J’aborderai aujourd’hui la question de la pacification dans ces lieux qui sont les nôtres, ce qui me mènera dans des domaines qui ne sont pas les miens. Je vais faire ainsi appel à des notions qui ne s’inscrivent pas dans le champ freudien et j’irai d’un pas peu assuré. Si on prend du recul sur ce qui s’est passé ici depuis 1994, on peut considérer que notre expérience a connu trois périodes :
La première a été celle du Sida. Elle correspond au temps où, dès la fin des années 80, de 16 à 19% des usagers de drogues, selon les régions de France, étaient atteints par la maladie et mouraient pour la plupart. Ce temps a été celui de la réduction des risques.
La deuxième correspond à l’introduction du concept d’addiction. La maladie métabolique du cerveau a pris le pas sur la toxicomanie. Toxicomanie voulant dire folie du toxique, la signification première de la maladie a été celle d’une psychose toxique. Avec le nom addiction, l’accent s’est déplacé sur la notion de dépendance. Cette dépendance, tant physique que psychique, n’était plus le symptôme d’une psychose réactionnelle mais le signe princeps d’une maladie métabolique du cerveau. Ce deuxième temps a été marqué par la définition de cette maladie métabolique, son repérage clinique et son traitement.
Nous entrons aujourd’hui dans un troisième temps d’une tout autre nature : le temps de la guerre civile, temps qui va être présenté dans cet exposé. Avec ce temps on change d’échelle, puisqu’une telle guerre ne concerne plus le rapport de l’individu à son état mental ou son cerveau mais son rapport à la société. On sera tout de suite sensible à l’hétérogénéité des périodes : la première est psychiatrique, la deuxième neurobiologique, la troisième politique. Cette hétérogénéité ne doit pas surprendre. Elle témoigne de l’instabilité du concept qui varie selon le domaine où il figure : la pathologie mentale, le dysfonctionnement métabolique de l’organe cérébral ou le trouble sociétal. Ces trois temps ne sont pas strictement séparés et ils s’enchevêtrent l’un l’autre plus qu’ils ne se succèdent de façon nette.
Ce propos vous présentera d’abord deux exemples de guerre civile. Ensuite, il vous proposera de faire un détour par le travail du philosophe anglais, Thomas Hobbes, qui dans son ouvrage Léviathan, publié en 1651, a défini ce qu’il a appelé l’état de nature. Partant de là, je vous présenterai des éléments de la critique de Hobbes, faite par Michel Foucault, dans deux de ses cours au Collège de France, le premier datant de janvier 1973, dans son séminaire La Société punitive, et l’autre, plus tardif, datant de 1976, dans son séminaire Il faut défendre la société. Une fois ceci établi, j’en arriverai au point principal de l’exposé qui répond à la question : « Qu’accueillons-nous à Ithaque qui accompagne les personnes qui y viennent ? » Je vous ai déjà donné la réponse qui caractérise le troisième temps : ce que nous accueillons, c’est la guerre civile.
Le 29 août 2005 à 11 h, l’ouragan Katrina ravage les villes de la Nouvelle-Orléans et de Biloxi. La hauteur des vagues qui brisent les digues de protection atteint 11 mètres. À La Nouvelle-Orléans, l’inondation dévaste les quartiers sud qui sont aussi les plus pauvres. Quelques chiffres de la catastrophe sont évocateurs. L’ouragan a duré 8 jours, du 23 août au 31 août. Les vents ont soufflé jusqu’à 280 km/h. À la fin de la tempête, on a recensé 1.836 morts.
Cette catastrophe n’a pas seulement été naturelle. En l’espace de quelques heures, l’organisation sociale de la ville s’est effondrée. Des événements erratiques se sont produits. On cite souvent les Danzinger Bridge shootings où des policiers armés de fusils d’assaut ont tiré sur des civils désarmés dont plusieurs membres d’une même famille noire. Un adolescent a été abattu, un handicapé mental a été tué par balle dans le dos alors qu’il s’enfuyait. La police du New Orleans Police Department a été frappée par une importante défection de ses membres, par abandon de poste essentiellement.
D’autres événements imprévisibles se sont déroulés. Alors que, dans cette ville, la population blanche avait réussi à quitter la ville pour se réfugier dans les états limitrophes, la population noire, plus pauvre, n’a pas toujours eu les moyens de se déplacer. Tous n’avaient pas une voiture qui leur aurait permis de sortir de la ville. Elle fut souvent obligée de rester sur place. Quand elle arrivait à partir, les motels situés au nord de la ville étaient déjà occupés par la population blanche. Les supermarchés avaient déjà été vidés, la laissant dans l’impossibilité de faire des provisions. Il est aujourd’hui admis que la population noire s’est trouvée le plus souvent livrée à elle-même. Une statistique, parue le 1er mars 2006, montre que, parmi les corps récupérés, 53% étaient d’origine afro-américaine.
Certes, des mesures d’urgence ont été prises. Les personnes qui n’étaient pas arrivées à se déplacer ont pu se réfugier dans l’Astrodome, un grand stade de la ville. Mais elles y furent entassées sans aucune organisation efficace.
De nombreux témoignages indiquent que, très rapidement après la volatilisation des services de police, ont commencé les pillages des maisons abandonnées, des viols ou des meurtres d’habitants restés dans leurs maisons. Très vite, des milices se sont créées pour se protéger des exactions qui se démultipliaient.
En l’espace de quelques heures, non seulement la société organisée d’une grande ville américaine s’est effondrée, mais aussi, dans le même temps, ont resurgi des phénomènes sous-jacents à l’organisation sociale sous la forme du meurtre, du viol, du vol, de l’apparition de bandes armées et de milices d’autodéfense.
Voici un premier exemple de l’émergence de la guerre civile par le délitement rapide d’une société organisée, provoqué par une catastrophe naturelle. La défection des forces de police n’a plus permis de faire respecter la loi comme garante de la paix sociale et a engendré le retour rapide à un état présocial du groupe humain. La question se pose maintenant de savoir si ces événements ont été un phénomène isolé dans l’histoire ou s’ils ne le sont pas, ce qui leur donnerait alors une portée plus générale.
Au Vème siècle avant JC, Thucydide, un historien qui était en même temps un homme politique, raconte dans un livre, La guerre du Péloponnèse[1], ce qui s’est passé lors de la peste à Athènes, de 431 à 428 av JC. En voici un passage :
La maladie déclencha également dans la ville d’autres désordres plus graves. Chacun se livra à la poursuite du plaisir avec une audace qu’il cachait auparavant. À la vue de ces brusques changements, des riches qui mouraient subitement et des pauvres qui s’enrichissaient tout à coup des biens des morts, on chercha les profits et les jouissances rapides, puisque la vie et les richesses étaient également éphémères. Nul ne montrait d’empressement à atteindre avec quelque peine un but honnête ; car on ne savait pas si on vivrait assez pour y parvenir. Le plaisir et tous les moyens pour l’atteindre, voilà ce qu’on jugeait beau et utile.
La phrase qui suit requiert une attention plus particulière :
Nul n’était retenu ni par la crainte des dieux, ni par les lois humaines ; on ne faisait pas plus de cas de la piété que de l’impiété, depuis que l’on voyait tout le monde périr indistinctement ; de plus, on ne pensait pas vivre assez longtemps pour avoir à rendre compte de ses fautes. Ce qui importait bien davantage, c’était l’arrêt déjà rendu et menaçant ; avant de le subir mieux valait tirer de la vie quelque jouissance.
Ce petit extrait montre que la peste à Athènes a bien des similitudes avec ce qui s’est passé à la Nouvelle-Orléans à la fin du mois d’août 2005, soit vingt cinq siècles après. Thucydide dit que, quand la mort est imminente et frappe tous indistinctement, deux choses apparaissent qui vont ensemble : la première est la disparition de la crainte de la loi, que ce soit la loi des dieux ou celle des hommes ; la deuxième est la quête impérative d’une jouissance immédiate. Cette jouissance apparaît comme impératif d’un temps sans lendemain. Lorsque la loi disparaît et que s’impose l’impatience de cette jouissance, le temps se réduit au règne de l’immédiat.
