Apologue sur la fiction et la vérité

où l’on rencontre Winnicott sur les pas de don Quichotte  

09/03/2019
Michel Constantopoulos

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Apologue sur la fiction et la vérité

 « Si ce que je dis comporte une parcelle de vérité, les poètes en auront déjà traité ». D.W. Winnicott

« Ce que j’ai dit a pris l’allure d’une île, les gens doivent y mettre du leur pour y aller »[1]. C’est par ces mots que Winnicott a décrit sa principale trouvaille : l’aire (espace) intermédiaire, dont il a fait le lieu des phénomènes transitionnels. Telle une île, cette aire est baignée d’un côté par la mer intérieure, la réalité psychique, l’Autre Scène freudienne, lieu du fantasme, et de l’autre par la réalité dite externe, constituée par ce qui nous parvient du monde en tant que séparé de nous-mêmes. Cette notion sera notre point de départ dans l’étude de la fiction, et de son rôle dans l’avènement du sujet. Elle nous mènera jusqu’au Don Quichotte de Cervantès, œuvre emblématique de la fiction moderne. Intermédiaire, elle aussi, entre vérité et mensonge, la fiction allait frayer la voie vers le sujet divisé et la psychanalyse, inaugurant l’aire de la vérité subjective.

Aire intermédiaire, aire de fiction. D’abord, le contexte historique : il n’est pas indifférent qu’en 1940, l’Angleterre soit seule à se battre toutes voiles dehors contre les forces de l’Axe, qui occupent la quasi-totalité du continent, à l’exception de la Russie, qui profite d’un pacte de non-agression, et de la Grèce, qui affronte en Albanie l’Italie fasciste. Isolé, le royaume est bombardé sans répit par la Luftwaffe, ce qui oblige les autorités à évacuer les enfants vers le nord du pays, les séparant ainsi de leurs familles. Parmi ces jeunes déportés, nombreux sont ceux qui présenteront dans l’après-guerre des troubles psychiques variés, dont nous auront à parler plus loin. Ces symptômes du Blitz seront aux limites de l’analysable, et vont susciter en réponse des pratiques thérapeutiques inventives, auxquelles Lacan rendra un hommage appuyé lors de sa visite en Grande Bretagne, en parlant de « victoire morale du peuple anglais ».[2]

C’est en effet dans l’immédiat après-guerre, en 1951, que le psychanalyste anglais Donald Woods Winnicott va produire la notion d’objet transitionnel, pour décrire ce qui survient dans ce qu’il appelle « aire intermédiaire d’expérience », qu’il situe « entre le pouce et l’ours en peluche ». Il y range des phénomènes aussi divers que le gazouillis du nouveau-né, les mélodies chantonnées par l’enfant plus grand au moment de s’endormir, ainsi que l’utilisation d’objets que l’enfant est dans l’incapacité de reconnaître comme « non-moi ». Alors qu’il suce son pouce, il lui arrive ainsi de porter de l’autre main à sa bouche un objet qui se trouve à sa portée (tel un bout de tissu), l’introduisant dans cet espace d’indétermination entre lui-même et sa mère, moi et non-moi, perte et présence. Cet espace, en lien avec la pensée et l’activité fantasmatique, est celui de la fiction, car il fait partie à la fois de la réalité intérieure et de la vie extérieure, constituant ainsi :

« une tâche humaine interminable qui consiste à maintenir, à la fois séparées et reliées l’une à l’autre, réalité intérieure et réalité extérieure ».[3]

La valeur subjective de ce processus est en général reconnue par l’entourage de l’enfant et notamment de la mère, dite « suffisamment bonne », qui le maintient dans cette illusion entre réalité extérieure et capacité créative. Il s’agit par exemple de l’illusion que le sein fait partie de l’enfant, jusqu’à ce qu’il soit prêt à le créer en tant qu’objet extérieur. La mère lui offre également son visage, dans lequel il se mire en tétant[4] (allusion explicite au stade du miroir de Lacan[5]). Le pas essentiel accompli par Winnicott consiste à dire que, chez l’être humain, la fiction précède la vérité :

« On peut dire à propos de l’objet transitionnel, qu’il y a là un accord entre nous et le bébé comme quoi nous ne poserons jamais la question : ‘Cette chose, l’as-tu conçue ou t’a-t-elle été présentée du dehors ?’ L’important est qu’aucune prise de décision n’est attendue sur ce point. La question elle-même n’a pas été formulée ».[6]

