Dernière étape avant l’été, à Bionville, au Pré des Graines, en bordure de forêt. Lieu d’origine de Visa-Vie ; là où s’est ébauchée en suite, avec Roland, la mise en place de ce séminaire en juin 2009, après la journée du Donon sur le Geste, organisée par l’organisme de formation Passage et l’Institut de Psychoboxe. Retour aussi sur le chemin parcouru cette 1ere année de séminaire, en reprenant la problématique qui nous a servi de starter : la violence. Dans notre argumentaire nous avions choisi d’accuser réception des questions que soulève la violence destructrice de jeunes qui font voler en éclat non seulement leurs auteurs mais également leur environnement et met à mal les institutions qui essayent les contenir. Nous avons également choisi de relever le gant, et d’aller au front, pour reprendre l’expression de Françoise Davoine. « Or, dans la proximité du combat et du risque, cette parole ne saurait s’adresser qu’à un thérapeute familier du même champ. … Cette proximité est la condition de transfert ».[1]
Réfléchissant à des modalités de prises en charge pour des jeunes pris dans des problématiques dites de « violence », et venant juste de monter une proposition d’accueil à la journée pour les dits jeunes, j’essaye de penser la spécificité de ce qui peut être proposé ou les conditions nécessaires à l’accueil et l’écoute de ces questions. Y en a-t-il ? Et si oui lesquelles ? Mais je suis également très sensible au fait qu’il y a toujours un risque à épingler un jeune par « un symptôme » – mais en est-ce un ? Ou plutôt un donné à voir, souvent même pas donné à voir, ce qui serait déjà une adresse. J’ai tenté au cours de mes différentes élucubrations de ne pas stigmatiser ou pathologiser la violence et comme pour n’importe quelle rencontre fondée au départ sur un « comportement » (cf : prise en charge des toxicomanes/ addictions ou comportements addictifs) il est essentiel d’être vigilent à ne pas réduire l’autre à son acte, agir… mais de rouvrir l’horizon le plus largement possible.
Alors spécificité ou non de la prise en charge des jeunes « explosés » « explosifs » ? La violence nécessite-t-elle un traitement (thérapeutique) spécial ? Que proposer quand une masse de tensions, de ressentis (sensoriels et ou moteurs), qui ne sera jamais réductible à une mise en mots quelle qu’elle soit, insiste de ne pouvoir se lier. Quand la mémoire est trop proche, inscrite à même le corps. Comment l’accueillir ? Pour en faire quoi ? Quels dispositifs proposer pour prendre en compte les questions sous-jacentes, là où nous avons affaire à des évènements de vie peu accessibles à une verbalisation et où l’opération même de parler est une violence. Là où « toucher à la violence » c’est toucher à l’identité du sujet, ou à des défenses qui protègent son identité de façon cruciale. Les processus de défense incluant la violence sont des processus de survie. Pour M. Berger : « un nombre croissant d’enfants n’a pas la liberté interne de ne pas frapper, et ce nombre ne va pas cesser d’augmenter si nous ne parvenons pas à modifier notre manière de penser ». [2] Hyacintha Lofé lors de la séance précédente, mentionnant Allouch, disait que l’on vient à l’analyse quand on réalise que la façon dont on prenait soin de soi jusqu’à maintenant était calamiteuse. Comment aider ces enfants, ces jeunes – non pas à contenir leur violence en tant que telle – mais à prendre soin d’eux un peu autrement : qu’ils découvrent pour eux-mêmes d’autres possibilités de survivre voire de vivre sans se sentir toujours en danger, sur le qui-vive, la défensive.
