« La parole est moitié à celuy qui parle, moitié à celuy qui l’escoute » Montaigne, Essais, III.
Si j’ai placé aujourd’hui cette phrase de Montaigne en exergue, c’est un peu pour vous introduire aux quelques détours par la linguistique que je vous imposerai aujourd’hui, mais aussi pour l’accent qu’elle met d’emblée sur la dimension dialogique ou polylogique de toute énonciation.
Je profiterai de ces détours pour aborder une question susceptible d’orienter notre pratique en tant qu’elle est une pratique de la parole : les énoncés produits au cours de ce qu’on appelle l’acte de parole sont-ils, ou non, la conséquence d’un sujet qui serait à la source, à la racine de la parole, ou, inversement, ne peut-on poser le sujet que comme la conséquence d’un dire ? Cette question est cruciale dans notre champ où l’on entend communément psalmodier les litanies de l’émergence du sujet, comme si le sujet était quelque chose de substantiel et de préconstitué, à faire émerger en sa splendide vérité derrière ses masques, en sauvant le pauvre noyé de son oubli dans quelque profondeur abyssale. Malgré l’effort de Lacan qui semble avoir définitivement réglé l’affaire en qualifiant très simplement le sujet comme « effet de dit », les choses ne semblent pas ici entièrement acquises (je ne parle pas de Marie Pesanti qui a amplement insisté sur le sujet comme effet au mois d’avril).
Alors, que nous apportent sur ce point les linguistes ? Je crois que la psychanalyse, à qui l’on oppose souvent l’auto centration de sa théorie, a tout à gagner à suivre ce qui se distille dans les discours qui l’entourent.
La phrase de Montaigne précède de quelques cinq siècles le concept de « dialogisme », souvent associé à celui de « polyphonie », introduit vers 1930 par la linguistique de Michaël Bakhtine et propagé en France après les années 70 par J. Kristeva – dont les écrits étaient bien connus de Lacan, qui en témoigne dans son séminaire en saluant, en 1977, la parution d’un texte intitulé « Polylogue ».
Dans la perspective ouverte par Bakhtine :
« La véritable substance de la langue n’est pas constituée par un système abstrait de formes linguistiques ni par l’énonciation-monologue isolée, ni par l’acte psychophysiologique de sa production, mais par le phénomène social de l’interaction verbale, réalisée à travers l’énonciation et les énonciateurs. L’interaction verbale constitue ainsi la réalité fondamentale de la langue. » (Bakhtine 1977 :136)
Ce qui emporte deux conséquences :
1) L’interaction verbale devient l’élément minimal de toute théorie de la langue.
2) Est récusée, d’entrée de jeu, toute possibilité d’imputation individuelle de l’énonciation à quelqu’un qui se distinguerait comme le sujet parlant.
En effet, pour peu que l’on admette qu’un dire est toujours-déjà dialogue – toujours-déjà « inter », même dans le cas du dialogue intérieur – le sujet s’évanouit, du moins le sujet au sens commun qui l’assigne à la personne qui émet les bruits de la parole.
Prenez mon texte – celui que je suis en train d’essayer de ne pas lire – eh bien, malgré son apparente consistance matérielle d’objet unique (quelques feuilles couvertes de quelques signes), il n’est évidemment qu’un amas composite et polyphonique de morceaux épars, empruntés à d’autres textes et d’autres discours, eux-mêmes constitués d’un bricolage identique. Bref, c’est une sorte d’être intertextuel, lien d’un dialogue intertextuel dans lequel, pour citer Kristeva « se pluralise et se pulvérise le sujet parlant, mais aussi le sujet écoutant » (ici : vous et moi).
Alors on peut aimer ou pas ce terme d’interaction, qui fleure un peu trop certaines théories suspectes, comme on peut se défier de l’idéologie collectiviste véhiculée par les thèses de Bakhtine, il n’en reste pas moins que tout ceci – qui n’est rien moins qu’une clinique du langage – concorde bel et bien avec maints aspects de notre pratique instituée par Freud, je le répète, comme pratique de parole, avec la parole.
(Je rappelle au passage la réponse de Lacan à la question : qu’est-ce que la clinique psychanalytique : « c’est ce qu’on dit dans une psychanalyse »).
