MÉLANCOLIE

22/06/2013
Hyacintha Lofé

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MÉLANCOLIE

Je suis un peu décalée par rapport à vous qui avez travaillé dans ce séminaire toute l’année, alors, je vais vous proposer un travail qui est en lien avec le vôtre et que j’ai commencé cette année. C’est un travail sur la mélancolie qui touche autant les jeunes pris en charge par l’ASE que d’autres, même si cela prend des tournures différentes. Chez les jeunes, on retrouve cette difficulté à être dans l’action. Ils sont très angoissés par le sommeil, se couchent très tard et bien sûr n’arrivent pas à se lever le matin, ce qui les empêche de se rendre à leurs divers rendez-vous. On peut imaginer aussi que ce soit le contraire, que l’idée même d’aller aux rendez-vous provoque un état de retrait. On dit qu’ils sont velléitaires, qu’ils sont dans la procrastination. Chez d’autres, plus âges, qui travaillent déjà, on retrouve un destin écrasant contre lequel on ne peut rien. Résultat, il ne sert à rien de se mettre au travail, la vie n’a pas de sens, le manque de désir est prégnant.

Je suis allée voir comment cette « catastrophe énigmatique » qu’était la mélancolie avait pu devenir un trouble de l’humeur accompagnant, « un épisode dépressif majeur d’un Trouble bipolaire I ou bipolaire II. (Sic D.S.M 4) ».

 

A. LA MELANCOLIE, D’UNE CATASTROPHE ENIGMATIQUE AUX TROUBLES DE L’HUMEUR

La norme s’applique tout autant à une denrée alimentaire, un médicament, un tuyau de plomb ou un être humain. Pour celui-ci, la « normalité » fait l’objet d’une moyenne statistique et désignerait une perfection à laquelle l’idéal collectif aspire. En psychopathologie, le normal concerne la majorité des sujets d’une population donnée tandis que le pathologique renvoie aux extrémités et aux déviants par rapport à une moyenne.

Cette question de la norme est prégnante en médecine. Dans son texte de 57, Crise de la médecine ou crise de l’anti-médecine, FOUCAULT écrivait :

« Les médecins du XXème siècle sont en train d’inventer une société de la norme et non de la loi. Ce qui régit la société, ce ne sont pas les codes, mais la distinction permanente entre le normal et l’anormal ».[1]

Il n’a cessé de montrer que les populations obéissaient à des normes, plus qu’à des lois. Il écrit dans Le pouvoir, une bête magnifique[2] que les révolutionnaires français croyaient atteindre à une société de droit, et sont en fait entrés dans la société de la norme, de la santé, de la normalisation qui est notre mode essentiel de fonctionnement maintenant. [3]

La norme serait plutôt un idéal de société. On voit bien cela actuellement avec les débats sur le mariage pour tous. On obéit à une norme, selon FOUCAULT, même s’il n’y a pas d’interdit.

La nosographie, qui date du18ème siècle, est une norme médicale. Elle vient du grec ancien « maladie » et du suffixe « graphie ». En psychiatrie, le modèle en est actuellement le D.S.M IV[4], bientôt le D.S.M V qui fonctionne avec un certain nombre de critères à cocher. Est-ce que le patient a effectivement un trouble ou non, quel degré de sévérité, et quel traitement ? Bien que ce manuel se soit d’abord établi sur la base de Perversion, névrose et psychose, il liste aujourd’hui un panel de troubles dont la finalité sera une prise de médicaments. À un trouble correspondra tel ou tel médicament. J’en ai dit quelque chose tout à l’heure pour la mélancolie. (p.373-442)

Je vais décrire une certaine évolution dans la façon que l’on a eu d’appréhender la mélancolie au travers des époques et des contextes religieux, philosophique, médical, psychanalytique. Une tristesse silencieuse, une animosité envers les proches, le chagrin, la solitude, l’errance, le désir de mort ou au contraire la crainte de mourir, l’obsession d’être malade, en sont le trait commun depuis que des récits mythiques, religieux ou médicaux existent.

Ainsi, la mélancolie, est considérée comme une maladie. On recherche une causalité, les traitements se superposent. Aujourd’hui, ils s’entrecroisent ou divergent entre médicaments contre les symptômes « troubles de l’humeur » et la façon d’accueillir le deuil et les processus qui sont liés à chacun.

 

Une histoire des traitements de la mélancolie, Jean STAROBINSKI[5]

Jean Starobinski traite cette question de l’antiquité à la fin du 19ème siècle.