Fiction et vérité coexistent au sein d’un paradoxe nécessaire, dont la contradiction n’a pas à être levée. L’objet transitionnel se situe ainsi en amont de la question de la vérité, à l’abri de l’épreuve de réalité : c’est à cette condition que l’empire de la fiction, à savoir l’aire intermédiaire, va permettre au petit d’homme de se constituer en tant que sujet. Cet enjeu n’échappera pas à Lacan, qui fera de l’objet transitionnel le point de départ de son invention de l’objet a : « c’est à partir de (l’objet transitionnel) que nous avons d’abord formulé l’objet a », dira-t-il.[7] Il situe l’objet transitionnel à la place de la petite balle du Fort-Da, « juste avant l’apparition du sujet barré, au moment où (celui-ci) s’interroge par rapport à l’autre en tant que présent ou absent. C’est le lieu par lequel le sujet entre dans le symbolique ».[8] Lacan souligne « le caractère de cession de l’objet », et place l’objet transitionnel parmi les objets cessibles : « un petit bout arraché à quelque chose, à un lange le plus souvent ». Ainsi, l’objet a sera un support, un « suppléant » pour le sujet, qui sera « en quelque sorte précédé » par lui et aura à se constituer au-delà[9] : « Le sujet comme tel, fonctionne d’abord au niveau de cet objet transitionnel ».[10]

Progressivement désinvesti par l’enfant, cet objet va ensuite se répandre dans le domaine culturel dans son ensemble, englobant autant la création artistique que le sentiment religieux, mais aussi des phénomènes tels que le fétichisme, le mensonge, le vol, la toxicomanie, etc. Comme nous le verrons, ces situations de défense contre l’« effondrement » (breakdown), ont en commun le sentiment d’avoir été « laissé tomber », alors qu’on était encore démuni et sans défense. Retenons pour l’instant que « les objets et phénomènes transitionnels font partie du royaume de l’illusion, qui est à la base de l’initiation de l’expérience ».[11] La continuité établie par Freud, entre le jeu de l’enfant et la culture, est ici confirmée. Mais si l’aire intermédiaire, ce terrain de jeu (playing), est le royaume de la fiction, la question est de savoir comment celle-ci a fait son entrée dans notre monde. Comme nous allons voir à présent, la réponse à cette question comporte une date : 1605, et un événement : la parution du Don Quichotte de Cervantès .[12]

Naissance de la fiction moderne. Pour la plupart d’entre nous, le terme « fiction » évoque une histoire inventée que nous lisons pour nous divertir, tout en ayant conscience qu’elle n’est pas vraie. Mais comme le propose William Egginton[13], à bien réfléchir à ce qui se passe en nous lorsque nous parcourons une page de littérature ou que nous suivons un film, nous constatons que nous nous plaçons en même temps à l’intérieur et à l’extérieur du récit que nous lisons ou suivons sur l’écran. Nous restons nous-même, voyant le monde sous un certain angle, et devenons à la fois quelqu’un d’autre, de différent, ou évoluant dans un monde différent du nôtre. Cette possibilité, de nous situer sur plusieurs plans en même temps, nous semble aujourd’hui aller de soi, mais en réalité ce fut un pas accomplit par Cervantès en 1605, date où parut Don Quichotte. Un chemin s’est ouvert alors, qui allait mener trois siècles plus tard à la psychanalyse, lorsqu’un adolescent du nom de Sigmund Freud allait apprendre l’espagnol à la seule fin de lire Don Quichotte dans l’original. Dans une lettre à sa fiancée Martha, il racontera qu’avec son meilleur ami du moment, Silberstein, « tous deux en tirèrent leur mythologie et leur langage privé tiré surtout de Cervantès ».[14]  Etant allés jusqu’à fonder leur propre Academia Castellana, les deux amis échangèrent des lettres signées Cipion et Berganza, du nom des deux chiens philosophes qui font leur apparition ébouriffante dans les Nouvelles exemplaires de l’auteur de Don Quichotte. Le fait est que Cervantès inaugura une expérience inédite, dont nous n’avons pas de témoignage chez les Anciens. Pour ces derniers, le terme fiction désignait une description fausse ou imaginaire. Aristote, dans sa Poétique, distingue les œuvres littéraires en Histoire, « racontant les événements qui sont arrivés », et Poésie, se rapportant à « des événements qui pourraient arriver »[15]. Celle-ci, capable de divertir à la fois et d’enseigner, serait « d’un caractère plus élevé que l’Histoire, car elle raconte plutôt le général, l’histoire le particulier ». Mais dans les deux cas, c’est l’action qui primait : la tragédie est définie comme « l’assemblage des actions accomplies, car (elle) imite non pas les hommes mais une action et la vie ». Quant aux personnages du drame, ils « reçoivent leurs caractères par surcroît et en raison de leurs actions ».[16]

