Un mot, d’abord, pour préciser le sens de mon intitulé : « talking cure ».
Vous devez savoir que, même si je considère qu’elle est particulièrement propre à s’appliquer à ce qui se passe dans une psychanalyse, cette formule n’est pas de Freud. Elle a été forgée par une patiente traitée entre 1880 et 1882 par Josef Breuer, mentor et ami de Freud avec qui il collabora notamment à l’élaboration et à la publication, en 1895, des « Études sur l’hystérie ». La patiente, Bertha Pappenheim, devenue célèbre sous le pseudonyme d’Anna O., et dont le cas est décrit dans la première partie des Études, désigne ainsi un procédé qui n’a sans doute pas grand-chose à voir encore avec la psychanalyse, si ce n’est par la production de récits destinés à rapporter les symptômes à l’histoire de la maladie, autrement dit à les relier à la trame historique de leur installation – entendu par là leur cause traumatique. Faire causer, afin de mettre au jour la cause des symptômes, au sens d’un évènement supposé réellement vécu, et ainsi en supprimer les effets en libérant les affects qui y sont attachés, voilà le programme initial.
Il est alors curieux de constater que ce procédé, conçu sur le modèle de la purge et baptisé cathartique en référence à Aristote, est précisément celui qui a marqué les esprits au point de s’imposer comme image d’Épinal de la psychanalyse. Or, même si cette recherche à tous crins des facteurs traumatiques a en effet la vie dure, comme on peut le lire dans tous les magazines, il s’avère que cette orientation du récit en direction de la cause a été supplantée dans la méthode conçue par Freud après quelques tâtonnements par une procédure délibérément nettoyée de toute visée directrice.
Ce qui se résume, chez Freud, à quelque chose comme : « dites tout ce qui vous vient à l’esprit en vous abstenant d’écarter ce qui vous paraît désagréable, scabreux ou indigne d’intérêt », et qui, chez Lacan, prendra la forme d’une invite bien plus lapidaire : « dites n’importe quoi ». Où l’accent est mis désormais sur le libre cours des idées incidentes (freie Einfälle : littéralement, ce qui vous tombe dedans). Et où il apparaît que la seule exigence est de dire ne se laissant divaguer au gré de sa parole. Conformément aux indications de Lacan, la clinique de la psychanalyse, ce n’est pas la névrose, ni quoi que ce soit qui relèverait de la psychopathologie, mais c’est, je cite : « ce qu’on dit dans une analyse ».
C’est sans doute une des raisons qui ont conduit Jean Allouch à proposer récemment, dans un petit livre : « La psychanalyse est-elle un exercice spirituel ? » de remplacer psychanalyse par un nouveau terme, modelé moyennant une inversion de lettres sur la prononciation spontanée des enfants : celui de « spychanalyse ». Cette nomination nouvelle aurait ainsi l’avantage d’évacuer le « psy » (le psychique, le psychologique) en faisant ressortir le « spy » (le spirituel), et surtout le « speak », la parlotte, la cure comme talking cure. Au cœur du dispositif spychanalytique, ou psychanalytique, par respect de l’usage, nous avons donc un médium, la parole, dans une situation a priori asymétrique où l’un – le psychanalysant – parle et l’autre – le psychanalyste – écoute. Les rôles y semblent bien distribués, même s’il arrive plus ou moins fréquemment selon le style de l’analyste que les rôles s’inversent. Au demeurant, j’espère pouvoir vous montrer que, même lorsque l’analyste reste des plus silencieux, eh bien, ça converse. Freud ne manque pas de la souligner en qualifiant l’analyse de « Gespräch » – de conversation.
Le cadre ainsi posé, je tenterai aujourd’hui d’en dégager les implications moyennant un détour par la linguistique, en plaçant en exergue de mon propos une phrase de Montaigne, grand précurseur en toutes choses : « La parole est moitié à celuy qui parle, moitié à celuy qui l’escoute »[1]. Nul doute que vous pouvez aisément en mesurer la portée (en particulier concernant le dispositif que je viens de décrire), avant tout pour l’accent qu’elle porte d’emblée sur la dimension dialogique ou polylogique de toute énonciation. Mais, avant de développer ce point, je voudrais préciser que je profiterai aussi de cette excursion au pays des linguistes pour aborder une question susceptible d’orienter la pratique psychanalytique en tant que pratique de la parole. Cette question, c’est : qui parle, quand je prétends parler ?