Je voudrais à ce propos retourner un peu en arrière : il y a quelque chose que G. Boussidan a fait systématiquement remarquer dans ses mots d’introduction depuis mars, c’est que les trois derniers exposés de ce séminaire (Claude Schauder, Marie Pesanti, Philippe Koeppel) allaient tous trois resserrer leur propos autour d’une question : « qui parle dans une analyse ? » (a fortiori quand, d’une manière où d’une autre, y interviennent des parents) – la question portée par mon titre : « qui/où est l’analysant ? » n’en constituant au fond qu’une variante.
Il se trouve que nous ne nous sommes nullement concertés sur ce point, ce qui lui donne toute sa valeur, parce qu’il s’est en quelque sorte imposé de lui-même, comme si le fait des parents – qu’ils soient ou non intégrés à l’entretien – le faisait particulièrement ressortir. Je ne dis pas « crée le problème » mais le fait ressortir ou le souligne, dans la mesure où la multiplication des interlocuteurs et des discours croisés nous confronte directement à cette polyphonie que nous ne percevons qu’en deuxième main derrière l’illusion de discours personnel, c’est à dire assignable à un seul individu indicié par le pronom « je », que laissent les énoncés des analysants adultes.
Il me semble que c’est une dimension à laquelle Marie Pesanti nous avait déjà rendus sensibles en nous faisant part de son mode d’écoute des différents protagonistes de ses cures (père – mère – enfant, mais aussi parfois enseignants ou éducateurs) à entendre non comme autant de sujets isolables mais comme un sujet divisé.
Où, alors, dans ce contexte, peut-on situer le sujet ? Sans doute, comme toujours, court-il le long de la chaîne parlée qui le représente, mais on comprend que les choses soient ici encore plus délicates à débrouiller dès lors qu’on a affaire à une pluralité d’émetteurs dont débouchent des flux d’énoncés déjà plurivoques en eux-mêmes.
Comme Freud le signale dans ses nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse (toujours la 34ème), la « Elternsituation », la situation des parents, la fameuse « donne parentale », fait indissociablement partie du « Kindsein », de l’être-enfant. Dès lors, comment l’exclure de l’analyse ?
Mais je crois au fond que ce qui détermine l’enfant dans son être va encore bien au-delà. Voyez le petit Hans et toute cette chaîne dialoguée qui fournit sa trame au texte de Freud et son matériel signifiant aux constructions et aux permutations de l’enfant dont Lacan fait ses choux gras dans son séminaire de 1957.
Y résonnent aussi bien le discours des parents, des camarades de jeux que les énoncés oraculaires du Professeur Freud. A quoi s’ajoute le discours des attelages avec leurs chevaux et les parcours qu’ils empruntent. – ça vous étonne peut-être, cette idée de discours des attelages ? Eh bien, les attelages parlent aussi ! Tantôt ils sont à l’arrêt, tantôt ils roulent, les voitures sont vides ou chargées. Parfois ils se renversent ; les chevaux hennissent, tombent, font du charivari et tout cela forme un langage aussi important pour l’analyse que n’importe quelle scène à forte tonalité affective prétendument inaugurale.
- de Saussure appelle « capitalisation » la formation du dépôt de la langue dans l’individu. On peut ajouter que ce terme de capitalisation, avec tout ce qu’il connote, résume à merveille un des aspects de ce que Lacan entendait par l’Autre (A) au moment où ce grand Autre désignait : « le trésor des signifiants ». La notion de capital renvoie en effet aux lois de l’échange et de la circulation des marchandises et de la valeur, parfaitement réductibles aux lois du langage.
Pour préciser la manière dont un tel trésor se forme, se configure et se capitalise pour un enfant, je suis allé voir dans un texte de 1933 de Ferenczi, dont le titre me semble prometteur – il est en tous cas difficile à prononcer – : « Sprachverwirrung zwischen den Erwachsenen und dem Kind » : confusion de langue entre l’adulte et l’enfant. « Verwirrung », c’est l’enchevêtrement, l’embrouille. Justement, même si je vous en recommande la lecture, c’est assez embrouillé comme écrit et ça n’apporte guère les prolongations attendues à la lecture du titre.
