Nous ne l’entendons pas (Socrate), il règne un silence profond
interrompu par les tentatives bruyantes des écoles
multiples et diverses formées par ses épigones,
pour trouver leur origine dans cette source secrète.
Soeren Kierkegaard
1.L’ironie socratique, un art de vivre
– 1a. Entre savoir et ignorance
– 1b. Eros philosophe
– 1c. Le silence, un recours
2.Le souci de soi dans les écoles philosophiques
– 2a. Un dialogue permanent
– 2b. « Vie selon l’esprit »
– 2c. Le moment présent et la mort
– 2d. Retour au silence
La manière de vivre et d’interroger de Socrate a fait l’objet de deux commentaires majeurs qui ont marqué, chacun à sa façon, le champ psychanalytique. Mais ni Lacan, dans son séminaire sur Le transfert, ni Foucault dans son cours sur L’herméneutique du sujet[1], n’ont mis l’accent sur l’ironie si caractéristique du personnage. Dans cette étude, nous allons tenter de voir en quoi l’ironie est indissociable du silence du savoir et quel a été son devenir dans l’évolution ultérieure du souci de soi socratique.
L’invitation au souci de soi nous vient de Socrate ; le mot qu’il emploie le plus souvent est epimeleia, signifiant : « soin, sollicitude », ainsi que « surveillance, gouvernement, administration » (privée ou publique) ou encore « application, étude ». Épicure lui préférait therapeuein : « prendre soin, servir, entourer de sollicitude », ainsi que « honorer » (les dieux) ou « soigner » (en médecine)[2]. Il consiste à se tourner vers soi-même pour se connaître (selon le précepte delphique gnôthi sauton), se remettre en question et se transformer à la recherche d’un art de vivre (technè tou biou). La question de savoir pourquoi la cité a pu y voir un danger, au point de traduire Socrate en justice, le condamner et l’exécuter comme un criminel, est toujours actuelle et nous occupera donc en premier. Il est vrai qu’Athènes, autrefois auréolée par la victoire contre l’empire perse, venait de subir une humiliante défaite face à Sparte. Sa population, décimée par les combats et les épidémies, a été soumise à une tyrannie sanglante, où plusieurs personnes de l’entourage de Socrate ont joué les protagonistes. C’est dans ce contexte qu’il fut accusé d’impiété et de corruption des jeunes lorsque la démocratie fut rétablie.
Nous aborderons ensuite le devenir du souci de soi après la mort de Socrate, avec la création des écoles philosophiques qui l’ont repris et fait résonner durant toute l’antiquité. Socrate menait son questionnement (elenchos) dans l’espace public, au gré des rencontres. Portant sur des valeurs traditionnelles telles que la piété, la justice, le courage au combat, cette démarche semblait mettre en cause les fondements de la cité, trop affaiblie pour la tolérer. Après lui, ses élèves, d’abord dispersés, condamnés à l’exil ou terrorisés, ont dû inventer d’autres espaces, privés, pour prendre le relais. L’Académie de Platon, le Lycée d’Aristote, de même que le Portique stoïcien et le Jardin d’Epicure ont été de tels espaces, fondés à Athènes et nommés d’après les lieux particuliers où se déroulaient leurs activités. Seuls sont restés au milieu des citoyens les courants cynique et sceptique : les uns comme performers, dirions-nous aujourd’hui, les autres au prix de se fondre dans la masse. Nous verrons comment, partant de Socrate, les écoles ont tenté de produire un savoir théorique là où lui-même n’avait laissé qu’un chantier inachevé de questions en friche.
Le procès de Socrate a mis en évidence une béance entre le questionnement philosophique qu’il poursuivait inlassablement et l’absence d’effets immédiats sur son entourage. Pour répondre à ce problème, le travail théorique dans les écoles a été basé sur un choix de vie, étayé par des pratiques, des « exercices » (askésis) inspirés là encore par l’attitude de Socrate durant sa vie et devant ses juges. Car son acceptation de la condamnation et de la mort était apparue aux yeux de tous comme l’acte ultime de sa volonté pérenne de mettre sa vie en adéquation avec ses idées, de la prendre au sérieux et la façonner avec le même soin qu’il mettait à formuler son indéfectible questionnement ironique. C’est ainsi qu’est né l’art de vivre à la manière de Socrate.
- L’ironie socratique, un art de vivre
Comment la vie d’un seul homme a-t-elle pu avoir un tel retentissement ? Si nous avions pu poser cette question directement à Socrate, il nous aurait sans doute accueilli avec son ironie coutumière. Car il avait pour méthode de questionner plutôt que de répondre et son questionnement marchait à l’ironie. Pour la plupart des historiens, il ne s’agit là que d’une figure de style, d’un artifice rhétorique consistant à feindre l’ignorance pour mieux amener l’interlocuteur vers une thèse connue d’avance.
Dans cette hypothèse[3], Socrate sait où il veut en venir mais joue à l’ignorant pour arriver à ses fins. Ainsi, selon Pierre Hadot : « il y a d’un côté le Socrate qui sait à l’avance comment va finir la discussion, mais de l’autre le Socrate qui va faire le chemin, tout le chemin dialectique avec son interlocuteur. Ce dernier ne sait pas où Socrate le mène. C’est là l’ironie »[4]. Ainsi comprise, son attitude n’a pas manqué de susciter des réactions violentes : « Voilà bien ton ironie (eironeia) habituelle », s’écrie Thrasymaque au début de la République, « je le savais bien, je l’avais prédit : tu refuses de répondre aux questions, tu trouves des échappatoires »[5]. Et Alcibiade, dans le Banquet, dira que Socrate « passe son temps à faire le naïf et à jouer avec les gens »[6].
1a. Entre savoir et ignorance
Vue sous cet angle, l’ironie apparaît inséparable d’un savoir et d’une maîtrise. Or, Socrate se défendait d’être un maître et répétait à longueur de temps qu’il n’avait rien à enseigner. Pourquoi insistons-nous à faire de son ironie une feinte, sinon par refus d’admettre ce qu’il nous dit : « je sais une chose, que je ne sais rien » (ouden oida). En quoi cela nous rebute ? Prenons un exemple : le dialogue Euthyphron, de la première période de Platon, dite « socratique »[7]. Nous sommes devant le tribunal religieux où Socrate arrive pour répondre à l’accusation d’impiété. À l’entrée du portique, il tombe sur Euthyphron, qui lui révèle être là lui aussi en tant qu’accusé, après avoir porté plainte contre son père pour avoir laissé mourir un de ses ouvriers. Selon la tradition morale et religieuse de la Grèce classique, une telle plainte (contre son père) est impie, même si elle est faite au nom de la piété (pour punir un meurtre). Ce qui nous montre les impasses du lien entre justice et piété au sein de la cité.
Avant que Socrate n’ait le temps d’exprimer son étonnement devant cet acte, disons pieusement impie, Euthyphron l’interpelle, disant qu’ils sont tous les deux victimes des Athéniens qui leur envient leur connaissance du divin. Se présentant comme un devin, il se moque de l’ignorance populaire. Socrate admet que son interlocuteur doit avoir une idée claire de la piété, s’il a osé attaquer son père en justice : il lui demande par conséquent de l’éclairer. L’ironie pointe déjà et le dialogue est lancé. Euthyphron n’hésite pas : il a les réponses et ne se fait pas prier pour les donner ; ça ne le gêne pas non plus d’en changer[8], lorsque ses positions tombent sous le questionnement serré. Après quatre rounds, le débat tourne en rond : Socrate est de plus en plus enjoué et Euthyphron sonné, surtout quand il finit par s’apercevoir de ses contradictions. L’effet comique arrive à son comble quand Socrate lui demande humblement de le prendre comme élève pour lui enseigner la piété.
Rarement Platon se sera servi de l’ironie de façon aussi transparente. On dirait que le nom même d’Euthyphron (celui qui pense de façon droite) fut choisi en contraste avec le caractère vantard et obtus du personnage. Le caractère littéraire de la construction du dialogue ne nous apparaît que plus clairement : nous y sommes entraînés comme si nous prenions part à un événement réel, alors qu’il s’agit d’une fiction. Les fanfaronnades du protagoniste nous voilent l’enjeu, qui n’est pas mince : Socrate s’apprête à affronter ses juges et il a tout intérêt à forger sa ligne de défense. Et on se met à douter : se pourrait-il qu’il taquine la mollesse d’Euthyphron car il en attend davantage ? Ce devin représente après tout une rigueur religieuse qui se donne pour un modèle. Face à lui, le questionnement de Socrate a pour effet de détacher la piété de la religion officielle, créant ainsi l’espace pour une éthique personnelle. C’est un pas inaugural, séparant le choix éthique propre à chacun de la prescription morale adressée par tradition à un groupe. Cette distinction culminera au siècle des Lumières avec Kant, qui définira la vertu comme obéissance à la loi morale en nous[9].
