« La scène lacanienne et son cercle magique ; des fous se soulèvent. »[1]
Se soulever, mouvement de la vie (la poitrine)
« Est libre quiconque se trouve déshabité du désir de rapport sexuel »
« Est libre celui qui questionne une certaine chose, ce questionnement donnant lieu à une production »[2]
Livre quelque peu provocateur (suppression de l’école obligatoire, « valorisation » des vagabondes, « laisser tomber les enfants », sur sa liberté, nul ne cède jamais). Livre qu’on pourrait dire aussi politique : de par le vocabulaire que vous utilisez : liberté, soulèvement, « Le soulèvement apparait aujourd’hui susceptible de répondre au plus près à une configuration sociétale devenue celle non plus tant de la loi que de la norme, de la morne norme » et vous allez même jusqu’à intituler un chapitre : « Que serait une politique résolument lacanienne ? ». Livre par lequel vous continuer à tenir bon dans la construction d’une « positon largement minoritaire que je m’emploie avec quelques autres à faire valoir dans le champ freudien ».[3]
Comment parler de liberté, alors que la condition de l’homme est d’être assujettie. Et que le sujet de l’inconscient est un effet de dire. Assujetti au langage, et inscrit nécessairement dans un ordre social quel qu’il soit (société dominante, quartier, religion, culture…). Pour Oury, même si leur logique ne sont pas les mêmes, chacune de ces aliénations, ne va pas sans l’autre.
Concernant le « laissez tomber les enfants » (chanson de Cookie Dingler ; « ne la laisse pas tomber, elle est si fragile »), sur lequel j’ai été interpellée à mon arrivée à Cordoba au regard de mon travail à VV où on ne les lâche pas, pourrait-on dire, quelques remarques très rapides : pouvoir laisser tomber suppose qu’il faut avoir porté; il y a laissez tomber et laissez tomber (abandonner, jeter… qui n’est pas laisser vivre, don de la vie…). On pourrait dire en généralisant un peu (!) qu’à Visa-Vie les jeunes ont été très tôt, voire toujours, « dé-portés » « dé-tenus », et ils se cognent bien souvent aux murs de la prison. Le laisser tomber concerne plus le positionnement de celui qui porte, tient… que le fait de porter. Lâcher, laisser tomber ses illusions, attentes, projets pour l’enfant…Laisser vivre sans abandonner pour autant, sans jeter…. Un laisser tomber qui ne soit pas d’indifférence. (Les jeunes ne peuvent laisser tomber leurs parents).
Dans ce livre, vous nous proposez d’assentir à un ensemble de 4 propositions. « 4 propositions à entendre non pas comme autant d’énoncés fondés en bonne logique, mais plus trivialement comme ce qui se propose et se trouve donc posé » … « De telles propositions sont à jamais indémontrables et ne pourront donc, au mieux, qu’aller au-devant de l’assentiment de mon lecteur. S’il reste exclu de les qualifier de « littéraire », c’est toutefois au sens où l’on assentit à un poème, à une musique, à un tableau, à une performance, que l’on pourra admettre leur validité de cette façon si spécifique et néanmoins sérieuse »[4].
Ces propositions, quelles sont-elles ?
- La vie de tout un chacun est construite sur un (?) acte de sa liberté. (autre formule : « la vie de tout un chacun est de part en part (pas tout entière) construite sur un acte de sa liberté»).
- En tant qu’elle s’exerce, cette liberté reçoit le nom de soulèvement.
- Ce soulèvement est un dire que non à une aliénation.
- Dire que non est se séparer.
Ces propositions, nouées entre elles, ne relèvent pas de la logique propositionnelle ; elles ne sont pas de dotées de valeur de vérité. Libre à chacun d’y assentir ou pas. L’assentiment est un acte de l’esprit par lequel on donne son adhésion à une idée, à une opinion que l’on reconnait comme vraie.
- Un acte de sa liberté, pourquoi pas des actes ?
