L’ABSENCE

28/05/2010
Hyacintha Lofé

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L’ABSENCE

Je reprends, un peu au pied levé la proposition de Sonia à la séance du 13 mars qui était d’échanger nos expériences.

Du côté de Roland, il a beaucoup été question de la rupture, qui atteint l’identité, la constitution de l’image dans le miroir, l’engagement désirant de l’« otre », éducateur, enseignant, et jusqu’à la présence même du sujet, avec des absences qui n’apparaissent pas comme des actes manqués, mais plutôt des manques de calcul.

Du côté de Sonia, il a été question de la violence, qu’elle essaie d’attraper avec un médiateur, la psychoboxe, qu’elle nous a décrit déjà et qu’elle se propose de mettre en action en juin.

Apparemment, la question qu’on se pose tous et qui nous réunit, c’est comment construire quand le sol est mouvant ? Pas tous ceux qu’on rencontre sont aussi innocents que cela, mais cela ne facilite pas notre travail.

Avec mes « innocents » à moi, la question la plus difficile est celle des absences. Absences aux séances, absence au téléphone. De toutes façons, depuis que vous avez eu le numéro, ils en ont changé trois fois, ou ils n’ont pas de crédit, pas d’unités…ou encore ils se sont déconnectés : pour dormir ou pour justement, pour qu’on ne leur rappelle pas leur rendez-vous.  Quand ils viennent, pourtant, ils sont très présents, nous laissent entendre que cette fois-ci, « ça y est », « ils y sont », « ils travaillent ». Mais ils creusent une nouvelle absence : absents à eux-mêmes, absents à l’Autre, ces innocents ne le sont pas toujours autant qu’on l’imagine. Ils savent où nous trouver.

Cette absence, elle a rarement lieu avec des analysants en privé. Et pour cause, ils sont demandeurs et ils paient, mais c’est courant chez ceux qui nous sont adressés par une institution, et particulièrement quand ils ne sont pas reçus sur place mais doivent se déplacer et venir à nos cabinets. La demande, c’est d’abord celle de l’institution. Je travaille depuis une quinzaine d’années auprès de jeunes gens dont la demande, a priori, n’est pas une demande d’analyse. Ils me sont « adressés » par l’ASE, mais cette adresse participe souvent d’une pseudo-injonction : « Si tu ne vas pas essayer de comprendre pourquoi tu casses tout ce qu’on te propose, ou pourquoi aucun placement ne te convient, inutile qu’on te propose un contrat jeune majeur ». Ou peut-être pire, une adresse du côté du « bien » : « Ça te fera du bien de parler. » Parler bien sûr des traumatismes qu’on leur suppose et qui sont souvent confondus avec les évènements de vie, comme si tout faisait traumatisme. La plupart du temps, eux ne veulent justement pas parler de ces évènements, en tout cas pas comme ça, sur demande. Donc, ils ne paient pas, bien au contraire, ils sont même payés, d’une certaine manière, pour venir, puisqu’ils sont logés par l’association, et reçoivent une allocation, et il faut qu’ils y manquent beaucoup pour que cela leur soit retiré. Si ce n’est pas une injonction, c’est tout du moins un contrat volontaire, et ils s’en saisissent au cas par cas.

Les façons dont se présentaient ces adolescents me faisaient penser à l’infans, qui ne parle pas encore mais adresse à l’Autre, un appel (sous forme de cri en général) auquel celui-ci répond sous forme de message. Les adolescents l’amènent, eux, cet appel, sous forme de passage à l’acte, de plainte dans la réalité auprès du juge des enfants par exemple. Ça ne va pas du côté de l’Otre : les parents, l’école, le social, la justice.

Au début, je ne savais pas trop quoi faire de ces adresses. C’était un peu comme dans Alice au pays des merveilles dont les personnages fêtent 364 jours par an un non-anniversaire. Pour moi, le travail consistait à commencer la plupart du temps par une « non-demande ». Non-demande d’analyse en tant que telle, parce que des demandes il y en avait.  Des pragmatiques, mêmes, très collées aux besoins quotidiens : un toit, de l’argent. D’autres fois encore, ça ressemble à une « demande de travail thérapeutique », c’est bien enrobé, mais on s’aperçoit que c’est une fiction pré construite, adressée à un Autre duquel il suppose une attente précise. Ils arrivent alors avec des diagnostics tout prêts : je suis paranoïaque, je frappe parce que mon père me frappait, etc. on leur a bien fait « la leçon » : « N’oublie pas que c’est ta « dernière chance » ».