Tout autre est le cas de la fiction moderne, qui nous faire vivre sur plusieurs registres différents, voire contradictoires, sans nous sentir forcés de rejeter l’un ou l’autre ; ceci la rapproche des expériences de l’enfant dans l’aire intermédiaire, où réel et irréel n’ont pas à être distingués. Par cette mise à l’écart de la question de la vérité objective, la fiction exerce sur nous son attirance, enrichissant en complexité et en épaisseur notre vision de la vie, exactement comme pour l’enfant. Elle nous fait voir le non vrai comme vrai, la poésie comme histoire, nous initiant à un type de vérité autre que ceux impliqués par les deux catégories d’Aristote : ni vrai ni fausse, mais subjective. Or ce fait est datable historiquement, car en même temps que Cervantès écrivait son roman, un peintre comme Velasquez montrait, avec « Les Ménines », combien nous sommes captifs d’une vision du monde partielle, qui ne pourra jamais se totaliser. Ainsi, pour Lacan, non seulement la vérité est « structurée comme une fiction », mais il faudra l’affubler du néologisme « varité » pour exprimer ce fait nouveau, où la fiction moderne rejoint la découverte de l’inconscient autour d’un sujet affecté d’une division constitutive.

Le livre qui est paru en cet hiver 1605 surprit tout le monde, exigeant du lecteur d’admettre que, tout en ne faisant pas partie de la réalité, il ne pouvait être traité autrement. Ce lecteur était invité, à l’instar d’un enfant, à suspendre son jugement[17] pour adopter simultanément deux positions contraires : l’une naïve, prête à croire tout ce qu’on lui conte, l’autre avertie, soumettant au doute chaque parcelle du récit. Cet hiver-là, au cœur du plus puissant empire du monde, l’Espagne, rongée déjà par le déclin économique et le marasme politique, le public, comme un seul homme, s’est passionnée pour ce livre. Les libraires voyaient leur stock s’épuiser du jour au lendemain. Ceux qui savaient lire, se passaient de main en main des copies de plus en plus usées par la lecture. Quant à ceux qui ne savaient pas, ils se rassemblaient dans des auberges, places de village ou tavernes pour assister à des lectures publiques. Serrés autour de vieilles tables en bois usé, leur chopine de vin à la main, dans la fumée de la cheminée qui les réchauffait tant bien que mal, ils tendaient l’oreille non pas à des récits héroïques, ni à des amours idylliques de bergers arcadiens, ni même à des vies de saints morts sous le martyre. Dans l’ambiance paillarde et populaire si bien assortie à cette lecture neuve, ils avaient la primeur de cet incipit devenu immortel :

« Dans un village de la Manche, dont je ne veux pas me rappeler le nom, vivait il n’y a pas longtemps un de ces gentilshommes avec lance et râtelier, bouclier de cuir à l’ancienne, levrette pour la chasse et rosse efflanquée »[18].

Vous aurez reconnu don Quichotte, qui allait devenir le plus illustre des héros de la littérature mondiale. Membre vieillissant de la petite noblesse, après avoir été assez naïf pour échanger une grande partie de ses terres contre des livres de chevalerie, il s’est pris d’une telle passion pour eux que, ayant passé ses jours comme ses nuits à les lire, il est entré dans la peau de leurs héros, et s’est mis lui-même en chemin en tant que chevalier errant. Redressant les torts, livrant partout combat contre le mal, il se voyait invincible, et allait rendre son nom immortel comme ceux des protagonistes de ses romans préférés. Si ce héraut de l’illusion a pu parler au cœur des auditeurs, les touchant au plus profond d’eux-mêmes, c’est qu’il ne leur était pas étranger. Les personnages qu’il rencontrait faisaient partie de leur quotidien le plus banal : muletiers et femmes de ménage, paysans et prostitués, barbiers et aubergistes, que notre hidalgo prenait avec panache pour des nobles dames, des riches châtelains ou des adversaires redoutables, pour la plus grande joie du public, émerveillé, comme l’enfant, devant le miracle de la fiction.