- Qu’apporte « vraiment » la 2ème proposition : « en tant qu’elle s’exerce, cette liberté reçoit le nom de soulèvement ». Qu’est-ce qui manquerait si on disait : la vie de tout un chacun est construite sur un acte de sa liberté qui est un dire que non…
Sans pouvoir dire encore si j’y assentis ou pas en l’état, je vais les interroger au regard de ma pratique actuelle à Visa-Vie, mais aussi de 30 ans passés à circuler dans les lieux pénitentiaires, et de mon travail de 15 ans à l’hôpital avec des patients dits toxicomanes. Une certaine fréquentation de la marge, des libérés selon Canudo. Concernant la question « des fous » et mon rapport à la folie, je serai moins disserte car c’est plus mon expérience personnelle, « dans la sphère privée », qui me fait réagir à certains points avancés. Plus justement, ce qui m’apparait c’est que votre questionnement rejoint et/ou nourrit « un déjà là » (chez moi). Ou que ce « déjà là » qui a lui-même des sources multiples, m’a fait m’intéresser particulièrement à vos propositions. Tout en émettant quelques réserves ou interrogations.
Plutôt qu’une présentation de ce livre, voire d’une lecture suivie, que je n’ai d’ailleurs pas faite, je vais vous raconter comment la lecture de ce livre, ajoutée à d’autres précédents (puisque des thématiques reviennent, dont certaines plus particulièrement me tiennent à cœur comme déchariter …) m’a traversée, travaillée et alimente mes réflexions théorico-pratiques au regard des jeunes que nous accueillons à Visa-Vie.
M’est apparu à cette occasion, qu’un nouage borroméen pouvait être fait entre ces trois éléments : les jeunes « confiés » à VV, VV en tant que dispositif (équipe, haubans…) et le séminaire qui, comme je l’ai toujours soutenu n’est pas de VV mais pas sans VV. Pour l’instant au moins, et pour moi en particulier, l’un ne va pas sans l’autre, l’un ne tient pas sans l’autre, ce qui n’est pas sans (me) poser soucis, notamment quant à la poursuite de ce séminaire. Lecture non linéaire, mais faite de sauts, de butinage d’un chapitre à l’autre dans le désordre, en fonction de mes humeurs, libres associations et « dialogues » (à sens unique et sans qu’il le sache) avec Jean Allouch lors de mes récentes ballades dans les forêts de Bionville.
Au départ c’est le sous-titre « Des fous se soulèvent » qui m’a donné envie d’y aller voir plus avant. J’avais lu Canudo, difficilement. Il y avait eu votre conférence à Strasbourg : « 4 concepts proposés par Foucault à la psychanalyse »[5] où déjà cette question était abordée. En mars 2015 dans une présentation à Cordoba j’avais tiré les fils du choix, d’une certaine liberté, de déchariter pour « guider » notre travail avec les jeunes…Et donc ce livre me donnait envie d’y revenir et de pousser plus loin mes propres réflexions. Parallèlement à ce mouvement d’attrait pour les propositions, j’émets depuis longtemps des réserves quant à une certaine esthétisation ou risque d’esthétisation de la marge et de ces questions de soulèvement, refus du système social, quand elles tirent vers la généralisation… Esthétisation, autre mot pour idéalisation ? D’autant plus que par certains égards, les fous et les délinquants… sont effectivement libres, ou du moins plus libres que nous face à des contraintes sociales et au rapport à l’Otre. Et ils fascinent parfois. « …refusant d’être insérés dans une vie qui est celle de tout un chacun, autrement dit soumise à une tutelle sociale ». Ils rejettent ? Résistent ? Au sort commun. Lacan disait…
Canudo écrit : « On a voulu voir dans la folie, ainsi que dans la criminalité, une anomalie, et on a fait fausse route…la folie, si elle n’est pas seulement une « maladie », une tare physiologique, si elle se révèle souverainement psychique, n’est pas une anomalie dans la société, pas plus que la criminalité. C’est l’affirmation d’une volonté individuelle triomphante. La société serait à plus juste titre une anomalie dans la nature, car elle sacrifie l’individu à la collectivité… la criminalité représente déjà la contrepartie victorieuse de l’individu, libre et nu sur le cheval naturellement indompté de ses passions, de sa vérité instinctive. La folie représente à son tour d’une manière plus parfaite ce triomphe de l’individu, préparé par le très long travail de ses aïeux, ou bien par une puissante circonstance de sa vie. Dédaigneux des normes morales, qui règlent les rapports de créature à créature, c’est-à-dire de chaînon à chaînon du grand esclavage humain, le « fou » est le parfait « libéré » »[6].