Mais pour la cité, dont l’équilibre repose sur l’harmonie entre les dieux et les hommes, cette position est tout simplement impie. Nous voyons que l’enjeu de ce débat est tout sauf risible, et on se demande pourquoi Platon l’a confié à un personnage de comédie tel qu’Euthyphron. S’il avait voulu critiquer les excès de la piété traditionnelle, il aurait été mieux servi par un discutant plus habile. Or, non seulement Euthyphron s’avère-t-il incapable de soutenir un discours cohérent sur la piété, mais n’a cure de son ignorance. Son personnage semble créé à seule fin d’illustrer ce qui pour Socrate est le pire des défauts : un aveuglement sur soi-même. Il sert les besoins de cette démonstration et sa sortie de scène est digne d’une comédie ; se rappelant soudain d’un rendez-vous qui l’appelle ailleurs : « Je suis pressé », dit-il, « je dois y aller », et il part, sans manifester la moindre remise en question.
Voilà pour Euthyphron. Et nous, qui assistons à cette scène en témoins privilégiés, comment réagissons-nous ?
« Nous, nous constatons l’aveuglement de ce personnage. Nous ne sommes pas comme lui : nous sommes du côté de Socrate, nous voyons bien où il veut en venir et n’avons que mépris pour la vantardise creuse de son interlocuteur. Et comme nous savons mieux qu’Euthyphron, que faisons-nous ? Nous fermons le livre, exactement comme Euthyphron quitta la scène du débat, et nous en revenons à notre quotidien, exactement comme lui. Nous témoignons ainsi à notre tour de notre propre ignorance de notre ignorance » [10].
C’est ainsi qu’Alexander Nehamas introduit l’idée que l’ironie de Socrate s’adresse à Euthyphron, mais la construction du dialogue veut toucher les lecteurs eux-mêmes. Les dialogues platoniciens exigent du lecteur, comme Socrate l’exige d’Euthyphron, de mettre leur vie en adéquation avec leurs idées. Car la philosophie, du moins celle qui intéresse Platon, ne consiste pas seulement à lire des livres, elle est à la recherche d’une manière de vivre.
Socrate inaugure une tradition philosophique qui privilégie le choix de vie sur la connaissance théorique. Au début de la République, quand il interroge le lien entre vie heureuse et justice : « Il ne s’agit pas d’une question au hasard, dit-il, mais de quelle manière il faut vivre (peri tou ontina tropon chrè zèn) »[11]. Sa quête s’appuie sur le logos, pour constater ses limites et aller au-delà, vers un art de vivre. Ceci implique mouvement, inachèvement : si nous admettons que Socrate se situe dans une recherche, nous devons aussi, par souci de cohérence, admettre qu’il ne feint pas quand il dit ne pas savoir.
N’arrivant pas à exprimer par des mots ce qu’est la justice, la piété, le courage, il cherche une manière de vivre selon ces valeurs, dans une sorte d’alternative paradoxale. Sans système à enseigner, sa « philo-sophia » se situe tout entière à la recherche d’un nouveau mode de vie, et son questionnement prend son sens de cette recherche, qui a fini par devenir elle-même le mode de vie qu’il cherchait. Son ironie est le signe qu’il peine à fonder sa vie sur le logos ; elle ne se dirige pas davantage contre son interlocuteur qu’elle ne le prend lui-même pour cible : elle est pour ainsi dire constitutive de sa manière de vivre.
Auparavant, dans les comédies d’Aristophane par exemple, l’esprit ironique était moqueur, irrévérencieux, se prêtant à la raillerie. Les rhéteurs et les sophistes en ont fait une figure de rhétorique : l’antiphrase, qui consiste à dire le contraire de ce qu’on pense dans le but de briller en politique ou devant les tribunaux, en se faisant valoir auprès du public et aux dépens de l’adversaire. On montrait sa supériorité en étalant au grand jour la naïveté d’autrui, livré à la moquerie de l’assistance. Une ironie de ce type ne recèle finalement aucun mystère et s’avère insuffisante à décrire l’attitude de Socrate, car celle-ci :
« consiste moins à une simple opposition entre vérité et mensonge, qu’à un détachement entre celui qui parle et son interlocuteur, ou bien entre celui qui parle et ce dont il parle, ou encore entre le sujet qui parle et soi-même »[12].
L’ironie socratique implique par conséquent une part de flottement et d’incertitude ; elle est la position philo-sophique par excellence, car elle se situe délibérément entre savoir et ignorance, dans cet espace inconfortable dont elle fait son terrain privilégié. « En oida, oti ouden oida » : rien savoir, oui, mais sans l’ignorer.
1b. Eros philosophe
À part le philosophe, il y un autre personnage qui se situe dans un entre deux : l’amour, Éros, que le Banquet de Platon nous présente comme un intermédiaire entre les dieux et les hommes, un de ces êtres que les Anciens appelaient daimôn, conçus comme porteurs de messages. Dans le Banquet, quelques convives, dont Socrate, sont réunis pour prononcer, à tour de rôle, l’éloge d’Éros. La réunion touche à sa fin lorsqu’Alcibiade, dont la beauté a fait les délices d’Athènes avant que son ambition démesurée n’en provoque le désastre, fait son entrée, ivre déjà, couronné de lierre selon l’usage. A la surprise générale, il déclare que, lui, ne parlera pas d’Éros : c’est de Socrate qu’il veut faire l’éloge, car Éros est aussi philosophe (amant de la sagesse, qui est la vraie beauté)[13].
Il raconte alors un événement de sa prime jeunesse, lorsque, croyant Socrate amoureux de lui et étant « fier de sa beauté », il lui avait demandé « de lui apprendre tout ce qu’il savait » en échange de son amour. Or l’homme resta impassible et plusieurs autres tentatives n’ont pas eu plus d’effet, jusqu’au jour où il se décida enfin à parler :
« Mon cher Alcibiade, dit-il, tu ne dois pas être trop simple (favlos) en réalité si ce que tu dis sur moi est vrai et si j’ai le pouvoir de te rendre meilleur. Tu dois voir en moi une inconcevable beauté, bien différente de ta beauté à toi. Si c’est bien cela, et que tu veuilles échanger avec moi beauté contre beauté, tu veux profiter de moi ; tu essayes d’obtenir la beauté vraie (aletheia) contre son apparence (doxa) – du cuivre contre de l’or[14]. Mais, mon bel ami, regarde de plus près, de peur qu’il ne t’échappe que je suis rien (ouden ôn) »[15].
Le « rien » (ouden) touche ici à l’être de Socrate, après avoir caractérisé son savoir. Son propos tourne au paradoxe (où le simple et le sage échangent leurs rôles), nous rendant perplexes quant à ce qu’il a vraiment voulu dire. Le savait-il seulement lui-même ?[16]
Quels ont été les effets de ces propos ? Alcibiade se leva, alla étendre sur Socrate son manteau et s’allongea à ses côtés, l’enlaçant de ses deux bras. La nuit passa ainsi et le matin : « je me levai », raconte le jeune homme, « comme si j’avais dormi près de mon père ou de mon frère aîné ». Outragé par tant d’impassibilité, il y découvrait en même temps le mystère de Socrate. Que lui voulait-il enfin ? L’attitude ambigüe fait corps ici avec l’ironie du discours, comme si toute la manière de vivre de Socrate tournait à l’ironie, s’imprégnait d’incertitude. Cette situation n’est pas réductible à une simple opposition entre le vrai et le faux : amant de la beauté, Socrate s’attire l’amour d’Alcibiade pour la sagesse. Lacan appellera « métaphore de l’amour » cette substitution de l’aimé (erômenos) à l’amant (erastès)[17]. Mais ce qui prime ici, c’est l’ironie de la situation amoureuse : désirant la sagesse, le beau jeune homme finit par tomber amoureux du vieux sage en personne. Les Athéniens devaient apprécier, eux, si friands d’espièglerie !