A vrai dire, j’avais été conduit à cet article par un bref commentaire, trouvé par hasard sur internet, d’un certain Pierre-Henri Castel, que j’ai trouvé d’autant plus épatant que j’ai pu me dire, en le comparant au texte source : comment a-t-il fait pour y trouver tout ça ? Alors je vous donne d’abord le commentaire :
« Or, ce que Ferenczi avait vu, et c’est ça qui est quand même génial, c’est qu’on est quand même obligé de se dire que c’est bien en amont de la constitution du moi, au niveau de ce qu’il appelle la « confusion des langues » entre les parents et les enfants, que la manière dont l’enfant est pris dans l’ordre du monde adulte, dans les rituels – notamment de propreté bien sûr – qui scandent l’organisation de son monde, dans toutes les contraintes symboliques qui régissent la pulsionnalité, et parmi elles, il y a par exemple le regard du père sur les fesses des servantes qui quittent la pièce, ce qui va donner l’idée au gamin qu’il y a sous ces jupes, quelque chose = x, qui est la visée du regard du père. Tout cela, toute cette prise originaire de l’enfant s’est exercée sur un mode qui était originairement dépossédant. Ce qu’on appelle le moi faible ou fort est la petite monnaie très loin en aval de cette dépossession qui est liée à la prise primaire du sujet dans le discours parental » [1] C’est épatant !
Reprenons les choses à partir des derniers mots : « prise primaire du sujet dans le discours parental ». Après tout, c’est bien ce qui nous intéresse : le sujet emmailloté par le signifiant.
Pierre-Henri Castel assortit cette « prise » d’une « dépossession » qualifiée d’originaire, ce qui n’est pas sans intérêt, même si ce terme est un peu mal choisi. Car pour être dépossédé, il faut avoir eu, alors que le cas général serait plutôt que, ne possédant rien en propre, je me retrouve pourvu (ou pour-su, selon le néologisme de Lacan) de tout un appareillage signifiant qui cerne le vide originel de mon être. Freud a beau parler du noyau de notre être (Kern unseres Wesen), mais on voit bien ici que ce noyau se réduit à ce qui le cerne. Or, cet appareillage est précisément ce qui nous est transmis de manière plus ou moins confuse, plus ou moins consciente, plus ou moins implicite, par les plis et les creux des discours que véhicule ce chœur de voix enchevêtrées représenté par papa/maman, qui vient ainsi nous doter de lalangue.
Alors, plutôt que de dépossession peut-être vaudrait-il mieux parler de passivité d’un sujet toujours déjà assujetti à la langue – ce qui, considérant que le court texte de Ferenczi est avant tout un écrit sur ce qu’il appelle « le facteur exogène en tant que traumatique », nous ouvre à une version moins habituelle du traumatisme, une version intimement intriquée à l’imposition du langage.
A le lire rapidement, on peut avoir l’impression que la visée de ce texte se limite à une réhabilitation de la doctrine de la séduction traumatique, mais ce qu’il nous permet de souligner – si séduction il y a – c’est qu’elle est moins le fait d’un autre (a) que de l’Autre (A). Ce que Ferenczi et son commentateur montrent alors parfaitement, mais qu’on pourrait dégager aussi bien des Trois essais de Freud sur la théorie sexuelle, c’est combien cette connexion, cet appareillage de lalangue à quelqu’un qui s’en retrouve « parlêtre », transite par le libidinal. Il me semble qu’ici se trace la démarcation entre la linguistique qui, sauf exception, ne fait guère entrer le libidinal dans son champ, et la psychanalyse.
Que nous apporte alors la linguistique, notamment par rapport à cette passivité ou cette dépossession ?
J’ai déjà cité Saussure et Bakhtine dont on peut mesurer l’importance, mais dont l’enseignement date du début du 20ième siècle. Or il se développe, dans certains courants de la linguistique plus actuelle, une conception fort intéressante de la subjectivité. Je pense en particulier aux avancées de Jacques Coursil dans un livre publié en 2000 : La fonction muette du langage. L’idée première de cette conception me paraît être la suivante : « le sujet parlant est d’abord un sujet entendant », c’est à dire un sujet passif qu’on pourrait qualifier d’« assujet » en jargon lacanien. Que le sujet parlant soit d’abord un sujet entendant implique qu’il est d’abord assujetti à ce qu’il entend.