Toutefois, et maintenant plus particulièrement avec « les vagabondes cru années 2000 », « les insoumis », ou pourrait-on dire, des « dé chainées » … il ne me semble pas que refuser l’école à tout prix, abandonner son enfant, vivre à la marge (ou certaines folies) soient nécessairement l’expression d’une liberté. Se soulèvent – ils vraiment ? Là où l’on peut aussi dire qu’ils sont soumis à la loi de l’insoumission comme seule possibilité de survivre ? Et la plupart des jeunes qui demandent d’être accueilli à VV, émettent une demande d’arrêter de faire n’importe quoi, d’être trop libre et de pouvoir avoir une vie « normale ». Même si le plus souvent, ça ne va pas marcher. C’est comme s’ils avaient explorés un trop de liberté, mais une liberté qui a un prix trop lourd, trop violent : « le monde de la nuit c’est un monde violent ». Mais Jean Genêt lui en parle autrement. Pour lui. Et dans votre sous-titre et livres au début j’entendais une certaine généralisation (des fous-les fous), les vagabondes…et je me demandais mais « où es passé le divers, là ? ».
Et j’aurais envie de dire, ou du moins telle est ma position que ce ne peut être que la personne / ou le sujet (?) concerné qui peut en dire quelque chose ou nous faire savoir s’il s’agit pour lui d’un soulèvement, d’un dire que non à une aliénation, d’un acte de sa liberté. Sauf à tomber dans ce qui me paraît être alors de l’interprétation sauvage. Concernant le refus d’école par exemple, comment entendre s’il s’agit d’un soulèvement, d’un symptôme, d’une inhibition en attente de déchiffrement… Ce qui me parait intéressant c’est que d’introduire cette idée de soulèvement, comme un dire que non, pousse encore autrement la question de la dépathologisation. Car si on y assentit, on modifie son écoute… et on laisse ouverte la porte à cette dit-mension. Mais peut-être que mes réserves – quand j’ai pu vérifier autant se faire que peu, qu’elles ne sont pas marque de mes préjugés et propres résistances – sont pour moi une façon de dire « non, ce n’est pas ça », quand je ne comprends pas ce qui se joue pour un jeune ou quand nous sommes en grande difficulté de savoir ce qui se joue et comment nous situer, avancer. (Vivre dans la rue, alors que né d’une mère à la rue et morte dans la rue, destin…) Là où il serait plus facile de dire « c’est son choix », ça lui appartient…La liberté dont vous parlez n’est pas celle qui fait dire « c’est mon choix ».
Parce que deux questions se posent, sur lesquelles j’aimerais que vous approfondissiez : qu’est-ce que la liberté, de quelle liberté s’agit-il ? Là, précisément, ce n’est pas « je fais ce que je veux » (et ce n’est pas renvoyé à l’autre, c’est ton choix, pour s’en débarrasser ou se dégager de nos impuissances) et si c’est un « dire que non à une aliénation », quand peut-on dire, qui peut dire, qu’il y a aliénation, de qu’elle aliénation s’agit-il ? N’y a-t-il pas parfois, plutôt qu’une libération, un choix entre plusieurs aliénations ? (Cf. Les sœurs Papin : soulèvement vis à vis de leur patronne, pour une obéissance, fidélité à leur mère) Et qu’est-ce que s’adresser à la liberté d’autrui ? « Se maintenir en arrêt devant la liberté d’autrui est faire preuve d’indifférence à l’endroit d’autrui »[7]. Ceci semble s’opposer à l’adage : « la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres ». Droits de l’homme : la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui (bornes fixées par la loi). Qu’est-ce que s’adresser à la liberté d’autrui ? « Libérer quelqu’un est autre chose que s’adresser à sa liberté ». Comment s’y régler sans la diriger ? Comment « l’aider à remettre son soulèvement sur les rails » sans le forcer ? Part d’interprétation, de suggestion… « A cela une seule condition : être soi-même libre, libre au point de répondre qu’en ne se réglant que sur la liberté d’autrui »[8] Il me semble que passer de l’insoumission à une « insertion » non pas obligée, mais choisie ou « librement » consentie peut-être un soulèvement.
Vocabulaire : liberté, soulèvement, dire que non à une aliénation, (se séparer), ça donne du souffle, voire ça fait rêver… même si ce n’est pas sans risque : « mourir plutôt que mourir » ce que font ces jours-ci les Palestiniens à Gaza. « Verser leur sang est la seule carte qui leur reste, pour briser la chape de silence qui les entoure » Le Monde.