Partant de ces deux exemples, on se reportera avec profit au livre de Thomas Hobbes, Léviathan[2], paru en 1651 en Angleterre. La société anglaise traverse alors une période mouvementée, marquée par trois guerres civiles successives et l’exécution du roi Charles Ier. Celle-ci va précéder la proclamation de la république. Charles II, son successeur, va devoir se réfugier en France. Au moment de la publication du livre, le pays connaît un moment de grande instabilité. La monarchie s’écroule et les tensions politiques, religieuses, identitaires s’exacerbent dans une guerre féroce.
Dans Léviathan, Hobbes parle du Commonwealth. Le Commonwealth est une expression que nous n’avons pas dans notre tradition politique, c’est la puissance commune. Nous dirions plutôt « l’État ». Hobbes s’interroge : qu’est-ce qui a présidé à la constitution de la puissance commune ? Dans sa réponse, il développe une thèse qui peut nous intéresser. Préalablement, dit-il, à la naissance de l’État, donc de la Loi, il y a eu un état du groupe humain : c’est l’état de nature. Qu’est-ce qui caractérisait cet état dans lequel les hommes vivaient ? Ils vivaient selon le principe d’égalité. Si nous nous percevons aujourd’hui comme différents les uns des autres, au bout du compte, ces différences s’avèreront minimes. Dans l’état de nature, il y a eu certes un plus fort et un plus faible. Il y aura toujours un qui sera plus intelligent et l’autre, plus bête, un qui sera plus rusé ou manipulateur, et l’autre plus naïf. Mais ces différences y seront encore plus faibles. Le principe d’égalité caractérise, on l’a vu, les hommes dans cet état de nature. Ne croyez pas que ce principe corresponde à celui de notre république qui figure sur le frontispice des bâtiments publics. Dans l’état de nature, l’égalité entre les hommes produit la guerre entre eux.
Ainsi, pour peu que je sois un peu plus fort que l’autre, il est bien certain que, si je convoite ses biens, je vais essayer d’utiliser ma force pour les lui arracher. Je vais donc faire en sorte de le circonvenir et de le dépouiller, que ce soit de sa maison, son argent, sa femme, ses esclaves, peu importe. Ainsi, dit Hobbes, du fait du principe d’égalité, celui qui est affecté de la petite différence qui le rendra un peu plus fort que l’autre, tentera de l’attaquer. Le plus faible rencontrera ensuite un autre, faible comme lui et spolié. Ils vont alors regrouper leurs forces pour devenir à plusieurs plus forts que celui qui s’est emparé de leurs biens. Et à leur tour, ils vont s’emparer de son pouvoir, de son argent et de ses biens et s’en trouver renforcés. Le cycle est enclenché. Rien ne l’arrêtera plus. En effet, ceux-là même qui, du fait de leur attaque victorieuse, se sont enrichis, vont devenir à leur tour l’objet de la convoitise des autres qui les attaqueront. Et ainsi de suite. La guerre de chacun contre chacun caractérise ainsi l’état de nature, selon Hobbes. Dans cet état, il n’y a pas de société organisée. Il n’y a que chacun qui compte un. Il n’y a pas de communauté mais une succession d’individus séparés. Dans cet état sans loi, c’est la guerre de chacun contre chacun qui prévaut. De ce fait, quelles sont les valeurs qui prévalent dans cet état de nature ? Elles sont au nombre de trois :
La première est la rivalité : dans le rapport que j’ai avec mon semblable, du fait de nos petites différences, je le conçois comme un rival contre lequel j’entre en guerre.
La deuxième est la défiance. Si je suis averti que l’autre convoite mes biens, quand bien même ce serait mon meilleur ami, à ce moment-là, je dois m’en méfier.
La troisième est la gloire. Celui qui gagne, c’est-à-dire celui qui a réussi à renforcer suffisamment son pouvoir, retire de sa victoire, provisoire, la gloire, la notoriété, la postérité, qui sont autant de signes de sa puissance provisoire et éphémère.
Ainsi, rivalité, défiance et gloire sont filles de l’égalité. Toutes trois se conjoignent dans la peur. L’état de nature dans l’œuvre de Hobbes, c’est le règne de la peur. Et la peur est la conséquence du principe d’égalité.
Hobbes s’interroge : Pourquoi les choses n’en sont pas restées à l’état de nature ? Comment se fait-il qu’à un moment donné, il ait été décidé de mettre un terme à cette guerre de chacun contre chacun ? Comment les hommes, pris dans cette guerre perpétuelle, sont-ils arrivés à mettre un terme à cet état des choses ? Eh bien Hobbes répond ainsi : ils l’ont fait en inventant la figure d’un monstre, le Léviathan[3]. Ce monstre n’est pas le dieu immortel de la religion, mais un dieu mortel, l’État, la puissance commune. C’est la création artificielle des hommes qui, au temps de la peur va substituer celui de la crainte. La crainte s’établira par l’instauration de la loi. Elle devra s’exercer sur tous. Pour cela, encore faut-il que la loi repose sur le principe qui établisse qu’elle vaille pour tous. Pour que cette invention fonctionne, il faut créer un pacte social. C’est un pacte très simple. Chacun convient de renoncer à son pouvoir, sa force, ses armes, à tout ce que ses biens lui donnent comme possibilités d’agir sur autrui pour le dépouiller. Chacun va conférer cette puissance qui est sienne à un qui sera un parmi tous, un seul et toujours le même. Le pacte établit que si chacun agit ainsi, c’est-à-dire accepte de se désarmer, pour conférer à cet un, cet unique, ce seul, qui peut être un homme (un roi) ou une assemblée, alors il faut que l’autre, le rival, fasse pareil. Le pacte se noue quand tous s’engagent uniment à transférer leur pouvoir à la puissance commune. La création de la puissance commune se fait par ce transfert du pouvoir de chacun au pouvoir d’un seul reconnu par tous, ce dans le cadre du pacte qui devient dès lors le pacte fondateur de la société, qui devient le pacte social.
Le transfert n’est pas un acte purement symbolique. Il signifie que si le souverain recueille la somme des pouvoirs de chacun, alors lui, le souverain, pourra exercer la coercition sur tous, la force de réprimer tout contrevenant au pacte. La puissance commune est par conséquent une puissance armée. La guerre qui au départ, était guerre de chacun contre chacun, devient une autre forme de guerre civile, guerre du souverain ou du représentant de la souveraineté contre ceux qui ne respectent pas les règles définies par le pacte social. Le point à retenir de l’analyse de Hobbes est que c’est avec la création du dieu mortel qu’est le Léviathan, que l’état de nature prend fin et que la guerre de chacun contre chacun disparaît. L’idée du philosophe qui va être développée dans le Siècle des Lumières, est celle de la pacification du groupe humain par la constitution d’une puissance commune.
En janvier 1973, dans son cours au Collège de France, La Société punitive[4], puis ensuite en 1976, dans le cours Il faut défendre la société[5], Michel Foucault lit Hobbes. Cette lecture s’inscrit dans un débat qui, depuis les années 70, porte en France sur l’État. Le maître de Foucault, à l’École Normale Supérieure, était Louis Althusser, qui a formé toute une génération de philosophes qui ont fait la beauté de la philosophie française. Lorsque Louis Althusser publie en juin 70, dans la revue La Pensée, un article intitulé « Idéologie et appareils idéologiques d’État[6] », il propose une analyse de l’État selon laquelle le but de la coercition exercée par l’État souverain est d’assurer la domination de la classe dominante. Au caractère répressif de l’État, Althusser ajoute une autre fonction, idéologique celle-ci, qui par l’intermédiaire de ses appareils, école, armée, université, assurait sur un autre mode que par la force la pérennité des rapports sociaux.