Ceci doit être référé à deux choses. D’abord, dans une perspective classique – mais qui n’intéresse pas le linguiste, à l’histoire qui se répète pour chacun : le premier mode de rapport à autrui est un rapport d’emprunt à partir d’une position passive, on pourrait presque dire masochiste (on subit ce qui nous vient de l’extérieur, en l’occurrence le discours de l’Autre). En second lieu, du point de vue du linguiste, cette passivité se trouve reliée à un principe de « non-préméditation des chaînes parlées » selon lequel, sauf quand je lis un discours préparé, je suis incapable de prédire l’enchaînement de signes et de sons que je vais émettre. Ma parole se déploie de façon non préméditée, de sorte que je la découvre en l’entendant, au même titre qu’autrui, et avec, éventuellement, les mêmes effets de surprise. « Le parlant découvre la chaîne au même moment que les autres à qui il parle », dit Coursil. Autrement dit, je n’ai aucun coup d’avance sur la chaîne et j’entends ma parole à égalité avec autrui, dans une totale synchronicité, c’est à dire qu’en effet je me retrouve, comme autrui, d’abord sujet entendant. J’ajoute que cette conception repose sur le postulat d’une identité complète entre la pensée et la chaîne ; il n’y a, de ce point de vue, aucune différence entre la pensée et le déroulement de la chaîne. « La non-préméditation », dit encore Coursil, « de la chaîne parlée prive de support toute théorie fondée sur une partition « esprit pensant/langage instrument »… »
Non seulement on pense avec le langage et parle comme on pense, au gré de la chaîne, mais en plus, et c’est là que réside sans doute la nouveauté, tout ceci aboutit à une subversion radicale des anciennes théories du schéma de la communication qui supposaient une distinction entre l’émetteur et le récepteur, le locuteur et l’allocutaire ou, si vous préférez, entre l’auteur et le destinataire. Tout d’un coup, alors que, jusque là, ils avaient chacun leur place, on n’est plus du tout sûr de leur place respective : l’émetteur et le récepteur ne sont pas distincts d’un point de vue de l’acte d’entendre le déroulement de la chaîne.
Ça veut dire, en gros, que quand je parle spontanément – là c’est n’est pas le cas, mais ça viendra peut-être dans la discussion – ça veut dire au fond que je ne sais pas ce que je dis, ce que l’on pourrait aussi bien écrire ainsi : je ne sait pas ce que je dit. Autrement dit, ce qui ressort de cette propriété de la non-préméditation des chaînes c’est l’idée que, dans le cadre de la parole improvisée, mon propre énoncé m’est aussi étranger qu’à vous qui m’entendez.
On assiste là à l’extinction de la métaphore postale dans laquelle un fomentateur appelé sujet de l’énonciation mitonne un contenu transporté tel quel dans un message soutenu par un énoncé, lui-même reçu par un récepteur qui le décode. Dans cette « métaphore de la poste », on supposait un sujet auteur ou lieu de l’élaboration d’un dire, ce qui du même coup pouvait nous renseigner sur ce qu’il était avant même que son dire ne soit prononcé.
A présent, est évacuée toute idée d’un sujet ou d’un esprit placé en position d’antériorité par rapport à ce qu’il énonce : « la non-préméditation montre qu’un esprit qui exprime sa pensée au moyen d’une langue n’existe dans aucun temps du dialogue, autrement dit que l’antériorité d’un acte de l’esprit précédant chaque acte de parole est un concept u-chronique ».
Alors que Coursil, même s’il a publié en 1996 un article dans la revue « Le discours psychanalytique », où il cite l’une ou l’autre fois Lacan, n’est pas préoccupé au premier chef par la psychanalyse, il en est pourtant, sur ce point, étonnamment proche, dans la mesure où le sujet est mis ici en position seconde par rapport à l’énoncé, autrement dit, la relation signifiante qui le porte. Enfin, il y a un autre point qui concerne cette fois la méthode psychanalytique dont je vous parlerai tout à l’heure : quand vous écoutez quelqu’un qui vous parle par associations libres, quand la spontanéité devient la règle, il semble bien que vous vous situiez en plein sur ce terrain de la non-préméditation. Qu’est-ce qui alors distingue l’« Einfall » , ce qui tombe dans la tête, de ce que nous apporte-là Coursil ?