Les dieux

Dans l’antiquité, le sort des hommes était lié au bon vouloir des dieux. C’était vraiment une question de destin. Pas étonnant alors que la dépression du Bellérophon d’Homère soit une conséquence de leur abandon. On utilise un breuvage, (mythique, j’imagine) le Népanthès, pour soulager les souffrances.

L’antiquité, une médecine « préscientifique »

Sous Hippocrate, le corps était envahi de bile noire et les vapeurs en atteignaient la tête. Le traitement en était donc la purgation avec l’ellébore, qui est un vomitif. Mais le célèbre médecin était aussi philosophe. « Par ces moyens, la maladie se guérit avec le temps ; mais si elle ne guérit pas, elle finit avec la vie ».[6]

Les maux qui viennent du diable

Dans le monde chrétien, on fera la distinction entre maladies du corps et maladies de l’âme. Celles-ci seront considérées comme pêchés. La torpeur, l’absence d’initiative nommée acedia serait-elle un pêché ? Mais pour ces maux qui nous viennent du diable, il y a aussi des herbes et des recettes.

Les débuts de la médecine grecque, au début du premier millénaire

Très tôt, on fait appel au traitement moral. Asclépiade, IIème siècle après J.C, pratiquera une psychothérapie d’encouragement, de valorisation. La philosophie, ici, intervient. « Le mal qui nous travaille n’est pas dans les lieux où nous sommes, il est en nous », écrit Sénèque.  (p.49). « Que sont la plupart des lettres et des traités moraux de Sénèque, sinon des consultations psychologiques ? » écrit Starobinski. La leçon de Sénèque sera aussi celle de Goethe, qui, dans son Werther, analyse le « dégoût de la vie ». (p.50). A la même époque, Soranus d’Ephèse, médecin grec, encourage à « Aller voir des pièces gaies ».

De son côté, Arétée de Cappadoce, se caractérise par une clinique rigoureuse et le recours à une nosographie assez précise pour l’époque. Il fait l’hypothèse que la mélancolie peut avoir des causes endogènes ou passionnelles, ces dernières pouvant se guérir sans l’aide de la médecine.

Pourtant, avec Galien, l’humorisme, c’est-à-dire la prise en compte de la bile, du sang, du flegme et de la bile noire (atrabile ou mélancolie) revient au goût du jour. Si la bile noire atteint premièrement le corps, elle atteint de surcroît l’esprit : « De l’estomac, enflé et rempli de bile noire, des vapeurs montent à l’encéphale, offusquent l’intelligence et produisent les symptômes mélancoliques. » (p.44).

La renaissance

Avec Ficin, la renaissance est l’âge d’or de la mélancolie. On la reconnait surtout chez l’artiste, le poète, le « vrai » philosophe. On donne des médicaments pour équilibrer l’humeur. Si le malade rit trop, tel médicament ; s’il est triste, tel autre médicament. On croit que le malade semble se complaire dans la maladie mais on reste vigilants au risque de suicide. (p.64).

Le monde moderne

Le 18ème siècle, avec un début de connaissance de l’anatomie, va attribuer aux « nerfs » une bonne partie des symptômes. (p.77). La maladie deviendrait une maladie de l’être sensible. Il serait obsédé par une idée, en particulier de l’atteinte de son corps. Arrétée le nommait déjà hypocondriaque, mais on va passer de l’hypocondrie qui enfume en quelque sorte le cerveau par propagation de vapeurs à une atteinte nerveuse au XVIIIème.

L’idée fait son chemin puisqu’au 19ème, des médecins comme Esquirol, « s’efforcent de bannir toute réminiscence humorale et conseillent de rayer du vocabulaire scientifique le mot mélancolie, qu’ils abandonnent aux poètes et au vulgaire ».[7] On va créer de nouveaux termes : monomanie triste ou lypémanie. Mais Cabanis conservera d’une certaine manière la théorie humorale en parlant d’une constitution, comme si la mélancolie ne se développait pas sur n’importe quel terrain, et on conserve alors les anciens traitements de l’atrabile. (p.81). L’hypocondrie serait ainsi un trouble digestif accompagné de craintes, le terme mélancolie étant réservé à des causes morales.

On a beau savoir à cette époque que la mélancolie nécessiterait surtout un « traitement moral », on s’accroche aux traitements physiologiques. Pinel soigne encore avec des médicaments « relâchants », tant l’idée reste qu’il faut délester le corps d’humeurs vicieuses. (p. 85).