En janvier 1973, Foucault va s’emparer du texte de Hobbes, de l’état de nature, de la guerre de chacun contre chacun, pour critiquer Althusser. Son but était de trouver un autre angle d’attaque que celui de son maître pour étudier la fonction de la sanction pénale. Tout en s’en emparant, il va critiquer Hobbes et cette critique revêt un grand intérêt. Foucault avance que la guerre civile est permanente. Elle ne se termine pas avec la constitution de l’État. Non seulement il n’y a pas de pacification, mais il y a persistance de la guerre civile. Non seulement, elle est permanente mais il est nécessaire qu’elle le soit. Il doit y avoir permanence de la guerre civile. Pourquoi ? Parce que ce n’est pas le transfert de mandat, tel que Hobbes en parlait, sur une personne ou une assemblée qui fonde la souveraineté une fois pour toute. En fait, l’État est remis en question au quotidien par ceux-là même qui l’ont inventé. Sa souveraineté est donc fragile. Il lui faut alors légitimer de façon constante son bien fondé en tant que puissance commune devant ceux qui lui ont conféré sa puissance et qui maintenant la contestent. Il lui faut des lieux de guerre civile pour pouvoir justifier de sa légitimité en tant que puissance commune admise par tous.
La souveraineté se constitue par la guerre civile : telle est l’analyse de Foucault sur l’État en 1973. Il ne reprend pas l’expression de guerre de chacun contre chacun. Il va jusqu’à dire que la persistance de cette guerre ne se manifeste pas seulement par la permanence des guerres entre les peuples. Elle se manifeste à l’intérieur de la société où il existe des foyers d’insurrection dont l’existence est nécessaire à la légitimité de la souveraineté, donc de l’autorité de l’État. Plus encore, il va jusqu’à dire que la guerre civile est en chacun d’entre nous, c’est-à-dire que nous sommes nous-mêmes des lieux de guerre civile, même si nous ne le savons pas.
L’importance de l’apport de Foucault par rapport à Hobbes réside dans une démarcation critique vis-à-vis des thèses de ce dernier. Il n’y a pas d’abord état de nature, puis disparition de cet état avec la constitution de l’État. Il y a coexistence de l’état de nature et de l’État. L’un se nourrit de l’autre. L’État a besoin qu’il y ait la guerre civile pour fonder sa légitimité souveraine en même temps que la force coercitive de la puissance commune nourrit l’état de nature produit par l’insurrection contre elle. C’est à cause de ce jeu-là qu’il ne peut pas y avoir de paix.
Une illustration de cette analyse, maintenant. En novembre 2005, il y a eu ce que l’on a appelé « des émeutes » dans les banlieues françaises. Le 8 novembre 2005, l’état d’urgence est proclamé dans le pays. Voici juste quelques chiffres résumant la situation : 9.193 voitures brûlées, 2.921 interpellations, 56 policiers blessés, et 4 morts. On lira ce petit passage trouvé dans un rapport fait sur ces événements par la Direction Centrale des Renseignements Généraux[7], daté du 23 novembre :
La France a connu une forme d’insurrection non organisée (je souligne : non organisée), avec l’émergence dans le temps et l’espace d’une révolte populaire des cités, sans leaders et sans proposition de programmes. Aucune solidarité n’a été observée entres les cités, les jeunes s’identifiant par leur appartenance à leur quartier d’origine, et ne se reconnaissant pas dans ceux d’autres communes. Aucune manipulation n’a été décelée, permettant d’accréditer la thèse d’un soulèvement généralisé et organisé. Ainsi, les islamistes n’auraient joué aucun rôle dans le déclenchement des violences et dans leur expansion. Ils auraient au contraire eu tout intérêt à un retour rapide au calme pour éviter les amalgames. L’extrême gauche, de son côté, n’a pas vu venir le coup et fulmine d’ailleurs de ne pas avoir été à l’origine d’un tel mouvement. Les policiers assurent par ailleurs que les jeunes des cités étaient habités d’un fort sentiment identitaire, ne reposant pas uniquement sur leur origine ethnique ou géographique, mais sur leur condition sociale d’exclus de la société française. Ils précisent que les jeunes des quartiers sensibles se sentent pénalisés par la pauvreté, la couleur de leur peau et leur nom. Ceux qui ont saccagé les cités avaient en commun l’absence de perspectives et d’investissement par le travail dans la société française. Tout s’est passé comme si la confiance envers les institutions, mais aussi le secteur privé, source de convoitise, d’emploi et d’intégration économique, avait été perdu.
On voit que ce qui s’est passé dans les banlieues en novembre 2005, n’est pas un retour à l’état de nature, mais la manifestation spectaculaire de sa permanence. C’est bien à une guerre civile de chacun contre l’État que l’on a eu affaire, de même qu’à l’inverse, celle de l’État contre chacun. Si cette guerre est actuelle et permanente, elle se focalise, selon Foucault, dans deux endroits : la prison et l’hôpital psychiatrique. Pourquoi cette focalisation dans l’analyse de Foucault sur ces deux endroits ? En novembre 2005, l’explosion a bien eu lieu dans les banlieues, et non à l’hôpital, ni dans les prisons. Il y a donc d’autres lieux de guerre civile que ceux désignés de façon privilégiée par Foucault.
Nous en arrivons au point annoncé dans l’introduction de ce propos. La notion d’accueil des personnes utilisant des drogues a souvent été l’objet de notre réflexion. Aujourd’hui apparaît de façon nette que ce que nous accueillons ici, c’est la guerre civile. Dans Le Pouvoir psychiatrique[8], Foucault précise les attendus du régime disciplinaire. Un point, selon lui, caractérise en dernier ressort ce régime de notre société contemporaine : l’organisation du temps et de l’espace. Leur mise en discipline donne existence à notre vie sociale aujourd’hui. La puissance commune ne s’attaque pas directement aux individus. Elle ne les dresse pas. Elle les circonvient en disciplinant leur environnement. Leur temps doit être encadré et leur espace distribué. À cette fin, la puissance souveraine forme et rémunère des agents affectés à cette tâche. Elle crée des lieux conçus comme champs de la bataille à mener contre la volonté insurgée. C’est là une des thèses centrales que Michel Foucault développe à propos de l’hôpital psychiatrique et de son pouvoir. L’hôpital psychiatrique est le lieu — et le temps — où la volonté insurgée du fou est circonvenue et maîtrisée pour la réduire et produire un être normalisé, c’est-à-dire guéri.
D’un côté donc, la société, la disciplinarisation du temps et de l’espace, et de l’autre, les individus. Dire « les individus » n’est pas une expression péjorative. Les individus constituent un état de nature qui ne marque pas un retour à un stade primitif de la société humaine. On parle ici des individus au sens où ils se comptent : 1+1+1 sans jamais faire une somme.
Chez ceux qui consomment des substances, on trouve une fraternité qui existe par cette substance[9]. Ils sont frères vis-à-vis d’elle et sont égaux devant elle. Cette égalité les mène à une guerre de chacun contre chacun. Lorsqu’ils viennent à Ithaque, qu’ils y entrent, qu’ils y sont accueillis, ils importent leur guerre avec eux et contre la puissance publique que nous représentons. Ils ne perçoivent jamais le dispositif que comme un potentiel moyen de renforcement de leur dissidence. Car, à leurs yeux, ce dispositif ne peut pas exister comme un groupe organisé mais comme une juxtaposition de personnes dont certaines plutôt que d’autres seront susceptibles de les épauler. Ils viennent affirmer le refus de la loi commune, refus constitutif de leur état. Quelques exemples ponctuels de ce refus, puisés dans la pratique :
– L e refus du mandat électif : sur 848 personnes présentes à Ithaque, la dernière élection au conseil de la vie sociale a récolté 40 votants. En proportion, cela fait de 4 à 5 % des personnes fréquentant le lieu. On ne peut pas dire que ce soit là la manifestation franche d’une adhésion au transfert par mandat d’une autorité venant de leur part, qui permette de désigner quelqu’un susceptible de les représenter.
– Le refus du leader autour duquel les personnes peuvent se constituer, par exemple, en groupe de pression. En a-t-on vu, par exemple, s’organiser en groupe, sortir des pancartes, venir manifester ou gronder et demander une rencontre avec la directrice ou avec le président de l’association en vue de satisfaire certaines revendications ?