Tout ceci pose la question de l’agent de l’énonciation : si ce n’est pas le sujet, éjecté de cette place, est-ce alors lalangue elle-même ? Je n’irai pas plus loin sur ce point, si vous voulez, nous pourrions y revenir dans la discussion. Mais en attendant, vous voyez bien que le « qui parle ? » n’est en aucun cas un Ich assignable à personne, mais, bien plutôt, un Es, un ça entièrement pétri par l’Autre, autrement dit, dans le meilleur des cas, un Ich en devenir dans le mouvement de l’énonciation.
Alors toute la question est, pour l’analyse, s’il convient qu’elle se conforme à la visée indiquée par la fameuse phrase de Freud des Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse (la 31ème) : « wo Es war, soll Ich werden » : là où c’était, je dois advenir (ou devenir), si la visée de l’analyse c’est ça : accompagner ce cheminement du Ich en devenir. Je vous prie de noter que je ne dis pas : accompagner ce cheminement vers l’avènement final du je au dimanche de la vie, dans quelque chose qui serait, comme chez Hegel, une sorte d’accomplissement dans la conscience de soi.
Dans la visée du « wo Es war soll Ich werden », il est de peu d’importance que la flèche atteigne une cible. Le je en devenir, c’est la flèche, pas la cible, c’est, pour reprendre un mot de Jean-Luc Nancy, commentant Héraclite : « l’acte infini par lequel l’un se rapporte à lui-même ». C’est, me semble-t-il, exactement ce que veut dire Lacan, lorsqu’il avance : « Par être du sujet, nous n’entendons pas ses propriétés psychologiques, mais ce qui se creuse dans l’expérience de la parole, en quoi consiste sa situation analytique ». Voilà le chemin.
Ce qui me ramène, par un simple jeu sur les mots étayé par l’étymologie, tout droit à la méthode. Dans méthode, il y a : hodos : chemin – et méta : vers. μετάσδσς : le chemin vers.
Or vous vous souvenez peut-être que le 22 mars, à la fin de l’intervention de Claude Schauder, une bonne partie de la discussion avait porté sur les présupposés techniques des uns et des autres. Marie Pesanti s’était empressée de nous dire : « moi je n’ai pas de principes » – ce qui, en soi, est déjà un principe. Elle précisait ensuite en avril dernier : « pas de principes qui seraient fonction d’une technique préconstruite et qui alors viendraient faire obstacle à l’inopiné, l’impromptu, la surprise ou tout simplement à ce devenir en marche. »
Très bien. Il reste la méthode, soit ce qui demeure invariable en dépit des variations possibles des techniques.
Alors, qu’on ait des principes techniques ou pas, est-ce qu’avec l’enfant – et je vous demande de considérer comme acquis, en fonction de tout ce qui a été dit depuis longtemps à ce séminaire, que cet « avec l’enfant » implique les parents et leur parole – est-ce qu’avec l’enfant, la méthode psychanalytique est maintenue ? Je veux dire la méthode psychanalytique freudienne, celle qui consiste essentiellement dans la règle fondamentale du libre laisser-aller des idées incidentes et dans son pendant, exigé de l’analyste : l’attention également flottante, l’attention en égal-suspens : « gleichschwebend » (schweben, c’est planer, être en suspens, flotter au sens biblique de la Genèse : « der Geist Gottes schwebte über dem Wasser » – l’esprit de Dieu planait sur les eaux). Cette attention en égal-suspens, qui n’a rien à voir avec son bâtard post-freudien : la neutralité bienveillante, conduit à une façon de se régler sur la parole pour la recevoir – pour citer encore une fois Montaigne, grand précurseur en la matière : « selon le branle qu’elle prend ».
Qu’est-ce que ça veut dire ? Pour vous permettre de mesurer ce que cela implique, voici comment Freud la conçoit dans ses Conseils aux médecins sur le traitement psychanalytique (1912). (J’ai dû rectifier quelque peu la traduction d’Anne Berman).