J’étais en même temps dans un cartel où je lisais le séminaire V « Les formations de l’inconscient » de Lacan 1957/1958, où il traite de cette question de besoin, /demande, /désir et où il évoque en particulier la surenchère de la demande.

Donc des demandes qui foisonnent, tant du côté de l’institution que des jeunes. Alors, peuvent-ils transformer tout cela en question ? Peut-on entendre autre chose dans ce qu’ils adressent ?  En tout cas, on leur fait cette offre d’un espace de parole. C’est toujours un pari, d’autant qu’ils arrivent avec de la colère, du dépit, mais rarement avec un symptôme qui les questionne. Ceci dit, on peut compter sur les doigts de la main, les gens qui arrivent vraiment avec un symptôme bien reconnu, avec une « demande d’analyse ». Bon, mettons ces demandes, ces appels du côté d’un devenir-symptôme, celui-ci étant déjà en lui-même une fallace.

Dans le séminaire X, l’Angoisse, Lacan parle du névrosé qui nous fait une offre fallacieuse avec ses symptômes. Il regrette que les psychanalystes méconnaissent souvent « la part foncière de faux qu’il y a dans la demande ». p. 79. Et comme il ajoute un peu plus loin que ce que nous lui proposons avec le Sujet Supposé Savoir est une supposition au moins aussi trompeuse, p. 73, on peut dire que ça tombe bien. Ça tourne d’un quart de tour cette ritournelle d’ « il n’y a pas de demande » qui traîne dans les services de consultation.

Et bien, qu’on l’accepte, ajoute Lacan, cette offre/jeu par où il fait appel à la demande. Car, ne nous y trompons pas, ce qu’il demande, c’est notre demande à nous. Il veut, précise Lacan, qu’on le supplie. p. 64. Et comme vous ne lui demandez rien, il va pouvoir commencer à modeler ses propres demandes. p. 65. Alors, on ne demande pas « rien », puisqu’on lui demande d’être là à certains jours, certaines heures.

Les jeunes que nous recevons, ils n’en sont pas là, ils n’en sont pas à prendre soin d’eux. Il faut même un certain temps avant qu’ils ne réalisent que c’est à eux de nous appeler pour prendre rendez-vous, et non le contraire. Ils fonctionnent à plein dans ce registre d’attendre la demande de l’Autre.

Alors, ce serait déjà pas mal si leur demande était demande d’amour, mais on n’en est pas là. De plus, comme leurs demandes sont excessives, pas au bon endroit, on est particulièrement obligés de réfléchir et d’inventer à chaque fois notre réponse. Même si l’idée, c’est qu’un minimum de désir se constitue dans cet intervalle entre la demande et la réponse.  Dans l’Angoisse, on retrouvera cette question de la demande qui, parce qu’elle produit le manque, un vide à préserver, il ne faut pas forcément y répondre. p.75. Si ce manque est comblé, c’est là que surgit l’angoisse. « Il s’agit de ne pas manquer au manque. » Manque nécessaire. Le point de vue scientifique, c’est que le manque est comblable, alors que dans l’expérience analytique, il faut au contraire tenir compte du manque comme tel.

Ce Fort-Da, il sert bien à structurer pour l’enfant la relation présence/absence, mais si la demande est bien structurée par le signifiant, dit Lacan, elle n’est pas, pour autant, à prendre au pied de la lettre.

Bon, cette angoisse, c’est aussi avec cela que nous allons travailler. « Une angoisse qui nous répond, que nous provoquons, une angoisse avec laquelle nous avons à l’occasion un rapport déterminant. »

Mais dans ce « ne pas répondre », il ne s’agit pas non plus de provoquer une frustration. Il s’agit de plutôt creuser un manque. Il s’agit de ne pas répondre « directement ». Alors, on a à refuser d’y répondre, ou pas, en fonction de la situation, du transfert. Pas d’automatisme possible. Je ne sais pas si vous connaissez cette blague de Coluche sur les services sociaux. Quelque chose comme : « Ecrivez-nous de quoi vous avez besoin, on vous expliquera comment vous en passer ». Ça peut faire rire, mais parfois, une non-réponse, ça peut ressembler à ça, aussi.

