Introduction
Particularités. Nietzsche est un philosophe très singulier, lui-même revendique sa spécificité en récusant les modes d’analyse de la tradition philosophique. Il n’utilise pas les voies habituelles de la démonstration philosophique, de la logique et de la métaphysique classique. Sa pensée philosophique est déroutante, éclatée, métaphorique, comportant des énoncés à la première personne (du pluriel ou du singulier), des poèmes, des pastiches. Il dit que ses textes devront séduire, susciter par magie le plaisir esthétique. Seuls quelques textes comme « La Naissance de la Tragédie » ou « La généalogie de la Morale » sont écrits en continu mais la plupart sont composés de fragments plus ou moins longs. Nietzsche déploie une pensée fragmentaire, par aphorismes là où classiquement les textes philosophiques déploient des concepts dans une rationalité de la preuve en fonction de la visée de recherche de la vérité. Ce qui fait que l’on peut être vite égaré mais quelques fois aussi excité par une pensée provocatrice qui exhorte à un certain courage devant ses conséquences, déstabilisé aussi par une pensée qui oscille entre « gai savoir » et « triste vérité ».
Premièrement
Nietzsche s’oppose à la pensée dogmatique censée pouvoir dire adéquatement l’essence des choses et à la croyance que l’homme tiendrait « réellement dans le langage la connaissance du monde » (« Par-delà le bien et le mal »). Un aphorisme à la fin du « Gai savoir » :
« Dans le midi (…) Au Nord -j’hésite à l’avouer-
J ‘ai aimé une horrible vieille
On l’appelait « la vérité »
« Même ses pensées, on ne peut les rendre tout à fait par des paroles »
La méthode de Nietzsche est interprétative au sens où il va multiplier les perspectives, les points de vue, plus ou moins antagonistes par lesquels il faut passer pour comprendre la réalité dans son devenir et ses contrastes. L’aphorisme est une unité de sens. Extraits :
Le Crépuscule des idoles « Ce que je dois aux anciens » §2 p172-173 GF-Flamarion
Critique de Platon
Aurore § 507 Contre la tyrannie du vrai
Aurore § 128 Le rêve et la responsabilité
GS § 372 Pourquoi nous ne sommes pas des idéalistes (nous autres modernes) critique de Spinoza
Deuxièmement
Cela peut sembler paradoxal de s’intéresser à Nietzsche pour la thématique qui nous occupe à savoir le commun. Parce que Nietzsche critique beaucoup le commun. Nietzsche:( « Par-delà le bien et le mal » II § 43): « Comment y aurait-il un « bien commun », le mot renferme une contradiction : ce qui peut être commun n’a jamais que peu de valeur ». Il critique le grégaire, la démocratie, l’état, la morale, la religion chrétienne. Nietzsche a vu dans l’égalitarisme démocratique l’aboutissement à ses yeux désastreux de l’idée de Bien Commun. Il a vu aussi que l’égalitarisme démocratique ne trouverait à se réaliser que dans un accroissement monstrueux de l’État. Nietzsche appelle l’État « nouvelle idole », « le plus froid de tous les monstres froids fondé sur ce mensonge : « Moi l’état je suis le peuple » ». (Z première partie de la Nouvelle Idole). Nietzsche juge cette idolâtrie comme une déviance de l’athéisme moderne. L’État ne peut acquérir cette suprématie qu’à partir du moment où il est admis que l’intérêt du plus grand nombre est la valeur suprême. Le médiocre ne peut être vénérable, seul l’excellent peut l’être :« Monter, c’est ce que veut la vie et en montant se dépasser ». (Z 2 Les tarentules). Nietzsche oppose à l’égalitarisme républicain et socialiste l’affirmation et la revendication d’une inégalité foncière entre les hommes. L’excellence implique l’inégalité. Nietzsche est individualiste et élitiste.
