2 thèses qui peuvent nous intéresser dans Eichmann à Jérusalem[1] :
- il est difficile de juger le mal, surtout dans sa forme la plus banale (et aussi la plus extrême)
- le jugement, cette fois-ci pas dans son sens judiciaire, est ce qui préserve du mal par le maintien d’une relation à soi.
En 1960, Adolf Eichmann est attrapé en Argentine et extradé en Israël où se tient son procès. Série de problèmes philosophiques et juridiques qui se posent qui vont la conduire à affirmer dans ce texte qu’il y a « une banalité du mal », contre le concept kantien de mal radical ou diabolique. On y reviendra. Et ensuite problème juridique d’un crime inédit que le droit n’avait pas anticipé ; le droit se retrouve dans la situation particulière de devoir créer des normes au fur et à mesure, a posteriori, après les faits. Cela a commencé avec les procès de Nuremberg en 1945. Arendt insiste sur le fait « qu’il fallait que ce procès ait lieu dans l’intérêt de la justice. Rien de plus ». Elle met en garde contre ceux qui considèrent le procès Eichmann comme celui du totalitarisme ou du nazisme. On se souvient que dans Les Origines du totalitarisme, Arendt avait affirmé que le totalitarisme avait essentiellement un fonctionnement bureaucratique qui s’affranchissait de la distinction entre le bien et le mal.
« Les clichés, les phrases toutes faites, l’adhésion à des codes d’expression ou de conduite conventionnels et standardisés, ont socialement la fonction reconnue de nous protéger de la réalité, de cette exigence de pensée que les événements et les faits éveillent en vertu de leur existence. » (Considérations morales, p. 29) Penser ce qu’on fait, c’est ça avoir une conscience. Arendt reprend une distinction qui vient de Kant : celle de la connaissance et de la pensée. La recherche produit de la connaissance mais il faut que cette connaissance fasse elle-même l’objet d’une pensée. La connaissance, le savoir est au ras de la chose qu’elle sait ou connaît, il n’y a pas de distance. Alors que la pensée marque toujours l’interruption d’une action, elle est suspension. Autre différence : la pensée traite toujours d’objets absents, qui ne sont pas présents sensiblement, par les sens alors que la connaissance est en contact direct avec ce qu’elle connaît. L’objet de la pensée est toujours une représentation, alors que celui de la connaissance peut être un objet très concret. Autrement dit, quand je pense je me retire d’une certaine manière du monde concret et sensible, alors que quand je connais j’agis, je produis une connaissance en contact direct avec mon environnement. (Par exemple Arendt dit que quand je suis en contact avec quelqu’un, en sa présence, je ne pense pas à lui, j’enregistre des perceptions qui pourront ensuite alimenter la pensée. Si je pense à une personne en sa présence, c’est que je me retire du moment présent, que j’agis comme si elle n’était pas là). Si on le résume la pensée est de l’ordre de la quête du sens, donc de l’éthique, et la connaissance, du côté de la soif de savoir.
Dans Eichmann à Jérusalem Hannah Arendt introduit le motif de la «banalité du mal » qu’elle substitue dans cet ouvrage à ce qu’elle avait, dans Le système totalitaire, qualifié de «radical» en le référant explicitement à Kant. En sorte que le mal indéniable, absolu, extrême, qui organisait ses actes ne peut, selon elle, être dit «radical ». Le mal génocidaire n’est donc pas un mal radical, un mal pervers mais un mal banal, sans profondeur. Énorme controverse déclenchée à la parution d’Eichmann à Jérusalem : en France, des intellectuels, dont Jankélévitch se demande dans un article si Arendt n’est pas nazie. Puisqu’on lui reproche d’amoindrir l’horreur du mal nazi : « Les actes étaient monstrueux mais le responsable – tout au moins le responsable hautement efficace qu’on jugeait alors – était tout à fait ordinaire, comme tout le monde, ni démoniaque, ni monstrueux. »
Reproche qu’on lui adressait d’avoir minimisé la Shoah : « Rien n’est plus éloigné de mon propos que de minimiser le plus grand malheur du siècle… Il est plus facile d’être victime d’un diable à forme humaine que d’être la victime d’un principe métaphysique, voire d’un quelconque clown qui n’est ni un fou ni un homme particulièrement mauvais… Ce qu’aucun de nous n’arrive à surmonter dans le passé, ce n’est pas tant le nombre de victimes que précisément aussi la mesquinerie de cet assassinat collectif sans conscience de culpabilité et la médiocrité dépourvue de pensée de ce prétendu idéal. » (Le « cas Eichmann et les Allemands », in Politique et pensée, Actes du Colloque organisé par le Collège international de philosophie, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1996.)