– Le refus sympathique, ou distrait, de l’aide, par l’inertie agressive. Woody Allen parlait de Mia Farrow dans l’un de ses films en la qualifiant d’agressive passive. Une des formes que peut prendre la guerre est en effet celle de l’inertie agressive. Elle peut concerner certains patients dont l’attitude caractéristique est l’immobilité.
– Le refus de l’espace privé : on rappellera simplement le syndrome de la porte cassée à l’entrée du logement ou bien l’appartement poubelle. Il n’y a plus d’intimité ni d’investissement narcissique du lieu de vie.
– Le refus d’un soin perçu autrement que comme procédure de renforcement personnel pour venir à bout par exemple de son rival.
– Le refus de l’arrêt des substances, qui est par excellence le refus de la loi.
– Le refus du rendez-vous : le rendez-vous est un moment social organisé. L’absence souvent désespérante au rendez-vous peut être affirmation de la non dépendance à la souveraineté.
– Refus du temps de la montre et d’un espace partagé. Ce refus vaut comme rejet de la discipline sociale régie par la puissance commune.
Si l’on prend d’un côté la puissance publique ou commune, et de l’autre les individus habités par le refus de la première, il y a entre les deux non seulement conflit mais surtout malentendu. Il y a malentendu entre le groupe social, ici l’équipe, qui suppose d’emblée aux individus leur appartenance à la société souveraine (ils sont français, ils sont citoyens) et les individus qui ne voient ce groupe que comme agrégation de personnes étrangères à leur fraternité dans la substance. Pour eux, l’étranger, c’est chacun de nous, en tant que représentant de la puissance commune. Pour eux, l’hostile, c’est chacun de nous comme représentant de la coercition publique. Pour eux, l’inquiétant, c’est chacun de nous, en tant que potentiellement agent de l’enfermement.
Il faut donc que nous en arrivions à remettre en question le contact que nous avions mis au principe de notre action. Car comment le poisson qui nage dans les profondeurs peut-il toucher l’oiseau qui vole ? Nous avons mésestimé à quel point le contact que nous proposions pouvait être perçu comme guerrier. Les personnes ne sont pas prêtes à abandonner leur fraternité guerrière dans la substance. En fait, elles ont peur de ce que nous incarnons. Il ne suffit pas de les convaincre de la nécessité de déposer les armes pour qu’elles le fassent car elles nous craignent. Comment ne pas voir dans l’agressivité, voire dans la violence qui éclate ici certaines fois, la manifestation de cette crainte, ou encore le reflet de notre méconnaissance de leur refus de se soumettre à la puissance commune ? Le problème n’est donc plus simplement celui de la prévention du risque. Il n’est plus celui du traitement d’une maladie métabolique. C’est un problème d’ordre politique. Comment
a-t-on pu penser un temps qu’il suffisait de donner la substance aux individus pour maîtriser la guerre qu’ils menaient entre eux et contre nous, chacun essayant de s’arroger par le biais de cette guerre le bénéfice de la substance ? Pour peu que l’on veuille prendre acte de cette nouvelle dimension qui surgit sous nos yeux à la lumière de notre expérience, il convient de proposer à chacun qui mène sa guerre contre chacun une pacification. Cela peut paraître aller contre le sens de le dire ainsi. Telle est pourtant l’urgence à laquelle il faut répondre envers et contre tout. Il n’y a pas d’autre solution que la pacification.
Cette pacification ne pourra se faire que par l’édification, avec les individus, d’une fraternité dans la substance qui ne soit plus guerrière. Quant à nous, plutôt que de travailler comme agent de la normalisation sociale qui ne mènerait qu’au dressage des insoumis, il faut à l’inverse donner à l’insoumission des personnes accueillies ici sa légitimité. C’est là une condition indispensable à la création d’un pacte social, où la puissance commune n’aura plus comme objectif la victoire, mais la paix dans le pacte. Ce pacte devra reconnaître que la société pour vivre n’a pas besoin de fabriquer des hommes de non droit, évoluant dans des lieux de guerre civile, avec leur pendant nécessaire qu’est la prison. Il nous reviendrait de démontrer que cela est possible par l’adoption de lois conformes au nouveau pacte. Pour passer du contact au pacte, il conviendra de changer l’échelle de notre action et proposer, à plusieurs, ce pacte à la société. Seul un tel pacte mettra un terme à la guerre civile perpétuelle que fabrique le principe d’État de lutte contre les drogues et la toxicomanie.
Discussion
Sonia Weber évoque le livre de Laurent Gaudé, Ouragan, qui revient, sous forme romancée, sur cette question de ceux qui ont pu quitter la ville de la Nouvelle-Orléans, le stade, et il y a un passage sur les prisonniers qui sont restés enfermés dans leurs cellules, alors que l’eau montait et que les gardiens se sont enfuis. Quelques-uns arrivent à s’enfuir, mais d’autres non. Ensuite, au mois de décembre dernier, en Argentine, cela a commencé à Cordoba et cela s’est répandu dans le pays, les policiers ont fait à Cordoba une grève pour demander une augmentation de salaire, et le lendemain, il y a eu des émeutes, des pillages, la ville était bloquée ; du coup la police a eu un doublement de salaire, et les choses sont rentrées dans l’ordre. Non seulement les grands supermarchés, mais même les petites échoppes étaient pillées.
Khalid Kajaj : je reprends le titre de l’exposé : « Ithaque, lieu de pacification ? ». Je suis un peu dérangé par le terme de pacification, c‘est un concept validé, fabriqué et forgé par les colons au Maroc et pendant la guerre d’Algérie. Pacifier le pays, c’est-à-dire introduire un clivage entre les Berbères et les Arabes, pacifier, c’est désarmer. C’est un concept colonial. Avec ce champ notionnel de pacification, il y a un danger, parce qu’il y a pour moi absence du conflit, de la conflictualité, dans l’air du temps. Vous parliez de la lecture marxiste de la société, avec Althusser, Foucault. Pour Althusser, le moteur de l’histoire, c’est le conflit, la lutte des classes, les bourgeois contre le prolétariat. Avec la pacification, on est dans l’air du temps, l’ère du consensus. Je suis en désaccord avec le troisième temps de l’exposé, le temps que vous avez appelé le temps de la guerre civile. Pour moi, cela correspond au parcours institutionnel d’Ithaque. Cette troisième étape est plus la phase de la normalisation, Ithaque rompt avec un passé engagé, militant, et intègre désormais un champ notionnel, étape imposée par l’État et par l’agent de l’État qui est l’ARS. Il rompt avec un certain nombre de valeurs qui font l’identité d’Ithaque. C’est d’avantage une phase de normalisation que de pacification. Je trouve que c’est un peu dommage. Se pose la question de savoir si cette lecture foucaldienne « Surveiller et punir », hôpital ou prison, n’est pas finalement caduque avec la montée des valeurs individualistes. Cette lecture n’est plus opérante. Il faut faire place à d’autres lectures maintenant, qui rompent avec cette lecture là. Je dirai un mot de cette notion de pacte : on passe des modalités de contact au pacte.
George-Henri Melenotte : oui la pacification pendant la Guerre d’Algérie était la répression contre les groupes armés du Front de Libération Nationale. J’en sais quelque chose puisque j’étais dans ce pays au moment de cette guerre. C’est un mot qui a une empreinte qui va tout à fait à l’inverse de mon propos. La pacification, c’est le rétablissement de la paix sociale par l’anéantissement de l’insurgé. En traversant des villages de Kabylie il y a quelques années, j’ai pu observer un saut générationnel tout à fait extraordinaire entre la jeunesse, et puis il y avait le trou de ceux qui avaient fait la guerre et qui n’étaient plus là, et puis ensuite les vieux. Je suis tout à fait d’accord avec la remarque de Khalid Kajaj, peut-être que ce mot n’est pas judicieux. Par contre, nous avons un piège, qui est qu’aujourd’hui nous sommes sollicités pour être des experts en addictologie, c’est-à-dire qu’on nous met des œillères qui font que nous ne pouvons voir le problème posé que par le petit bout de la lorgnette. On va peut-être même bientôt faire une spécialité médicale, on est en train d’inventer une nouvelle spécialité, comme à l’époque on avait inventé la psychiatrie, on sait très bien que quand on a inventé la psychiatrie au 19ème siècle, c’est parce qu’il fallait régler médicalement des questions sociales, posées par exemple par l’alcoolisme ou le trouble mental. Il y a également le fait que dans les grands conglomérats industriels, il fallait créer des structures qui permettent de limiter au maximum les divers désordres engendrés par ce qu’on appellerait aujourd’hui des troubles du comportement. Le psychiatre était là, et l’asile a été créé essentiellement au 18ème siècle, mais aussi au
19ème siècle, pour jouer ce rôle de régulateur de l’organisation sociale.