Ça donne du souffle me semble-t-il parce que c’est un mouvement qui porte vers l’a-venir, non pas comme porteur de promesses, d’idéaux… mais qui ouvre des possibles. Dire que non à une aliénation ouvre des possibles, d’autres voies…. Même si vous vous opposez à Butler ou Négri qui disent que les soulèvements ne peuvent être que collectifs, le dire que non met, ou tente de mettre un non à quelque chose qui est devenu intolérable. Dire que non, ce n’est pas (seulement) dire non. J’aimerais vous entendre préciser cela, d’ailleurs. Dire que non, suggère un ça suffit, et plus qu’une séparation je dirais une coupure. D’une certaine façon, c’est comme ça, il n’y a rien à rajouter. Mais dire que non ne peut-il pas passer par une succession de « petits non », répétés, insistants ? Pour vous, la formule de Bartleby : « I would prefer not to », peut-elle être entendue comme un dire que non, comme un soulèvement ? (Pour Guillaume Leblanc [9], par sa formule itérative, Bartleby est circonscrit dans une atmosphère de rébellion par l’usure et d’inertie récalcitrante. Il se contente d’opposer aux ordres qui lui sont donnés la formule « I would prefer not to ». La passivité apparente de Bartleby est un art de ne dire ni oui ni non.
Ça donne du souffle aussi (ou ça me donne du souffle) parce que se régler sur la liberté, allège le poids du déterminisme, des causalités psychiques. Ça ne les supprime pas, mais ça permet peut-être de les « traiter » autrement. « Il reste possible d’admettre que des déterminations inconscientes parasitent le sujet et se signalent à lui selon diverses voies (symptômes, inhibitions, cauchemars, actes manqués, angoisses, etc.) sans pour autant être tenu d’écarter la présence, l’incidence, l’insistance dans le sujet d’un acte relevant de sa liberté. On n’analysera pas de la même façon en s’en tenant à la seule nécessité, ou bien au contraire en posant, comme d’une sorte « d’a priori utile », que le sujet exerce sa liberté dans ce qui lui convient le moins et dont il lui arrive de se plaindre ». Mais une question surgit alors : avec la liberté, de quel sujet s’agit-il ? Vous convoquez la notion de volonté entre autres. Mais si le sujet de l’inconscient est effet de dire, où est-il là ?
Le Cercle Magique. « Un collectif qui ne fabrique pas de nous. Sans désir partagé. Le « nous » est le fait du pouvoir… des sujets sans nous, seuls, certes, mais pas isolés »… « Un cercle magique que n’offre nul « commun –un » mais accueille la mise de chacun inscrit dans le cercle magique. » [10] Cf. le séminariste (p.96) : terme ambigu car en même temps le séminariste, religieux, devenir curé… Structure hiérarchique… Une communauté autrement configurée que cette « foule artificielle » que Freud décrit comme régie « par deux sortes de liens affectifs, dont l’un, celui au meneur, semble (…) être plus déterminant que l’autre, celui qui unit les individus de la foule les uns aux autres ». C’est entre X et la chose par lui élue que chacun loge le point d’interrogation qui l’a amené à s’inscrire dans le cercle magique. Et l’effet d’entre opère en ce sens que chacun de ceux qui s’approchent de la scène, ayant aperçu cet entre comme un lieu où il allait être possible de poser une question tout à la fois intime et décisive, est conduit « à y mettre du sien » (autrement qu’en apprenant, répétant un savoir reçu). Dans l’effet d’entre X est – il un meneur ? Dans le cercle magique quiconque s’y trouve a rapport non pas purement et simplement à quelqu’un, mais au rapport de quelqu’un à quelque chose.
[1] J.Allouch, « La scène lacanienne et son cercle magique ; des fous se soulèvent. », éd EPEL, 2017
[2] J.Allouch, op cité[3] Jean Allouch 2014 Quatre leçons proposées par Foucault à l’analyse
[4] J.Allouch, op cité
[5] J. Allouch, op cité
[6] R. Canudo, « Les libérés », éd Plon, 2014
[7] J. Allouch, op cité
[8] J.Allouch, op cité
[9] G.Le Blanc, « L’insurrection des vies minuscules », éd Bayard, 2014
[10] J.Allouch, op cité