L’enseignement du surhumain ne peut pas être populaire : il implique un dépassement de l’homme actuel, du méprisable « dernier homme », de son petit bonheur et de sa « pitoyable suffisance » (APZ p. 49). Zarathoustra tonne contre cette créature pitoyable qui doit être dépassée, contre ce dernier homme dont la morale basse et indigne doit être brisée. Zarathoustra méprise la foule, qui le lui rend bien. Il existe une barrière d’incommunicabilité entre lui et les autres hommes. Sa pensée, qui entend balayer un vil présent en se tendant vers un avenir radieux et surhumain, ne trouve aucun écho dans la foule : « Ils se sont ri de moi quand j’ai trouvé et suivi ma propre voie » (APZ p. 194).
Nietzsche, a imaginé en Zarathoustra un personnage solitaire excentrique et incompris. Il a fait de Zarathoustra un ami des bêtes préférant la compagnie des animaux – créatures innocentes, proches de la vie et de la Terre – à celle de ses semblables : « J’ai trouvé qu’il est plus dangereux de vivre chez les hommes que chez les bêtes » (APZ p. 60). Chez Zarathoustra, le désir de solitude est incontestablement lié à un sentiment de supériorité. Selon Zarathoustra, la « populace » l’exècre car elle est exaspérée par son insondable supériorité de prophète du surhumain.
Citation de Stephan Zweig extraite de sa biographie de Nietzsche (Nietzsche, Stock 1978 p 193-194)) : « C’est toujours l’individu qui introduit l’indépendance dans le monde et toujours uniquement pour lui seul. Car tout esprit libre est un Alexandre, il conquiert impétueusement toutes les provinces et tous les royaumes, mais il n’a pas d’héritiers (…) C’est pourquoi la grandiose indépendance de Nietzsche ne nous apporte pas en don une doctrine ( …) mais une atmosphère( …). Lorsqu’on prend contact avec ses livres, on sent de l’ozone, un air élémentaire, débarrassé de toute lourdeur, de toute nébulosité et de toute pesanteur (…). Toujours la liberté est le sens final de Nietzsche… »
Pour entendre quelque chose à Nietzsche, il faut laisser résonner (raisonner) en soi son mode singulier d’écriture, d’où le choix de la lecture d’extraits.§44 PDBM L’esprit libre. Il s’agit pour Nietzsche de renouveler la langue pour rendre possible « une nouvelle rationalité », « une raison supérieure » qui surpasse les schèmes simplifiants de la raison qui jusqu’ici « a manqué de manière désolante son objectif de clarification du monde ». Dans Ecce Homo (« Pourquoi j’écris de si bons livres » § 4 p77) il écrit : « Attendu que la multiplicité des états intérieurs est chez moi extraordinaire, il y a chez moi de multiples possibilités de style – l’art du style le plus divers qu’homme ait jamais eu à sa disposition »
Dans son Zarathoustra, Nietzsche bouscule allègrement la tradition du texte philosophique qui consiste en un discours rigoureux exposant plus ou moins sèchement des théories qui se veulent claires et précises. Zarathoustra a la forme d’une fiction et d’un récit mythique dont le style est lyrique et plutôt kitch.
« Ainsi parlait Zarathoustra » est un récit mythique foisonnant dont la forme est directement liée à la doctrine nietzschéenne de l’infinité des subjectivités et de l’impossibilité d’une vérité unique et partagée. Une vérité unique : voilà précisément aux yeux de Nietzsche où se situe la pure fiction. Chez Nietzsche la forme est liée au fond.
Dans « Ainsi parlait Zarathoustra », « L’Enfant au miroir » p111 : « Je suis sur de nouvelles voies, il me vient un art nouveau du discours ; je me suis fatigué comme tous les créateurs des langues anciennes. » Cette diversité de styles employés par Nietzsche comporte un usage foisonnant de métaphores, d’images et d’énoncés à la première personne du singulier mais surtout du pluriel, un usage fréquent du Je, du Nous, voire du Nous Autres. Il y a donc de nombreuses occurrences du vocatif « nous Autres » dans quasiment toute l’œuvre de Nietzsche. Pour Nietzsche, tout discours a nécessairement pour source un vivant singulier qui ne saurait parler hors de toute perspective, de manière désintéressée et absolue.