Khalid Kajaj aurait souhaité qu’on poursuivre la réflexion vers l’évolution naturelle vers l’état de culture.
George-Henri Melenotte : mon propos est forcément réducteur. Je vois ces plantes, dans cette salle, qui ne sont pas entretenues par un individu qui serait en état de guerre civile, il cultive son jardin à sa manière et nous en fait profiter. De ce point de vue, il rompt avec l’état de guerre. Donc il faut introduire tout de suite des nuances et mieux dialectiser les choses. Mais avec la notion de pacte, si nous restons dans notre quant à soi avec l’idée que nous sommes des corps sain(t)s, par rapport au fait qu’eux vivent dans une fausse fraternité de la substance, autour de la substance ou dans la substance, et qu’il faut les extirper de cette fraternité pour pouvoir les rendre à la société pour en faire des individus « pleinement responsables » et leur permettre « d’accéder à la citoyenneté », nous sommes dans la condescendance. Nous pensons que nous allons les chercher, eux qui sont si bas, pour pouvoir leur permettre enfin de devenir des personnes « dignes d’exercer leurs droits ». Ce n’est pas que nous soyons particulièrement pervers, non, mais c’est parce que nous sommes formés comme cela. Il faut donc ouvrir les yeux pour voir les pièges qui nous sont tendus pour limiter notre vue à simplement faire une focale sur un aspect du problème. L’affaire, quant au fond, concerne la lucidité nécessaire pour permettre l’écriture du pacte social. Nous croyons travailler ici sur le problème posé par les dépendances, alors qu’en fait ici est le lieu où se constitue l’État. Ici, nous sommes un lieu où le pacte ne cesse de se faire ou de se défaire. Combien de fois sommes-nous nous-mêmes obligés de recourir à des mesures coercitives, ne serait-ce que pour nous protéger devant la violence ? Au lieu d’en rester là, je pense que nous devrions dire que cette violence est inévitable, et qu’il faut lui accorder non pas sa légitimité en tant que violence contre nous, mais en tant que manifestation de cette guerre que nous avons à accueillir. Pour cela, plutôt que de se limiter aux soins, à l’entretien, à la parole, etc., nous devrions penser en termes plus culturels, c’est-à-dire en termes carrément politiques : ici se joue le nouveau pacte social. Et l’édification de ce pacte ne va pas sans convulsions. Ici nous sommes à même, les uns et les autres, de repenser un autre type de mission que celle qu’on nous demande de remplir auprès des personnes. Cela ouvre infiniment de pistes : les ateliers montrent qu’il y a des tas de possibilités qui vont dans le sens du pacte social, que ce soit l’atelier d’écriture, les sorties, les voyages, la cuisine, moment social par excellence. Lorsqu’on se met à faire la cuisine, on se regroupe. Nous avons des éléments concrets qui nous permettent d’élaborer et de penser à ce nouveau pacte, mais nous ne le ferons pas seuls.
Catherine Bronner : Foucault date de 1970, depuis, il y a quelque chose qui bouleverse le monde, c’est la mondialisation. Pour moi c’est plus une notion de guerre économique, avec des retombées importantes sur les sociétés dans le monde entier. Nous sommes confrontés quotidiennement à ce problème économique. Accueillir, c’est très bien, mais il y a des facteurs contre lesquels on peut s’interroger sur ce qu’on peut faire. Il y a des gens qui sont à la recherche d’un toit pour pouvoir dormir, d’un repas, c’est une dimension nouvelle aussi, qui est de plus en plus prégnante et dont il faut tenir compte dans nos prises en charge, et dans la façon d’aborder les personnes. C’est aussi un énorme facteur de violence.
Danièle Bader-Ledit : je remercie George-Henri Melenotte d’avoir ramené le propos aujourd’hui autour de ce qui est en jeu pour les personnes qui viennent ici. On est effectivement, et Khalid Kajaj le soulignait dans le début de son propos, beaucoup pris dans les questions aujourd’hui de fonctionnement institutionnel ; cela a quand même amené beaucoup de discussions au sein de l’équipe, et cela malmène un certain nombre d’entre nous, au risque d’en oublier ou de n’intégrer les personnes qui viennent nous voir que dans cette logique et dans ce discours-là. Depuis un moment, je me dis qu’on s’éloigne de plus en plus, qu’il y a une fracture qui s’instaure ces derniers mois, ces dernières années, entre les personnes qui viennent ici, due à de l’éloignement, due à l’écart qu’il peut y avoir entre les représentations qu’on peut avoir de leur vie et de ce qui est leur réalité. Cela peut être illustré par un exemple. Le jour où j’ai vu quelqu’un qui vient ici régulièrement et qui est particulièrement dans l’échange, qui s’investit, dont je pensais qu’il avait un toit, un niveau de ressource au moins minimal, fouiller dans les poubelles… Vous voyez, je suis victime de ce que vous disiez. Le pacte c’est aussi cela, c’est aussi vraiment retrouver les moyens d’écouter, d’entendre ce qu’ils ont à nous dire, pour pouvoir reconstruire quelque chose. On a une réflexion à mener à nouveau, pour trouver une ouverture, quelque chose qui nous bouge de notre position condescendante quelquefois. Comment trouver les espaces, les temps pour que quelque chose bouge, quelque chose soit possible d’un tissage de lien ? La logique voudrait que si on veut vraiment faire alliance, on passe de l’autre côté.
Khalid Kajaj : le pacte n’est pas quelque chose d’imposé, le pacte est l’aboutissement d’un travail, pour moi c’est une négociation, une transaction et une conflictualité. Je préfère le terme « accord négocié » que la notion de pacte qui renvoie à d’autres représentations. Le jour où on arrivera à une absence de conflictualité, à un lieu pacifié, pour moi c’est un danger, c’est le début de la fin. Il y a place pour le conflit. Le conflit est fondateur, c’est le moteur de l’Histoire et des histoires. Dire pacté au sens de pacifié, je ne peux pas partager cette vision des choses. Il faut se mettre d’accord sur une notion qui pour moi est révélatrice d’une vision du monde. Je souhaite qu’on se mette d’accord sur le fait de saisir le champ notionnel de ce concept, qui paraît un mot-valise. Ok pour pacte, mais définissons le contenu de ce mot.
George-Henri Melenotte : le conflit est une impasse, c’est aussi simple que bonjour, le conflit, au bout du compte, mène forcément à la défaite et à la mort. Ce n’est pas forcément un conflit armé, mais la lutte, tel que cela reste encore dans le titre de la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et la toxicomanie. Il faut souligner au passage que ce titre n’a pas bougé, quels que soient les gouvernements, de droite ou de gauche. Avec ce titre, c’est la lutte qui restera à l’ordre du jour. N’oublions pas que cela dépend de l’autorité directe du Premier ministre. Tant qu’on mènera la lutte, il y a aura un vainqueur. Le vainqueur est celui qui, à la limite, pensera, fantasmera, imaginera que c’est la victoire par l’extinction de l’ennemi qui sauvera la société. Tant qu’on reste pris dans cette imagination, c’est foutu. Je ne suis pas utopiste, je ne rêve pas d’une société idéale. La société idéale, on en a fait l’expérience au 20ème siècle, cela n’a pas donné des résultats probants. Je crois qu’il existe d’autre formes de traitement critique des questions où le conflit se déplace sur d’autres terrains, ceci passe par le préalable que la position de la personne initialement désignée comme ennemi, est légitime : si par exemple elle ne se soigne pas, elle laisse partir son corps en eau de boudin, elle perd ses dents, sa peau est ulcérée d’abcès, ceci témoigne d’une façon de vivre avec son corps qui justement ne correspond pas à la norme. Si nous voulons normaliser son comportement, on perd l’affaire parce qu’on veut gagner sur elle.
