En dépit du regret que chacun pourra en concevoir et malgré l’orientation prise ici par de récentes discussions, nous ne sommes pas des philosophes. Au demeurant, Freud professait à leur égard un relatif dédain, alors que Lacan, malgré la multiplicité de ses références à la « folisophie », ne manque pas d’être catalogué par Badiou parmi les antiphilosophes. Alors, que se passe-t-il pour que souffle ici un tel vent de sagesse ?
Peut-être – ce qui est un des arguments qu’on peut invoquer en faveur de la « foucaldisation » à l’école lacanienne – que la psychanalyse (« théorie régionale » selon la définition de Louis Althusser) a besoin de se rattacher à une théorie générale en cherchant hors d’elle-même de quoi établir sa pertinence ou fonder son autocritique. Peut-être aussi que, plus simplement, ne sachant pas très bien ce que nous faisons, ce recours nous est nécessaire pour y arrimer nos pensées aussi bien que nos actes.
Il y aurait encore – si l’on se rapporte à la seule figure du philosophe par excellence, celle de Socrate, dont Michel Constantopoulos nous a brossé un élégant portrait idéal en novembre – une autre raison encore à cet engouement : la fascination que peut exercer sur nous la mise en cause du savoir reçu et le démontage systématique de l’idéologie par l’élenchos, la réfutation permanente (paradoxalement seule capable de nous faire entrevoir quelques éclairs de vérité), qui constituent l’essentiel du propos de Socrate. Moyennant quoi Socrate a pu, pour Lacan, mais aussi pour Michel (quoique pour d’autres raisons), figurer comme précurseur de l’analyse. Michel, dans ce qu’il nous a fait apparaître comme la recherche, non d’un savoir, mais plutôt d’une manière de vivre, a présenté les choses sous l’angle du souci de soi : Socrate est précurseur, mais en tant que le souci de soi et son application dans l’exercice spirituel est précurseur de la psychanalyse. Lacan, lui, ne porte pas l’accent sur les mêmes prémisses, il s’appuie sur des arguments que Michel a cités sans les approfondir (par exemple : l’affirmation d’ignorance) et qui, pour l’essentiel, dans ce long commentaire du Banquet de Platon qu’est le séminaire sur le transfert, se développent autour de trois axes :
– le Banquet lui-même, défini comme compte-rendu de séances psychanalytiques ;
– le fait que Socrate y tienne la position paradoxale d’un supposé savoir revendiquant un non savoir qui fonde sa recherche (« je ne sais qu’une chose – que je ne sais rien ») ;
– enfin, la démonstration que Socrate fonde Eros (l’amour ou le désir, qui semblent là très intriqués) sur le manque.
Il vaudrait la peine d’examiner tout cela d’un peu plus près, surtout après que Jean Allouch a fait valoir, la dernière fois, les arguments des adversaires de cette théorie du manque. J’emprunterai cependant une autre voie, car il y a encore un autre axe selon lequel Socrate est posé par Lacan comme modèle d’analyste, celui que l’on retrouve dans les commentaires d’un autre dialogue de Platon : le Ménon, qui fait l’objet d’un développement détaillé dans les deux premières séances du séminaire sur le moi, en novembre 1954, ainsi que dans l’Envers de la psychanalyse, en décembre 1969. J’ai eu la faiblesse de croire que ces commentaires méritaient votre intérêt, en particulier parce qu’ils livrent des éléments susceptibles d’éclairer un des points de nos dernières discussions. Je pense à la question soulevée par Jancsi Roth qui s’interrogeait sur la nature d’une intervention (ou s’agissait-il d’un acte ?) qu’il avait produite auprès d’un jeune homme, et dont il ne savait pas trop en quoi ni sur quoi elle était fondée, mais qui, pour lui, s’était trouvée justifiée a posteriori par quelques heureux effets. En d’autres termes : j’agis, mais est-ce en fonction d’un savoir implicite, d’une lecture plus ou moins inconsciente de la situation, ou est-ce le fruit d’une géniale intuition ? Voyons comment ces questions recoupent celles du Ménon.