Or ce héros aurait aussi bien pu passer pour un bouffon, un pauvre fou, être raillé et moqué, comme cela arrivait souvent à cette époque, où la tolérance envers les simples d’esprit faisait bon ménage avec la dérision. Pourtant, au fil des pages, nous le voyons se transformer, devenir quelqu’un de radicalement autre, et ceci à travers sa rencontre avec Sancho Pansa, un paysan qu’il va persuader d’être son écuyer. Ce changement apparaît dans l’aventure emblématique des moulins à vent. L’épisode est bien connu : don Quichotte croit apercevoir des géants hostiles là où il n’y a que des moulins ; son écuyer, qui incarne la sagesse populaire, essaie de l’en dissuader. Mais lorsque l’assaut est donné, et le chevalier, emporté dans les airs avec son cheval, retombe lamentablement meurtri, l’écuyer, à la surprise générale, ne s’en moque point. Il décide au contraire de l’accepter et de lui venir en aide :

« Dieu le veuille ; pour ce qui est de moi, je crois tout ce que vous me racontez. Mais redressez-vous un peu, monsieur, vous êtes tout de travers ; c’est sans doute à cause de votre chute »[19].

Ce moment, selon Egginton, est, dans l’histoire de l’homme moderne, celui où la vérité subjective entre comme élément déterminant dans l’appréciation de la réalité. Ces deux personnages, dont la vision du monde est si différente, vont s’accepter à travers une amitié naissante, qui ne laisse de surprendre tout le monde, eux-mêmes en premier :

« Si j’avais deux sous de sagesse, il y a longtemps que j’aurais quitté mon maître », confie Sancho plus loin dans le roman : « Mais c’est le destin qui l’a voulu, pour mon malheur : je n’y suis pour rien, je ne peux pas faire autrement que de suivre ; nous sommes du même pays, j’ai mangé son pain ; ce n’est ni un méchant homme ni un ingrat, il m’a donné ses ânons[20]. Et puis surtout, je suis fidèle ; et je vous préviens tout de suite que, tant que je ne serai pas à dix pieds sous terre, rien ne pourra nous séparer »[21].

Ce n’est donc pas malgré mais du fait de leur différence que leur amitié prend vie : Sancho s’attache à ce qu’il ne comprend pas ; son maître l’a initié à un monde dont il était au départ exclu, mais dont il ne veut plus se passer, celui de la fiction. Tels deux enfants qui jouent, partageant le paradoxe de l’illusion, les deux amis se laissent prendre volontiers à des aventures rocambolesques aux espérances extravagantes et irréelles[22]. Don Quichotte se caractérise par un manque de distance par rapport à son personnage, restant prisonnier de ce que le philosophe britannique John Austen appelle « fonction performative » de la langue. C’est ce qui arrive, par exemple, lors d’un mariage, lorsque le prêtre dit : « Je vous déclare mari et femme » ; sa parole prend aussitôt effet, modifiant la réalité, et créant ce qu’elle énonce. Pour notre héros, tout ce qui concerne la chevalerie fonctionne sur ce mode. Ainsi, dans un spectacle de marionnettes, voyant une troupe de soldats Maures poursuivre un couple de chrétiens, il se lève aussitôt, et tirant son épée, il taille en pièces les poursuivants, détruisant les marionnettes et démolissant le théâtre. Sa fureur finit par retomber, et on ose alors lui rappeler qu’il ne s’agissait que d’un spectacle ; voici ce qu’il répond :

« En vérité, messieurs qui m’écoutez, je vous le dis : j’ai pris au pied de la lettre tout ce qui s’est passé devant moi. Ma bile s’est échauffée, et j’ai voulu, comme me l’impose ma profession de chevalier errant, me porter au secours des amants »[23].

Don Quichotte était-il donc fou ? La question revient à plusieurs reprises au fil du roman, mais la réponse de l’auteur reste jusqu’au bout ambiguë, laissant le lecteur d’en décider, lui qui sait bien que, face à la fiction, tous les hommes sont des enfants. Or le roman de Cervantès se déroule dans un environnement qui diffère de celui de l’enfant, du fait que l’illusion est loin d’être ici à l’abri de la contestation. Les figures féminines qui croisent le chemin du héros, n’ont rien de la mère « suffisamment bonne », n’hésitant pas à se livrer à des jeux séducteurs trompeurs et autres railleries peu amènes à ses dépens. À défaut de sécurité, l’aire intermédiaire d’expérience est ouverte aux quatre vents du mensonge. La tromperie emprunte les traits du magicien maléfique, où l’on peut déceler un antécédent du « malin génie » de Descartes. En effet, dans la seconde Méditation métaphysique, le philosophe soumet ce qui provient des sens à un doute systématique : il est possible, se dit-il, que tout ce que me disent mes sens soit faux (du fait, justement, de l’action d’un malin génie) mais cela n’empêche que je continue à être moi-même en tant qu’être pensant : « Qu’il me trompe autant qu’il peut, il ne fera pourtant jamais que je ne sois rien tant que je penserai être quelque chose »[24]. On peut dire, comme le soutient Egginton, que cette idée sans précédent dans l’histoire de la philosophie trouve son ébauche dans les pages de Don Quichotte, à travers l’encantador maligno (enchanteur maléfique), dont les agissements hantent notre hidalgo. Voici, par exemple, ce qu’il en dit à son fidèle écuyer après que celui-ci ait contesté une de ses nombreuses lubies :