Ce dont il s’agit, avec l’idée du pacte, c’est qu’il ne peut pas se faire autrement qu’avec la négociation, en effet. Tout nous oblige aujourd’hui de plus en plus à être dans l’agir, ou dans l’exécution des recommandations ou des protocoles, autant de choses qui vont à l’encontre du temps nécessaire, pas seulement pour penser, mais pour permettre la délibération, la négociation qui, justement, peut désamorcer le conflit, non pas en tant qu’opposition critique, mais en temps que, au bout du compte, mortel.
Guy Baumann : j’apporte une vignette clinique à cet exposé, avec l’exemple d’un jeune homme de 18 ans, vu à l’Akroboat, la Consultation Jeunes Consommateurs à Schirmeck, qui illustre à merveille ce qui a été dit jusqu’à présent. Il a été placé en foyer dès l’âge de 11 ans. Il n’a jamais supporté ce placement institutionnel ; très vite, il a commencé à fuguer du foyer. Forcément, l’ASE, les services sociaux l’ont recherché, l’ont ramené au foyer. De ce fait, il a fugué à nouveau, et en plus s’est inscrit dans une clandestinité en vivant dans la rue, chez des amis. Pour subvenir à ses besoins, il a commencé à faire des menus larcins, à cambrioler. De ce fait, il est rentré dans la criminalité, le placement administratif s’est transformé en placement judiciaire. Finalement il a été pris en charge par un CEF, centre éducatif fermé. Comme la pression étatique ne suffisait toujours pas, car il continuait à être hors la loi et à faire ses « conneries » selon ses termes, il a fait un séjour de rupture, il est parti 6 mois en Afrique. Là non plus, il n’y a pas eu de résignation de sa part. Il nous arrive maintenant avec une obligation de soins avec sursis mise à l’épreuve. Il y a l’obligation de soins par rapport aux stupéfiants, par rapport aux cannabis qu’il consomme et par rapport à une scolarisation dans l’école de la deuxième chance à Illkirch. Il nous arrive et on sent effectivement cette révolte, cette guerre personnelle, avec cette tentative d’émancipation, de liberté qui est vraiment touchante chez ce jeune homme, et en même temps notre positionnement à nous, dans cette obligation de soins, avec cette difficulté à ne pas savoir quoi en faire : est-on dans la réduction des risques, le travail psychologique ? Toute la difficulté se concentre dans cette rencontre, dans cet entretien. Je vous amène ce dilemme : il y a ce positionnement sociétal qui nous impose, qui nous demande de répondre à une mission, et ensuite il y a notre positionnement à nous. Que fait-on de cela, quel est notre positionnement ?
Danièle Bader-Ledit : nous sommes beaucoup plus pris dans les exigences sociétales qu’auparavant, où on s’autorisait beaucoup plus facilement certaines choses. Ici, on peut être sur un autre mode du lien, de la parole, on peut prendre en compte les choses sans avoir à en dire quoi que ce soit. Avec les obligations de soins, l’obligation de rendre compte, de justifier les entretiens, on intègre ces contraintes dans notre manière même d’être, je le dis pour moi aussi, on est imprégnés par cette foultitude de contrainte qui se développe là, et on a du mal à retrouver la liberté, dans notre attitude d’accueil. On parlait de négociation avec les personnes, mais en amont, il y a aussi ce qu’on accepte d’entendre, sans être tout de suite dans l’idée « je vais proposer cela et cela, pour qu’il s’en sorte ».
Guy Baumann se demande si on peut se sortir de cette emprise dont laquelle on l’a mis. Avec le parcours de ce jeune homme, il était évident qu’on venait comme un dispositif supplémentaire, celui qui allait tenter de résoudre ce qui n’a pas été résolu jusqu’à présent, du point de vue sociétal. Est-ce qu’on peut se sortir de cela, est-ce qu’on n’est pas déjà pris dedans, d’une façon inéluctable, qui fausse d’emblée ce que vous tentez de poser, ce pacte ?
George-Henri Melenotte : Alain Badiou disait qu’aujourd’hui une des formes les plus flagrantes de ce qui nous est demandé est d’accepter que nous sommes impuissants. L’impuissance est la résignation, donc l’acceptation d’être un soldat pour combattre sur le champ de bataille. S’il y a une opposition binaire d’ennemi contre ennemi, qui nous traverse quand bien même on ne serait pas du tout là-dedans, on va forcément vers la mort d’une des deux parties, sa destruction, sa neutralisation, son élimination, sa normalisation. Le lieu du pacte est forcément un lieu tiers. Le lieu de la négociation, pour reprendre cette expression que je trouve très pertinente, n’est ni positionné dans un camp, ni positionné dans l’autre, ce qui fait que nous sommes déjà pris dans notre propre contradiction, puisque c’est un camp qui nous paye pour mener notre action. Ce qui fait que nous sommes déjà mal placés pour pouvoir être tout à fait neutres dans la négociation. C’est un problème ; ce serait peut-être mieux, au fond, qu’on ait notre financement propre pour être plus à même de travailler sur la frontière, à la limite de l’endroit où les deux camps s’affrontent. Ce n’est pas une ligne, c’est un espace où il est possible de pouvoir reconnaître l’autre dans sa légitimité et non pas pour le pénaliser comme étant responsable de l’infraction qu’il commet lorsqu’il consomme ou il deale des drogues. Ce n’est pas en le pénalisant qu’on va créer cet espace de négociation, c’est justement en levant la pénalisation morale que l’on a tendance à lui infliger d’emblée pour l’étiqueter, que l’on peut à ce moment-là parler avec lui et reconnaître que cette fratrie dans la substance est fondée, que c’est une façon d’être mais qui mène aussi à la guerre civile. Il y a lieu de trouver d’autres modalités que la nôtre, celle de l’État, que la leur, celle de l’état de nature, pour inventer un pacte qui permette la production d’un nouveau type de socialité. C’est pour cela que je suis contre la dépénalisation de l’usage de drogues. Je trouve que c’est une façon de donner un coup d’épée dans l’eau. Peut-être que la loi qui décriminalise l’usage des drogues serait plus pertinente, parce qu’elle ne désignerait pas le criminel, l’utilisateur de drogue comme un criminel. Ce serait déjà pas mal. Mais c’est insuffisant, il ne suffit pas de dépénaliser, de décriminaliser. Il faut négocier, trouver un espace intermédiaire, qui soit l’espace où soit possible la constitution d’un pacte qui les intègre et nous intègre du même coup. Vous me direz : il n’y a pas d’exemple dans l’histoire de la société où il n’y ait eu d’exclus. Il y a eu la Commune, il y a eu des expériences qui ont été tentées, et peut-être que nous sommes à l’aube de l’humanité, et qu’il y a encore beaucoup de choses nouvelles à inventer, et peut-être que nous sommes beaucoup plus que nous le croyons, avec les problèmes tout simples que nous rencontrons ici, amenés à réfléchir à quelque chose qui concernera les autres autant que nous.
Nadia Reiff : la guerre intérieure, on est y tous, c’est-à-dire la guerre de tous les individus, d’une manière générale. Que font ensemble deux individus, lorsqu’il y a des mouvements extérieurs et il y a leur propre mouvement intérieur qui les amène à être en guerre ? C’est une question. De quelle réalité parle-t-on ? Il y a la réalité factuelle, il y a celle de des perceptions, de notre perception, des sentiments, émotions, etc. face à telle ou telle situation dans laquelle on est. Je parle des individus en général. Une piste que vous donnez, c’est pourquoi ne pas valider, voire valoriser certaines positions qui sont prises, en sortant de la question de la moralité. On peut supposer que vous êtes audacieux : par exemple le fait de consommer, qui peut amener des ennuis, devient quelque chose sur lequel on s’appuie pour transformer.