On peut dire que, dans ces affaires de placement, l’Autre a souvent manqué sans retour, en tout cas sans retour prévisible, parlé, imaginé. L’autre est absent pour de bon, est-ce qu’on peut dire que cette absence n’est pas dans le symbolique ? Pas vraiment. Est-ce qu’ils sont pour autant schizophrènes ? Non, pour la plupart, mais rien n’est venu faire limite à l’absence, c’est pourquoi c’est difficile à jouer pour eux, ce Fort-Da dont Roland disait que ces innocents n’y avaient pas eu accès. C’est ce « no man’s land » compliqué qui fait que, quand on parle de notre travail, on évite de parler structure, parce que cela nous ferait plutôt tourner en rond qu’avancer.

Du coup, pas moyen de faire autrement que d’y aller de notre présence à nous, en corps. Pas d’absence du côté analyste.

Ça donne parfois l’impression de travailler dans une quatrième dimension. Dans quelques rares cas, heureusement, ils me disent « j’arrive » et ils arrivent une, deux heures après, voire le lendemain. Est-ce leur façon à eux de creuser ce fameux manque ? Ils savent qu’on les attend. Et ils savent tout de même qu’ils ne sont pas venus. Absence ne veut pas dire oubli. Pour preuves les « prétextes » hallucinants qu’ils inventent pour « s’excuser » de leurs absences. Les réponses qu’on y apporte sont tout aussi prises au vol, à l’arraché en fonction du jeune, de la séance, des circonstances, de la météo… On ne peut jamais répondre la même chose. On va les rappeler tout de suite, on ne va justement pas les rappeler. On va se fâcher, s’inquiéter, faire le « mort » pour laisser ouverte une distance. Ceci, quelque soit l’âge, l’histoire, l’entrée à l’association. Et ce, jusqu’à ce qu’ils partent, dans un temps où les modalités de l’absence peuvent encore être différentes.

Je ne savais trop par où commencer. J’ai tapé « absence » sur internet, pour me mettre un peu en bouche. Je m’attendais à une définition, des synonymes, mais pas à voir inscrit en haut de liste, « absence de règles ». « Absence de règles pendant la grossesse », « Absence de règles sans grossesse ». C’était pas mal vu. Ce n’est pas toujours aussi carré, mais quelque soit la réalité biologique, c’est dit comme ça : on se présente au monde par une absence. Nos grands-mères demandaient à leur fille ou belle-fille si elles avaient « vu venir » lorsqu’elles espéraient ou redoutaient une grossesse.

Après la naissance, on n’est pas loin de parler de l’« absence du père », puis plus tard, de « l’absence de cadre » etc.  Donc, l’absence entre dans la constitution de notre être. Parce qu’elle se marque de présence.  Pour qu’un père soit absent, il faut déjà qu’il y en ait un. Je ne parle pas forcément du père de la réalité. Celui qu’on appelle à tort « le géniteur », comme si cela existait.

Dans le peu de temps que j’avais, j’ai essayé de reprendre des pistes, du côté de Freud, de Lacan, de la littérature. En particulier, puisqu’on avait évoqué le Fort-da, je suis allée refaire un tour du côté de Freud, « Au-delà du principe de plaisir », 1920, avec l’éclairage de Lacan, séminaire X, L ’Angoisse, 62/63, et le séminaire V, Les formations de l’inconscient. J’ai d’ailleurs déjà un peu commencé. Je ferai également un tour du côté de la littérature, avec La porte étroite de Gide, que j’ai tenté de lire au travers de la spiritualité telle que la présente Allouch dans La psychanalyse est-elle un exercice spirituel ? plutôt qu’en référence à la psychopathologie, dans la façon que les personnages ont de traiter de l’absence dans la relation à l’Autre.

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Sigmund Freud (1920) “ Au-delà du principe de plaisir ” Petite Bibliothèse Payot numéro 44. 1981.

Freud nous rappelle que le plaisir le plus intense coïncide avec l’extinction momentanée d’une excitation parvenue à un haut degré. Ainsi, l’appareil psychique semblerait avoir, comme ça, des velléités d’équilibre et de constance. Dès qu’il y a une tension déplaisante dans le corps, le principe de plaisir est provoqué et cela aboutit à l’abaissement de ladite tension.