Les énoncés produits au cours de l’acte de parole sont-ils l’émanation d’un sujet agissant qui serait ainsi à la source de la parole et qui en aurait la pleine maîtrise, ou, inversement, ne peut-on concevoir le sujet que comme la conséquence d’un dire ou, pour paraphraser Lacan, comme « effet de dit » ? C’est une question qui peut bien vous sembler paradoxale, assurés que vous êtes, quand vous parlez, que c’est bien vous qui parlez. Allons-nous donc remettre en cause cette tranquille certitude ?
Voyons ce que nous apportent sur ce point les linguistes. Je vous propose de partir ici, afin de la mettre à l’épreuve, de la définition canonique d’Émile Benveniste de l’énonciation, entendue comme « acte de produire des énoncés ». Vous la trouverez dans un court article intitulé : « L’appareil formel de l’énonciation », à la page 80 des « Problèmes de linguistique générale », vol. II[2]. « Cet acte », écrit Benveniste, « est le fait d’un locuteur qui mobilise la langue pour son compte » … « on doit l’envisager comme le fait du locuteur, qui prend la langue pour instrument ».
Vous avez, d’un côté, la langue, qui se présente comme un ensemble, une donnée héritée des générations précédentes, et, de l’autre côté, la parole, produit de l’énonciation, conçue comme « un acte individuel d’utilisation ». La langue, qui dans le droit fil des indications de Saussure, est capitalisée en chaque sujet, est dans cette perspective à la fois le trésor dans lequel je puise les contenus de mon discours et l’instrument de sa mise en forme. Au demeurant, on peut remarquer qu’une telle conception de la langue correspond assez exactement à ce que Lacan, à ses débuts, appelait le grand Autre, l’Autre avec A, défini indifféremment comme trésor des signifiants, lieu du code, lieu d’où ça parle.
Quant au locuteur, qui « mobilise la langue pour son compte », il apparaît de prime abord bel et bien comme le maître d’œuvre de l’opération. En gros, Benveniste est d’accord avec vous. Mais gardez-vous de conclure, puisque nous allons à présent évoquer quelques thèses contradictoires.
La phrase de Montaigne anticipe de quelques cinq siècles le concept de « dialogisme », souvent associé à celui de polyphonie, introduit vers 1930 par Michael Bakhtine et qui ne s’est propagé en France qu’après les années 70 sous l’impulsion de Julia Kristeva. Ainsi aura-t-il fallu attendre 1977 pour que le livre de Bakhtine, « Le marxisme et la philosophie du langage »[3] paraisse en français, alors que sa publication à Leningrad date de 1929. Dans la perspective ouverte par Bakhtine : « La véritable substance de la langue n’est pas constituée par un système de formes linguistiques, ni par l’énonciation monologue isolée, ni par l’acte psychophysiologique de sa production, mais par le phénomène social de l’interaction verbale, réalisée à travers l’énonciation et les énonciateurs. L’interaction verbale constitue ainsi la réalité fondamentale de la langue »[4]. Ce qui emporte deux conséquences :
1) L’interaction verbale devient l’élément minimal de toute théorie de la langue.
2) Est récusée, d’entrée de jeu, toute possibilité d’imputation individuelle de l’énonciation à quelqu’un qui se distinguerait comme le sujet parlant.
En effet, pour peu que l’on admette qu’un dire est toujours-déjà dialogue, toujours déjà « inter », même dans le cas du dialogue intérieur, le sujet s’évanouit, du moins le sujet au sens commun qui l’assigne à la personne qui émet les sons de la parole. Alors on peut aimer ou non ce terme d’interaction, qui fleure un peu trop certaines théories suspectes, comme on peut se défier de l’idéologie véhiculée par les thèses de Bakhtine, il n’en reste pas moins que tout ceci – qui n’est rien moins qu’une clinique du langage – concorde à merveille, nous le verrons, avec maints aspects de la pratique instituée par Freud[5].
Dès lors, qui parle, quand bien plutôt ça parle ? Cette question est particulièrement sensible dans la pratique avec les enfants, surtout petits, où l’on peut observer, pour ainsi dire in statu nascendi, comment ils se trouvent pris sous un feu de discours croisés, au premier chef celui des parents, mais aussi des enseignants, des éducateurs, des politiques, etc. La multiplication des interlocuteurs nous confronte alors directement à cette polyphonie que nous ne percevons autrement qu’en deuxième main derrière l’illusion de discours personnel, c’est à dire assignable à un seul individu, indicié par le pronom « je », que laissent les énoncés des analysants adultes.
