force théologique le plus mal famé qu’il y ait, pour rendre l’humanité « responsable », à la façon des théologiens, ce qui veut dire : pour rendre l’humanité dépendante des théologiens… Je ne fais que donner ici la psychologie de cette tendance à vouloir rendre responsable. — Partout où l’on cherche des responsabilités, c’est généralement l’instinct de punir et de juger qui est à l’œuvre. On a dégagé le devenir de son innocence lorsque l’on ramène un état de fait quelconque à la volonté, à des intentions, à des actes de responsabilité : la doctrine de la volonté a été principalement inventée à fin de punir, c’est-à-dire avec l’intention de trouver coupable. Toute l’ancienne psychologie, la psychologie de la volonté n’existe que par le fait que ses inventeurs, les prêtres, chefs des communautés anciennes, voulurent se créer le droit d’infliger une peine — ou plutôt qu’ils voulurent créer ce droit pour Dieu… Les hommes ont été considérés comme « libres », pour pouvoir être jugés et punis, — pour pouvoir être coupables : par conséquent toute action devait être regardée comme voulue, l’origine de toute action comme se trouvant dans la conscience (— par quoi le faux-monnayage in psychologicis, par principe, était fait principe de la psychologie même…). Aujourd’hui que nous sommes entrés dans le courant contraire, alors que nous autres immoralistes cherchons, de toutes nos forces, à faire disparaître de nouveau du monde l’idée de culpabilité et de punition, ainsi qu’à en nettoyer la psychologie, l’histoire, la nature, les institutions et les sanctions sociales, il n’y a plus à nos yeux d’opposition plus radicale que celle des théologiens qui continuent, par l’idée du « monde moral », à infester l’innocence du devenir, avec le « péché » et la « peine ». Le christianisme est une métaphysique du bourreau…

Nietzsche y soutient que les hommes ont été considérés comme libres pour pouvoir être jugés et punis, pour pouvoir être coupables. Par conséquent toute action devait être regardée comme voulue. Cette invention de la responsabilité pour Nietzsche est une invention des théologiens visant à rendre l’humanité, dit Nietzsche, dépendante des théologiens eux-mêmes. Ce n’est pas seulement la réactivation de la thèse des Lumières du complot des prêtres. C’est une thèse généalogique visant à dégager un champ de force là où on prétend à une description objective de faits. Qui veut que l’homme soit libre ? Comment évaluer le régime vital de celui qui veut qu’il y ait la liberté ? Quel type de vie de celui qui veut cela ? La thèse de Nietzche pose l’arbitre comme une fonction du jugement.  Juger, c’est arbitrer : c’est être en mesure de se situer par-delà les parties en jeu, en sorte d’être impartial, non engagé. Tel était le sens du terme arbitre : le témoin caché, non public, qui ne prend pas part à l’affaire dont il est question (Benvéniste). Nietzsche nous dit que cet arbitre n’est pas caché car il serait suprasensible, la liberté nouménale du sujet. Non l’arbitre est caché car il est inventé pour avoir cette fonction. La fonction de l’arbitre est d’être caché : il est inventé pour cela, pour être le témoin en nous, invisible, permanent, de nos actes (la conscience). Cette instance n’est pas neutre, il n’y a pas de forces neutres, non engagées : l’arbitre est le produit d’une volonté de juger qui est partie prenante d’une lutte entre les faibles et les forts. Il n’est pas au-delà des parties en jeu, il est l’instrument d’une lutte entre faibles et forts, entre les forts qui affirment leur puissance (je suis bon, donc tu es méchant) et qui dominent en vertu de leur puissance propre, et les faibles, impuissants, qui déploient dès lors d’autres moyens que ceux de la force. L’homme du ressentiment sépare la force de ce qu’elle peut, en la retournant contre elle-même, transformant l’innocence de la domination, par déploiement extérieur nécessaire de la force, en jugement porté contre cette puissance propre au nom de la liberté supposée de ne pas la déployer. L’oiseau de proie se déploie en force de prédation de façon nécessaire, la proie soutient qu’il pourrait ne pas le faire. C’est celui qui est fort qui ne peut s’empêcher de déployer sa force. Le jugement censé témoigner l’invention du libre arbitre est donc une instance de déviation de la vie, une maladie, la vie retournée contre elle-même, c’est la mauvaise conscience qui n’est en réalité qu’un autre nom de la conscience : la mauvaise conscience est un autre nom de la conscience, ce pour quoi la conscience a été inventée. Dès lors, le jugement n’est pas une instance d’évaluation, mais une instance de dévaluation. Condamner n’est pas une activité parmi d’autres du jugement, c’est la fonction même du jugement. « Le juge est un bourreau sublimé » (Gai Savoir, FP, 11 (100))

Fable chez Nietzsche qui oppose les agneaux aux oiseaux de proie. Cette égalité que professe la justice est simplement la façade du ressentiment.

La justice n’est en fait que l’apparence de la vengeance orchestrée par ceux qui éprouvent du ressentiment :

Le ressentiment est un affect plus précisément, une forme de haine rentrée, caractérisée par l’impuissance, et s’exprimant comme volonté de vengeance, avec cette spécificité toutefois qu’elle ne se traduit pas par une lutte frontale mais par la recherche d’un dédommagement imaginaire.