Au premier abord, le Ménon est un dialogue sur la vertu (« arètè », que l’on peut traduire aussi par excellence) : « Peux-tu me dire, Socrate, si la vertu s’enseigne ou si elle ne s’enseigne pas mais s’acquiert par l’exercice ? Et si elle ne s’enseigne point par l’exercice ni ne s’apprend, advient-elle aux hommes par nature ou d’une autre façon ? [1]» D’emblée, le dialogue va s’établir sur un vide lexical : ne me demandez pas de préciser ce dont il s’agit dans l’excellence ou la vertu, puisque tout commence avec un aveu d’ignorance de la part de Socrate : « Mais moi, je suis si loin de savoir si la vertu s’enseigne ou ne s’enseigne pas que j’ignore absolument ce que peut bien être la vertu[2] ». En somme, nous voici placés devant une question des plus étranges : savoir d’une chose dont on ne sait pas ce qu’elle est, si elle s’enseigne ou pas. Ménon, l’interlocuteur de Socrate, ne s’acharne pas moins à la définir : par exemple : être capable de bien agir dans les affaires de la cité ou dans sa maison, être capable de commander, puis cite l’une après l’autre ce qu’il considère comme des vertus : courage, tempérance, justice, etc. Toute cette énumération est évidemment réfutée par Socrate, d’abord point par point, puis pour la raison plus globale qu’on ne saurait définir la vertu en général en la découpant en parties, ce qui ne saurait aboutir qu’à un nouveau constat d’ignorance, doublé d’un paradoxe (le fameux paradoxe de Ménon) : comment chercher ce dont on ne sait absolument pas ce que c’est ?
C’est alors que Platon, par la bouche de Socrate, va se livrer à un tour de passe-passe sur lequel je ne m’appesantirai pas, en ayant recours à sa doctrine de la réminiscence[3] adossée à celle de l’immortalité de l’âme. En résumé : l’âme immortelle ayant tout appris (ayant amassé du savoir à foison au cours de ses différentes migrations), il lui suffit de se remémorer ce dont elle a eu antérieurement connaissance. Par conséquent, le fait de savoir, comme celui d’enseigner, relèvent de la réminiscence. Et, CQFD, Socrate va en faire la démonstration devant Ménon en faisant accoucher un jeune esclave, a priori ignorant, d’un savoir mathématique complexe, qui va jusqu’à mettre en jeu la √2.
Alors, ce qui importe ici, c’est la nature de ce savoir (épistémè). L’épistémè, c’est un savoir lié par une cohérence formelle, puisqu’en se remémorant une seule chose on peut redécouvrir toutes les autres « à condition d’être courageux et de chercher sans craindre la fatigue[4] ». C’est aussi un savoir transmissible car il peut s’enseigner, mais qui va rencontrer sa limite dans la suite du dialogue dans ce qui ne peut s’enseigner. Le problème, en effet, c’est qu’on va s’apercevoir qu’il y a quelque-chose qui semble au-delà de la cohérence formelle des idées et qui ne se laisse pas fixer dans un savoir transmissible ainsi défini comme ensemble cohérent. Autrement dit : l’épistémè ne couvre pas tout, le savoir n’est pas tout (ce que Lacan ne manque pas de relever dans une séance du 24/11/1954 : « il y a là un vrai qui n’est pas saisissable dans un savoir lié…Car Socrate ne croit pas que ce soit tout[5] »).
Il y a donc quelque-chose dont le savoir, entendu comme « cohérence du discours », ne rend pas compte, qui n’est pas saisissable dans un savoir lié, autrement dit une relation signifiante (il ne me semble pas trop osé de concevoir ici l’épistémè comme une articulation de signifiants).
Ce quelque-chose porte un nom : « orthè doxa », c’est à dire : l’opinion droite, juste, adéquate. Il est courant aussi de le traduire par opinion vraie, sans tenir compte de son alternance dans le texte avec un autre terme : « aletheis doxa » (au demeurant, Platon emploie tour à tour les deux termes sans les distinguer). Or, l’orthè doxa, l’opinion droite (que Lacan met au compte de l’intuition, soulignant la faille entre l’élément intuitif et l’élément symbolique) est celle qui – dans la mesure où elle est, sans le savoir, adéquate à son objet – mène dans la pratique à l’action appropriée, tout en demeurant infondée. Elle est donc « vraie », en tant qu’adéquate, mais non en référence à un savoir. Et bien qu’elle échappe au savoir constitué, elle « n’est pas un moins bon guide, pour la rectitude de l’action, que la raison[6]».