Où, alors, dans ce contexte, peut-on situer le sujet ? Sans doute, comme toujours, court-il le long de la chaîne parlée qui le représente, mais on comprend ici que les choses soient ici encore plus délicates à débrouiller dès lors qu’on a affaire à une pluralité d’émetteurs dont débouchent des flux dénoncés déjà plurivoques en eux-mêmes. Comme Freud le signale dans ses « Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse », la Elternsituation, la fameuse donne parentale, fait indissociablement partie du Kindsein, de l’être enfant[6]. Mais il semble au fond que ce qui détermine l’enfant dans son être va bien au-delà, comme l’illustre un article de Sandor Ferenczi, paru en 1933, donc concomitamment aux considérations de Freud que je viens de citer. Il s’intitule « Sprachverwirrung zwischen den Erwachsenen und dem Kind », confusion de langue entre l’adulte et l’enfant. Verwirrung, c’est l’enchevêtrement, l’embrouille[7]. Sans entrer vraiment dans le texte, je me bornerai à en retenir ceci : à savoir que de cet enchevêtrement, de cette prise de l’enfant dans le discours de l’adulte (lui-même pris dans d’autres discours), naît un rejeton d’une espèce un peu particulière : le sujet emmailloté par le signifiant. Ne possédant rien en propre, celui-ci se retrouve pourvu (ou poursu, selon un néologisme de Lacan[8]) de tout un appareillage signifiant qui cerne le vide originel de son être. Et cet appareillage est précisément ce qui nous est transmis de manière plus ou moins confuse, plus ou moins consciente, plus ou moins implicite, par les plis et les creux des discours que véhicule ce chœur de voix enchevêtrées représenté par papa/maman, qui vient ainsi nous doter de la langue.
Ce que Ferenczi nous montre alors parfaitement, mais qu’on pourrait aussi dégager des « Trois Essais sur la théorie sexuelle », c’est combien cette connexion, cet appareillage de la langue à quelqu’un qui s’en retrouve « parlêtre », combien tout ceci transite par le libidinal. Le libidinal, chez Freud, ou la jouissance, chez Lacan, est ce qui désigne le point d’insertion de l’appareil signifiant dans les corps. Comment expliquer, sans cet investissement érotique de la langue, qu’un corps se mette à parler ? Il me semble qu’ici se trace une démarcation entre la psychanalyse et la linguistique qui, sauf rare exception, ne fait guère entrer le libidinal dans son champ.
Ce qui ne doit pas nous empêcher d’y faire un dernier détour. On voit notamment se développer, dans certains courants plus actuels de la linguistique, une conception fort intéressante de la subjectivité. Je pense en particulier aux avancées de Jacques Coursil (à la fois linguiste et sommité reconnue en matière de free jazz) dans un livre publié en 2000 : « La fonction muette du langage »[9]. L’idée première de cette conception est la suivante : « le sujet parlant est d’abord un sujet entendant », c’est à dire un sujet passif, qu’on pourrait qualifier d’« assujet ». Que le sujet parlant soit d’abord entendant implique qu’il est d’abord assujetti à ce qu’il entend. Ceci doit être référé à deux choses. D’abord, dans une perspective classique, mais qui n’intéresse pas Coursil, à l’histoire qui, ainsi que nous venons de le voir, se répète pour chacun : le premier mode de rapport à autrui est un rapport d’emprunt à partir d’une position passive, on pourrait presque dire masochiste, où l’on subit ce qui s’impose de l’extérieur, en l’occurrence le discours de l’Autre. En second lieu, du point de vue du linguiste, cette passivité se voit reliée à un principe dit de « non-préméditation des chaînes parlées », en vertu duquel, sauf quand je lis un discours préparé, je reste incapable de prédire l’enchaînement de signes et de sons que je vais émettre. Ma parole se déploie de façon non préméditée, de sorte que je la découvre en l’entendant, avec, éventuellement, les mêmes effets de surprise. « Le parlant découvre la chaîne au même moment que les autres à qui il parle », écrit Coursil. Autrement dit, je n’ai aucun coup d’avance sur la chaîne et j’entends ma parole à égalité avec autrui, dans une totale synchronicité, et je me retrouve, comme autrui, d’abord sujet entendant. J’ajoute que cette thèse repose sur le postulat d’une identité complète entre la pensée et la chaîne ; il n’y a, de ce point de vue, aucune différence entre la pensée et le déroulement de la chaîne. « La non-préméditation de la chaîne parlée prive de support toute théorie fondée sur une partition esprit pensant/langage instrument ».