Il commence par une remarque sur l’importance de ne pas focaliser son intérêt sur quoi que ce soit en particulier et il poursuit ainsi : « Dès que l’on concentre intentionnellement son attention… on commence à opérer des sélections dans le matériel présenté : on se met à en fixer une partie de façon particulièrement aiguë, en contrepartie, on en élimine une autre et l’on suit, dans ce choix, ses attentes et ses inclinations. C’est justement ce qu’on ne doit pas faire : que l’on suive ses attentes, et l’on est en danger de ne jamais rien trouver d’autre que ce que l’on sait déjà : que l’on suive ses inclinations, et l’on faussera à coup sûr sa perception. Il ne faut jamais oublier que, la plupart du temps, il nous est donné à entendre des choses dont la signification ne peut être reconnue qu’après-coup ».
C’est à cet endroit alors qu’il ajoute que l’attention également flottante est la contrepartie nécessaire de l’exigence adressée à l’analysant de raconter tout ce qui lui vient sans critique et sans sélection. Ne pas s’y conformer reviendrait à compromettre le gain attendu de l’observance de la règle.
Et la règle, vous le voyez bien à présent, c’est la non-préméditation.
Voilà, je suppose que cela correspond tout à fait à ce que vous faites, mais ça nous laisse quand même avec un problème sur les bras. En effet, si on se situe du côté de l’analyste – ou, plus largement de quiconque fait métier d’écouter – dès lors que celui-ci s’aligne dans sa méthode sur la non-préméditation en laissant lui aussi ses représentations de but et son savoir au vestiaire, la question se pose de savoir comment l’interprétation lui vient, et l’on s’aperçoit alors que la réponse évidente est qu’elle ne peut guère se présenter que sur le mode de l’ « Einfall ». Il y aurait peut-être lieu ici –mais je n’en suis pas sûr – d’introduire une nuance entre la construction mûrement réfléchie, qui serait le fruit d’une Durcharbeitung de l’analyste au fil des séances, et l’interprétation jaillissante dont Claude Schauder nous donnait il y a deux mois un exemple et par rapport à laquelle l’analyste, comme quiconque, est évidemment d’abord un sujet entendant.
Or, s’il est fréquent de lire ici ou là qu’il convient à chaque fois de mettre entre parenthèses son savoir et ses attentes – ce qui est d’ailleurs souvent mis en relation avec la préservation d’une espèce dont j’espère vous avoir montré la rareté : la « singularité » du sujet -, peu d’auteurs se sont véritablement intéressés aux implications de la méthode du côté de l’analyste, sur ce qui lui vient à l’esprit. Le seul, à ma connaissance, est Theodor Reik qui a consacré à cela un examen attentif dans Le psychologue surpris et Ecouter avec la troisième oreille qui sont vraiment des ouvrages à ne pas laisser de côté.
En fait, cette question : comment l’interprétation vient-elle à l’analyste ? se redouble d’une autre. Examinons la situation : le patient associe librement, l’analyste aussi, mais se garde d’en faire part, sauf à certains moments que l’on ne peut même plus vraiment qualifier de choisis, faute d’enfreindre la règle. Que se passe-t-il entre les deux flux d’énoncés ? S’agit-il d’un double monologue ? ou d’un dialogue ? A moins qu’il ne s’agisse d’un monologue à deux au sens où Lacan qualifiait parfois la psychanalyse d’autisme à deux ? Et du reste, y a-t-il vraiment deux flux d’énoncés, ou les deux acteurs sont-il les « sujets-entendants » d’un flux unique d’énoncés multiples ?
Freud, et certains de ses élèves, avaient pensé résoudre la question en formulant l’hypothèse que la règle fondamentale ainsi appliquée aux deux protagonistes permettait une forme de communication des inconscients dont on peut se demander alors, si on ne veut pas verser, comme ils l’ont fait parfois, dans une vision télépathique des choses, sur quoi elle s’établit.