Derrida (in « Otobiographie. L’enseignement de Nietzsche et la politique du nom propre ») dit que la particularité de Nietzsche est qu’il fut le seul avec Kierkegaard et Freud à traiter de la philosophie et de la vie avec son nom, en son nom. Il a engagé sa vie et son nom dans ses écrits. Il a fait de tout ce qu’il a écrit de la vie ou de la mort un immense paraphe biographique. Nietzsche préfère donc des énoncés à la première personne (du singulier ou du pluriel) plutôt qu’impersonnel.
Nous autres, exemples :
– « Nous ne sommes pas libres nous autres philosophes, de séparer l’âme et le corps, comme le peuple les sépare, nous sommes encore moins libres de séparer l’âme et l’esprit » GS
– »Nous autres philosophes, à supposer que nous tombions malades, nous nous abandonnons un temps corps et âme à la maladie, nous fermons les yeux sur nous-mêmes. Mais (…) nous savons aussi que l’instant décisif nous trouvera les yeux ouverts, que quelque chose surgira de son repère et prendra l’esprit en flagrant délit. »(G S). Autres exemples :
-Nous autres convalescents GS p14
–Nous autres bons européens PDBM 6ième partie Nous les Savants § 204
-Nous autres philologues
-Nous autres psychologues
-Nous autres sans patrie GS 377
-Nous autres immoralistes
-Nous autres esprits libres
-Nous autres allemands
-Nous autres modernes §544 Comment on fait aujourd’hui de la philosophie Aurore
–Nous solitaires, Nous marmottes
L’utilisation de cette formule n’est pas homogène.
Différentes catégories du « nous »
– Nietzsche utilise le « nous » ou le « nous autres » pour parler de la tradition qui englobe l’humanisme chrétien, la philosophie idéaliste, la métaphysique classique, la science. Dans ce cas la formule prend un sens ironique parce que tout en s’incluant dans ce Nous, Nietzsche va fortement s’y opposer. Dans ces cas, le « nous » prend le sens d’un « je ».En cela, Nietzsche est un historien de la culture qui s’identifie à la modernité tout en l’attaquant par ailleurs.
– Il utilise le Nous Autres pour parler de son travail critique à l’égard de cette tradition (contre la morale, contre le christianisme, dans une démarche nihiliste…).
– Il utilise le Nous autres pour appeler à la constitution d’une communauté nouvelle.
– Il existe une catégorie humanitaire du Nous où Nietzsche s’allie à l’humanité dans son ensemble.
– Nietzsche recherche peut-être aussi à travers son style le lecteur qui serait une âme sœur, une connivence avec celui-ci.
– Le Nous autres est aussi celui qui rassemble l’auteur et les lecteurs qui auront su le comprendre, un appel vers ses lecteurs, où on a le sentiment que Nietzsche tient son lecteur par la main pour le guider à travers son argumentation.
– Il existe une catégorie du « Nous » comme solution à la difficile situation de solitude du philosophe
Conclusion
Le style de Nietzsche en tant que philosophe permet de dire une riche variété de dispositions affectives et d’expérience vécues. Il s’oppose à une pensée univoque, systématique, monolithique qui ne voit plus le caractère problématique de la réalité. A contrario, la langue de Nietzsche permet de dire le caractère effectivement divers de la réalité, la multiplicité des problèmes mais aussi des interprétations que le divers de la réalité recèle. Ce que voulait Nietzsche à travers sa philosophie et son style : être inactuel, intempestif pour mieux réfléchir à son époque. Nietzsche a su faire de la maladie une école de pensée, une discipline essentielle du créateur. Pour Nietzsche, il n’y a pas d’opposition entre nature et culture dans le processus de civilisation. La philosophie de Nietzsche est à l’écoute du corps. Elle cherche à mettre en évidence, sous l’écume des embellissements de la civilisation, l’océan des instincts archaïques. C’est d’eux-mêmes, par leur lutte interne pour la suprématie que les instincts se disciplinent, se maîtrisent, se transforment, s’éduquent. La philosophie de Nietzsche limite le rôle de la conscience à celui d’épiphénomène qui œuvre davantage à nous rendre sourds à la voix du corps qu’à en maîtriser réellement