On voit bien qu’il faudrait traiter le moral, mais quel serait le remède ? (p.85). PINEL et ESQUIROL veulent chasser l’idée obsédante. Ainsi, il s’agirait toujours de chasser quelque chose, humeurs ou idée (p.87). Le traitement moral prend deux aspects : Ou on le cajole, ou bien on le terrorise, mais il faut qu’il se ranime. Vin, pavot, soleil, chatouillements, théâtre, « clavier des chats », faux procès, acte sexuel, grossesse, tout cela dans les cas les moins agressifs. Dans le pire des cas, on utilise faim, froid, soif, vésicatoires, inoculation de la gale, fustigations avec des orties, pirouettement…Plus il aura mal, et plus il sera enclin à aimer la vie, une fois la douleur partie. Les patients en seront d’autant mieux accessibles aux bons traitements après ces « excitants dolorifiques ». (p.97). Bref, les multiples moyens étaient à la hauteur de la méconnaissance de l’origine recherchée.

Au XIXème siècle…

…le pauvre ira à l’asile tandis que le riche ira dans les établissements thermaux qui lui éviteront « Le déshonneur de l’internement ». (p.116). Mais les risques de suicide verront l’asile reprendre ses droits. On propose aussi une famille d’accueil, avec un genre de psychothérapie de groupe. L’idée, une fois encore était de sortir les « malades » de leur léthargie et de leurs idées fixes.

L’hérédité reste encore très présente dans l’esprit des médecins. (p.135). Une nosographie plus précise tente de se faire. Une norme officielle commence à se faire jour. En attendant, on continue à proposer tous les traitements possibles : magnétisme, hypnotisme, mais aussi opium (morphine) et laudanum qui seront détrônés par l’hydrate de chloral, ou cocaïne à la fin du siècle. (p.144).

KRAEPELIN dira à la fin du XIXème siècle qu’ « Il n’y a pas de traitement causal de la psychose maniaco-dépressive ». (p.145). Nous changeons de dénomination.

 

Je cite Starobinski dans sa préface de 2012 :

« Une médication pseudo-spécifique et pseudo-causale a cédé la place à un traitement plus modeste, qui se reconnaît purement symptomatique. Cette modestie, du moins, laisse la voie libre pour la recherche et l’invention. ». (p.17).

Nos contemporains

La mélancolie a évolué en « deuil ». D’abord pathologique avec FREUD, puis comme une modalité de faire avec la perte aujourd’hui. Les auteurs que je vais citer sont d’accord pour reconnaître, après Au-delà du principe de plaisir que c’est bien la pulsion de mort qui est à l’œuvre dans le deuil et s’ils attribuent dépression et mélancolie à un deuil, ils le traitent de façon différente, en fonction de leurs appartenances théoriques et de leurs recherches. Si Sigmund FREUD différencie le deuil « normal » et le deuil « pathologique », Jean ALLOUCH, lecteur de LACAN prendra en compte tout deuil sans chercher à le catégoriser dans névrose ou psychose. Et si Jacques HASSOUN confie au psychanalyste la mission d’aider l’analysant à faire un travail de deuil en construisant un objet qui, faute d’avoir pu être cédé, ne s’est pas constitué, Jean ALLOUCH préfèrera l’idée que ce n’est ni un autre, ni le moi qui est perdu et à retrouver, mais qu’un petit bout de soi ne peut pas être lâché et menace d’engloutir l’endeuillé en entier.

 

Avec FREUD, Deuil et mélancolie et Au-delà du principe de plaisir

Dans Deuil et mélancolie[8] Freud essaie de comprendre ce qui diffère un deuil « normal » d’un deuil « pathologique », ou, écrit-il de façon plus poétique, un deuil « énigmatique ». Il construit un schéma, mettant d’un côté un deuil supposé assis sur la perte réelle d’une personne ou d’un idéal qui provoquerait chez l’endeuillé tristesse et perte d’intérêt pour le monde, les autres, l’amour. Freud postulant que la libido est rattachée à l’objet perdu, le moi a alors à décider s’il veut partager ou non le destin de l’objet. S’il s’en détache, il pourrait alors en retrouver un autre encore plus beau que le premier. Dans le deuil qu’il appelle « pathologique », le mélancolique ne saurait pas ce qu’il a perdu, parce que ce serait son propre moi qui serait perdu.

