Quel commun pour un travail d’équipe ?

23/04/2016
Marie Weber

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Quel commun pour un travail d’équipe ?

J’ai commencé à dérouler cette question du commun dans le travail d’équipe, dans l’après-coup d’une pratique, une fois au chômage, après 6 ans en tant qu’éducatrice dans un service d’accompagnement de détenus en fin de peine. 6 ans au cours desquels la configuration et la constitution de l’équipe a considérablement varié. F.Jullien: « ce qui revient à considérer le commun(…) non pas sous l’angle du donné (…) mais sous celui de l’en-cours ou du procès.(…) le commun n’est pas un état, un acquis-il est toujours à conquérir, à déployer. » p.214, 215. « Commun, e adj. (lat. communis). Se dit d’une chose qui appartient à tous, qui concerne tout le monde, qui est partagée, faite avec d’autres : cour commune ; salle commune ; repas commun ; intérêt commun. // Qui est ordinaire, qui se trouve couramment : expression peu commune ; une variété de fraises les plus communes. // Dépourvu d’élégance, de distinction, vulgaire : manières communes. En commun, ensemble, en société// Lieu commun, banalité// Nom commun (ling.), qui convient à tous les êtres et à toutes les choses de la même espèce// Sans commune mesure, sans comparaison possible// Sens commun, opinion spontanément partagée par une collectivité. Commun n.m Le commun des mortels, les gens en général. Pl Bâtiments consacrés au service, dans une grande demeure. » Dictionnaire étymologique renvoie au verbe muer dont la racine indo-européenne mei- signifie changer, échanger. Du latin communis probablement au départ « qui partage les charges » et communio,-onis, latin classique « communauté », ecclésiastique « communion ». « Équipe n.f groupe de personne travaillant à une même tâche ou unissant leurs efforts dans le même dessein. Équipage n.m ensemble des hommes assurant le service d’un navire, d’un avion, d’un char. »

 

LE COMMUN ET L’EQUIPE :

À l’heure d’un dernier repas avec une de mes collègues, pour la première fois, après 6 ans de travail ensemble, nous faisons le bilan de cette collaboration. Il est question de confiance mutuelle, de relais possible, d’adresse dans l’autre, de la présence de l’autre même dans l’absence, qui fait alors référence, cadre, censure parfois, repère, guide. L’autre comme une possibilité de relais. Le relais tel qu’elle en parlait c’était de savoir qu’à bout de souffle, l’autre pouvait reprendre le flambeau, vraiment dans une analogie avec la course de relais. Transmission, passage du témoin, ce bâtonnet que se transmettent les coureurs pendant la course. On n’avait pas en commun un socle de références théoriques, des raisons d’être là. Comme s’il n’y avait pas de commun, de similitudes à chercher dans nos passés mais dans un espace/temps partagé, l’engagement dans ce dispositif au présent, en mouvement. Dans un article sur les Catacombes, Mayette Viltard parle d’un groupe où chacun serait présent de manière sincère et en ayant adhéré au projet : « chacun est dans des relations aux autres qui sont d’avoir été choisi et sincère » et plus loin « ainsi, le bon public est formé de personnes qui sont entre elles dans des relations définies par le fait qu’elles adhèrent sincèrement au projet de la soirée » p.130. Je retrouvais en l’autre, avec qui j’avais le sentiment de faire équipe, une authenticité et une entièreté de l’engagement dans le travail, partagés aussi avec d’autres collègues, par le passé. L’idée du commun me renvoie directement à celle de la différence. Nous étions différents dans nos manières de travailler, d’investir les relations, de nous positionner. Quel rapport finalement, du commun il y en avait ou pas ? Et si le commun c’était justement le rapport à l’équipe. Faire référence à l’équipe et resituer ainsi que c’est d’une place dans un dispositif, dans un certain cadre que nous parlons, agissons. Un cadre qui nous lie les uns aux autres et qui a aussi pour fonction de ne pas nous faire oublier, ne pas nous faire croire non plus que nous sommes seuls maîtres du jeu, seul en jeu.