Pour Socrate l’amour n’est pas beau, il est désir du beau, à savoir : erastès, amant. L’amoureux monte la garde à la porte de l’aimé, passe la nuit à la belle étoile, couche par terre sur la dure, est rude et sans gîte. Mais il est aussi résolu, ardent, rusé et inventif, un chasseur de premier ordre, sorcier, magicien et sophiste, un vrai monstre, dont la poésie grecque se plaira à raconter les méfaits. C’est ainsi que le présente Diotime[18], et sa description, que Socrate rapporte dans le Banquet, s’applique curieusement autant à Éros qu’à lui-même. Avec sa laideur légendaire, ce va-nu-pieds vêtu de son éternel vieux manteau, a quelque chose d’aussi monstrueux que l’amour : résistant aux épreuves, gaillard à la fête comme à la guerre. A quelqu’un qui le traitait un jour de monstre, cachant en lui les pires vices et les pires appétits, il se contenta de répondre : « Comme tu me connais bien »[19] !
Alcibiade le compare au Silène, qui était dans la représentation populaire un démon hybride, moitié homme, moitié animal, et formait avec les Satyres le cortège de Dionysos. La comparaison avec ce monstre impudique, bouffon, paillard et laid est une allusion directe à l’énigme du personnage de Socrate : car dans les boutiques des sculpteurs, on usait justement de coffres en forme de Silènes pour y déposer des figurines des dieux. Difforme extérieurement mais chargé à l’intérieur de la beauté de ces statues (agalmata), Socrate le Silène nous apparaît tel un homme caché par un masque, un être mystérieux, énigmatique, que personne ne peut affirmer vraiment connaître.
1c. Le silence, un recours
L’impression de mystère domine dans les dialogues de la première période de Platon, dits « socratiques ». Restant sans conclusion, ils mettent en scène un questionnement qui n’aboutit pas à des positions claires et transmissibles. Mais comment celui pour qui la connaissance du bien était indispensable à une vie heureuse, a-t-il pu mener une vie comme la sienne tout en s’avouant ignorant ? Comment, autrement dit, l’agalma s’est-il glissé dans le Silène ? C’est sur ce paradoxe que se heurte Alcibiade à la fin de son éloge de Socrate. Or le seul savoir positif (ce : en oida, je sais une chose) auquel arrive le philosophe, c’est bien cette absence même de conclusion (oti ouden oida, que je ne sais rien), absence due ni à l’esquive ni au manque de courage, mais à l’acceptation d’une part d’incertitude inhérente aux questions traitées[20].
Loin de feindre, Socrate s’expose devant nous dans un dénuement que nous refusons de prendre en compte. Nous ne sommes pas les seuls à réagir ainsi. Dans son entourage, le besoin d’un enseignement transmissible se faisait déjà sentir et c’est à cet appel qu’allaient répondre plus tard les écoles philosophiques. Platon, qui nous a transmis avec la plus grande probité intellectuelle l’image imperméable d’un Socrate énigmatique, a mis en scène dans les dialogues ultérieurs un autre Socrate : un maître qui se met tout d’un coup à échafauder des théories, à apporter des réponses savantes, comme s’il avait fallu colmater la brèche des commencements. Ainsi, par exemple, la théorie de la réminiscence dote l’âme de la capacité de se rappeler d’opinions vraies qui remontent à une époque antérieure à son incarnation[21]. Ne nous semble-t-elle pas forgée à seule fin d’expliquer l’introduction de l’agalma dans le Silène, montrer comment la vie de Socrate a pu obéir à des principes dont il disait en même temps tout ignorer ? « Bons dieux, disait-il en écoutant Platon, comme ce jeune homme me fait dire des choses qui ne sont pas de moi ![22] »
Hippias le sophiste reprocha un jour à Socrate de poser des questions sur la vérité et la justice sans jamais y répondre. Celui-ci a répondu qu’il ne faisait que ça : « démontrer » la justice en essayant de ne pas agir de façon injuste. Comme Hippias insistait, lui réclamant une définition de la justice, il dit simplement : « Les actes sont une démonstration supérieure aux mots »[23]. En absence de savoir, c’est vers le savoir-faire des artisans que ce sculpteur et fils de sculpteur[24] s’est tourné : savoir-faire qui se transmettait au sein d’une famille de génération en génération, basé sur l’usage et caractérisé par la stabilité. L’entraînement était long et assidu et on devait constamment s’exercer à son art pour ne pas perdre la main. Il a passé sa vie à rechercher, en matière d’éthique, le type de savoir qui permet aux sculpteurs, aux médecins, aux cordonniers, d’exercer un art aux résultats aussi satisfaisants que transmissibles[25]. Après lui, ses successeurs ont mis en place, comme nous le verrons, des exercices forgeant, à la manière d’un long apprentissage, un « art de vivre » (technè tou biou).
Notons que la sagesse (sophia), comme la vertu (aretè) n’avaient pas pour les Grecs le même sens que pour nous aujourd’hui. La vertu était proche de la notion d’excellence en général. On pouvait parler de « vertu » au sujet d’outils, d’animaux, comme de terre fertile. Pour les hommes, elle signifiait quelque chose comme le succès, une qualité qui fait que quelqu’un se distingue au sein du groupe auquel il appartient. Qualité éminemment sociale donc, proche de la gloire (kleos). De son côté, la sagesse dénotait moins un savoir théorique qu’un savoir-faire allant de l’art de l’artisan à celui du poète ou du musicien, en incluant des domaines aussi variés que la politique, la géométrie, l’astronomie, voire l’habileté, même exercée avec ruse et dissimulation[26]. Les sophistes prétendaient disposer en matière de vertu d’un savoir aussi fiable que celui des artisans et se déclaraient prêts à l’enseigner aux jeunes gens contre une bonne rétribution. Ils parcouraient la Grèce en formant à cet art de la tromperie qui seyait si bien à la démocratie.
Socrate se serait bien contenté, lui aussi, d’un savoir d’artisan en matière de vertu. Or, son questionnement lui démontrait l’absence d’un tel savoir. Il ne pouvait que constater qu’il n’y a pas de spécialiste du bien comparable au cordonnier qualifié, au potier maître de son art ou au médecin. Il a fini par se fier à l’inventivité de l’artisan, à défaut de disposer d’un savoir-faire analogue au sien. C’est ainsi qu’il a créé une nouvelle manière de vivre, se façonnant lui-même comme un type humain nouveau et unique, sans pour autant se proposer comme modèle pour les autres[27]. La vertu n’étant de surcroît pas identique pour lui à ce que son époque considérait comme tel, son souci permanent a été de savoir comment il faut vivre, et c’est cette question qui a été reprise par ses successeurs au fil des siècles. Lui, qui avoue n’avoir aucune connaissance théorique du bien, est un être dont on admire toujours la manière de vivre.
« Tu ne me chercherais pas, si tu ne m’avais trouvé »[28]. Dans ce mot de Pascal, nous entendons comme un lointain écho de ce paradoxe, où la recherche d’une manière de vivre devient cette manière même. Socrate, sur ce point encore, reste muet :
« Nous ne l’entendons pas », écrit Kierkegaard, « il règne un silence profond, interrompu par les tentatives bruyantes des écoles multiples et diverses formées par ses épigones, pour trouver leur origine dans cette source secrète ».
Une distinction est ici introduite entre le questionnement socratique et l’enseignement des écoles philosophiques qui se sont réclamées de lui[29]. Nous essaierons de reprendre plus loin cette différence, qui repose sur le silence, l’acceptation du silence en guise de savoir. Plutôt que d’apprendre à se gouverner, comme y invitera par la suite le souci de soi, il s’agirait d’accepter ses limites ; plutôt que d’accéder à la sagesse, accepter de renoncer à la maîtrise pour s’intéresser à sa manière de vivre, sans guide assuré. Il s’agit autrement dit d’« avoir une opinion droite (ortha doxazein) sans être à même d’en rendre raison »[30]. Plutôt qu’un savoir-faire, un faire sans savoir.
Dans ce sens, on pourrait dire que l’ironie était pour Socrate un choix de vie par défaut. L’art de vivre dont il a été l’initiateur était un exercice ironique. « L’ironie », écrit encore Kierkegaard, « n’était pas un instrument qu’il (Socrate) mettait au service de l’idée ; l’ironie était sa position même – plus il n’avait pas »[31]. Nous l’avons vu en effet, face à Euthyphron comme avec Alcibiade, face à l’amour ou devant la mort. Se rendant au tribunal pour répondre à ses juges, il a pris le temps de s’arrêter pour deviser avec Euthyphron sur le sens de la piété, avec son habituelle humeur enjouée de tous les jours. De même, il ne sut que troubler le jeune Alcibiade par ses propos ambigus, car ils lui étaient plus chers que l’amour qui lui était offert. Plus que l’ironie, il n’avait pas. S’il nous enseigne quelque chose, malgré lui peut-être, voire à corps perdu, c’est que l’art de vivre qu’il a inventé consiste en une attitude ironique envers la vie et envers soi-même.