George-Henri Melenotte : le problème, quand il y a un conflit intérieur, c’est quand il y a un vainqueur.
Nadia Reiff : parce que c’est stimulant. L’idée n’est pas de perdre ou de gagner, mais c’est la stimulation que ça suscite.
Joanna Nicabou : si je comprends bien, l’argumentaire de Hobbes souligne qu’on passe d’un état de nature à un État, parce qu’on a quelque chose à y gagner. Pour nos patients, ils ont vécu une expérience singulière, forte, avec leur consommation de drogue. Je me dis que, quand même, une fois qu’ils sont là avec le courage de se dire « j’arrête », ils se trouvent devant quelque chose d’assez décevant. Je me demande ce qu’on fait avec cela. Comment ils s’y retrouvent ? Ce qu’ils ont vécu comme expérience, ce n’est pas rien.
George-Henri Melenotte : il est certain que la déception est forte quand on quitte une expérience intense. Même si elle est celle de l’abrutissement, elle reste incomparable par rapport à ce que l’on peut vivre dans le quotidien du temps réglé où, à telle heure, il faut se lever, il faut amener l’enfant à l’école, où tout est calibré pour que l’on s’inscrive dans le temps de la puissance commune. Il en est de même avec les espaces : quand je vais au travail, c’est une chose, quand je vais dans mon lit pour dormir, je suis dans un lit. Bref, il est très intéressant de repérer les déplacements que l’on fait au quotidien pour voir à quel point ce sont chaque fois des circuits. En allant à tel endroit, sans le savoir, on fait acte de révérence au dieu mortel qu’est la puissance commune. Il y a ainsi un côté religieux laïc qui rythme notre quotidien. C’est ce que Foucault appelle la discipline. Quand on quitte l’exaltation de cet autre temps, de cet autre espace, de cette autre perception que permet la substance pour rentrer dans le réglage du quotidien, la difficulté est énorme. On le voit tous les jours. Elle est énorme parce qu’il y a déception. Il n’y a plus de gain, ni de gratification. Le fait de retrouver la santé n’est pas forcément pris comme un avantage. Quand je reprends mes esprits, quand je vois dans quel état je suis, quand je réalise que je n’ai pas de travail, que j’ai des dettes, que ma femme m’a quitté, que la prison me guette, que je suis en état d’insécurité, mieux vaut peut-être retourner me réfugier dans le confort fictif que me procure la substance, en me positionnant dans un monde où je n’aurai pas de soucis. Oui, nous avons un problème, c’est que lorsqu’on est, comme le disait Thucydide, à propos de la Peste à Athènes, dans le plaisir immédiat, la satisfaction immédiate, parce que rien ne garantit que demain sera un autre jour et que les lois n’existent plus, que le quotidien est fait de la jouissance procurée par les substances, revenir dans le monde des lois humaines revient à perdre cette jouissance. C’est la différer, c’est reconnaître le bien fondé des plaisirs raisonnables. Je pense qu’il y a une perte du charme, avec ce retour à la réalité, qui plonge dans un état de grand désarroi. Nous ne pouvons pas proposer mieux, de loin pas, que l’efflorescence et la magie qu’ils ont pu connaître certaines fois grâce aux substances. En effet, là vous posez une question très juste.
Danièle Bader-Ledit : je remercie les personnes qui ont contribué à l’élaboration du questionnaire AUDE. Il y a un distinguo, à un moment donné sur « qu’est ce qui vous fait peur aujourd’hui ». Le groupe de travail a mis comme possibilité de réponse : « la peur d’une vie sans drogues » et « la peur d’arrêter les drogues ». Souvent « « la peur d’une vie sans drogues » est coché comme le premier élément inquiétant, c’est impressionnant. L’absence de substance non seulement n’est pas envisageable, mais fait peur. Il est extrêmement utile de donner la parole aux usagers. Pour revenir sur cette notion d’espace à créer où un pacte est possible, je lisais les derniers comptes-rendus de ce qui se passe en milieu festif : s’il y a un espace où il y a peut-être quelque chose de ce pacte qui se joue, c’est bien en milieu festif, car on y est convié, ce n’est pas nous qui déboulons parce qu’on nous demande de débouler. L’équipe fait face à des comportements sur lesquels elle n’a aucune prise, autour de la consommation de kétamine, et de ces gens que l’équipe voit tomber. On ne peut pas faire grand-chose mais simplement veiller à ce qu’ils se relèvent. C’est un espace sur lequel il faudrait peut-être travailler de façon plus importante. Là se joue quelque chose d’un pacte négocié autrement qu’en institution. Je crois.
Nicolas Ducournau : lors des interventions, les choses se jouent différemment qu’ici, il n’y a pas la chape de l’institution telle que cela peut parfois être perçu ici, les gens ne savent même pas tout ce qu’il y a derrière Ithaque, centre de soins, même si parfois ça peut être dommage. Concernant la réduction des risques, des actions de réduction des risques au sens plus large, même si cela participe d’une vision hygiéniste et normalisatrice, là où c’est intéressant, c’est que c’est aussi reconnaître les pratiques et les usagers dans leurs pratiques, à savoir des pratiques qui sont illicites par ailleurs. Même s’il y a l’aspect sanitaire par derrière, cela a ses limites. Peu importe où cela se passe, en milieu festif ou ici. Ici, quand les gens viennent chercher du matériel, c’est une démarche volontaire, ils viennent à telle heure, à tel endroit. Quand c’est festif, on est un plus, on pourrait ne pas être là. On propose autre chose dans la soirée que les consommations, la défonce, le bar, les toilettes, le parking, le camping, après libre à chacun de venir ou pas, de faire le pas de côté. La réduction des risques, c’est aller vers, là où ça se passe. Il y a vraiment l’adhésion des personnes. Toutes ne viennent pas, tant mieux. C’est de ce point de vue là que c’est intéressant, il y a vraiment une adhésion des personnes, même si la grosse majorité des personnes qui viennent ici, c’est aussi de manière volontaire. Il y a cette guerre dont on parlait, il y a de la violence, des clashs, mais la fête ça sert aussi à cela, ce défouloir, cette parenthèse, même si on est parfois rattrapé aussi par le pouvoir coercitif de l’État, quand il y a des gendarmes ou des policiers qui viennent pour dire que ce n’est pas bien. C’est peut-être aussi cela qui fait le sel de certaines soirées : il y a parfois un côté clandestin, voire illégal.
Nadia Reiff : j’émets l’hypothèse que consommer des drogues peut aussi être une réponse à un moment donné, pas forcément à des souffrances, mais à un questionnement qui serait d’ordre existentiel. Cela rejoint les difficultés économiques. Souvent la population que nous rencontrons n’a pas accès à un certain nombre de connaissances, a un niveau scolaire faible. Majoritairement, ces personnes ont évolué dans un milieu qui n’a pas favorisé la réflexion, les interrogations, et elles se retrouvent malgré tout en proie à des questions de nature profonde, qui seraient au-delà du psychologique, sur le sens de la vie, etc. Je crois que c’est quelque chose qui est vraiment important. Le Café Bavard ou la poésie, ce sont des pistes, cela permet de dire autrement quelque chose d’absolument personnel, qui n’est pas lié à un conditionnement X ou Y. Il y a la question de la performance « je consomme car cela me permet d’avoir des performances sexuelles, etc. » Il faut réfléchir sur ce qu’est la performance, comment on se situe en tant qu’individu par rapport à la performance. On n’est plus dans des questions relevant du travail social, psychologique ou médical, c’est un autre registre. Ce sont des pistes à explorer, qu’on n’explore pas suffisamment. Quel est le positionnement individuel de chacun par rapport à x événement, et notamment, pour nous, cela peut être par rapport à ce que peut apporter l’usage de la substance ?