Non seulement on pense avec le langage et on parle comme on pense, au gré de la chaîne, mais en plus, et c’est là que réside la nouveauté, tout ceci aboutit à une subversion radicale des anciennes théories des schémas de la communication (cf. Jakobson, par ex.), qui supposaient une distinction entre l’émetteur et le récepteur, le locuteur et l’allocutaire, ou, si vous préférez, entre l’auteur et le destinataire. Tout d’un coup, alors que, jusque-là, ils avaient chacun leur place, on n’est plus du tout sûr de leur place respective : l’émetteur et le récepteur ne sont pas distincts du point de vue de l’acte d’entendre le déroulement de la chaîne.
Cela veut dire au fond que quand je parle spontanément, je ne sais pas ce que je dis, ce qu’on pourrait aussi bien écrire : je ne sait pas ce que je dit. Autrement dit, ce qui ressort de cette propriété de la non-préméditation, c’est que mon propre énoncé m’est aussi étranger qu’à vous qui m’entendez. On assiste là à l’extinction de la métaphore postale dans laquelle un fomentateur appelé sujet de l’énonciation mitonne un contenu transporté tel quel dans un message soutenu par un énoncé, lui-même reçu par un récepteur qui le décode. Dans cette « métaphore de la poste », on supposait un sujet auteur ou lieu de l’élaboration d’un dire, ce qui du même coup pouvait nous renseigner sur ce qu’il était avant même que son dire ne soit prononcé. À présent, est évacuée toute idée d’un sujet ou d’un esprit placé en position d’antériorité par rapport à ce qu’il énonce : « la non-préméditation montre qu’un esprit qui exprime sa pensée au moyen d’une langue n’existe dans aucun temps du dialogue, autrement dit que l’antériorité d’un acte de l’esprit précédant chaque acte de parole est un concept u-chronique ». De ce point de vue, la place du préméditant est une place vide.
Alors que Coursil, même s’il a publié en 1996 un article dans la revue « Le discours psychanalytique », où il cite à l’occasion Lacan[10], n’est pas préoccupé au premier chef par la psychanalyse, il en est pourtant, sur ce point, étonnamment proche, dans la mesure où le sujet est mis ici en position seconde par rapport à l’énoncé, autrement dit, la relation signifiante qui le porte. En outre, j’attire votre attention sur un autre point qui concerne la méthode psychanalytique elle-même : quand vous écoutez quelqu’un qui vous parle par associations libres, quand la spontanéité devient la règle, il semble bien que vous vous situiez en plein sur le terrain de la non-préméditation. Qu’est-ce qui en effet distingue l’Einfall de ce que nous apporte là Coursil ?
Tout ceci pose la question de l’agent de l’énonciation : si ce n’est pas le sujet, éjecté de cette place, est-ce alors la langue elle-même ? Là encore, les thèses de Coursil et celles de Lacan frappent par leur proximité : « la parole parle toute seule », nous dit Coursil, accentuant ainsi ce que Lacan articulait déjà à sa manière le 11 février 1970 : « Le sujet du discours ne se sait pas en tant que sujet tenant le discours. Qu’il ne sache pas ce qu’il dit, passe encore, on y a toujours suppléé. Mais ce que Freud dit, c’est qu’il ne sait pas qui le dit … le savoir est chose qui se dit, qui est dite. Eh bien, le savoir parle tout seul, voilà l’inconscient … ce qui se dit, le chapelet, personne ne le dit, il se déroule tout seul.[11] » Au fond, l’être parlant ne sait pas les pensées qui le guident. Évidemment, notre narcissisme en prend un coup et ça peut sembler, de prime abord, un peu déconcertant, mais ça nous donne un aperçu de la fonction de la parole en psychanalyse : un acte contingent qui, déployant la dimension de l’Autre en nous, nous informe sur la manière dont chacun de nous est pris dans un dire qui le dépasse. Une psychanalyse n’est rien d’autre que la production de ce savoir.