Et lorsqu’enfin il se présente devant ses juges, que fait-il ? Il se met encore à questionner ses accusateurs et il ironise, se revendiquant comme le plus sage des Athéniens, selon un oracle d’Apollon à Delphes. Se sachant ignorant, dit-il, il s’est mis en tête de vérifier le bien-fondé de la parole divine : le dieu ne pouvant mentir, serait-il possible que les autres fussent plus ignorants encore que lui-même ? Il se mit donc à les questionner, et il s’est pris au jeu, négligeant ses intérêts, se réduisant à une pauvreté extrême, se mettant à l’écoute de sa voix intérieure, son daimôn. Restait-il alors des longs moments debout et immobile, dans un dialogue muet avec soi[32]. Le bonheur, le bien suprême, aura consisté en fin de compte en ce questionnement même[33]. Or il est infini, et son issue soumise au hasard de chaque nouvel échange.
En disant : « Je sais une chose, que je ne sais rien », Socrate n’avait fait qu’affirmer un savoir positif mais provisoire, soumis à la condition nécessaire que l’ignorance de ses interlocuteurs continue à dépasser la sienne d’une part d’inconscience. En fin de compte, c’est le dieu qui avait été le plus grand ironiste, se servant de l’homme pour démontrer l’inconsistance du savoir humain[34]. Voilà pourquoi les dialogues socratiques restent sans conclusion, et ce silence est comme une ironie adressée au savoir. Si Socrate nous apparaît opaque, il ne l’est pas moins pour l’auteur des dialogues socratiques, Platon, qui décrit un personnage dont presque tout lui échappe[35]. Et ce type d’écriture, est déjà un art de vivre.
- Le souci de soi dans les écoles philosophiques
Vous aurez affaire à d’autres questionneurs, plus nombreux…[36]
Ce que nous avons appris avec Socrate, c’est que quelque chose du sujet échappe au pouvoir comme au savoir. Il intéresse la psychanalyse pour autant qu’il se règle sur l’orthè doxa, un savoir supposé guider l’action droite. Lacan écrit que « ce que nous apprenons au sujet à reconnaître comme son inconscient, c’est son histoire »[37]. On pourrait dire que si rencontre il y a, entre psychanalyse et souci de soi, c’est sur ce terrain de la reconnaissance, voire de l’appropriation de soi qu’elle a lieu (nous le verrons avec les stoïciens). Or Foucault reprochait à la psychanalyse de négliger sa propre histoire, en tant qu’elle s’inscrit dans une histoire générale de la spiritualité et de l’epimeleia heautou. Rattacher la psychanalyse au souci de soi impliquait donc pour lui de gommer tout ce qui en elle relève d’une entreprise de connaissance pour souligner son aspect de pure pratique de transformation de soi. Position socratique en somme.
En ayant cet appel à l’esprit, nous allons parcourir quelques jalons de la longue histoire de la spiritualité antique, pour tenter de suivre le devenir du souci de soi (dans ses deux composantes : connaissance de soi et art de vivre) après la mort de Socrate. Les écoles philosophiques, créées à Athènes, se sont toutes réclamées de ce maître atypique dont elles ont transmis l’aura quasiment mythique jusqu’à l’ère chrétienne, qu’elles ont profondément influencée. Chaque école s’est dotée d’une éthique, un choix de vie qu’elle a associé à un enseignement théorique. Mais c’est le choix de vie qui était primordial et c’est en fonction de lui surtout qu’un étudiant, selon Hadot[38], choisissait son école.
Étymologiquement, le mot « école » provient du latin schola (loisir consacré à l’étude), lui-même dérivant du grec scholè (loisir). Considéré par Socrate comme un des plus grands biens, le loisir fut également une catégorie socialement valorisée qui, à la différence des tâches productives, permettait de se consacrer à l’étude, l’enseignement ou la politique (ta politika ou affaires de la cité). La notion d’otium, le temps consacré au loisir, recouvre en latin une variété de significations : repos dédié à l’étude ou la méditation, retraite à l’issue d’une carrière, temps d’éloignement des affaires (neg-otium : non loisir) et d’engagement dans des activités comme la rhétorique, l’écriture, la philosophie. Sénèque faisait du loisir la caractéristique de l’homme libre, tout en conseillant de le consacrer à la vie sociale et politique dans la cité, engagement constant chez les stoïciens[39].
On a vu que Socrate négligeait ses propres affaires, trop engagé dans son enquête. Après lui, le platonisme et l’aristotélisme ont été réservés à une élite qui avait du temps libre pour étudier, rechercher et contempler. C’est seulement dans un deuxième temps que le stoïcisme et l’épicurisme se sont adressés à tous : riches, pauvres, femmes et esclaves ; la philosophie a pris alors un tour plus dogmatique, avec l’emploi de formules plus faciles à apprendre et à transmettre. Ainsi, par exemple, le fameux « quadruple remède » résumait l’essentiel du discours philosophique épicurien, que le disciple pouvait réciter en soi-même :
« Les dieux ne sont pas à craindre, la mort n’est pas à redouter, le bien est facile à acquérir, le mal facile à supporter »[40].
Dans notre société, qui sacralise le travail, l’oisiveté (mot qui provient de otium) est reléguée à la paresse, l’inutilité. « L’idée que les pauvres puissent avoir des loisirs a toujours choqué les riches », écrit Bertrand Russel, un des penseurs contemporains qui, comme Stevenson ou Lafargue avant lui[41], ont opposé l’oisiveté au productivisme. De même, dans l’Antiquité, le « temps à soi » était nécessaire à la possibilité même d’une longue et exigeante pratique, basée sur des exercices qui instaurent un nouveau rapport au temps, où l’on doit suspendre son jugement, différer le moment de l’action, afin de la mettre en accord avec l’opinion droite.
Pour le philosophe, le loisir a encore une signification supplémentaire, celle d’un temps gagné de haute lutte sur les ruminations de toute sorte : craintes, remords, désirs inassouvis, tristesse ou espérance[42]. Cet arrachement, loin de la vie quotidienne, est au fondement de la conversion philosophique : « Tu peux, à l’heure que tu voudras, te retirer en toi-même », écrit Marc Aurèle. « Accorde-toi donc continuellement cette retraite et renouvelle-toi … souviens-toi de la retraite que tu peux trouver dans le petit champ de ton âme. Et avant tout, ne te tourmente pas… »[43].
2a. Un dialogue permanent
Il n’y a pas de souci de soi solitaire : la philosophie s’exerce dans un constant va et vient entre retraite et dialogue. « C’est en plaisantant parfois ou en buvant ou en allant à la guerre ou à l’Agora… et finalement en allant en prison et en buvant le poison, qu’il a philosophé »[44], écrit Plutarque au sujet de Socrate. Dans les écoles également, la philosophie repose sur la communauté de vie et le dialogue entre maîtres et disciples. L’Académie de Platon, la plus ancienne et la plus influente de ces institutions, siégeait dans un gymnase des environs d’Athènes, près duquel Platon avait acquis une petite propriété où les membres pouvaient vivre en commun et partager des repas. Il y avait deux catégories de membres : les plus âgés, chercheurs et enseignants, et les plus jeunes, les étudiants. Tous portaient le simple manteau des philosophes, qui les distinguait des autres hommes. La parole était privilégiée sur l’écrit et la pratique s’inspirait davantage des mœurs de Socrate que de son enseignement, que de toute façon il refusait.
Les exercices de dialectique avaient une place importante et suivaient une technique rigoureuse : une « thèse » était posée et deux interlocuteurs assumaient les rôles de l’attaquer (en interrogeant, comme Socrate) ou de la défendre. Il s’agissait à la fois de confronter l’autre à ses contradictions, et d’apprendre à déjouer les pièges de l’interrogateur. Ils se préparaient ainsi à jouer un rôle dans la cité mais sans se cantonner à des effets de persuasion et d’adresse rhétorique. Platon se méfiait de la dialectique, dont les sophistes avaient montré la capacité à défendre ou à attaquer n’importe quelle thèse. Il a donc restreint son exercice selon le principe que : « non seulement on fait des réponses vraies, mais que l’on ne fonde sa réponse que sur ce que l’interlocuteur reconnaît savoir lui-même »[45]. Le véritable objectif d’un tel dialogue est de dépasser son propre point de vue, en s’ouvrant à une vérité qu’on ne connait pas et en reconnaissant une autorité supérieure, le logos, conçu non comme un savoir absolu mais plutôt comme un accord établi entre les discutants.