George-Henri Melenotte : ces propos sont toujours des propos généraux, donc on constitue des groupes, et on fabrique une histoire, on fabrique des fictions qui permettent d’élaborer des théories, des hypothèses, la genèse de l’État. Or s’il y a une chose qui caractérise le travail que l’on fait, c’est que l’on à affaire à chacun, à une personne, qui est différente de l’autre. Donc ces théories générales nous donnent des éléments d’éclairage dans le travail, mais aucune ne peut s’appliquer à chacun. Aucun ne se présente à l’état pur de l’être par exemple à l’état de nature, c’est évident.
Khalid Kajaj : je reviens vers Hobbes : la pratique s’acquiert en partie aussi par une forme d’abstraction sociale et par un effort théorique. Mais, auparavant, sur la thèse de la guerre civile, Benjamin Stora dit que ce qui se passe en Algérie entre les islamistes et le FLN n’est que la continuité de la guerre coloniale à l’époque. Hobbes a développé une idée qui lui est chère : l’homme est un loup pour l’homme. La notion de rivalité a été reprise par différents théoriciens de l’État, y compris Rousseau. À notre échelle, je me pose légitimement la question : quel est ce nouveau contrat social ? Est-ce qu’il sera habité par la fraternité, avec substance, sans substance ? Pour moi il y a cohabitation des gens des différents univers. La notion de conflit est fondamentale, elle est au cœur de l’événement et au cœur du projet thérapeutique d’Ithaque. Le contrat ou le pacte, c’est-à-dire la présence de l’autre, de l’étranger qui nous ressemble et qui est tellement différent de nous. Je pense qu’on est au cœur de l’événement ici. Le contrat suppose la présence de quelqu’un qui est différent, donc c’est important. Qui dit différent dit automatiquement rivalité, je ne sais pas, mais en tout cas conflit, dans la mesure où le conflit est fondateur du lien. Le lien est mis au cœur du projet thérapeutique de la maison et cela me paraît fondamental. La question que je me pose, ainsi qu’à mes collègues, c’est comment retisser ce lien qui est en train de s’émietter, avec de nouveaux éléments, avec un nouveau contrat social ? C’est dans doute la réflexion qui est à mener actuellement.
Danièle Bader-Ledit souhaite que Khalid Kajaj précise ce qu’il entend par conflit, car on n’y entend pas du tout la même chose. Il vient de le faire en disant conflit entre deux cultures, entre deux positionnements. Pour elle, le conflit est épuisant et stérilisant. Elle ne peut pas être d’accord quand on entend conflit comme cela. Deux êtres peuvent être en conflit, jouir de ce conflit, et ne jamais en sortir, car il y a une jouissance effrénée dans le conflit.
George-Henri Melenotte : en effet, le vrai problème du conflit c’est qu’il produit une telle jouissance qu’on a du mal à en sortir.
Sonia Weber : c’est déjà positiver les choses que d’évoquer qu’on est à un niveau de conflit, qu’on est en désaccord sur un terrain commun. Il n’est pas du tout sûr qu’on y soit. Il faudrait presque fabriquer la possibilité de conflit. Pour reprendre la question évoquée par Guy Baumann, je ne suis pas sûre qu’on puisse tout à fait s’extraire de cette question, car même quand on évoque la poésie, des ateliers, etc. c’est déjà quand même inviter l’autre à rentrer dans quelque chose qui est le pacte social, mais avec une certaine tonalité. On ne peut pas s’en exclure tout à fait. Par contre on peut ne pas y être tout à fait. Le poète est déjà dans la société. Concernant les plus jeunes, cela rejoint la question économique, (c’est encore autre chose un travail dans une injonction de soins), les Conseils Généraux de France sont en train de supprimer les contrats jeune majeur. Cela veut dire que si on n’aide pas un gamin à aborder les rives du social dans un minimum d’insertion, dès 18 ans, il se retrouve à la rue, il n’a rien pour vivre, il n’a pas le RSA, ni de RMI. On rejoint les questions du côté de la survie, d’un minimum ; à 25 ans, ils ont au moins le RSA. Il y a donc des enjeux là, dire on ne traiterait que le psychique, c’est un équilibre extrêmement périlleux. Une des grandes difficultés est que beaucoup de ces jeunes disent qu’ils n’ont rien à perdre ; je ne sais pas si la mort est tout à fait imminente, mais même mourir… N’ayant rien à perdre, l’éducatif n’est pas possible, rien ne peut les ramener du côté du social. Du coup, il n’y a pas de prise.
George-Henri Melenotte : oui, il y a des gens qui sont prêts à payer le prix de leur vie pour essayer quand même, en traversant la Méditerranée.
Khalid Kajaj évoque les personnes qui s’accumulent à Tanger pour attendre leur tour pour traverser. La Méditerranée est désormais un vrai cimetière marin.
George-Henri Melenotte : ce dont Khalid Kajaj parle pose une autre question : quand on est agent du régime disciplinaire, on est pris dans une certaine forme d’aveuglement. Un de nos ministres disait récemment que la Méditerranée était devenue le plus grand cimetière de notre époque, ce dans l’indifférence générale. Les gens ne voient pas à quel point le lieu dans lequel ils vont se baigner, prendre le soleil l’été, est un cimetière. Pour que la négociation soit possible, pour que le pacte soit possible, encore faut-il faut dessiller nos propres yeux pour voir ce qu’il en est de la situation de la personne qui se trouve en face de nous. Le problème que nous avons, c’est que nous nous rendons compte seulement à certains moments à quel point on ne voit pas. On essaye, mais on ne voit pas certaines choses. On ne peut ouvrir les yeux que si on négocie, si on crée les conditions de l’échange et que la personne à laquelle nous parlons nous forme, nous délivre un savoir sur ce qu’elle vit.
En conclusion, Khalid Kajaj lit un texte de Foucault[10] : « Ce qui me frustre, par exemple, c’est que l’on envisage toujours le problème des drogues exclusivement en termes de liberté et d’interdit. Je pense que les drogues doivent devenir un élément de notre culture, en tant que source de plaisir. Nous devons étudier les drogues. Nous devons essayer les drogues. Nous devons fabriquer de bonnes drogues – susceptibles de produire un plaisir très intense. Je pense que le puritanisme qui est de mise à l’égard de la drogue – un puritanisme qui implique que l’on est soit pour, soit contre – est une attitude erronée. »
Pour George-Henri Melenotte, ce texte n’a pas pris une ride, même si d’autres vieillissent.
[1] Thucydide, « La guerre du Péloponnèse », traduction Louis Bodin, Jacqueline de Romilly et Raymond Weil, éditions Les Belles Lettres, Paris.
[2] Thomas Hobbes, Léviathan, Paris, Poche, 2000.
[3] Ce monstre marin apparaît dans le Livre de Job, les Psaumes et Le Livre d’Isaïe.
[4] Michel Foucault, La Société punitive, Cours au Collège de France (1972-1973), Paris, Gallimard, 2013.
[5] M. Foucault, « Il faut défendre la société », Cours au Collège de France (1976), Paris, Gallimard, 1997.
[6] Louis Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d’État », in Positions, Paris, éditions sociales, 1976.
[7] Rapport sur les événements par la Direction Centrale des Renseignements Généraux, daté du 23 novembre, et publié dans Le Parisien du 7 décembre 2005.
[8] M. Foucault, « Le pouvoir psychiatrique », Cours au Collège de France (1973-1974), Paris, Gallimard, 2003.
[9] Le mot « substance » n’est pas employé dans une acception philosophique. Il évite d’utiliser des mots comme « produit », « substance illicite », « drogue » dont la connotation policière est évidente.
«Michel Foucault, an Interview : Sex, Power and the Politics of Identity» («Michel Foucault, une interview : sexe, pouvoir et la politique de l’identité» ; entretien avec B. Gallagher et A. Wilson, Toronto, juin 1982 ; trad. F. Durand-Bogaert), The Advocate, no 400, 7 août 1984, pp. 26-30 et 58. Cet entretien était destiné à la revue canadienne Body Politic. |