Arendt précise sa position dans sa correspondance avec Gershom Scholem: «Vous avez tout à fait raison: j’ai changé d’avis et je ne parle plus de « mal radical »… A l’heure actuelle, mon avis est que le mal n’est jamais « radical », qu’il est seulement extrême, et qu’il ne possède ni profondeur ni dimension démoniaque. Il peut tout envahir et ravager le monde entier précisément parce qu’il se propage comme un champignon. Il « défie la pensée », comme je l’ai dit, parce que la pensée essaie d’atteindre à la profondeur, de toucher aux racines, et du moment qu’elle s’occupe du mal, elle est frustrée parce qu’elle ne trouve rien. C’est là sa « banalité ». Seul le bien a de la profondeur et peut être radical ». (L’échange de lettres entre Arendt et Scholem à la suite de la publication d’Eichmann à Jérusalem a été publié en français dans Fidélité et utopie, Calmann-Lévy, 1978.)
Pour que le mal soit radical, il faut qu’il s’oppose à une loi morale comme c’est le cas chez Kant. Pour Arendt, inversement le mal est une véritable grandeur négative (il n’est pas une simple absence ou privation, il a une positivité qui lui est propre).
Petit rappel sur le mal radical ou diabolique chez Kant : prenant le contre-pied des moralistes classiques, Kant affirme en effet que le mal n’a pas sa source dans l’irrationalité des passions.
Kant appelait mal radical cette volonté absolument perverse et incompréhensible de faire le mal pour le plaisir de faire le mal. Si j’agis mal c’est que je consens fautivement à ce que je sais devoir ne pas être fait. Mal agir c’est ou bien aller contre une règle civile ou bien aller contre une règle que je pose parce qu’elle est en elle-même bonne. Dans La religion dans les limites de la simple raison, Kant distingue 3 degrés de la volonté mauvaise :
- fragilité : je ne suis pas la règle droite que je me donne
- impureté : je suis la règle droite pour des motifs douteux
- méchanceté : je fais passer le respect de la règle droite après des considérations qui ne sont pas morales.
Dans chacun de ces degrés, l’oppostion à la règle droite n’est pas directe, elle est tributaire d’une faiblesse de la volonté : je ne veux pas le mal parce qu’il est le mal, mais parce que je me laisse détourner du respect de la règle morale par mes désirs. De l’usage de ma volonté je suis comptable, le consentement à une inclination n’est pas en lui-même fautif mais il peut l’être s’il va contre la règle. Mais un usage de la volonté pour le mal, donc une position de l’action méchante comme telle, n’est pas soutenable.
- ce qui rend intelligible que j’agisse mal est le consentement fautif à une inclination dès lors que la satisfaction de cette inclination me conduit à aller contre la règle que j’ai posée
- ce qui m’est imputable, c’est ce consentement si l’inclination n’est pas la cause mais que je suis la cause de ce consentement.
- J’ai à me prescrire de ne pas faire passer la satisfaction et les inclinations avant le souci de rectitude
Pourquoi cette compréhension faible de la volonté du mal est insuffisante ? A cause du plaisir, de ce que Kant appelle la volonté diabolique ou la perversité. C’est le plaisir que je prends à aller contre ce que je sais ne pas devoir faire. Vouloir le mal, c’est vouloir m’opposer à la règle suprême, celle que j’attribue à l’auteur de mon être, à mon créateur.
En effet, dans la première partie de La Religion dans les limites de la simple raison, Kant propose deux concepts : l’un minimal (volonté animale : les inclinations donnent à la volonté la règle, si je suis méchant, c’est qu’une inclination guide ma volonté. Kant refuse ce concept. La volonté est mauvaise non par une inclination mais par le consentement à une inclination, c’est pourquoi je suis mis en cause. Je ne suis pas méchant par avidité), l’autre maximal (celui d’une volonté diabolique : la règle que la volonté se donne est l’opposition à la règle droite en tant qu’elle est droite. La volonté du mal est lucide et principelle. C’est en connaissance de cause que la volonté s’oppose à la règle droite et le principe de la position de la volonté diabolique est l’opposition à la règle droite. Et il est en quelque sorte facile de juger un crime fait par une volonté perverse ou diabolique au sens kantien : puisqu’il y a conscience de l’opposition à la règle, que la jouissance de la perversité vient justement de la conscience de cette transgression, il est facile de juger le diabolique. Pour Arendt, il est beaucoup plus difficile de juger le génocidaire nazi, justement parce que le mal commis n’est pas issu d’une volonté diabolique mais d’une volonté banale, d’une volonté faible, sans profondeur. Il n’y a pas de principe moral attaqué, pas de conscience du bien et du mal, il y a seulement une structure bureaucratique qui supprime la distinction entre bien et mal. (structure en oignon des régimes totalitaires).