Si l’on s’en tient aux définitions que nous apportent les Larousse, il y aurait dans l’idée du commun le partage des charges. Qui me fait penser à l’idée du portage et de comment il est nécessaire de répartir la charge du portage d’une personne accueillie afin de ne pas se sentir, afin de pas être seul à l’accompagner. Répartir la charge afin qu’il n’y ait pas l’illusion d’une relation duelle, exclusive entre le professionnel et la personne accueillie, une relation qui sortirait alors du cadre puisque ne faisant plus référence ni appel au tiers que représente l’équipe, l’institution. Ça nous est arrivé bien des fois de nous laisser embarquer dans ce type de dérive où il semblerait que nous soyons convoqués par les résidents qui en appellent à la confiance, à la confidence, « j’te dis ça mais tu ne le répètes pas ». Ne pas tomber dans le piège qui consisterait à leurrer l’autre sur la place que nous occupons nécessite parfois de prendre sur soi et ne pas céder à la séduction que peut représenter cette place d’élection, être l’oreille et la personne choisie, préférée, le confident. Pour le novice, mais le plus expérimenté aussi parfois, traîne l’idée que le but de la relation serait d’en arriver à la confidence, de pouvoir retirer une parole spéciale et intime de l’autre. Comme s’il y avait pour but à la relation de le faire parler. Répartir les charges ne veut pas dire faire tous un peu la même chose avec la même personne. Ça ne veut pas dire non plus faire chacun une chose spécifique avec cette personne. Il s’agirait plus, me semble-t-il, d’une préoccupation partagée, d’un souci partagé, à des places différentes de la personne accompagnée par le service mais aussi finalement d’un souci du collègue dans et de ce qu’il porte. Je m’en charge, je m’en occupe. Je m’en préoccupe, j’en ai le souci, j’en prends soin. Lorsqu’une personne accueillie n’a d’accroche qu’avec un membre de l’équipe, faire équipe à ce moment-là c’est certainement ne pas laisser le collègue seul avec la charge de l’accompagnement. Même si d’un aspect pratique, concret on n’agit pas, cela demande de veiller sur ce collègue, être à ses côtés, le soutenir en ne se dégageant pas du souci de la personne accueillie sous prétexte qu’avec nous il ne se passe rien. Rester présents. Cas de figure somme toute souvent rencontré. Est-ce qu’on pourrait alors opposer le commun à la solitude ?

La racine mei- nous renvoie à changer, échanger. Écrire des relais, chaque soir, pour que le lendemain le collègue puisse travailler avec ce qui a été fait, vécu la veille. Écrire, laisser une trace, transmettre. Comme un fil qui se déroulerait et donc chaque jour le débobineur serait un autre. Réunion d’équipe. Se réunir. Temps d’échange, de prise de décisions collectives. Parfois c’était le moment auquel nous avions renvoyé un résident en attente d’une réponse à une demande particulière. « On en parlera en équipe et nous te donnerons une réponse ». Sortir là encore de la relation duelle et faire référence à la limite que nous avons à répondre seul. Travailler en équipe c’est parfois renoncer. Serait-ce une affaire de soumission à quelque chose d’au-delà de soi ? Une équipe il ne s’agit pas pour autant d’un conglomérat qui parlerait d’une seule voix. Une décision prise en équipe peut ne pas nous convenir, néanmoins c’est cette position qu’il y aura à soutenir par la suite. Je dirais que quand ça ne fonctionne pas trop mal, il y a l’idée de renoncer tout en n’ayant pas pour autant l’impression de se soumettre à un arbitraire dont on n’aurait rien pu dire, rien contester. Simplement, le lieu de la contestation devrait peut-être être celui de l’espace-temps partagé de la réunion plutôt que celui ultérieurement de la rencontre avec la personne accueillie. Travailler en équipe c’est peut-être aussi parfois accepter de suivre. Pas passivement et en s’épargnant le fait de se positionner, mais suivre celui qui, à ce moment-là porte plus que les autres en étant attentif finalement qu’il puisse continuer à porter, en étant un peu derrière mais toujours prêt à réceptionner une chute, un épuisement potentiel ou à passer devant si nécessaire.