« Laisse-moi te dire, Sancho, par ce même Dieu que tu invoquais il y a un instant, que tu as l’esprit le plus borné que jamais écuyer eut au monde. Est-il possible que, depuis le temps que tu es avec moi, tu n’aies pas encore compris que toutes ces choses qui concernent les chevaliers errants semblent n’être que des chimères, des sottises, des absurdités, et aller à rebours de toutes choses ? Non qu’il en soit ainsi mais parce qu’il y a sans cesse autour de nous une troupe d’enchanteurs qui changent et transforment les choses à leur guise, selon qu’ils souhaitent nous aider ou nous nuire. Voilà pourquoi ce que tu crois être un plat à barbe me semble à moi être le heaume de Mambrin ; et un troisième y verrait encore autre chose ».[25]

Il est vrai que les croyances populaires de l’époque faisaient une large part au surnaturel : l’influence des sorcières hantait les esprits et l’Inquisition allait bon train. Mais imaginer qu’un magicien puisse faire en sorte que le monde m’apparaisse différent qu’à autrui, est une idée neuve qui, non seulement est au cœur de la fiction innovante de Cervantès, mais constitue, comme nous l’avons vu, l’axe central de l’expérience mentale de Descartes. Il ne fait pas de doute que, comme tout intellectuel européen de l’époque, ce philosophe avait connaissance de Don Quichotte. Son Discours de la méthode contient d’ailleurs une allusion claire aux romans de chevalerie :

« Les fables font imaginer plusieurs événements comme possibles qui ne le sont point ; (…) Ceux qui règlent leur mœurs par les exemples qu’ils en tirent, sont sujets à tomber dans les extravagances des Paladins de nos romans, et concevoir des desseins qui passent leurs forces ».[26]

Le cogito de Descartes, aurait-il poussé sur le terreau de la folie de don Quichotte ?

Parole donnée et vérité subjective. Dans la société espagnole du XVIIe, le sentiment le plus partagé était la desengaño (déception, désillusion), liée au déclin de la puissance impériale. Il n’est pas indifférent que la vie de Cervantès lui-même alla de triomphe en déception : jeune homme, alors que son père était en prison pour dettes, il est condamné d’avoir la main droite tranchée, après avoir blessé quelqu’un dans un duel, et doit s’expatrier. Engagé dans les troupes du roi, il se distingue lors de la victorieuse bataille navale de Lépante contre les Turcs, pendant laquelle (ironie du sort) il perd l’usage de sa main gauche. Avec les honneurs, il entreprend le chemin du retour, mais se fait prisonnier par des pirates barbaresques et doit passer cinq années enfermé au bagne d’Alger. Moyennant forte rançon, à l’aide de sa famille, il parvient à rentrer enfin en Espagne, mais il est rattrapé à son tour par des dettes et des obligations, qui le conduisent une nouvelle fois en prison. Et c’est là, dans cette demeure étrangement familière, et déjà âgé, qu’il commence l’écriture de Don Quichotte. Au soir de sa vie, il interroge cette desengaño omniprésente, la faisant muer, par la grâce de la fiction, en vérité subjective. La parole donnée, par-delà désillusions et trahisons, lui sert de fil rouge, donnant consistance après coup à la fois à sa propre vie, au tumulte de son époque, comme aux péripéties de son roman.