Ce qui est à nouveau en cause, c’est l’herméneutique du mal dans le jugement : c’est comment interpréter les signes du mal. Ici on peut faire référence à une théorie importante du droit chez Ricoeur : celle de l’équivocité du signe. Cela se trouve dans la section « le tragique de l’action » dans Soi-même comme un autre. Il y a deux façons de comprendre un signe : soit comme indication soit comme expression. Et la justice est l’institution pour Ricoeur qui doit faire parler le signe, qui doit l’interpréter dans une direction ou dans l’autre. Et c’est cela qui se joue dans un procès : la mise en scène de l’interprétation, au début du procès règne l’incertitude sur le sens des signes, à la fin le jugement rend une interprétation des signes qui met fin à l’incertitude. Il y a donc le signe indication : on est toujours dans l’incertitude, tel élément du passé de Meursauf dans l’Étranger fait signe vers sa culpabilité, telle déclaration de Eichmann indique sa culpabilité, mais tout est encore une fois laissé à l’interprétation. Si on considère que le signe est interprétation, alors plus de doute, on est dans l’ordre de la certitude et le jugement peut être rendu sans crainte. Ricoeur le répète à de nombreuses reprises : juger, ce n’est pas constater mais « réfléchir ». On est donc seulement du côté de signes comme indication et non pas comme expression. On se souvient de la distinction kantienne entre jugement déterminant (simplement subsumer le cas sous la règle) et jugement réfléchissant (trouver la règle nouvelle auquel se rapporte le cas). Dans le jugement déterminant, l’universel est premier et le singulier doit s’y conformer. Dans le jugement réfléchissant, la faculté de juger est la recherche de l’universalité à partir du singulier. Et c’est cela qui constitue l’acte de juger pour Ricoeur et Arendt. Cela veut donc dire que le droit doit être attentif à l’opacité du monde vécu, qui ne livre pas ses significations clairement dans des signes fixes et univoques. Et en ce sens, si l’on a déjà une conception universelle première de ce qu’est le mal, cela ne peut que nous conduire à émettre des jugements déterminants et pas des jugements réfléchissants. D’une certaine façon, Arendt vide le mal de sa substance, n’en permet plus une compréhension universelle et univoque.
Eichmann a commis un crime qui se rapporte à cette nouvelle catégorie de crime « les massacres administratifs » comme le dit Arendt dans le Post-Scriptum de Eichmann à Jérusalem. Selon elle, c’est en « l’étrange lien entre l’absence de pensée et le mal que réside la leçon du procès de Jérusalem » (p 495). La banalité du mal n’est pas du tout exceptionnelle. Sa possibilité se trouve en chacun de nous. Ce que fait Arendt d’une certaine façon c’est de donner à l’herméneutique du mal dans le cadre du procès une compréhension non morale du mal. Au cours de son procès, Eichmann cite approximativement l’impératif catégorique kantien.
Le mal génocidaire, le mal selon Eichmann est encore plus difficile à juger puisqu’il se dérobe aux catégories habituelles : Arendt le définit par cette absence de pensée. Or comment juger celui qui ne pense pas ? Ce qui est très compliqué c’est que le mal n’est pas motivé, il n’a pas de motif recevable par une cour de justice (passion, orgueil, perversité, conviction idéologiques, volonté de nuire, folie, pathologie, etc.). Dans un registre très différent, on retrouve le même caractère insaisissable du mal et de la décision de tuer que dans l’Étranger.
Si le mal est difficile à juger, Arendt va montrer dans Considérations morales que c’est en fait le jugement sur soi qui permet justement de se tenir éloigné du mal : Arendt donne l’exemple de Socrate et Richard III, hommes de réflexion, pour Richard III hanté par sa conscience. Le mal c’est alors le refus d’un rapport à soi, « l’absence de pensée » de Eichmann. Ce qui fait une conscience c’est la distance à soi, la possibilité d’un regard critique, d’une analyse, d’un jugement sur soi. C’est cela la réflexivité, le retour sur soi. Pour Arendt, le mal n’est donc ni une question d’intelligence ou de devoir mais de jugement. La banalité du mal c’est donc le refus du jugement de soi, c’est la tentative de coller purement et simplement à ses actes. Sauver le jugement, c’est se tenir éloigné du mal.
[1] H.Arendt, « Eichmann à Jérusalem », publication originale en 1963