 

QUESTION DU NOM :

Quand on faisait des rapports d’admission ou autre, on signait de notre nom (mais pas en notre nom) + nom du service+ nom de l’établissement+ nom de l’association. La directrice nous a un jour rapporté que nos partenaires pouvaient croire qu’on signait justement en notre nom propre plutôt qu’au nom de l’équipe. Au nom de l’équipe y a-t-il un effacement du nom propre ? Sans pour autant perdre de vue la singularité de chacun ? Nom propre/nom commun. Au singulier/au pluriel. Défini/indéfini. Pas aisé de nommer ou décrire cette dimension floue de l’effacement de la singularité de chacun au nom de l’équipe. En même temps j’ai l’impression que cette position aurait aussi à voir avec celle que nous occupons en étant pris dans la relation avec une personne accueillie. Il y a quelque chose de l’effacement du privé, il est souvent d’usage d’ailleurs de parler de la limite personnel-professionnel. Pour autant, ça ne semble pas pouvoir fonctionner dans une stricte délimitation de ce qui serait de l’ordre du professionnel et de ce qui serait de l’ordre du privé. C’est toujours le même soi qu’on balade dans ces zones-là. Et pourtant il n’y est pas engagé de la même manière. Y aurait-il lieu de construire du nous, et parler de soi à la troisième personne ? Ne pas se nommer dans le « je » mais dans « l’éducatrice de service, de permanence, référente »… Signer de son nom alors renvoyé à l’adresse commune, partagée de l’institution. Signer de son nom qui deviendrait comme un nom commun. Un « nous » composé de « il » et non pas de « je ». A l’oral, c’est un peu différent. Le « je » s’utilise en réunion, au téléphone, etc … même si on pourrait penser que c’est un nous qu’il sous-entend. Ne pas avoir peur d’être gommé par le « nous », accepter de se fondre dans le « nous ». Il y a certainement une nouvelle part de renoncement là-dedans. Tout comme, pris dans la relation avec une personne accueillie, il s’agit parfois de renoncer. Renoncer à certaines attentes, à parler de soi, à se référer à sa propre expérience. S’effacer encore pour que l’autre ait assez de place. Je me souviens d’un certain nombre de fois où lors d’échanges, le résident en face me coupait la parole alors que je prenais mon vécu comme exemple ou gage de ma compréhension de sa situation. Comme pour signifier que ça ne l’intéressait pas, qu’il s’agissait de son espace de parole et pas du mien. Ça ne veut pas dire ne pas exister, c’est accepter le retrait, qu’on a un rôle à jouer sans être l’acteur principal d’une pièce qui s’écrit au jour le jour.

Ne pas être en jeu sans pour autant être hors-jeu… De quelle équation relèverait un « nous » qui se composerait de « il » ou de « je » effacés ? Sachant que pour que le « nous » fonctionne, il faut peut-être que chacun accepte l’effacement. Sinon du « je » réapparaît et brouille voire fausse les pistes. Et considérer l’effacement, la troisième personne, sans croire qu’il n’est jamais question, à certains moments, des spécificités d’une relation particulière. Que tous ces « il » ne sont pas interchangeables. Que remplacer l’un par l’autre amènera nécessairement son changement de dynamique, de mouvement, mais peut-être pas de direction. La forme et le contenu changeraient sans pour autant que la boussole vacille ? Peut-être possible si la direction prise par le résident lui appartient et ne repose pas sur la relation, l’envie de l’autre pour lui, peut-être aussi si les violons des professionnels sont assez accordés pour jouer la même musique même si le musicien change ? Je relis « l’analyste, lui, ne se nomme pas ». Un « je » qui ne serait pas « moi » ? Sans schizophrénie ? Penser ici à F.Chaumon[1] qui parle de la multiplicité des « je » qui ne sont pas toujours les mêmes, différenciation entre le sujet et la question de l’identité. Et pour ça faudrait-il qu’existe une chaîne de déchargement ? Se charger de l’autre sans le charger de soi et pour ça avoir un autre lieu pour s’en décharger un peu ? Peut-être qu’il s’agit de dire ou penser « je », pas dans un absolu mais dans « un je en tant que… ». Un « je » contextualisé. Un « je » dans sa fonction et dans son rôle. Affaire de partition et de répartition. Pouvoir parler « de soi en tant que » à la troisième personne, comme un autre détaché de soi, n’appartenant pas au « je » même si cette troisième personne détient un certain nombre de caractéristiques communes au « je » en tant qu’elle n’est pas complètement un autre.