Elle est à distinguer radicalement du sens qu’a pris dans l’histoire le terme d’orthodoxie, qui est le résultat tardif d’une mise en commun des opinions faisant consensus au sein d’un discours donné. Dans le Ménon, les exemples d’actions réglées par l’orthè doxa relèvent plutôt de la prouesse individuelle de grands hommes particulièrement vertueux et habiles, parmi lesquels Aristide, Périclès, Thémistocle, Thucydide. C’est, par exemple, Thémistocle interprétant l’énigme de l’oracle qui recommande aux Grecs de se réfugier derrière une muraille de bois en prenant l’initiative de déplacer la flotte pour aller affronter les Perses à Salamine. Et la preuve que l’opinion droite échappe à la connaissance et qu’elle n’est pas transmissible, c’est, d’une part, qu’il n’y a pas de maître de vertu (en quoi Platon s’oppose ici nommément aux sophistes) et surtout, d’autre part, que même ces hommes éminemment vertueux ont été incapables, malgré leurs efforts, de transmettre leur vertu à leurs fils.
Il est alors remarquable que Lacan, chez qui le Ménon est une référence récurrente (ce qui semble indiquer que les questions qui y sont soulevées persistent – comme on peut le voir, par ex., en 1969[7]), se serve de l’orthè doxa comme modèle pour l’analyse : « Ce que nous découvrons dans l’analyse est au niveau de l’orthodoxa »[8]. Il nous livre alors une conception très particulière de l’interprétation qui n’est ici ni une production de sens ou une construction reliée à une chaîne causale et fondée sur la traduction, le déchiffrage d’un savoir inconscient, ni non plus un maniement de l’équivoque signifiante, mais quelque chose qui s’énonce : « répondre ce qu’il faut [9]» et qui nous place du même coup dans le registre de l’acte. Dans cette perspective, contrairement à la construction qui s’explique, qui est d’ailleurs par elle-même explication, l’interprétation ne s’explique pas, pas plus qu’elle ne s’appuie sur un savoir préalable. Elle peut être juste, droite, on pourra peut-être même en vérifier la pertinence par ses effets, mais il restera impossible de la fonder en raison au moment de son surgissement. Alors, qu’en est-il de l’orthè doxa, en tant qu’elle serait hors savoir, si on ne veut pas simplement la réduire au pifomètre ? Lacan reprend tardivement la question dans l’Étourdit, où revient la discussion entre ce qui est enseignable et ce qui ne l’est pas. Ce qui s’enseigne, affirme-t-il alors, c’est le mathème et la topologie. L’opinion droite est mise en parallèle avec l’intuition, où l’on ne peut rien dire sur les causes de ce qui est dit. Cependant, bien qu’elle ne soit pas transmissible, elle se présente comme un bout de savoir sur le réel. Et il va s’agir de rattacher ce bout au savoir enseignable, d’abord en produisant un dire, ensuite en articulant ce dire au savoir constitué en lui donnant une assise topologique : le point hors ligne du cross cap[10].
Sans doute Lacan ne fait-il ici que prolonger à sa manière le projet de Socrate qui, comparant les opinions vraies aux statues de Dédale[11] qui « s’échappent en secret et s’enfuient si on ne les attache pas, mais une fois attachées, restent à leur place », propose de relier ces opinions à un raisonnement : « …dès que les opinions ont ainsi été reliées, d’abord elles deviennent connaissances, et ensuite, elles restent à leur place ». Ainsi Socrate/Platon croit-il parvenir, non sans peine au demeurant, à faire entrer l’orthè doxa dans l’épistémè.
[1]Platon, Ménon, Flammarion, Paris, 1991, p. 125.
[2]Ibid. p. 126.
[3]Anamnèsis, cf. aussi Phédon, 72e-73a.
[4]Ibid. p. 154.
[5]Lacan, Séminaire 1954-55, le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, livre II, Seuil, p. 26.
[6]Op. cit. p.197.
[7]L’envers de la psychanalyse, Seuil, 1991, séances des 10 et 17 décembre 1969.
[8]Le moi …, p. 30.
[9] Le moi…, p. 31.
[10]L’Etourdit, Scilicet 4, p. 37-39.
[11]op. cit. p. 198.