Ainsi, le déplaisir correspondrait à de l’énergie non liée, à des traces mnésiques refoulées, inaptes au processus secondaire, tandis que la liaison, de son côté, préparerait et affermirait la domination du principe du plaisir.

Mais, ce qui questionne Freud, c’est l’idée que le principe du plaisir serait dominant, alors que c’est démenti par la plupart de nos expériences. Il doit donc bien y avoir des forces qui s’opposent à cette tendance, mais en attendant, ça s’équilibre : le principe du plaisir cède la place au principe de réalité, qui permet de différer la réalisation du plaisir. Ça marche, sauf pour les pulsions sexuelles qui sont, écrit Freud, « le plus difficilement éducables » et arrivent à obtenir une satisfaction, directe ou substitutive, mais sans que cela soit forcément ressenti comme une source de plaisir, au contraire: pulsions insatisfaites, attente pénible, sensation de « danger »… Freud, alors, de préciser que « toute sensation de déplaisir, de nature névrotique, n’est au fond qu’un plaisir qui n’est pas éprouvé comme tel » p 47.

Il met alors en rapport les rêves répétitifs de névrose traumatique avec les jeux des enfants. Tout le monde connait le « jeu de la bobine » auquel se livrait cet enfant de 18 mois qui ne pleurait jamais pendant les absences de sa mère, mais avait l’habitude de jeter par-dessus le bord de son lit à rideaux, (ça veut dire qu’il ne la voyait plus) une bobine de bois, entourée d’une ficelle. Il pronon­çait o-o-o-o (fort-parti) au moment du lancer, et saluait le retour de la bobine par un joyeux « Da ! » (« Voilà ! »). Freud note dans un premier temps un renoncement pulsionnel : l’enfant se dédommagerait ainsi de l’absence de sa mère, en rejouant disparition et réapparition. Mais ce sur quoi Freud insiste, c’est que, l’enfant avait fait de la première partie, jeter, son jeu principal. Ainsi, il assumait un rôle actif en provoquant la séparation, malgré le caractère apparemment désagréable du jeu. Il devient le maître du jeu et signifie en quelque sorte à sa mère : « Oui, oui, va-t’en, je n’ai pas besoin de toi ; je te renvoie moi-même. » Un an après, le même enfant, dont le père était mobilisé, jettera par terre un jouet en disant : « Va-t’en à la guerre ! » Ce sont des jeux qu’on connait bien. Alors, ce n’est pas une affaire d’imitation, dit Freud, c’est une affaire de contrôle.

Dans cette même idée de transformer l’objet du souvenir, même déplaisant, en objet d’élaboration psychique, les adultes peuvent rencontrer une vive jouissance à ressentir des impressions douloureuses, (au théâtre, dans la tragédie par exemple.)

Mais tout cela ne prouve pas encore que des tendances soient au-delà de ce principe de plaisir, écrit Freud.

Il constate que le sujet est poussé par une force à répéter le refoulé, plutôt que se le remémorer comme un fragment du passé. Et tant qu’il y a refoulement, il y a compulsion de répétition. Mais qu’est-ce qu’il répète, le « névrosé », à la faveur du transfert ? Des situations qui l’ont profondément mortifié dans l’enfance : échec dans ses sentiments amoureux envers les parents, déception, jalousie, blessures narcissiques.

Cela ressort sous forme de symptômes. Mais voilà, pas tout le monde fait symptôme. C’est cela que va souligner Lacan dans l’Angoisse : « Le symptôme n’est constitué que quand le sujet s’en aperçoit, que se dessine qu’il y a une « cause » à ça. p. 325. Pas cause « à cause de » mais « cause de », comme cause de désir. Ce qui fait la différence, dira Lacan, c’est le discours. Il y a ceux à qui ces évènements vont poser question, ceux qui vont s’interroger, d’autres non. Et dans ce texte de 1920 Freud fait donc bien la différence avec les manifestations qu’on peut retrouver chez d’autres et qui ne diffèrent guère de celles du névrosé : répétition dans l’amour, dans l’amitié, au travail.

Je trouve jolie cette façon de parler du symptôme qu’a Jean Allouch, se référant à Foucault, dans La psychanalyse est-elle un exercice spirituel ? : « Demander une analyse, s’y engager, la mener à son terme, c’est avoir aperçu, par l’insupportable grâce du symptôme, que la façon dont on prenait soin de soi, jusque là, était calamiteuse. » p. 24.