Face aux agissements de l’encantador maligno, qui menacent de transformer la fiction en cauchemar, notre auteur n’a d’autre recours que la figure de la Dame (qui remplace tant bien que mal la mère suffisamment bonne de Winnicott). Issue des romans de chevalerie, la Dame est ici en position d’Autre, garante de la parole donnée. Dans l’amour courtois, elle met le chevalier qui épouse sa cause dans une position hystérique : celle de vouloir être aimé sans passer par la case du désir sexuel phallique. Et le chevalier à la triste figure illustre au plus haut point cette insatisfaction, son dévouement le menant de mésaventure en mésaventure. Qui n’a pas entendu parler de la Dulcinée du Toboso ? Cette petite paysanne, rompue aux travaux domestiques plutôt qu’au faste de la vie de château, sert à notre héros de fil fragile pour s’orienter dans un univers de tromperie. Si d’autres femmes tentent de le séduire rien que pour s’amuser (surtout dans la deuxième partie du roman), il reste quant à lui fidèle à sa parole donnée, même si la jeune villageoise ignore tout de cet engagement pris à son égard. Donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas, disait Lacan de l’amour. Celui de notre hidalgo repose, de manière comique, sur une parole donnée à quelqu’un qui n’en sait rien. Cette parole ne peut de ce fait être dotée que d’un semblant d’assurance, semblant qui cache mal un trou réel d’absurdité. Dans le rôle de la Dame, Dulcinée ne peut protéger notre héros contre les mauvais tours tragi-comiques qui le guettent à chaque tournant.

Les effets potentiellement catastrophiques de ce statut fragile de la parole donnée, sont montrés à travers une nouvelle insérée parmi d’autres dans le corps de ce roman à tiroirs. Intitulée : « Où il est prouvé que la curiosité est un vilain défaut »[27], elle met en scène une amitié à trois, où l’on voit Anselme, marié avec bonheur, se mettre soudain en tête d’éprouver la vertu de son épouse, Camille. Il prie avec insistance Lothaire, son meilleur ami, de la séduire. Réticent face à cette folle lubie, Lothaire finit par se trouver à l’aise dans le petit jeu de la séduction, mais, fait imprévu, succombe réellement au charme de Camille. Séduite à son tour, celle-ci se sent en même temps coupable de trahison : si elle décide de quitter sa maison et sa vie, ce n’est pas pour rejoindre son nouvel amant, mais pour s’enfermer dans un couvent, où elle dépérit rapidement. L’effondrement de Camille traduit la perte de foi en la parole donnée, la mise en cause du pacte, sans lequel tromperie et désillusion ne peuvent, selon notre auteur, que triompher.

La desengaño du XVIIe est remplacée au temps du Blitz par l’effondrement (breakdown). Et pour Winnicott, cet effondrement est là au départ, dans « l’état de choses impensable qui est sous-jacent à l’organisation d’une défense ».[28] Si l’on admet avec lui que : « Le moi organise les défenses contre l’effondrement de sa propre organisation », il est clair que cette opération garde les traces de sa construction. Anselme, le mari curieux, a soulevé la question de la vérité, qui n’a pas à être posée (comme nous l’avons vu) au sein de l’aire intermédiaire : « l’amour est-il réel ou irréel ? » L’illusion fictionnelle se fissura, l’« agonie primitive »[29] s’y est engouffrée et le charme s’est rompu. Tout le combat de don Quichotte s’inscrit là contre : « en tant que gentilhomme et bon chrétien, il ne pouvait manquer à la parole qu’il avait donnée », conseille-t-il un parjure.[30] Pour que l’aire intermédiaire reste un espace sécurisé de fiction, non seulement on ne peut distinguer, mais on n’a pas à distinguer entre réel et irréel. Ce n’est qu’à l’abri de ce paradoxe, que le sujet pourra élaborer sa vérité, qui ne prétend pas être celle des faits, ni celle de l’opinion, mais assume sa structure de fiction, vérité subjective[31].

Est-ce un hasard si cette notion d’aire intermédiaire soit née en Angleterre, et sous les bombes ? Les effets de la grande guerre avaient autrefois amené Freud à formuler un au-delà du principe de plaisir ; le Blitz a, quant à lui, généré des situations inédites, qui ont confronté le psychanalyste à des états aux limites de l’analysable : de l’absentéisme scolaire à l’énurésie, de l’incontinence fécale à la délinquance extrême, réactions psychotiques, vol en bande organisée, pyromanie, vagabondage, sabotage de trains, etc. Winnicott a attribué tous ces passages à l’acte « anti-sociaux » à un « facteur d’espoir ». Pour lui, la « tendance antisociale » est un moment dans la vie de tous, moment où l’enfant commence à repérer l’environnement comme étant différent de lui. Du coup, les actes « anti-sociaux » ne seraient pas le résultat de facteurs sociaux (pauvreté, familles éclatées), mais résulteraient d’une « déprivation » (deprivation).