Alors, je n’ai guère le temps d’aller plus loin aujourd’hui sur ce point – je voulais surtout vous faire sentir l’ampleur du problème – je crois que ce que nos glorieux ancêtres évoquaient sous le chapitre un peu ésotérique de la communication des inconscients, favorisée par la méthode, gagnerait à être envisagée à partir de l’apport de Coursil. Car c’est toujours, dans les associations de l’un comme de l’autre, d’énoncés qu’il s’agit, c’est toujours sur ce fond de lalangue, de la masse parlante en marche que tombe l’Einfall et que l’interprétation surgit.
Je reviens à ma précédente question : quid de la méthode avec l’enfant ? Dans les deux précédents exposés, il m’a semblé que ni Claude Schauder qui, à propos des entretiens préliminaires, définissait sa méthode selon l’axe du « tout prendre, avec une écoute égale », ni Marie Pesanti, par l’argumentation même par laquelle elle justifiait son absence de principes, n’émettaient le moindre doute quant à l’application de la méthode à l’enfant. Et même si Marie nous a rappelé les réserves de Freud (34ème conférence) : avec l’enfant, « la méthode de l’association libre ne va pas loin » (« trägt nicht weit »), sans doute celui-ci ignorait-il combien, dans ses paroles, comme dans ses jeux et dessins (même quand il ne s’agit pas de squiggles, qui sont véritablement la mise en acte graphique de la méthode), l’enfant est capable d’associer librement.
Au demeurant, il est tout à fait frappant de constater, lorsque l’entretien a lieu en présence de ses parents, à quel point ce qui lui tombe dedans – et qu’il exprime aussitôt en paroles ou en productions diverses – fait contrepoint aux énoncés parentaux, confirmant ainsi in vivo les thèses de Bakhtine. L’inverse, à savoir le déclenchement d’associations parentales par telle ou telle parole de l’enfant, peut évidemment aussi se produire, même si la permanence dans le discours des parents de représentations de brut telles que la discipline ou les résultats scolaires y font régulièrement obstacle.
Tout se passe comme si, au lieu de plusieurs énoncés juxtaposés, on avait affaire à une partition collective, ou à ce que Maud Mannoni appelait « discours collectif » – terme qui représente la version psychanalytique, contemporaine, de ce qui, dans le vocabulaire de Deleuze et Guattari, était désigné par le concept d’agencement collectif d’énonciation. Et, si vous vous souvenez de ce que j’ai dit tout à l’heure, rien d’étonnant à ce que, sur ce point, le petit Hans ait servi – à Mannoni comme à Deleuze – de cas exemplaire.
Il me semble alors que le dispositif psychanalytique et en particulier la méthode des libres idées incidentes prennent en compte, voire même actualisent, ce qu’on pourrait appeler bel et bien « la réalité transindividuelle du sujet » (selon une autre très vieille formule de Lacan).
Soyons précis : je ne suis pas là en train de vous vendre en douce un truc qui aurait des relents d’inconscient collectif à la Jung. L’inconscient collectif, Freud l’écarte d’un haussement d’épaules dans le « Moïse » … en disant en substance : je ne crois pas que nous ayons grand-chose à gagner en introduisant ce concept « car il est patent que le contenu de l’inconscient n’est jamais que collectif (« ist ja Überhaupt kollectiv »), « possession universelle des êtres humains ». Il ne s’agit pas, dans ce « contenu », d’archétypes innés, tout au plus peut-on parler de culture, au sens où la culture est elle-même un agencement multiple de discours qui nous est transmis par papa/maman à travers le bouillon de langage qu’ils nous font avaler.
Le « transindividuel » invoqué par Lacan dans Fonction et champ de la parole et du langage, c’est ce « bouillon de langage » qu’on retrouve à la fin de son enseignement sous la forme de « lalangue » – à écrire, comme vous le savez, en un mot. A la différence du langage, objet abstrait forgé par les linguistes aux fins de se constituer un champ propre – exactement comme Lacan pendant un temps, s’est doté du symbolique -, lalangue est le concept de l’effectuation concrète du langage et de sa diffusion, à travers différents niveaux de dialogue, dans la vie des parlêtres.
A titre d’illustration, je m’appuierai sur un bref passage de la séance du 15 novembre 1977 du séminaire : Le moment de conclure, souvent commenté : « Si j’ai dit qu’il n’y a pas de métalangage, c’est pour dire que le langage n’existe pas ; il n’y a que des supports multiples du langage qui s’appelle(nt ?) la langue »…
Ça parle tout seul ! Le langage, ça n’existe pas en dehors de son effectuation mondaine par les supports multiples de l’énonciation.