Ce sont ces observations qui permettent à Freud de faire l’hypothèse d’un au-delà du principe de plaisir. « Il existe, dit-il, dans la vie psychique une tendance irrésistible à la reproduction, à la répétition, qui s’affirme sans tenir compte du principe du plaisir ». Dans le jeu de l’enfant, chaque répétition semble affermir sa maîtrise, qu’il s’agisse d’évènements agréables ou non. Chez l’adulte, c’est plutôt la nouveauté qui constitue la condition de la jouissance, sauf dans le cas du sujet en analyse, où la tendance à reproduire, dans le transfert, les événements de la période infantile est bien au-delà du principe du plaisir. (La traduction dit extérieur, au-dessus. Je ne connais pas le terme allemand).

En voyant que cette même « compulsion de répétition » vient faire butée en fin d’analyse, Freud est amené à penser une propriété générale des pulsions, à savoir qu’une pulsion serait une poussée inhérente à tout organisme vivant vers un état antérieur auquel il avait été obligé de renoncer. Et même si on a l’impression que l’homme devrait ses facultés intellectuelles et sa sublimation à une pulsion de perfectionnement, Freud n’y croit pas. Pour lui, ce qui nous pousserait en avant serait seulement l’insistance de la pulsion refoulée à tendre à sa complète satisfaction qui consiste en la répétition d’une satisfaction primaire.  (Toutes les sublimations, toutes les formations substitutives et réactionnelles sont impuissantes à mettre fin à un état de tension pulsionnelle persistante).

Il s’appuie sur des recherches biologiques qui montrent que tout organisme tend à revenir vers un état de non-vie, qui l’amènent à penser qu’existerait chez l’être humain une pulsion de mort, sauf pour les pulsions sexuelles qui, par la fusion des cellules germinales, assurent une immortalité « potentielle », bien qu’il ne s’agisse probablement que d’un allongement du chemin qui conduit à la mort, précise t-il.

En veillant tant aux accroissements d’excitations provenant de l’intérieur qu’aux excitations de provenance extérieure ressenties comme des dangers, il semble, précisément que le principe du plaisir soit au service des pulsions de mort. Il en donne l’exemple le plus connu : « Nous savons tous par expérience, écrit-il, que le plaisir le plus intense auquel nous puissions atteindre, celui que nous procure l’acte sexuel, coïncide avec l’extinction momentanée d’une excitation parvenue à un haut degré ».

Il finit par dire que nombreuses sont les questions qui se rattachent à ce sujet et auxquelles il est encore impossible de répondre.  Il posera en particulier la question de l’ambivalence qui caractérise tant de vies amoureuses. Il se demandera, partant de la composante sadique de la pulsion sexuelle, comment déduire de l’Éros cette tendance sadique à nuire à l’objet ? Serait-ce une pulsion de mort repoussée par le moi et qui ne trouve à s’exercer que sur l’objet ?  Le masochisme pourrait alors être lu comme la régression à un stade antérieur de cette pulsion avec le retournement sur le moi.

Cette question de processus pulsionnels de répétition et la domination du principe du plaisir reste encore irrésolue.

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Lecture lacanienne de l’Au-delà… »

Dans le Chapitre XIII des « Formations de l’inconscient », Le fantasme au-delà de la formation des symptômes, Lacan fait une lecture de ce texte de Freud et ce qu’il y lit, c’est l’instance essentielle des signifiants dans la formation des symptômes. Y a-t’il même autre chose que le rapport fondamental du sujet à la chaîne signifiante ? p. 245.  Tant pour la névrose que la perversion. Le refoulement ne se conçoit même qu’en tant que lié à cette chaîne. « Le sujet ne veut pas reconnaître quelque chose qui nécessiterait de l’être. « Nécessiterait », c’est-à-dire au sens où il s’agit d’une articulation signifiante non concevable autrement que dans une articulation de discours ». Lacan renvoie au texte de Freud Constructions en analyse, où se révèle, dit-il, « l’importance de la notion du rapport du sujet au signifiant pour pouvoir concevoir le mécanisme de la rémémoration dans l’analyse ».