les pulsions. Le langage de Nietzsche insiste sur le caractère animal de l’homme et sur le primat du corps. Nietzsche récuse les conceptions idéalistes qui affirment la transcendance de l’esprit humain et en font un règne séparé du règne naturel. Nietzsche replonge l’homme dans la nature (PDBM §230 p 171/172). Il montre que les morales, les religions ou les philosophies sont des particularités de la culture c’est à dire des expressions dérivées d’un certain état du corps. L’acte de pensée ne consiste pas pour Nietzsche à séparer la vérité du mensonge, mais à donner une forme de vérité poétique à l’illusion la mieux à même de fêter la vie, de la défendre, de l’illustrer. La souffrance, la tristesse, l’angoisse sont intégrées dans une affirmation plus haute. « Donnez-moi d’abord de la vie ; et je saurai vous en faire une culture ! » « Être simple et naturel, c’est le but suprême et dernier de la culture » (Vol Puis 415)
La doctrine de l’éternel retour
La solitude de Zarasthoustra n’est pas qu’une réaction hautaine face au spectacle consternant qu’offre la populace, c’est aussi une étape nécessaire à la compréhension de l’idée centrale du Zarathoustra : la doctrine de l’éternel retour. La compréhension de l’éternel retour constitue l’effort le plus surhumain de l’esprit, et présuppose un cheminement solitaire très difficile, arrachant l’esprit à la masse, au commun des mortels, et lui faisant franchir plusieurs étapes : reconnaissance de la mort de Dieu et compréhension de la volonté de puissance et du caractère « intermédiaire » de l’homme, qui doit être dépassé pour atteindre le surhomme, l’être libre et créateur de « tables nouvelles ».
Les trois métamorphoses de l’esprit dans Zarathoustra
Le chameau . C’est l’esprit patient et vigoureux en qui domine le respect. Il cherche à assumer le fardeau le plus pesant afin que sa force se réjouisse. Il vénère des maîtres.
Le lion. C’est l’étape de la libération et de la conquête de soi. Une véritable libération est réservée à celui qui fut longtemps et fermement enchaîné et qui éprouve par conséquent le besoin de s’affranchir, sous peine d’étouffer, de périr écrasé par des idoles. La liberté signifie essentiellement force et courage d’être soi-même, c’est à dire, avant tout, d’obéir à soi-même, de ne plus se laisser écraser par ce qui a été transmis par la famille, les éducateurs, la société et d’oser affirmer et collaborer à son destin au lieu d’utiliser ses forces à le contrecarrer. (amor fati) « Tu dois devenir l’homme que tu es. Fais ce que toi seul peux faire. Deviens sans cesse celui que tu es, sois le maître et le sculpteur de toi-même. » (Z) Pour que naisse une personnalité, un isolement temporaire est nécessaire. La conquête de l’autonomie est difficile. Le lion remporte sur la morale cette victoire qui nous rend la joie et nous décharge du fardeau de la mauvaise conscience.
L’enfant. L’homme accompli ressemble dans sa maturité virile à l’enfant qu’il fut autrefois. Il retrouve le sérieux qu’il mettait au jeu étant enfant. La sagesse suprême est pétulance, jeu espiègle et moqueur, sauvagerie. La sagesse est dynamique, mouvement, danse. = l’éternel retour.
Nietzsche et les Grecs
Nietzsche reconnaît des choses humaines là où les philosophes ont l’habitude de voir des choses idéales. Les philosophes classiques méprisent les choses les choses humaines car pas assez divines. La perspective de Nietzsche est critique et généalogique, il prend parti contre la métaphysique pour une sorte de réalisme anthropologique. Pour Nietzsche, les choses humaines sont d’abord « les chose les plus proches ». C’est seulement par l’étude minutieuse de ces choses petites, faibles, humaines, illogiques, erronées que l’on peut arriver à la sagesse. (ce qu’il fait dans « Humain, trop humain », mais aussi dans le reste de son œuvre). Les Grecs prenaient ces côtés trop humains comme quelque chose d’inévitable et au lieu de les avilir, leur conféraient une place dans leurs coutumes, leurs cultes, leurs fêtes. Les Grecs projetaient dans leur Dieu leur côté trop humains.