 

Paul Verlaine. Mon rêve familier

« Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D’une femme inconnue, et que j’aime, et qui m’aime
Et qui n’est, chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, et m’aime et me comprend »

Et est-ce que pour que cette opération puisse se produire, la confiance avec les autres troisièmes personnes des « je » n’est pas nécessaire ? Que tout le monde joue ce jeu-là. Se sacrifier au « nous », voire au « ils » ? Au « ils » parce qu’il y a peut-être un piège à ce que le « nous » devienne un « je » opposé au « vous » ou à « eux ». Je pense ici à ce qui nous a opposé à notre partenaire-financeur. Quand nous parlions de la voix du « nous » et qu’ils y voyaient la voix d’une entité forte à abattre, à dégommer. Et peut-être cherchions- nous aussi la voie d’un « nous » à faire exister dans une unité, une identité lisible et convaincue… Mais peut-être qu’avant d’accepter d’être indéfini pour autrui, faut-il passer par la définition ? Peut-être que là il y a à voir avec la reconnaissance ? Accepter de ne pas dire « je », de ne pas faire valoir le « je » serait ne pas chercher à être reconnu plus qu’un autre, ne pas briller, ne pas sortir du lot (commun) ? Mais est-ce que ça ne nécessite pas de voir le commun (ici l’équipe et sa visée) comme quelque chose de plus grand que soi ? Etre au service de ? Comme le marin sur son bateau, membre d’un équipage au service de la traversée ? Presque plus une équipe mais un équipage ? Et à l’échelle des pluriels pouvoir faire aussi le deuil du « nous » ? Je pense à notre dernière bataille qui était d’offrir aux résidents le souhaitant la possibilité de rester dans l’établissement, d’avoir deux alternatives et ainsi de pouvoir choisir plutôt que d’être balloté sans option vers une nouvelle association. Je sais que certains y ont vu une prise d’otage de notre part et un enjeu d’égo n’acceptant pas l’échec. Or, il me semble (là où certainement à d’autres moments nous n’avons pas su le faire) qu’il s’agissait d’être au service de, d’eux. Que nous n’aurions peut-être pas fait cette proposition si nous étions certains que les conditions de déménagement seraient respectueuses et qu’ailleurs ils trouveraient une qualité égale d’accompagnement. S’agirait-il alors de trouver du même en l’autre pour pouvoir s’endeuiller de soi ? Et est-ce que cette confiance se développe dans un bain de même ? De reconnaissance de soi en l’autre ? Encore une fois le poisson se mordrait la queue ? Est-ce que le commun relève du même ? Ou est-ce que le commun ne serait pas justement cette disposition, cette possibilité agie de se voir plus petit qu’un tout, de se fondre dedans sans avoir peur d’y être anéanti. Disparaître sans anéantissement ? Quid des originalités, singularités ? Mais aussi des rivalités, du cri d’une existence propre, de la revendication de sa différence…

 