Cette tendance au retour à l’inanimé (dans la pulsion de mort) pourrait nous faire sourire aujourd’hui, dit Lacan. Pourtant, si cela ne va pas jusqu’à la mort, « Il reste quelque chose à l’intérieur du sujet sous la forme de cette douleur d’être qui paraît à Freud être liée à l’existence même du vivant ». p. 246. Il fait aussi là référence au texte Le problème économique du masochisme.  p. 234.

D’autre part, dans ce qui fait également le rapport du sujet à l’Autre, on note que Freud met dans son texte « Au-delà… », l’accent sur le désir de reconnaissance comme tel.

Lacan va le déplacer. Comment ? Il évoque « la réaction thérapeutique négative que peuvent agir certains sujets, enfants non désirés, sous la forme d’une certaine pente au suicide. » Il dit un peu plus loin que c’est précisément à partir du moment où le sujet est mort qu’il devient pour les autres un signe éternel, et les suicidés plus que d’autres. p. 245.

Dès qu’il s’agit, pour ces sujets, d’articuler dans l’analyse quelque chose de leur histoire, ils s’y refusent. « Ils n’acceptent pas d’être ce qu’ils sont, ils ne veulent pas de cette chaîne signifiante dans laquelle ils n’ont été admis qu’à regret par leur mère. » Le désir, dit Lacan s’articule alors, non pas seulement comme désir de reconnaissance, mais comme reconnaissance d’un désir.  p. 243. Et c’est là peut-être qu’on s’approche le plus de la pulsion de mort. Quel désir ? Celui de n’être reconnu que comme objet par la mère : d’être un meuble, d’être objet de chantage, mais aucunement objet de désir. « Là où je suis reconnu, je ne suis reconnu que comme objet ; et je ne puis me supporter reconnu dans le seul mode de reconnaissance que je puisse obtenir. » Cela, vous le trouverez dans l’Angoisse, p. 34. Comme quoi, la reconnaissance, ce n’est pas forcément que du bon. Il ne suffit pas de demander au grand Autre une reconnaissance de l’image dans le miroir. On y rencontre aussi le désir de ce grand Autre. p 42.

J’en profite pour rappeler que dans ce séminaire, Lacan s’appuie sur Hégel, qui propose dans cette reconnaissance du désir de l’autre, comme mortifère, pas d’autre médiation que celle de la violence.

Lacan renvoie aussi au texte de Freud : « propos sur la causalité psychique ».

A un moment donné de son analyse, voire dès le début, le sujet peut se refuser à tout travail. Dans les formations p. 246, Lacan dit : et lorsqu’il est proposé à ce sujet, de se constituer dans le signifiant, il peut dire « non, je ne serai pas un élément de la chaîne ». Puisqu’il n’a pas contracté de dette, il va refuser de la payer. Mais en refusant de la payer, le risque c’est de la perpétuer et de s’en retrouver d’autant plus lié.

On peut donc bien s’imaginer que dans les absences réitérées des jeunes, il y a quelque chose de ce refus. On retrouve un peu la même chose dans la fugue, qui est, dit Lacan, une autre façon de s’évader de la scène. p. 137. On pourrait penser que là, le désir est directement mis en rapport avec l’absence. Se faire désirer pour le sujet, par son absence.

*

On va finir par un petit détour par la littérature, pas par hasard, puisque cela reprend une question sur le manque et l’absence dans l’amour. Lacan dit p. 166 de l’Angoisse : « Nous ne sommes en deuil que de quelqu’un dont nous pouvons dire « j’étais son manque ». « Ce que nous donnons de l’amour, c’est essentiellement ce que nous n’avons pas. » C’est-à-dire, nous lui avons manqué alors que c’était justement de cela que nous lui étions précieux et indispensables. Voilà, l’important, ce manque, nécessaire, ne va pouvoir se creuser que dans l’absence pour les personnages de Gide, en particulier d’Alissa.

Si dans « La porte étroite », la religion prend une place importante : sacrifice, vertu, renoncement, elle y est aussi un voile trop commode à l’interprétation. Beaucoup de travaux ont mis la vie de Gide, en rapport avec son œuvre. Comme pour tout auteur, bien sûr qu’il parle de lui, est-ce qu’un auteur fait autre chose ? Mais ici, il s’agira de lire sans s’occuper de structure, psychopathologie, de concepts, de biographie.  Il s’agira de se laisser aller, simplement, à la poésie de ces deux personnages.  A lire comme un exercice spirituel.