L’action du ressentiment n’est jamais qu’une réaction à l’opposé du pathos de la distance, elle n’est jamais création spontanée ; son geste fondamental est une opposition à une instance différente de soi- même, qui présuppose donc la présence d’une autorité antérieure, d’une évaluation déjà présente (voir La généalogie de la morale, l, § 10). Le couple axiologique « méchant/bon » (par opposition au couple « bon/mauvais») est la création interprétative la plus caractéristique de l’esprit du ressentiment sous l’action de la haine et de la vengeance, il réinterprète la force comme libre de se manifester ou non, de produire ses effets ou non – donc comme responsable de ses manifestations. C’est ce découplage – illégitime – de la force et de ses manifestations qui permet à l’esprit du ressentiment d’interpréter la force comme méchanceté et d’inaugurer le renversement des valeurs aristocratiques.

Le troisième traité de La généalogie de la morale précise le statut du ressentiment, que Nietzsche fait d’abord intervenir de manière assez brutale en s’en tenant à quelques indications laconiques. Le sens de cet affect n’apparaît pleinement qu’une fois interprété à partir de la psychologie de la volonté de puissance, en l’occurrence une fois élucidé le lien qui l’unit à la souffrance. Car le ressentiment, auquel Nietzsche reconnaît pour cette raison une fonction « physiologique » de narcotique, est essentiellement une réaction visant à faire cesser une souffrance, et ce en faisant souffrir à son tour, processus qui fonde dans son ensemble le second type fondamental de morale, dans lequel entre par exemple la morale ascétique du christianisme. Au cœur de cet affect se trouve donc en quelque sorte un phénomène d’échange de la souffrance. « Tout être qui souffre cherche en effet instinctivement une cause à sa souffrance; plus exactement encore un agent, plus précisément encore, un agent coupable susceptible de souffrance, – bref quelque chose de vivant sur lequel il puisse, sous un prétexte quelconque, décharger ses affect de manière active ou en effigie […] C’est uniquement là que se trouve, selon ma conjecture, la véritable causalité physiologique du ressentiment’ de la vengeance et des phénomènes qui leur sont apparentés, donc dans un désir d’engourdir la douleur grâce à l’affect.» (La généalogie de la morale, III, § 15). Le ressentiment ne peut être, par conséquent, considéré comme un fait brut de la nature humaine, ni une donnée immédiate de l’analyse de la morale – Nietzsche n’en fait en aucun cas 1′ « essence » de la morale, c’est-à- dire de toute morale. Par la formule de « soulèvement d’esclaves », Nietzsche désigne la logique interprétative caractéristique du ressentiment et de la faiblesse elle est marquée par le primat d’affects négatifs, pénétrés d’hostilité, mais dénués de la spontanéité créatrice propre à la force. Ce processus relevant de la vie des valeurs explique en particulier le dernier grand renversement axiologique, celui qu’a instauré le christianisme. L’insurrection de Luther à l’encontre de l’Église romaine constitue pour Nietzsche un autre exemple de cet Au/stand, de ce soulèvement.

À l’arrière-plan de la généalogie du châtiment se trouve la critique de la subjectivité : notre être « n’est pas une grandeur invariable, nous avons des humeurs et des fluctuations » (HTH I, §32) », il est « une sphère instable d’opinions et d’humeurs » (HTH I, §376). Nietzsche s’oppose à une conception d’un sujet qui serait identique à soi, qui aurait une identité ou une essence. La justice punit alors toujours un autre que celui qui a commis le crime : « Celui qui est puni n’est plus celui qui a commis l’acte » (A, §52).

Analyse de la conscience : enracinée dans le corps, refus du dualisme corps et esprit qui fonde la religion et la métaphysique.

Idée très intéressante selon laquelle ce qui parvient à la conscience n’est pas ce qui nous est de plus singulier mais au contraire l’expression du grégaire en nous. La conscience est avant tout destinée à la communication. Elle ne retient et n’exprime que ce qui est commun, général, grégaire. Il s’oppose à la conception de la conscience comme intériorité, qui rejoint presque toujours, une conception substantielle de la subjectivité : « la conscience, c’est une surface » (Ecce Homo, II, § 9)

Retour à Butler : « Considérons l’affirmation générale selon laquelle la régulation sociale du sujet impose un attachement passionné à la régulation, et que cette formation de la volonté se fait en partie par l’action d’une répression. Bien que l’on soit tenté de prétendre que la régulation sociale est simplement intériorisée, prise de l’extérieur et introduite dans la psyché, le problème est plus complexe et, en fait, plus insidieux.