En acceptant d’élargir son point de vue particulier, on entre dans un processus de transformation de soi. Il s’agit d’une éthique de dialogue qui repose sur le fait que pour Platon, la pensée est un dialogue intérieur et silencieux que l’âme entretient avec elle-même[46]. Mais c’est aussi une méthode de connaissance de soi, car : « L’âme, s’il faut la connaître, c’est dans l’âme qu’il faut la regarder »[47], comme Socrate le disait à Alcibiade. Dans l’ami, on voit l’autre et on se voit soi-même.
Les exercices de dialectique dans l’Académie étaient donc un levier de transformation de soi ; leur véritable but n’est pas le savoir en soi, mais cette « conversion » (metastrophè)[48] qui met en jeu toute l’existence du sujet, l’engageant dans la vie philosophique. Hadot signale que le mot latin conversio (retournement, changement de direction) correspond à deux mots grecs : epistrophè, qui implique l’idée d’un retour, et metanoïa (repentir), qui exprime une mutation ou transformation[49]. Cette polarité entre le retour et la renaissance caractérise ce qu’on appelait « art de vivre » (technè tou biou), par quoi il nous faut désormais entendre un processus en deux temps : retour sur soi suivant l’adage delphique « connais-toi toi-même » (gnôthi sauton) et transformation de soi par la pratique d’exercices appropriés.
Pour le platonisme, la conversion philosophique n’était pas un but en soi, mais avait une perspective politique. A l’influence socratique, Platon mêlait une deuxième source d’inspiration : le pythagorisme, approche mystique héritée de l’Orphisme, et prônant la réminiscence et la migration des âmes[50]. Or les pythagoriciens avaient dirigé plusieurs cités grecques en Italie, et Platon s’inspira de leur engagement politique pour ses voyages en Sicile, où il a tenté de convertir à la philosophie le tyran de Syracuse Denys le jeune. Cette tentative de mettre en application sa République idéale, n’a pas été un franc succès, le conduisant à des aventures romanesques et le soumettant à des périls inattendus, qu’il a relatés dans la Lettre VII, qu’on peut lire comme son autobiographie[51]. Mais elle est en lien direct avec l’idée, exprimée dans la République, que les philosophes avaient pour vocation de gouverner la cité. Contrairement à Socrate, qui voyait son action, selon l’antique tradition, se mêler à la vie de la cité dans laquelle il vivait, au milieu de sa famille et de ses amis, Platon a fait vivre ses disciples dans les conditions d’une cité idéale, les préparant à devenir les maîtres de leur cité.
2b. « Vie selon l’esprit »
Aristote a été l’élève de Platon (on disait même qu’il était parfois le seul à assister aux discours du maître jusqu’au bout[52]). Devenu ensuite le précepteur d’Alexandre, le futur conquérant de l’Asie, il finit par fonder sa propre école au Lycée, un autre gymnase d’Athènes. Il se distingue du platonisme, en considérant que la philosophie n’a pas de visée politique mais « théorétique », à savoir une manière de vivre consacrée tout entière à l’activité de l’esprit. « Vivre selon l’esprit (kata ton noûn) »[53] signifie que le sens de la vie, ainsi que la source du plaisir sont à trouver dans une recherche qui recouvre chaque aspect de la réalité. De tous les successeurs de Socrate, Aristote est celui qui a pris le plus au sérieux l’assertion insistante du « maître » de ne rien savoir ; s’il est toujours l’interrogateur, écrit-il, « c’est qu’il avoue ne rien savoir »[54].
À ce constat sans illusions, il a répondu par la plus extraordinaire entreprise de collecte de savoir que le monde antique ait connu, s’intéressant à tous les domaines, et qu’il ne serait pas exagéré d’appeler « encyclopédique » avant l’heure. Des chercheurs partaient en mission vers diverses parties du monde, pour revenir chargés d’informations qui ont progressivement constitué un corpus immense, où se côtoyaient données historiques et études sociologiques (constitutions des cités), observations zoologiques et botaniques, analyses psychologiques ou philosophiques, études sur le langage et la logique. L’école aristotélicienne était conçue comme une communauté de savants, menant une recherche commune qui reste fondamentalement, elle aussi, un dialogue. En consacrant sa vie à ce mode de connaissance qui a pour seul but le savoir pour le savoir, sans autre intérêt particulier ou égoïste, Aristote pensait que l’homme pouvait y trouver des satisfactions stables et solides, qui ne soient pas soumises aux intermittences de l’action.
La vie théorétique est donc « sa propre récompense » : c’est une éthique de l’absence de trouble qui permet de s’élever « au-dessus de soi-même »[55]. Si cette manière de vivre reste socratique, c’est parce qu’elle est traversée par la question : Comment vivre ? Mais elle se situe, pourrait-on dire, à l’envers de l’ironie socratique, découvrant à sa propre manière, à travers l’accumulation des connaissances, l’incomplétude du savoir. Aristote n’hésitait pas à constater les vides qu’il rencontrait dans ses observations[56]. A l’instar de l’ironie, la vie selon l’esprit comporte une vraie passion pour la réalité dans tous ses aspects, passion comparable à l’amour. Comme l’ironie socratique, cet amour du savoir connaît une limite : il est philo-sophia, amour de la sagesse, il n’est jamais savoir totalisé ; ce dernier est l’apanage du divin. Ainsi, selon Aristote, dans chaque parcelle de réalité, ce qui nous attire d’une manière irrésistible, c’est le « principe premier qui meut toutes choses »[57], comme l’objet de son amour meut l’amant. « En toutes les œuvres de la Nature », écrit-il aussi, « il y a quelque chose de merveilleux », car en toute chose, on trouve une trace du divin. La présence du divin assure ainsi la limite du savoir.
La vie théorétique n’est pas une simple collecte de connaissances mais un exercice spirituel qui fonde un art de vivre. A la question socratique : « Comment vivre ? », la réponse d’Aristote passe par l’adéquation avec notre nature d’êtres pensants, capables de s’appuyer sur le logos pour faire des choix appropriés. Cette « vie selon l’esprit » est pour les aristotéliciens la véritable source du bonheur, dont le mot grec : eudaimonia, indique un accomplissement de soi par la mise en accord avec le daimon, cette part de logos qu’il incombe à chacun de s’approprier. Ethique patiente et passionnée, elle se base sur une longue fréquentation de la méthode et des faits observés :
« Ceux qui ont commencé à apprendre une science », écrit Aristote, « débitent d’une haleine ses formules mais n’en savent pas encore la signification ; car la science, en effet, doit s’intégrer à leur nature, mais cela demande du temps »[58]. Le temps de la vie selon l’esprit.
2c. Le moment présent et la mort
Le rapport au temps est également au cœur de deux exercices caractéristiques du stoïcisme : l’attention au moment présent et la méditation de la mort. Fondée à Athènes par Zénon, l’école fut nommée d’après le Portique (Stoa Poikelè) que fréquentaient ses adeptes. Elle s’est développée à l’époque hellénistique et est devenue sous l’empire romain, aux yeux de certains chercheurs[59], l’idéologie officielle des classes dirigeantes cultivées, comptant dans ses rangs des auteurs comme Cicéron, Sénèque (futur précepteur de Néron), Épictète (ancien esclave affranchi) et Marc-Aurèle, qui s’érigea au trône impérial[60]. Cette diversité montre que la philosophie se démocratise, s’adressant désormais à tous. Le stoïcien est cosmopolite et se considère comme citoyen du monde[61]. Or il constate que la marche du monde, avec la pléthore des imprévus auxquels on doit faire face et des événements fortuits devant lesquels nous sommes impuissants, dans une large part ne dépend pas de nous et échappe à notre choix.