Je vais reprendre pour cela quelques éléments du livre de Jean Allouch : La psychanalyse est-elle un exercice spirituel ? Livre qu’il écrit en « réponse » à Herméneutique du sujet de Michel Foucault qui considérait l’expérience psychanalytique comme une expérience spirituelle.  Allouch cite, d’ailleurs, dans ce livre, p. 100, le passage de Lacan sur les innocents.

Voici, avant d’en venir aux personnages, quelques mots de ce que dit Allouch sur cet exercice :

En introduisant les concepts de « Sujet », de « vérité », p. 40, Lacan aura fait glisser la psychanalyse du registre psychopathologique où l’avait inscrite Freud, dans un registre spirituel, en considérant que la spiritualité est une invention philosophique et nullement chrétienne. p. 36. Dans l’analyse, la spiritualité nous renvoie à l’être de notre patient. p. 42.

Et ce que relève Allouch chez Foucault, c’est que l’analyste est resté aveugle sur le lieu même qu’il occupait dans la culture. « Le nom occulte de sa discipline n’est pas « psychanalyse » mais « spychanalyse », nom qui évacue le « psy » et lui substitue le « spy » de spirituel ». p. 47.

Certains, égarés sur cette question par leur christianisme latent, ont transformé leur psychanalyse, sans le savoir, en une « Psyritualité ». p. 64. Or, écrit Allouch, l’exercice psychanalytique n’est pas une affaire de rite de l’inconscient. L’expérience de tout un chacun qui s’adresse à un psychanalyste, est non pas psychique, mais spirituelle. Il s’ensuit que le « spychanalyste » n’a, à vrai dire, pas d’autre choix que de déplacer cette expérience sur un autre registre que celui de la fonction « psy ». p. 88.

Il ajoute que la spiritualité fonctionne au signifiant. En français, le trait d’esprit renvoie à la spiritualité. p. 94.

Foucault appelle « spiritualité » la recherche, la pratique, l’expérience par lesquelles le sujet opère sur lui-même les transformations nécessaires pour avoir accès à la vérité. (HS). p. 66. Il y est question de s’occuper du « souci de soi ». p. 44.  Et Allouch de préciser que si l’on traduit « Geistenkrankheit » non plus par maladie mentale mais par maladie de l’esprit, comme le font certains dictionnaires, on ne peut plus négliger que cette « maladie de l’esprit » est une maladie spirituelle. p. 74

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Mais revenons-en à nos personnages :

Gide La porte étroite Folio 210, 1959

Jérôme et Alissa vont correspondre pendant plus de 10 ans. Dans le même temps, ils ne se verront que trois ou quatre fois au plus. Pour Alissa, la présence de Jérôme n’est pas nécessaire pour l’aimer : « Quand tu serais près de moi, je ne pourrais penser à toi davantage ». Et encore : « Je saurais que tu viens ce soir, je fuirais. » p. 103.   Elle va plus loin : « Mon attente devient plus anxieuse, c’est presque de l’appréhension ». p. 111. L’absence de Jérôme n’en est pas une pour elle. Il lui est nécessaire de pouvoir l’imaginer lui suffit.  La seule vraie séparation, c’est lorsqu’elle ne sait pas où il est. Alors, elle lui met des échéances lointaines : Tu viendras à Pâques …l’été prochain… après l’armée… quand ma sœur sera mariée. Et quand il doit venir, elle va mal, est angoissée, panique jusqu’à lui dire qu’il n’est pas obligé de « passer », alors que cela fait deux ans qu’ils ne se sont pas vus. Quand il vient, elle l’évite, s’occupe au ménage, au raccommodage. « De loin, je t’aimais davantage ». p. 120. Pourtant, il ne se passe pas une minute sans qu’elle pense à lui. Mais la présence n’est pas possible : « Grâce à toi, mon ami, mon rêve était monté si haut que tout contentement humain l’eût fait déchoir ». p. 151

C’est vrai que cela a beaucoup fait gloser du côté du sacrifice, de la piété, de la vertu. Certains ont même cru voir chez Gide, dans ce livre, un retour à la piété et une tentative de conversion. Or, il semble s’agir plutôt d’une « satire du sacrifice de soi ».  (Henri Ghéon dans un article d’avril 1910[ ]dit que La Porte étroite n’est qu’une pièce du puzzle que constitue l’œuvre d’André Gide, et qu’on ne peut véritablement la comprendre qu’en tenant compte de sa place dans l’ensemble, en particulier dans sa relation étroite avec la répétition.