COMMUN, PROJET, CONTRAT

Le commun serait-il aussi l’adhésion au projet de service ? Signer un contrat et s’engager individuellement en ayant validé le cadre auquel nous nous soumettons chacun et tous ? Ce serait aussi alors de manière très concrète, un contrat de travail, une même fiche de poste, un même cadre d’intervention, un poste au sein d’un même service avec un projet, un cadre. C’est aussi le même contrat qui nous lie les uns et les autres à la personne accueillie. En tant que salarié on signe un contrat avec l’association, un contrat vertical si on s’imagine une échelle hiérarchique des responsabilités. Mais pas de contrats horizontaux. La fiche de poste nous lie encore verticalement, y figure « travailler en équipe » et il y a adhésion commune de chaque membre de l’équipe puisque chacun est lié par un contrat où seuls les noms propres changent. Est-ce que ce contrat serait alors le lieu de l’effacement de ce même nom ? Signer un contrat comme signer par l’adhésion un renoncement à sa voie/voix propre pour glisser vers le nom commun de l’équipe ? Parce que c’est aussi à la rupture du contrat qu’on cesse d’appartenir à l’équipe, qu’on cesse d’avoir une adresse commune, professionnelle. Par contre, aucun contrat matérialisé ne nous lie directement les uns aux autres… Il est peut-être ici nécessaire de faire entrer la confiance. Pouvoir se fier à l’autre, en l’occurrence le collègue, s’en remettre à lui c’est aussi permettre de s’extraire de la main mise et du contrôle, qui permet de se dire si ce n’est pas moi, c’est l’autre et sans être la même chose ce sera quand même de qualité ? Garder en tête l’intervention de P.Colon, « avoir une totale confiance en l’autre dans cette trame-là« . Encore une fois une contextualisation, une circonscription qui permet aussi de ne pas virer dans l’absolu, le tout.

En octobre 2015, j’ai fait un petit remplacement en MECS qui est venu illustrer différemment le travail d’équipe. Dans ce lieu là j’aurais tendance à dire qu’il n’y avait pas d’équipe, pas de nous et de renoncement possible mais plutôt du 1+1+1+1 ou du 1,1,1,1,1. La tendance semblait être au « je gère ce que j’ai à faire dans la journée, sans penser aux répercussions possibles pour mon collègue le lendemain ». Ici, pas question de répartir la charge, la partager…

Et puis, pour un certain nombre de choses, je me suis rendu compte que certaines règles étaient écrites mais que leur application variait en fonction de l’éducateur en poste. Comme si, pour faire résonner à tout prix un : « on est tous différent » il y avait une impossibilité ou une incompatibilité à le faire suivre d’un « mais on est tous soumis à un cadre commun ».

 