Il laisse à la charge du destin (heimarmenè) cette instabilité, ce changement perpétuel qui agite la fortune capricieuse. Car ce n’est là qu’apparence : le monde est logique, même si nous n’en saisissons pas le sens. Il est donc inutile d’être affecté par des choses qui ne dépendent pas de nous : « tout ce qui ne relève pas de mon libre choix ne me regarde pas », dit Épictète[62]. Hadot semble déceler dans cette conception une dimension tragique[63], or il semble plutôt que pour le stoïcien le monde n’est ni hostile ni absurde, mais réglé au contraire selon une raison immanente, qu’il s’agit donc d’étudier pour y ajuster son action[64], plutôt que de s’abandonner au fatalisme ou au chagrin.
À cette fin, on jette les bases de la logique, on étudie la grammaire et la linguistique, car en tant qu’êtres de raison, notre nature (phusis) est censée obéir aux mêmes lois que le logos universel. Le choix de vie stoïcien consiste à se mettre en accord avec sa nature, se l’approprier (oikeiosis), en acceptant, en voulant même ce qui arrive, sans s’y opposer, car tout obéit à une rationalité supérieure, appelée Nature ou Dieu. Sous cet angle, la maladie, la pauvreté, l’exil, la mort, ces fléaux de l’humanité, cessent d’être des maux car tout ce qui ne dépend pas de nous est indifférent. Selon Épictète : « ce qui tourmente les hommes, ce n’est pas la réalité mais les opinions qu’ils s’en font »[65].
De Socrate, le stoïcisme retient cette impassibilité (apatheia) qu’il érige en idéal, faisant siens le propos de son Apologie : « Pour l’homme de bien, il n’y a pas de mal possible, qu’il soit vivant ou mort »[66]. Ce qui compte, c’est la volonté de mettre son action en harmonie avec le logos, sous l’égide des quatre vertus cardinales du monde antique : sagesse, courage, justice, tempérance. L’art de vivre stoïcien consiste en cette cohérence avec soi-même où seule compte l’intention. Épictète, apostrophant un de ses disciples, lui dit : « Tu es choix »[67]. Le souci de soi devient ici souci du choix (proairesis). On pourrait dire que le stoïcisme est une thérapeutique, plutôt qu’une morale ; une consolation, plutôt qu’une prescription. Comment se protéger de la souffrance causée par un revers de fortune ? Sachant que l’on ne peut ni ne doit rester insensible à ce qui arrive à soi et aux autres, on propose de passer les impressions (fantasiai) au crible du jugement avant de choisir de leur accorder l’assentiment (synkatathesis) qui les fera entrer dans la « Citadelle », selon l’expression de Marc Aurèle. Pour cela, Épictète retient un seul critère :
« L’usage correct de nos représentations, seule chose que la nature a faite inaccessible à toute gêne et à tout empêchement »[68].
Il s’agira d’analyser les impressions, les découper dans leurs composants et nommer ceux-ci distinctement pour les laisser apparaître dans leur réalité la plus nue, séparés de toute passion trompeuse (désir, peur, tristesse ou jouissance). Pour cela, les stoïciens ont recours à la logique propositionnelle, qu’ils ont été les premiers à développer. Ainsi, par exemple, devant des mets recherchés, Marc Aurèle médite :
« Ceci est du cadavre de poisson, ceci est du cadavre d’oiseau ou de porc… » Puis, à propos de l’étoffe impériale : « cette pourpre, c’est du poil de brebis mouillé du sang d’un coquillage ». Et au sujet de l’union des sexes : « C’est un frottement de muqueuse avec éjaculation, dans un spasme, d’un liquide gluant ». Cet exercice a comme but de mettre à nu les représentations, « faire voir face à face leur peu de valeur, leur arracher cette fiction dont elles s’enorgueillissent. C’est un terrible sophiste que l’enflure vaniteuse »[69].
La logique et la linguistique stoïcienne deviennent les outils de cette méthode analytique. On isole le référent et le signifiant (qui ne sont pas ef emin : ne dépendent pas de nous), pour faire du signifié le moyen de l’action droite (katorthoma). Il s’agit de redistribuer la signification des impressions, en exerçant son attention (prosochè) de tous les instants pour les filtrer et les débarrasser de tout jugement subjectif qui s’y serait indûment mêlé.
« Qu’est-ce que les pleurs et les lamentations ? » demande Épictète. « Jugement. Qu’est-ce que le malheur ? Jugement. Le conflit, la discorde, la plainte, le chagrin, le reproche, le bavardage ? Tout cela est jugement et rien d’autre »[70]. Il dépend de nous de ne pas y céder.
On conseille de prendre son temps, de reporter sa décision, avant de donner son assentiment pour qu’une impression externe ou interne pénètre en nous et y apporte le trouble. Il faut garder son indépendance d’esprit :
« Chaque fois qu’on t’annonce un événement susceptible de te troubler l’esprit, rappelle-toi qu’aucune nouvelle ne saurait mettre en cause notre liberté de choisir »[71]. Là réside la règle (kanon) de la pratique[72].
Ainsi, pour Sénèque, le souverain bien, « c’est l’âme qui dédaigne les coups du sort et se réjouit dans la vertu. La vie heureuse, c’est celle qui est en accord avec sa propre nature. On ne peut l’atteindre qu’une fois qu’on a chassé aussi bien ce qui nous irrite que ce qui nous effraie ; il s’ensuit une tranquillité ». Mais ce n’est là qu’une visée, car le stoïcien sait qu’il n’est pas le Sage, loin s’en faut. Le sage est une figure rare, apparaissant de loin en loin dans l’histoire, alors que lui-même mène un combat de chaque instant :
« Je suis encore à me créer », avoue Sénèque, « ma propre amitié, je ne l’ai pas encore gagnée »[73].
À la lumière de ce qui précède, on comprend que cette philosophie privilégie les devoirs (kathèkon, action appropriée) sur les droits, qui mettent le sujet à la dépendance d’autrui. C’est une éthique civique et citoyenne : le philosophe ne doit pas rester dans la solitude mais s’engager dans la cité, assumer des charges publiques, vivre pleinement, sans attendre, au milieu de ses concitoyens, au service de sa cité particulière et du cosmos, cité universelle.
Sénèque encore : « Le plus grand obstacle à la vie est l’attente, qui espère demain et néglige aujourd’hui. Tout ce qui est censé arriver relève de l’incertain : vis tout de suite »[74].
Et on aurait tort d’y voir une pensée triste ou austère : dans les Lettres à Lucilius, il conseille à son jeune disciple de ne pas se priver de la joie :
« Il est plus conforme à la nature humaine de rire de la vie que d’en pleurer. Sans compter qu’on rend un meilleur service au genre humain en riant de lui qu’en se lamentant sur lui ; … et pour qui prend du recul, on montre plus de force d’âme à ne pas retenir son rire qu’à ne pas retenir ses pleurs »[75].
Comment prendre ce recul ? On pratique l’exercice d’imagination, en posant sur toute chose un regard d’en haut pour la juger à sa juste valeur. Or, voir les choses d’en haut, c’est aussi les voir dans la perspective de la mort, dans leur dimension périssable. Pour Platon déjà, philosopher c’était apprendre à mourir ; pour les stoïciens, c’est accepter de rendre ce qu’on a reçu. Méditer sur les malheurs qui peuvent survenir au cours d’une vie comme s’ils étaient déjà arrivés (praemeditatio malorum), penser à la mort comme à une conclusion nécessaire, prépare d’un coté à mieux supporter les coups du sort, et de l’autre fait prendre conscience de la valeur infinie de chaque instant.
Pour Marc Aurèle nous ne vivons que le présent, cet infiniment petit, le reste ou bien est déjà vécu ou bien est incertain. D’où ce conseil, qu’il se donne à lui-même : « Accomplis chaque action de la vie comme si c’était la dernière »[76]. Belle tentative de lutter contre la banalité du quotidien.
« Hâte-toi de vivre », incite aussi Sénèque, « et considère chaque jour comme une vie achevée », de sorte qu’en allant dormir tu puisses dire : « J’ai vécu » [77]. Car qui ne sait mourir ne peut profiter de la vie.
Le progressant en sagesse (proficiens) est ainsi amené à regarder le temps et la vie d’une manière renouvelée, transfigurant le présent en une expérience spirituelle qui entraîne la transformation de soi. Il s’agit de vivre comme si on jouait aux dés[78], où le joueur ne s’intéresse au coup de dés que pour en user afin de bien jouer. De même, dans la vie, seul l’usage de ce qui nous arrive dépend de nous, et lui seul définit le bien et le bonheur (eudaimonia). « Personne ne reçoit la vie en toute propriété », écrit aussi l’épicurien Lucrèce, « nous n’en avons que la jouissance »[79].