Ce terme désigne un changement dans l’environnement de l’enfant (divorce, séparations), survenant alors qu’il est assez grand pour comprendre les choses (ce en quoi elle diffère de la privation, plus archaïque). Elle plonge d’abord le sujet dans un état neutre, avec conformité aux règles. Puis, sans avoir conscience de ce qui se passe en lui, l’enfant se met à avoir envie de revenir en arrière, à la période avant cette déprivation, et de dénouer l’angoisse qu’il a connue. C’est lorsque des circonstances favorables font naître chez lui un nouvel espoir, que la tendance antisociale peut se manifester : au moment où il espère, il tend la main, et vole un objet. Pour Winnicott, ce qu’il cherche alors ce n’est pas tant l’objet perdu, que la capacité même de trouver[32] : « quand l’espoir commence à pointer, l’enfant tend alors la main vers l’objet perdu, en deçà du territoire de la déprivation »[33] (qu’elle soit liée à la perte de l’objet, ou bien à la perte du cadre de vie). Ce n’est que lorsqu’il commence à avoir à nouveau confiance en quelqu’un, individu, structure ou institution, qu’ « il met les choses en pièces, pour être sûr que la charpente va tenir le coup ». C’est ce qui lui permet de distinguer entre fait et fantasme : il a « détruit » le monde qui l’entoure, mais celui-ci est toujours là. « Alors ils commencent à saisir qu’il y a un fantasme de destruction différent de la réalité (de la destruction), et c’est la leçon qu’ils doivent apprendre, parce qu’ils ne l’ont pas apprise quand ils étaient bébés ».[34] C’est la construction tardive d’un espace de fiction créative.

Don Quichotte était-il un délinquant ? L’anachronisme de cette pensée fait sourire. Mais pour le lecteur du XXIe siècle, ses actions apparaissent bien comme la mise en acte d’un fantasme de destruction : il ne peut s’empêcher de voir un troupeau de brebis comme une armée ennemie, une escorte de prisonniers comme une prise d’otages, un paisible barbier comme un bandit qui vient de détrousser un chevalier. Ses pensées le portent invariablement vers la même direction, celle d’une déception foncière, et ni les conseils du fidèle Sancho, ni les admonestations de son entourage n’y peuvent rien changer. Sous cet angle, il fait penser à un enfant qui aurait été privé de la sécurité de l’illusion qui règne habituellement dans l’aire intermédiaire de jeu : la desengaño (Winnicott dirait : déprivation) l’emporte. Et c’est l’effondrement des repères habituels.

Dans cet univers où les règles de fiction sont distordues, à quelle vérité subjective peut avoir accès don Quichotte, autre que sa folie ? Fruit de sa longue fréquentation des livres de chevalerie, celle-ci fait littéralement corps avec lui : son errance de chevalier et les errements de sa raison font un. L’entourage proche fait tout pour l’en dissuader, détruisant systématiquement son espace d’illusion, de fiction vitale : on brûle ses livres, on mure sa bibliothèque, on complote sans relâche pour le ramener à « la raison », n’hésitant pas à se servir à cette fin de ses propres fantaisies, méthode coutumière à l’ancienne psychiatrie[35]. Mais lorsqu’on finit par y parvenir, et que notre hidalgo retrouve sa maison et sa pauvre vie d’hobereau provincial, sa folie flamboyante laisse place à un espace vide, dévasté par la mélancolie[36] : cette vie où la fiction n’a pas de place, où la vérité est réduite à la réalité, ne mérite assurément pas d’être vécue. Il se laissera donc mourir. Les effets dévastateurs de leur prétention thérapeutique, alertent après coup les membres de l’entourage : par un revirement tragi-comique, on exhorte notre héros de retourner à ses illusions, on l’encourage à reprendre les armes, on lui parle des aventures qui l’attendent, on lui en propose même de nouvelles variantes, mais rien n’y fait. Don Quichotte n’est plus ; à sa place, un petit vieux se meurt d’être privé de sa folie, reconnue par tous sur le tard pour ce qu’elle aura été : sa vérité subjective, sa fiction de survie.

Freud reconnaissait aux poètes la primeur sur les découvertes de la science. Cervantès n’aura pas fait exception : il a découvert avant la psychanalyse que la vérité est structurée comme une fiction, ce en quoi elle porte bien son sobriquet lacanien de « varité ». Si on adoptait pour un instant l’idée, chère à Freud, selon laquelle l’ontogénèse récapitule la phylogénèse, on pourrait s’amuser à penser que le processus individuel de subjectivation décrit par Winnicott, récapitule l’avènement de la fiction moderne au XVIIe siècle. Une vérité d’un type nouveau, subjective, a été mise au monde, et il appartient à chacun de se l’approprier à son tour.