Je n’ai rien de plus à ajouter, sinon une simple remarque : avec lalangue et son bouillon, nous tenons deux termes susceptibles d’éclairer, bien mieux que l’obscure communication des inconscients, notre question du dialogue analytique, de ce qui s’énonce ou se communique dans l’analyse. qu’analysant et analyste soient tous les deux plongés dans ce bouillon est la garantie du dialogue.
Alors, je pourrais m’arrêter là-dessus, si je ne ressentais pas l’impérieuse nécessité de dire un mot à l’intention de ceux qui seraient venus ce soir sur la foi du titre indiqué dans le programme de l’année et qui se sentiraient floués par la minceur de ce que je dis ce soir à ce sujet. Je suis en effet par rapport à cela totalement hors-sujet, même si ces mots, « je suis hors sujet », reflètent bien ce que j’ai voulu dire.
Il se trouve qu’après l’instant de voir, où j’ai été séduit par ce thème, à l’allure d’un défi, des parents dans les cas de Freud, proposé par mon ami Boussidan, il a fallu le temps pour comprendre à quoi je m’étais engagé, si bien qu’au moment de conclure, je me suis trouvé déporté vers un seul des aspects du problème.
Je vous dois d’en exposer brièvement les raisons.
Les parents, dans les cas de Freud, c’est à la fois beaucoup et pas grand’chose. A vrai dire, si le critère est leur présence effective, ce n’est presque rien, sauf dans un cas, celui d’Herbert Graf (Hans), où, comme vous le savez, ils prennent une part active à l’analyse, et sans doute aussi à la formation de la névrose – comme Freud aussi, d’ailleurs.
Pour les autres, ils n’occupent qu’une position très marginale, soit comme obstacle à ce que quoi que ce soit puisse s’engager, comme dans Un cas d’homosexualité féminine où Freud a pris Margarete Stern (la jeune homosexuelle) en analyse poussé par son père – ce qu’il n’aurait jamais dû faire, ou comme dans Fragment d’une analyse d’hystérie, où il s’est chargé d’Ida Bauer (alias Dora) pour les mêmes raisons en pronostiquant de ce fait une fin rapide des opérations. Le titre donné au cas en porte la marque – puisque « Fragment » traduit le terme de « Bruchstück » qu’on pourrait aussi bien rendre littéralement par « point de brisure ».
C’est un peu différent ailleurs, comme dans l’homme aux rats, où les parents sont physiquement lointains, le père étant décédé depuis belle lurette, mais où tout démontre que la « constellation familiale » – autrement dit la « Verkettung », la chaîne des signifiants du complexe parental – pèse de tout son poids sur la formation du symptôme. A tel point que s’impose à Freud une interprétation (tout à fait erronée du point de vue de la réalité factuelle, mais vraie de celui de l’enchaînement des idées), selon laquelle c’est le père qui serait venu interdire à E. Lanzer de se marier, alors qu’il était déjà mort – sans doute ne le savait-il pas.
Ce que met en lumière ce cas, c’est que le « mythe individuel du névrosé » – nom du bricolage reconstruit par Lacan à son propos – puise ses éléments dans une configuration, une concaténation signifiante qui se met en place avec les générations précédentes. Je ne reviendrai pas sur le fait que pour moi c’est encore bien plus large que simplement des générations précédentes – puisqu’ici, par exemple, Goethe et son autobiographie se retrouvent eux aussi dans la chaîne.
Or, ce point de l’inconscient porteur et réalisateur des signifiants de l’Autre me paraît évidemment crucial pour notre pratique, dans la mesure où l’enfant y est pris, mais reste absolument incapable d’en rendre compte de lui-même, alors que l’accès direct aux énoncés parentaux permet d’en saisir opportunément la trame – je veux dire que ça simplifie le travail.
Et faire peser sur l’enfant tout le poids de l’insu en requérant de lui un savoir qui l’excède ne me paraît pas offrir de bien vastes perspectives.
[1] Pierre-Henri Castel – La névrose obsessionnelle, séance 9, p.6