Épicure et ses élèves, rassemblés au Jardin (Kepos) aux environs d’Athènes, vivaient frugalement des produits de la terre. Ils jugeaient la préméditation des maux inutile, lui préférant la remémoration des plaisirs passés comme moyen de supporter les coups du sort. Leur choix de vie était centré sur la prise de conscience du plaisir pur de se sentir exister, sans se laisser troubler par la crainte ou l’espérance du futur. Le bonheur pour eux consistait à vivre simplement, étant bon avec les autres et entouré d’amis. Ils ne limitaient pas le souci de soi à la maîtrise des passions (apatheia) comme les stoïciens, mais le poussaient plus loin, vers l’absence de trouble (ataraxie) : accueillir chaque instant dans son unicité, telle une grâce inespérée, et sentir la splendeur de l’existence. Horace l’a dit dans des vers célèbres :
« Pendant que nous parlons, le temps jaloux a fui, cueille donc l’aujourd’hui (carpe diem) sans te fier à demain »[80].
Pour Épicure, un seul instant de plaisir est aussi parfait qu’une éternité de plaisir, car ressenti dans une intemporalité. Cette attitude vise à procurer l’amour de la vie et à supprimer la crainte de la mort. « La mort n’est rien pour nous »[81], avaient-ils coutume de dire : car elle n’est pas un événement vécu (nous ne serons plus là quand elle arrivera). Pourquoi se soucier du temps futur où nous ne serons plus, alors que le temps avant notre naissance ne nous tourmente pas ? La douceur de la vie d’Épicure a fait de lui un exemple, comme dans aucune autre école : « Agis comme si Épicure te voyait », disait-on. Malade, sur son lit de mort, il se console en repensant au plaisir des échanges passés et l’écrit à son ami Ménécée[82]. Sur sa tombe, on a gravé cette épigramme : « Je n’étais pas. J’étais. Je ne suis plus. Cela m’est indifférent. » Au Jardin, l’amitié jouait le rôle qui, dans d’autres institutions, est dévolu à la loi. Ce n’est là qu’un aspect du caractère subversif de l’épicurisme, qui prônait une vie à l’abri de la politique et faisait une place égale aux esclaves et aux femmes.
2d. Retour au silence
En dehors des écoles mais au sein de la cité, suivant l’exemple socratique, se sont développés deux courants de pensée centrés plus sur une pure pratique que sur un enseignement philosophique : le scepticisme et le cynisme.
De Socrate, le cynisme a retenu et poussé à l’extrême la rupture avec les convenances sociales comme la propreté, la tenue, la politesse. Le plus représentatif parmi les cyniques, Diogène, mendiait, se masturbait en public, s’adonnait à une impudeur délibérée : « sans cité, sans maison, privé de patrie, miséreux, errant, vivant au jour le jour »[83]. Hadot souligne que chez les cyniques le discours philosophique est réduit au minimum, laissant la place à un choix de vie fait de liberté et d’indépendance vis à vis des besoins inutiles, considérés comme luxe et vanité. L’idéal c’est l’autarcie (autarkeia), qui aurait, dit-on, couté cher à Diogène quand il voulut se passer de respirer.
L’état de nature, censé caractériser l’animal et l’enfant, est jugé supérieur aux conventions (nomos) de la civilisation. Le cynique est ce que nous appellerions un performer : lorsque quelqu’un affirme que le mouvement n’existe pas, Diogène, sans mot dire, se lève et marche. « Leur philosophie », écrit Hadot, « est donc totalement exercice et effort … un entraînement à supporter la faim, la soif, les intempéries … afin d’acquérir la tranquillité d’une âme qui sera capable de s’adapter à toutes circonstances »[84].
Les sceptiques ont de leur côté privilégié dans l’héritage socratique le : ouden oida, « je ne sais rien » ; mais contrairement aux aristotéliciens, ils ont opté pour un choix de vie basé sur l’indifférence. Pour eux, il nous est impossible de savoir si une chose est, en soi, bonne ou mauvaise. Du coup, peu importe ce que l’on fait, du moment qu’on le fasse dans un esprit d’indifférence, à savoir libéré du point de vue humain. Il s’agit d’accéder ainsi à la nudité de l’existence, une simplicité antérieure à toutes les distinctions.Pyrrhon, le fondateur de l’école, avait suivi Alexandre dans ses guerres en Asie et avait assisté aux immolations par le feu des moines, que les Grecs appelaient gymnosophistes : les Sophistes nus. À son retour, Pyrrhon adopta une vie simple et conforme à celle des autres hommes, tout en se montrant parfois imprévisible et aléatoire. Il vivait pieusement avec sa sœur, allait au marché, faisait le ménage, s’occupait de la toilette des cochons, ne manifestant aucune émotion sous l’influence des choses extérieures. Voyant un jour son maître Anaxarque tombé dans un marais, il passe sans le secourir et son maître, une fois tiré d’affaire, le félicite ensuite pour son indifférence[85].
Le souci de soi consiste à méditer sur leur principe, qui est : « suspendre son jugement[86]». On se sert de courtes formules comme : « pas plus ceci que cela », « peut-être », « tout est indéterminé », visant à délivrer l’homme des fausses valeurs et des jugements incertains. Le sceptique fait le choix philosophique d’un mode de vie non philosophique. Il s’agit, écrit Hadot, de « réaliser l’œuvre d’art philosophique, c’est à dire la paix de l’âme, en renonçant à la philosophie, entendue comme discours philosophique »[87]. Le sceptique se fond dans la masse, renonçant à la philosophie par souci de penser avec justesse. Et la philosophie s’en retourne au silence, nous rappelant Socrate qui, à la fin du Banquet, aux premières lueurs de l’aube, tourne le dos à ses convives tombés dans le sommeil pour se diriger vers la cité, seul.
°°°
Avec ce choix de vie paradoxal des sceptiques, notre parcours touche aussi à sa fin. Nous sommes partis de l’interrogation ironique dans la cité, pour aboutir à une attitude faite de silence assumé. Ironie et silence ont leur origine chez Socrate, mais leur sort diverge. La philosophie antique a partie liée avec le silence, comme en témoigne ce conseil du stoïcien Épictète : « Va te promener seul, converse avec toi-même »[88]. L’évolution de la forme des œuvres écrites témoigne de cette tendance : partant du dialogue, à son apogée avec Platon, elle se transforme chez Sénèque en un monologue adressé à un interlocuteur absent (ou adopte la forme épistolaire) pour devenir chez Marc Aurèle une longue conversation silencieuse avec soi-même. C’est que la vérité n’est plus à découvrir dans le sujet mais dans les logoi, les préceptes des maîtres que l’on doit s’approprier. En parallèle, l’ironie socratique quitte le devant de la scène ; aucune école ne l’a associée à son choix de vie. Le ton devient grave, comme si ces pratiques de la parole, qui mettent en jeu un dire vrai, une parrhèsia (franchise), n’avaient pas su porter jusqu’au bout la légèreté du questionnement ironique, si précieuse pourtant, car seule à même de permettre au sujet de « déposer le fardeau »[89]. N’est-ce pas aussi le pari de la psychanalyse ?
[1] J. Lacan (1960-1961) Le transfert, Paris, Le Seuil, 1991 ; M. Foucault (1981-1982) L’herméneutique du sujet, Paris, Gallimard/Le Seuil, 2001.[2] Cf. Bailly, Dictionnaire grec- français, Paris, Hachette, 1950.
[3] Cette position a priori ne peut manquer d’évoquer pour nous celle du sujet supposé savoir.
[4] P. Hadot, Eloge de Socrate, Paris, Allia, 2014, p. 27.
[5] Platon, République, 337a.
[6] Platon, Banquet, 216 e.
[7] Autres dialogues socratiques : Apologie, Charmide, Kriton, Hippias mineur, Ion, Lachès, Protagoras.
[8] Euthyphron aura recours à quatre définitions successives de la piété, qui font que le dialogue revient à son point de départ : 1) ce qui est agréable aux dieux, 2) ce que tous les dieux aiment, 3) se rendre les dieux favorables par prières et sacrifices, 4) ce qui est aimé des dieux. Cf. Platon, Euthyphron, Mille-et-une-nuits, 2012.
[9] Cf. Y. Constantinidès, Introduction et notes à Platon, Euthyphron, op. cit, p. 57-70.
[10] Alexander Nehamas, The art of living : Socratic reflections from Plato to Foucault, University of California, 1998, chapitre 1 : « L’ironie platonicienne ».
[11] Platon, République, 352d5-6.