Dès lors, vous voyez bien que le « qui parle ? » n’est en aucun cas un « Ich », un je se révélant dans son exquise singularité, mais bien plutôt un Es, un ça entièrement pétri par l’Autre, autrement dit, dans le meilleur des cas, un Ich en devenir dans le mouvement de l’énonciation. Alors toute la question est de savoir, pour l’analyse, s’il convient qu’elle se conforme à la visée indiquée par la fameuse phrase de Freud : « wo Es war, soll Ich werden [12]», là où c’était, je dois devenir [13]? Est-ce que la visée de l’analyse c’est ça : accompagner le cheminement du je en devenir. ? Vous noterez que je ne dis pas : accompagner ce cheminement vers l’avènement final du je au dimanche de la vie, dans quelque chose qui serait, comme chez Hegel, une sorte d’accomplissement dans la conscience de soi. Dans la visée du « wo Es war, soll Ich werden », il est de peu d’importance que la flèche atteigne une cible. Le je en devenir, c’est la flèche, pas la cible, c’est, pour reprendre un mot de Jean-Luc Nancy, commentant un fragment d’Héraclite : « l’acte infini par lequel l’un se rapporte à lui-même ». C’est aussi, me semble-t-il, ce que veut dire Lacan lorsqu’il avance : « par être du sujet, nous n’entendons pas ses propriétés psychologiques, mais ce qui se creuse dans l’expérience de la parole, en quoi consiste la situation analytique [14]».
Voilà le chemin. Ce qui nous ramène, si l’on en croit l’étymologie proposée par Heidegger, directement à la méthode[15] : dans méthode, il y a όδός : le chemin et μετά : vers. Or, pour peu que l’on s’interroge sur ce qu’est la psychanalyse, la méthode est clairement la seule chose qui permette de la saisir comme unité. Elle est ce qui demeure invariable depuis plus d’un siècle en dépit des variations des techniques et des disputes doctrinales. Je vous rappelle qu’elle consiste essentiellement dans la règle, dite « fondamentale », du libre laisser aller des idées incidentes – sous le régime, nous l’avons vu, de la non-préméditation. Cette règle a son pendant exigé de l’analyste : l’attention flottante, ou, plus exactement, l’attention également flottante, l’attention en égal suspens (gleichschwebende Aufmerksamkeit[16]). Il s’agit là, non pas de laisser planer son esprit en rêvant à ses propres affaires, mais d’accorder à tout ce qui se présente une égale attention. De même que l’analysant est tenu (« verpflichtet ») de dire tout ce qui lui vient sans critique ni sélection, de même, l’analyste doit se garder d’opérer des sélections dans ce qu’il entend en suivant, par exemple, ses attentes et ses inclinations. « Que l’on suive ses attentes et l’on est en danger de ne rien trouver d’autre que ce que l’on sait déjà ; que l’on suive ses inclinations, et l’on faussera à coup sûr sa perception [17]». Autrement dit, il lui incombe d’abandonner toute idée préconçue du cas, ce qui, au demeurant, inclut ses a priori théoriques. S’effacer, s’aligner strictement sur ce qui se dit, afin au besoin de mieux le faire entendre à celui qui le dit, voilà la tâche de l’analyste. Ainsi conçue, l’attention en égal suspens, qui n’a rien à voir avec son bâtard post-freudien : la neutralité bienveillante, conduit à une façon de se régler sur la parole pour la recevoir, pour citer une dernière fois Montaigne, « selon le branle qu’elle prend ».
[1]Essais, livre III, chap. 13.
[2]Tel, Gallimard, 1974.
[3]Editions de minuit, collection « le sens commun ».
[4]op. cit., p. 136.
[5]On pourrait soutenir aussi que la position de Lacan dans Fonction et champ de la parole et du langage n’est guère éloignée du dialogisme, du moins en 1953, à preuve ses remarques sur l’interlocution (E., p. 258), ou plus simplement sa célèbre définition de l’inconscient comme « discours de l’autre » (E., p. 265).
[6]Neue Folgen der Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse, XXXIV, GW XV, p. 166.
[7] cf. le bref commentaire de Lacan, E., p. 243.
[8]D’un Autre à l’autre, sém. du 15/1/1969.
[9]Ibis rouge éditions, presses universitaires créoles.
[10]Ce tu qui n’est pas l’autre, Le discours psychanalytique 16, p. 81-121.
[11]L’envers de la psychanalyse, Seuil, p. 80.
[12]Neue Folge der Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse, XXXI, GW 15, p. 86.
[13]Le problème du choix de traduction de Lacan : « je dois advenir », c’est qu’il paraît fixer un but final (l’avènement). Devenir dit autre chose.
[14]Les écrits techniques de Freud, Seuil, p. 256.
[15]Zollikoner Seminare, Klostermann, Frankfurt am Main, 1994, p. 144.
[16]Ratschläge für den Arzt bei der psychoanalytischen Behandlung, GW VIII, p. 377.
[17]Ibid.