Comment, en quelques tableaux, s’est construite cette relation dans l’absence:

– Jérôme, un jeune garçon de 12 ans, se découvre, au moment de la mort de son père, un amour pour sa cousine Alissa.

– Lorsqu’il a 14 ans, la mère d’Alissa le caresse, ce qui provoque des sentiments contradictoires. Cette femme se sauve avec un jeune officier et ne reviendra jamais. On précise qu’Alissa ressemble à sa mère, elle est créole comme elle.

– Quelques jours après, le père de la « fugueuse », qui est pasteur, fait un sermon qui tourne autour de la « porte étroite », que peu de gens prennent, alors que nombreux sont ceux qui préfèrent la « porte spacieuse ». Dans ce moment même, Jérôme associe cette « porte étroite » à la porte de la chambre d’Alissa : « pour entrer, je me réduisais, me vidais de tout ce qui subsistait en moi d’égoïsme…et par-delà toute macération, toute tristesse, j’imaginais, je pressentais une autre joie, pure, mystique, séraphique, et dont mon âme déjà s’assoiffait ». p. 30. On pourrait faire toute sorte d’interprétations concernant cette image, mais toutes seraient vraies…ou fausses. Peu importe. Il pense mieux la mériter en s’éloignant d’elle aussitôt.  p. 31

…absence…

– Peu de temps après, un malaise chez sa mère malade, produit chez Jérôme, une demande immédiate : se marier avec Alissa, car il n’imagine pas cheminer seul. (Il a alors 14 ans).

– De son côté, Alissa voit la mort de Jérôme en rêve. « Je ne te voyais pas mourir. Simplement il y avait ceci, tu étais mort, c’était affreux. C’est tellement impossible, que j’obtenais que simplement tu sois absent. »

…absence aussi…

L’absence est déjà inscrite des deux côtés, de façon inversée. Si Jérôme ne peut exister seul, l’amour, tel que le décrit Alissa, ne demande pas la présence de l’autre, voire l’en exclut.

Amour éternel ou immortel ?

Y a-t-il un « hic », dans cette recherche d’un amour spirituel, mystique, d’Alissa ? Deux réponses, au choix.

-Un amour éternel :

Une figure de l’amour pour Alissa, c’est l’amour éternel : « Aimer, c’est laisser l’autre être seul. » citation dans « l’Amour Lacan » de Jean Allouch. p. 10.  Alissa aime Jérôme, elle ne l’abandonne pas mais se retire. Elle lui laisse le champ. Qu’il soit heureux, ailleurs. Qu’il se réalise, sans qu’elle interfère le moins que ce soit dans son devenir. L’amour a sa propre limite.

-Un amour immortel :

Ou bien, on suppose qu’elle passe à côté.  Répétition de l’absence. Le disque est rayé. Cet amour n’a pas de finitude, quelle qu’elle soit. Alissa va le laisser perdurer, gelé, jusqu’à le rendre « immortel ». C’est un ratage parce que le sacrifice est effectif. Alissa va se dépouiller de cet amour jusqu’à remplacer les livres lus avec Jérôme ou lus avec la pensée de Jérôme par des livres pieux. Ne nous y trompons pas, les livres pieux ne sont pas là parce qu’ils sont pieux, mais là pour effacer toute trace de son amour pour Jérôme.

A l’adolescence, j’aurais choisi la seconde version. Aujourd’hui, à la lecture d’Allouch, la première paraît une figure possible.

Cette lecture change complètement l’idée du statut de l’absence aux rendez-vous des jeunes avec lesquels je travaille. Si un peut me dire « vous m’avez manqué », même s’il ne vient pas à la séance suivante, je ne me précipite pas pour lui rappeler ses engagements. Un manque devient possible.

 

 

BIBLIOGRAPHIE

Jean ALLOUCH La psychanalyse est-elle un exercice spirituel ? EPEL

Jean ALLOUCH L’amour Lacan. EPEL 2010.

Sigmund FREUD, Au-delà du principe de plaisir in essais de psychanalyse. 1920.

André GIDE, La porte étroite Folio 210 1959

Jacques LACAN séminaire X, L’angoisse. 1962/1963.

Jacques LACAN séminaire V, Les formations de l’inconscient. 1957/1958.

 

 

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