J’espère montrer, d’abord à travers une considération de Nietzsche, puis par rapport à Freud, comment la notion même de réflexivité, en tant que structure émergente du sujet, est la conséquence d’un « retour sur soi », d’un auto-bénéfice répété qui en vient à former le terme impropre de « conscience », et qu’il n’y a pas de formation du sujet sans un attachement passionné à l’assujettissement. »

De manière significative, Nietzsche attribue un pouvoir créatif ou formateur à la conscience, et le fait de se retourner sur soi-même n’est pas seulement la condition de la possibilité du sujet, mais la condition de la possibilité de la fiction, de la fabrication et de la transfiguration. En effet, Nietzsche remarque que la mauvaise science fabrique l’âme, cette étendue d’espace psychique intérieur. Si le sujet est compris comme une sorte de fiction nécessaire, alors il est aussi l’une des premières réalisations artistiques présupposées par la morale. Les réalisations artistiques de la mauvaise conscience dépassent la portée du sujet.

Nietzsche propose un récit qui cherche à rendre compte de cette formation, mais son récit sera dès le départ affligé par la conscience même qu’il cherche à découvrir pour nous. L’affirmation selon laquelle la conscience est une fiction ne doit pas être confondue avec l’affirmation selon laquelle la conscience est arbitraire ou dispensable ; au contraire, il s’agit d’une fiction nécessaire, sans laquelle le sujet grammatical et phénoménologique ne peut exister. Mais si son statut de fiction ne dispense pas de sa nécessité, comment devons-nous interpréter le sens de cette nécessité ? Plus précisément, que signifie le fait de dire qu’un sujet n’émerge que par l’action de se retourner sur lui-même ? Si ce retour sur soi est un trope, un mouvement qui est toujours et seulement figuré comme un mouvement corporel, mais qu’aucun corps n’exécute littéralement, en quoi consistera la nécessité d’une telle figuration ? Le trope apparaît comme l’ombre d’un corps, l’ombre de la violence de ce corps contre lui-même, un corps sous forme spectrale et linguistique qui est la marque signifiante de l’émergence de la psyché.

Un autre endroit chez Freud où cela devient très clair est la discussion sur la formation de la conscience dans Malaise dans la civilisation, où il s’avère que l’interdiction de l’homosexualité que la conscience est censée édicter ou articuler fonde et constitue la conscience elle-même comme un phénomène psychique. L’interdiction du désir est ce désir qui se retourne sur lui-même, et ce retour sur lui-même devient l’origine même, l’action même de ce qui est rendu attractif par le terme « conscience ».

Freud écrit dans Malaise dans la civilisation « la conscience morale (ou plus exactement la peur, qui devient plus tard conscience morale) est certes la cause du renoncement pulsionnel, mais qu’ensuite le rapport s’inverse. Chaque renoncement pulsionnel devient désormais une source dynamique de la conscience morale, chaque nouveau renoncement augmente sa sévérité et son intolérance ».

Selon Freud, les impératifs auto-imposés qui caractérisent la voie circulaire de la conscience sont donc poursuivis et appliqués précisément parce qu’ils sont maintenant le lieu même de la satisfaction qu’ils cherchent à interdire. En d’autres termes, la prohibition devient l’occasion de revivre l’instinct sous la rubrique de la loi condamnante. La prohibition reproduit le désir prohibé et s’intensifie par les renoncements qu’elle opère. L' »après-vie » du désir interdit a lieu par le biais de la prohibition elle-même, où la prohibition non seulement soutient, mais est soutenue par le désir qu’elle force au renoncement. En ce sens, le renoncement a lieu par le biais du désir même auquel on renonce : le désir n’est jamais désavoué, mais il est préservé et réaffirmé dans la structure même du renoncement.

Cet exemple nous ramène à la figure avec laquelle nous avons commencé, la figure de la conscience comme se retournant sur elle-même comme s’il s’agissait d’un corps recroquevillé sur lui-même, recroquevillé à la pensée de son désir, pour qui son désir est symptomatisé comme cette posture de recul. La conscience est ainsi figurée comme un corps qui se prend pour objet, contraint à une posture permanente de narcissisme négatif (…).

Considérons comment les efforts contemporains de régulation de l’homosexualité au sein de l’armée américaine sont eux-mêmes la formation régulatrice du sujet masculin, celui qui consacre son identité par le renoncement comme un acte de parole : dire « je suis homosexuel » est bien tant qu’on promet aussi « et je n’ai pas l’intention d’agir ». La suppression et le maintien de l’homosexualité dans et par la posture circulaire par laquelle un corps prononce son propre renoncement, accède à sa régulation par la promesse. Mais cette déclaration, aussi contraignante soit-elle, sera sujette à la parole, à la récitation de la moitié de la phrase seulement, à la déformation de la promesse, à la reformulation de la confession comme un défi, au silence. Cette opposition puisera dans le pouvoir par lequel elle est contrainte et s’y opposera, et ce court-circuit du pouvoir réglementaire constitue la possibilité d’un geste postmoral vers une liberté moins régulière, qui, dans la perspective d’un ensemble de valeurs moins codifiables, remet en cause les valeurs de la morale.

Passage de Freud : « et si seulement nous pouvions mieux accorder cela à la genèse que nous connaissons de la conscience morale, nous serions tentés de professer cette thèse paradoxale : la conscience morale est la conséquence du renoncement pulsionnel ; ou encore : le renoncement pulsionnel (imposé de l’extérieur) crée la conscience morale, qui exige ensuite un autre renoncement pulsionnel.”

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