Entre les deux « deuils », les critères sont très proches mais se retrouvent de façon plus intense dans la mélancolie. Ici, le désintérêt pour le monde, l’amour, l’autre, irait jusqu’à une défaite de la pulsion de vie. Nous retrouvons les auto-reproches dans les deux cas mais le mélancolique détiendrait, en plus, une « certaine vérité sur soi » dans les auto-reproches. La haine pour l’objet est davantage présente, et comme le moi est l’objet, le suicide s’expliquerait alors de cette façon. On se traiterait soi-même comme on aimerait traiter l’objet déchu. Ici, pas de désinvestissement de l’objet.

Il s’agirait alors, que l’analysant fasse un « travail de deuil » dans la cure, Il sera longtemps suivi dans cette pratique freudienne.

 

Jacques HASSOUN et La cruauté mélancolique[9]

Chez Jacques HASSOUN, avec La cruauté mélancolique[10], c’est d’un objet non constitué dont il est question :

« Le sort lui aura toujours été cruel. Non pas que l’herbe de la prairie de son voisin ait été plus verte que la sienne, mais parce que depuis toujours et à tout jamais, il n’y a pas d’herbe. »[11]

 

Voyons comment en 1995, il lit la mélancolie, traversé qu’il est par FREUD et LACAN. Il convoque le texte de Freud sur la pulsion de mort[12] qui, écrit-il, éclairera un peu la mélancolie : « Ce deuil impossible signe la désintrication pulsionnelle qui est au principe même de la destruction mélancolique. » (p.13).

Pour HASSOUN, la mélancolie serait le nom d’une absence d’objet et de la tentative, toujours renouvelée de le faire advenir là où il n’y avait rien afin de « s’extraire d’une solitude effroyable que nul objet transitionnel n’était venu jusqu’ici figurer ni représenter. » (p.26). Ainsi, l’analyse permettrait cette constitution d’un objet qui permettrait d’en faire le deuil.

Il s’appuie, entre autres, sur un texte de Lacan Les complexes familiaux[13] pour expliquer que cette absence d’objet date du sevrage. Comment mère et enfant ont pu construire ou pas un objet, à ce moment-là. Il y aurait comme une expérience de deuil à partager entre l’enfant et la mère et l’érotisation de la sphère orale serait à ce prix. « N’est-ce pas lorsque l’Autre se donne comme susceptible de perdre cette part de soi qu’il permet au nourrisson un nouage des pulsions partielles à la pulsion de mort ? » (p.38). La mère a à perdre le sein. De son côté, l’enfant a à le céder. C’est perdu à jamais. Si l’un des deux ne « lâche » pas, c’est une reddition. Pas de perte possible.

Pour HASSOUN, s’il s’agit bien de la mort, ce n’est pas de la mort d’un être cher ou d’un idéal qu’il est question, mais de l’accès à notre propre mort. C’est déjà ce qu’écrit FREUD dans Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort que cite J. HASSOUN, p.15 : « …supporter la vie reste bien le premier devoir de tous les vivants…si tu veux supporter la vie, organise-toi pour la mort. » (p.17). Ainsi, celui qui ne croirait pas à sa propre mort serait condamné à survivre, ni mortel, ni immortel, dans l’apathie et l’immobilité. Évoquant Au-delà du principe de plaisir de Freud et la découverte de l’intrication pulsionnelle qui lie la mort au vivant, HASSOUN note que cette avancée théorique interdit au sujet toute consolation divine, qu’elle soit transcendante ou immanente… une telle position en rabat sur le Narcissisme.[14] Rien ne nous sauvera de cette mort.

Le mélancolique serait victime de la privation. Non pas absence, mais absence d’absence. Ce que LACAN appelle le manque du manque au congrès de Strasbourg, en 1976, après avoir été, semble-t-il, gavé par les exposés du colloque. (p 16). Lacan ajoutera à la pulsion de mort son concept de Réel :

« La pulsion de mort, c’est le réel en tant qu’il ne peut être pensé que comme impossible. C’est-à-dire que, chaque fois qu’il montre le bout de son nez, il est impensable. Aborder à cet impossible ne saurait constituer un espoir, puisque cet impensable, c’est la mort, dont c’est le fondement du réel qu’elle ne puisse être pensée ».[15]

Dans la mélancolie, selon J. HASSOUN, il y a absence d’objet et non-érotisation. (Ça demanderait à être revu).