Prendre en compte la violence autrement que dans une perspective de la faire taire, la contenir à tout prix, voire l’éradiquer c’est accepter de prendre en compte la complexité extrême des processus en jeu. La violence fragmente, détruit. Elle met à mal équipes et individus quand la parole ne fait plus tiers. Elle attaque la pensée qui se rabat alors à une indignation simpliste, réductrice et totalement inadéquate pour faire face à la situation. Elle peut faire peur. Mais quand un professionnel ou une équipe a peur, ils ne peuvent plus être contenants, soignants car leur énergie est investie à se protéger. La violence réveille notre propre violence et souvent l’autre est tenu à distance, de crainte d’être débordé et de se laisser aller sa propre violence. Face à la violence, il convient de proposer des dispositifs contenants. On ne peut y aller seul. Cela passe par une cohésion importante des équipes avec des options théoriques et thérapeutiques partagées sur les points essentiels. La capacité de penser l’agression, la violence et leurs conséquences, dans ce qu’elles ont d’intolérable, d’inconcevable. Accepter la possibilité de réponses physiques contenantes, quand parler ne suffit plus surtout dans les moments de crise. Et mettre à disposition son propre appareil psychique pour contenir les débordements de l’autre avant qu’il ne puisse contenir lui-même psychiquement ce qui le déborde. Le débordement nous intéresse, pour pouvoir accompagner l’autre. Accepter d’être débordé, se laisser déborder et en revenir, à l’instar du mouvement du culbuto. Contenir pour éviter la destruction, l’explosion psychique. Mais contenir, même physiquement, ce n’est pas la contention. Il s’agit d’entourer, d’envelopper, de rassembler, délicatement. Aller dans ces zones marécageuses, se laisser travailler par sa propre violence ou agressivité, explorer pour soi les moments de débordement, en faire l’expérience et en revenir sont sans doute nécessaires pour accueillir et contenir la violence d’autrui. « Et se retrouver sur le même front, dans une proximité qui seule permet la constitution d’un espace sécurisé où il est possible de se restaurer physiquement et psychiquement tout en faisant l’expérience d’une parole possible dans la proximité du Réel ».[3] La psychoboxe est un outil qui peut être utilisé non seulement dans une perspective thérapeutique mais pour mettre en travail les professionnels dans leur propre rapport à la violence, afin d’assurer une présence contenante pour les jeunes ou moins jeunes qui nous sont confiées. L’intérêt pour moi réside dans la prise en compte des effets de violence dans le corps et l’articulation possible du corps en mouvement (dans une dynamique oppositionnelle) et de la parole. La violence travaille au corps, le traverse, génère sensations, éprouvés bien souvent sans représentations, sans affects… Vécus de corps éclaté, morcelé, fragments de ressentis inaccessibles en l’état à quelque lien que ce soit.
Pour Christine Loisel : « Ce que nous rencontrons, c’est une impossibilité à intégrer une part d’être dans une histoire. Un clivage ou plutôt une béance, tout à la fois moyen de survivre au traumatisme dont l’actualité, constante, s’ouvre sur le risque de mort, d’anéantissement du sujet, et gouffre où la raison, voire la vie s’égarent. Cette béance en rapport avec un défaut de maillage qui permettrait que cette part enkystée soit prise dans les jeux du langage et les enjeux symboliques a directement à voir avec une incompatibilité des affects entre eux ».[4] « Quelque chose crie de la douleur de ne pouvoir s’inscrire et insiste… il s’agirait presque de tenter de dire des perceptions qui surgiraient à l’état brut et de les écrire dans le champ du transfert… afin que ce qui a été enclavé et soustrait aux jeux du langage et au refoulement puisse être repris dans un maillage de mots articulés aux enjeux pulsionnels, liés au corps ». C’est par le corps que passe la trace empêchée de ce qui erre en attente de s’inscrire.
L’accueil de la violence – en corps- dans le dispositif de psychoboxe est une des voies permettant de recueillir cet impossible à dire à travers les mouvements du corps pour tenter de regagner l’ordre du langage et rétablir des liens entre les sensations, l’imaginaire, les affects et une capacité à les penser. « Les personnes qui ont été plongées dans une aire catastrophique n’ont pas besoin d’en parler, au sens de verbaliser. Le problème n’est pas tant de dire que de transmettre, c’est-à-dire de trouver un autre qui puisse entendre et accueillir et transformer le trauma en le prenant à son compte, à l’ombre de son corps ». Dans la psychoboxe on offre un espace où celui qui vient à nous peut trouver un lieu où déposer, transférer – en corps- ce qui l’habite par-delà ou en deçà des mots.
[1] Françoise Davoine et JM Gaudillière, Histoire et Trauma, la folie des guerres, Stock, 2006
[2] Maurice Berger, Voulons-nous des enfants barbares ? Prévenir et traiter la violence extrême, Dunod, 2008
[3] Françoise Davoine, op cité
[4] Christine Loisel : A l’écoute d’une langue naufragée, érès, 2004