APRES LE NOUS LE JE

À force de tourner autour de cette question du commun, j’ai l’impression de retomber souvent sur le même os. Un os comme une forme de paradoxe entre un effacement /retrait qui semble nécessaire mais qui rencontre aussi nécessairement une espèce de mise en avant, au moins ponctuelle, d’un « je » qui ose se dire comme tel. Parce que parfois, c’est aussi à cela que nous semblons convoqués et il ne paraît pas toujours souhaitable de tenter d’y échapper. C’est d’ailleurs peut-être quand est pressenti l’envie de s’y soustraire que l’interpellation se fait plus forte. Je pense ici à L. jeune fille accueillie à la villa où j’ai été remplaçante. Un soir, la veille de la rentrée, elle interrogea ma collègue sur la pertinence d’un coucher à 21h30 pour des jeunes de 16 ans. Ma collègue répondit en prenant appui sur ce qui avait été décidé en équipe, voire par la direction. L. s’emporta, ne voyant toujours pas en quoi c’était pertinent et insistant en lui demandant « mais toi, t’en penses quoi ? » Et la collègue de « se dérober » dans un « c’est comme ça que ça a été décidé ». Et de me dire par la suite qu’elle comprenait bien que les jeunes se révoltent parce qu’effectivement c’est tôt mais que c’était nécessaire pour une question d’organisation et de relais avec le veilleur qui assure la nuit (et ne doit pas s’enquiquiner avec les couchers). Peu de temps après, L. revint à la charge en me demandant ce que j’en pensais : « toi, personnellement » « Je pense que c’est important qu’il y ait une heure où chacune puisse se poser dans sa chambre, se retrouver au calme avant de dormir ». Elle ne m’a pas écouté plus que ça, n’a pas cherché à débattre, s’est retournée vers la tv. Comme si le fait que je réponde Je, que j’accepte de lui donner mon avis lui suffisait. Au demeurant, heureusement que j’en avais parlé avant avec ma collègue et que j’avais eu le temps d’y cogiter 3 secondes parce que sinon je n’aurais rien eu à lui répondre si ce n’est un t’as raison, c’est un peu tôt pour des ados. D’autant qu’en tant que remplaçante, je n’avais rien à voir avec l’élaboration des règles de fonctionnement, pas de lieu pour en débattre et que j’étais donc « soumise » à tenter de les faire appliquer qu’elles me paraissent sensées ou non. Mais bref, tout ça comme petit exemple de ces moments où il semble important, non pas de s’affirmer comme un singulier en opposition à un pluriel (somme toute c’est certainement là qu’on arrive aux positionnements les plus dangereux dans une institution) mais comme un singulier tout court. Parce qu’on ne peut pas se défiler dans un « ce n’est pas important ce que j’en pense, ça a été décidé comme ça et je m’y soumets comme tu vas devoir t’y soumettre », ce qui reviendrait à dire que peu importe ce que tu penses, souhaites, tu n’auras jamais d’espace pour le faire valoir, le défendre, le partager. Ce qui reviendrait à ne proposer qu’une façon d’être possible, comme écrasé par un pouvoir plus grand et arbitraire. (ce qui, semblerait-il, elles vivent déjà assez souvent et y a pas qu’elles). Et est-ce qu’il n’y a pas là un point d’articulation, de bascule important ? La manière de concevoir, de vivre le plus grand que soi comme écrasant, anéantissant ou au contraire source de liberté malgré l’appel à l’humilité. « Humble adj (lat. humilis). Qui s’abaisse volontairement. » Servitude volontaire ? Affaire de soumission ? Social et vie en société ? Le volontairement est important.

Dic.ety. Homme : de ghyom- terre. En latin humilis « qui reste à terre », « qui ne s’élève pas ».

Un plus grand que soi parce que la présence d’autres, le besoin (-nécessité) de vivre avec d’autres primerait sur le besoin d’une identité définie.

Donc, pouvoir dire, être « je », accepter d’exister comme « je » dans ces relations ou c’est non-relations aussi d’ailleurs. Un « je » à habiter, à accepter d’exposer sur la scène, dans le jeu. Qui sera celui-là même qui sera également traversé par les effets du quotidien, des bons moments comme des mauvais, des assauts, des insultes. Y aller les deux pieds dans le plat et non pas chercher à le frôler du bout des orteils. Et dans cette forme d’implication, d’engagement c’est moi et pas un autre et pourtant moi comme un n’importe qui ? (p.453) « Comment en analyste peut-il se faire bûche humide brûlante ? Selon quel biais peut être réalisée l’ascèse de l’analyste ? (…) cette ascèse exige de lui un deuil de soi-même qui le fait s’égaler au n’importe qui, qui le fait disparaître en temps que quelque un et même en tant que un. (…).[2] » Une limite n’est pas seulement un obstacle, mais aussi quelque chose qui peut ne pas être atteint, à l’égard de quoi l’on peut se tenir à (« bonne ») distance. Qui me ramène à la question, n’y aurait-il pas lieu de pouvoir se faire nom commun ? Parce qu’un nom propre ne se met pas au pluriel. Et alors pouvoir être un nom commun qui ne se dérobe pas dans son potentiel pluriel, ne le désavoue pas non plus mais supporte d’habiter, d’être en présence comme « je » ?

 

[1] F. Chaumon « Lacan. La loi, le sujet et la jouissance », Michalon, 2004
[2] J. ALLOUCH, L’Amour Lacan
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