« L’évanouissement d’Éros va plonger le sujet dans une tristesse et une aboulie insondable. Presque rien l’oppresse, le détruit… » (p.61).

Ce presque rien dont le Je ne sais quoi est la définition négative, peut plonger dans une mélancolie qui peut le tenir en état d’occupation des années durant, ajoute HASSOUN.

Ce défaut d’érotisation est tel que l’image spéculaire ne saurait supporter le moindre deuil. Le mélancolique désespère et ne peut émettre la moindre demande. Son désir est suspendu. C’est l’histoire d’une culpabilité que nul ne veut entendre. Ce serait la haine pour tout objet qui se présenterait, ou alors la passion. « Ici, l’Autre est requis de venir prendre la place du moi Idéal jusqu’à y coïncider, jusqu’à le doubler. » (p.94). L’objet est inerte, abandonné depuis toujours. Il précise que cet abandon de l’objet « laisse une charge d’amour flottante et éminemment ambivalente, propre à déclencher la haine et le sadisme. » (p.51).

Bien que son discours soit en grande partie lacanien, J. HASSOUN dirige la cure dans le sens de FREUD, à savoir permettre à l’analysant un travail de deuil. « Telle est notre tâche » précise-t-il. Ainsi, le travail de l’analyste serait de tenter de donner consistance à un objet interne dans le transfert. « Comment introduire là une perte ? Car le mélancolique est en proie non à une perte, mais au défaut de nomination et de désignation possible de celle-ci. » (p.44). Comment ? En occupant la place d’un vide dans le miroir. Également, il évoque la question du temps et de l’attente. La scansion des séances, rythmées dans l’analyse, permettrait une telle création.

HASSOUN met un peu sur le même plan le mélancolique, le drogué et le passionné qui auraient peu de demande d’analyse sauf dans un moment de détresse. La demande serait alors comme l’ouverture d’une « deuxième tétée ». (p.58). Il évoque beaucoup la mélancolie à travers la prise de drogue et la passion. La drogue serait l’objet que « l’analysant aurait mis en lieu et place de ce qui lui aurait permis de représenter son accablement mélancolique » ou encore ce serait « tenter de ressusciter par la déchéance et la mise à mal de son corps…une coupure ou une perte qui n’a pas eu lieu. » (p.42). Pour le passionné, l’autre se dévoile comme un objet non cessible, depuis toujours en attente d’une rencontre, (p.90) et il plaque sur lui ses objets pulsionnels. (p.95).

La constitution d’objet dans l’analyse permettrait de reconnaître ce manque. (p.56). Et qu’est-ce qui permettrait que dans l’analyse, la création soit non pas la chute d’un corps dans le vide mais une œuvre d’art ? Ce serait que l’analyste remette en en jeu quelque chose de son propre désir, de son propre passage par la mort. (p.103).

Aussi, la coupure dans l’analyse peut permettre le travail de création, de sublimation et d’horreur qui caractérisent en son extrême l’acte analytique. (Là, ça me pose question. Pas facile la coupure ici.)

 

Jean ALLOUCH, le deuil, une perte sèche avec Le deuil aujourd’hui[16]

Jean ALLOUCH ne lira pas LACAN de la même façon. Le deuil et la mélancolie vont être directement liés à la mort, mais autrement. Dans Le deuil aujourd’hui, Jean Allouch, parle d’une « perte sèche » dans le deuil, à savoir que, contrairement à ce que pouvait affirmer FREUD dans Deuil et mélancolie, il n’y aurait pas de remplacement de l’objet perdu. Le texte de FREUD, écrit J. ALLOUCH « A produit ceci, peut-être malgré lui, que le deuil a été récupéré par les psychologues au travers du « travail psychique de deuil »

Selon Ariès, dans le romantisme, la rencontre aurait lieu non avec le mort mais avec son substitut, encore plus magnifique, ceci grâce au travail de deuil. Allouch qualifie cette théorie de « fausse et bouffonne » et signale qu’elle a été reprise par les post-freudiens avec la téléologie « génitale ». Tout ceci fait obstacle au deuil comme acte, écrit ALLOUCH, comme le met en acte le suicide de l’endeuillé. Le psychanalyste se ferait complice de cela en n’interrogeant pas plus sérieusement le romantisme de Deuil et mélancolie. Jean ALLOUCH nous fait remarquer, justement, que la perte des personnes qui nous fait le plus souffrir est bien celle des disparus les plus irremplaçables. C’est ce qu’il appelle une perte sèche, pas de récupération à venir. Il s’agira pour ALLOUCH, non pas d’aider à un travail de deuil mais d’accueillir un deuil qui est déjà en train de se faire. Toute clinique analytique est deuil, et chaque endeuillé va inventer une manière de faire son deuil.