[12] Cf. A. Nehamas, The art of living : Socratic reflections from Plato to Foucault, op. cit., chapitre 2 et 3 : « L’ironie socratique ».
[13] Platon, Le banquet, 204 b.
[14] Expression proverbiale tirée de l’Iliade, 6, 236.
[15] Platon, Le banquet, 218d-219a.
[16] Notons ici que cette attitude se rapproche de celle de l’analyste, dont la parole ne prend valeur d’interprétation que dans un après-coup, à travers ses effets. A la différence qu’en lieu et place de l’ironie, l’analyste a recours au Witz (Freud) ou bien à la citation et à l’énigme (Lacan). Mais ici comme là, ce dont il s’agit, c’est de dé-lier un savoir : « dissiper des illusions », aurait dit Freud. Le savoir du symptôme n’est-il pas un tel savoir en souffrance, dont le sujet attend qu’il soit délié ?
[17] Cf. J. Lacan, Le transfert, op. cit., p. 185.
[18] Socrate se fait l’écho de ce discours, fidèle à sa position de rien savoir. Cf. Platon, Le Banquet 203 d.
[19] P. Hadot, Éloge de Socrate, op. cit. p. 10.
[20] Cette attitude n’est pas sans évoquer pour nous la question de la castration symbolique, à laquelle le sujet aspire et qui implique justement l’acceptation d’une perte nécessaire.
[21] Platon, Ménon, 81a5-86c3. La théorie de la réminiscence survit jusqu’à Freud, qui a remplacé la réincarnation par le refoulement dans sa théorie étiologique du symptôme hystérique.
[22] Anecdote rapportée par Diogène Laërce, Vie de Platon.
[23] Xénophon, Mémorables, 4.4.10-11.
[24] Cf. Diogène Laërce, Vie de Socrate.
[25] Ses interlocuteurs reprochent souvent à Socrate de n’emprunter ses exemples qu’auprès du savoir-faire artisanal. Cf. par exemple : Platon, Le banquet, 221 e ; Gorgias, 490 c.
[26] Cf. P. Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ? Paris, Gallimard folio, 1995, p. 39 et s.
[27] Sur Socrate comme « unique » (i. e. exceptionnel), Cf. Platon, Le banquet, 221 c-d.
[28] Pascal, Pensées, §553.
[29] À l’exception d’Épicure, dont les élèves prenaient exemple sur lui, le désignant comme Le Sage.
[30] Platon, Le banquet, 202 a.
[31] Soeren Kierkegaard, « Le concept d’ironie ». Cité par A. Nehamas, The art of living : Socratic reflections from Plato to Foucault, op. cit., chapitre 3 : « L’ironie socratique ».
[32] Alcibiade décrit un tel moment de recueillement (Platon, Le banquet, 220 c).
[33] Platon, Apologie de Socrate, 38a, 41b-c.
[34] Ibid. 23b.
[35] Cf. A. Nehamas, The art of living : Socratic reflections from Plato to Foucault, op. cit., chapitre 3 : « L’ironie socratique ».
[36] Platon, Apologie de Socrate, 39c. Propos adressé par Socrate à ses juges, après sa condamnation à mort.
[37] Jacques Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Ecrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 259.
[38] Cf. P. Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ? op. cit., deuxième partie : « La philosophie comme mode de vie ». La présente partie de cette étude doit beaucoup à cet ouvrage si éclairant sur les écoles.
[39] Cf. Sénèque, De otio (Le temps à soi, suivi de La constance du sage, Paris, Rivages, 2004, p. 33).
[40] P. Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ? op. cit., p. 169.
[41] B. Russel, Éloge de l’oisiveté ; Paul Lafargue, Droit à la paresse ; R. L. Stevenson, Une apologie des oisifs.
[42] Cf. Marc Aurèle, A soi-même (Pensées), livre IV, 18 : « Que de loisir on gagne… »
[43] Ibid, IV, 3. Joyce cite ce passage dans Ulysse, au sujet du lien spirituel entre Bloom et Stephen.
[44] Plutarque, Si la politique est l’affaire des vieillards, 26, 796 d.
[45] Platon, Menon, 75c-d.
[46] Cf. P. Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ? op. cit. p. 103-104.
[47] Platon, Alcibiade majeur, 133 b.
[48] Platon, République, 518 d. Metastrophè serait donc la condensation de metanoïa et epistrophè.
[49] Cf. P. Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, Paris, Albin Michel, 2002, p. 223.
[50] Cf. Platon, Menon, 82 a et s.
[51] Cf. Platon, Lettre VII (Platon a notamment échappé à un assassinat et fut vendu comme esclave à Egine, avant d’être « acheté » par ses amis et pouvoir ainsi retourner à Athènes).
[52] Cf. Diogène Laërce, Vie d’Aristote.
[53] Aristote, Ethique à Nicomaque, X, 1177 a 12 – 1178 a 6.
[54] Aristote, Réfutations Sophistiques, 183 b 8.
[55] Aristote, Ethique à Nicomaque, X, 1178 a 2.
[56] Comme les fameux vides lexicaux, concernant certaines vertus dans l’Ethique à Nicomaque, ou la relation hommes/femmes dans le Politique.
[57] Aristote, Métaphysique, XII, 1072 b 4.
[58] Aristote, Ethique à Nicomaque, VI 1147 a 21-22.
[59] Cf. Mario Vegetti, Histoire de la philosophie antique, Bologne, 2000, chapitres 12 & 14.
[60] Cf. Pierre Hadot, Introduction aux « Pensées » de Marc Aurèle (La Citadelle intérieure), Fayard, 1997.
[61] Cf. Epictète, Entretiens, II 5.
[62] Ibid, I 30.
[63] P. Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ? op. cit., p. 198.
[64] Sextus Empiricus, Aux Mathématiciens, 9. 104.
[65] Epictète, Manuel, 5 (Ce qui dépend de nous, Paris, Arléa, p. 17).
[66] Platon, Apologie de Socrate, 41d.
[67] Epictète, Entretiens, IV 5 & III 1.
[68] Marc Aurèle, A soi-même (Pensées), VIII, 48 ; Epictète, Entretiens, II 19 (chrèsis tais fantasiais).
[69] Marc Aurèle, A soi-même (Pensées), VI, 13 (Paris, Rivages, p. 140 -141).
[70] Épictète, Entretiens, III, 19.
[71] Épictète, Entretiens, III, 18.
[72] Foucault, dans « Les techniques de soi » (Dits et écrits, Gallimard, 2001, II, p. 1621), dit que cette technique du contrôle des impressions « trouvera son apogée avec Freud », négligeant le fait que la règle des associations libres impose au contraire à l’analysant de renoncer à tout contrôle, se livrant sans réserve aux « idées incidentes ».
[73] Sénèque, De vita beata (La vie heureuse, Paris, Arléa, 1989, p. 72)
[74] Sénèque, De brevitate vitae (La vie heureuse, suivi de La brièveté de la vie, Paris, Arléa, 1989, p. 112)
[75] Sénèque, De Tranquillitate animi (Paris, Rivages, p. 142)
[76] Marc Aurèle, A soi-même (Pensées), II, 5.
[77] Sénèque, Lettres à Lucilius, lettres 12 & 101.
[78] Épictète, Entretiens, II, 5, 3.
[79] Lucrèce, De rerum natura, livre III (La nature des choses, Paris, Arléa, 1995, p. 140).
[80] Horace, Odes, I, 11, 7.
[81] Lucrèce, De rerum natura, livre III (La nature des choses, Paris, Arléa, 1995, p. 135).
[82] Épicure, Lettre à Ménécée, 124-125.
[83] Diogène Laërce, Vie de Diogène.
[84] P. Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ? op. cit. p. 172-173.
[85] Diogène Laërce, Vie de Pyrrhon.
[86] Freud fait appel à la suspension du jugement dans le travail analytique (« Le petit Hans », Cinq psychanalyses, Paris, PUF, p. 106) car : « ce qui émerge de l’inconscient doit être compris non à la lumière de ce qui précède, mais à la lumière de ce qui suit » (Ibid. p. 138).
[87] P. Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ? op. cit. p.174-177 et 222-226. Cf. aussi : Diogène Laërce, Vie de Pyrrhon.
[88] Épictète, Entretiens, III, 14, 1. Et Marc Aurèle : « Creuse dans ton intériorité » (À soi-même, VII, 59).
[89] Lucrèce, De rerum natura, livre III (La nature des choses, Paris, Arléa, 1995, p. 143).