 

[1] D. W. Winnicott, « Sur D.W.W. par D.W.W. », La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, Paris, Gallimard, 1989, p. 17.

[2] J. Lacan, « La psychanalyse anglaise et la guerre » (1947), Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 101.

[3] D. W. Winnicott, « Objets transitionnels et phénomènes transitionnels », Jeu et réalité, Paris, Gallimard folio essais, 1971, p. 30. Je souligne.

[4] D. W. Winnicott, « Le rôle de miroir de la mère et de la famille dans le développement de l’enfant », Jeu et réalité, Paris, Gallimard folio essais, 1971, p. 203-214.

[5] D. W. Winnicott, « Objets transitionnels et phénomènes transitionnels », Jeu et réalité, op. cit. p. 203.

[6] Ibid. p. 46. Passage souligné par l’auteur.

[7] J. Lacan, L’acte psychanalytique, séminaire inédit, Annexe, Résumé.

[8] J. Lacan, Le désir et son interprétation, Paris, La Martinière, 2013, séance du 3 juin 59.

[9] J. Lacan, L’angoisse, Paris, Le Seuil, 2004, séance du 26 juin 63.

[10] J. Lacan, L’acte psychanalytique, séminaire inédit, séance du 6 décembre 67.

[11] D. W. Winnicott, « Objets transitionnels et phénomènes transitionnels », Jeu et réalité, op. cit. p. 49.

[12] Cervantès, L’ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Aline Sculman, Paris, Seuil Points, 1997.

[13] Cf. William Egginton, The man who invented fiction : How Cervantes ushered in the modern world, 2018. Ce paragraphe doit beaucoup à cette belle monographie sur cervantès et son temps.

[14] E. Jones, La vie et l’œuvre de Sigmund Freud. Tome 1. La jeunesse 1856-1900, Paris, PUF, 1958, p.181.

[15] Aristote, Poétique, 1451b, traduction J. Hardy, Paris, Belles Lettres, 1979, p.42.

[16] Ibid. 1450a (op. cit. p. 38).

[17] Cette attitude sceptique, Freud l’exige aussi de l’analysant.

[18] Cervantès, L’ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Aline Sculman, Paris, Seuil Points, tome 1, 1997, p. 55 (désormais : Don Quichotte).

[19] Don Quichotte, tome 1, p. 1O3. Je souligne.

[20] Allusion à une promesse de don Quichotte.

[21] Don Quichotte, tome 2, p. 273.

[22] Sancho nous apparaît ainsi comme un camarade de jeu et ami, plutôt que comme un thérapôn (thérapeute) de don Quichotte, comme le considère Françoise Davoine Cf. F. Davoine, Don Quichotte, pour combattre la mélancolie, Paris, Stock, 2008.

[23] Don Quichotte, tome 2, p. 218. Je souligne.

[24] Descartes, Méditations métaphysiques, traduction de Michelle Beyssade, Paris, Le livre de poche, 1990, Seconde Méditation, p. 53.

[25] Don Quichotte, tome 1, p.269-270. Je souligne.

[26] Descartes, Discours de la méthode, Paris, Editions 10/18, 1984, p. 33-34. Je souligne.

[27] Don Quichotte, tome 1, p. 366-404.

[28] D. W. Winnicott, « La crainte de l’effondrement », La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, Paris, Gallimard, 1989, p. 207.

[29] Ce type d’angoisse accompagne, chez Winnicott, l’effondrement.

[30] Don Quichotte, tome 1, p. 421.

[31] La vérité des faits est celle que défend Orwell. Celle de l’opinion, c’est la vérité pour les Sophistes.

[32] D. W. Winnicott, « La délinquance, signe d’espoir », Conversations ordinaires, Paris, Gallimard folio essais, 1988, p. 130-144.

[33] D. W. Winnicott, « Sur D.W.W. par D.W.W. », La crainte de l’effondrement, op. cit. p. 22.

[34] Ibid. p. 24.

[35] Cf. M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard TEL, 1972, p. 350-354, où l’on trouvera plusieurs exemples de ces pratiques plutôt fantasques.

[36] Cf. sur ce point : F. Davoine, Don Quichotte, pour combattre la mélancolie, op. cit.

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