Jean ALLOUCH se sert d’un roman de Yoko Ogawa, L’annulaire[17], pour nous montrer que dans le deuil, ce qui est perdu, c’est un petit bout de soi.

La narratrice perd une phalange de son annulaire dans un accident de travail. Le bout de son doigt tombe dans la limonade et la tinte de rose. « Le temps s’était arrêté…un certain équilibre était rompu ». Symptôme : elle ne peut plus boire de soda. Elle trouve ensuite un nouveau travail chez Mr Deshima qui prépare et conserve des « spécimens » que l’on lui confie. « Il s’agit dit, Mr Deshima, d’un problème personnel…nous apportons une réponse à ces problèmes personnels. » Ce spécimen est à « naturaliser ». Par exemple, une jeune fille vient faire naturaliser trois champignons qui ont poussé sur les ruines d’un incendie qui a tué ses parents et son frère. Le client le laisse, paye et s’en va, généralement pour ne jamais revenir. Les spécimens apparaissent ici comme autant de bouts de soi et sont explicitement liés à un deuil. Le laboratoire ne les rend jamais. « Le sens de ces spécimens est d’enfermer, séparer et achever. Personne n’apporte d’objets pour s’en souvenir encore et encore avec nostalgie. » (p.16). LACAN se demandait pourquoi les analysants revenaient. Jean ALLOUCH y répond en supposant que l’analysant a apporté son spécimen, son bout de soi de deuil, et qu’il n’est pas de ceux auxquels cette seule démarche suffit pour être libre de ne plus avoir à se souvenir.

C’est à un moment de symbolisation (les mots à remettre dans l’ordre) et aussi d’érotisation, à savoir ses ébats avec monsieur Deshima, que la narratrice demande la naturalisation de son annulaire. (Métonymique de son bout de soi perdu). Elle ne reviendra pas de la salle de naturalisation. La mort appelle la mort. Allouch rappelle que les endeuillés se suicident plus que la moyenne. L’endeuillé, dans ce cas, ne peut supplémenter son deuil du sacrifice d’un bout de soi. C’est son être entier qui est sacrifié.

La mélancolie n’est pas une structure. Elle est plutôt un état. Elle n’entre pas dans une norme ; elle est à prendre en tant que telle, comme une position au regard du deuil, dans un temps donné. La médecine a débaptisé la mélancolie pour la faire entrer dans la maladie bipolaire, et pour en traiter les symptômes. À trop vouloir régulariser l’humeur, n’a-t-on pas évacué l’énigme et la tragédie de la mélancolie pour la laisser aux seuls poètes ? De la douleur et de la création n’est restée qu’une maladie, au même titre que l’anorexie ou les tocs.

 

B. Que peuvent reprendre les analystes de la question de l’oubli chez Nietzsche ?

J’ai choisi de travailler sur la question de l’oubli et de l’histoire chez Nietzsche, en particulier dans sa Seconde considération intempestive.[18] (Dans « Considération » il s’agit de susciter l’intérêt, dût-on pour cela tendre vers la polémique.  « Intempestif » qualifie de son côté une affirmation à contretemps, un événement qui vient soudain contrarier un projet. )[19]

La question du temps et de l’oubli est primordiale dans le deuil, c’est pourquoi j’ai souhaité réfléchir avec Nietzsche sur cette question.

Dans la préface, Pierre BOURDIT explique que Nietzsche était en désaccord avec la notion de vérité, et particulièrement en ce qui concerne l’histoire. Son souhait était plutôt de susciter un questionnement, remettre en cause des opinions, seule façon, pour lui, de rester « vivant ». Nietzsche va ainsi aller contre le mouvement de l’époque et Pierre BOURDIT dit qu’il donne toutes les armes pour se faire battre.  p.7. Plutôt que de ramener l’histoire, il s’agirait plutôt de l’oublier.

I.                   LA QUESTION DE L’OUBLI

Nietzsche rattache le bonheur à la capacité d’oublier. L’homme souffre de mélancolie et d’ennui parce qu’il a peu de capacité d’oubli et s’encombre de son passé. Il serait même envieux, selon Nietzsche, de la capacité de certains animaux à oublier, lui qui ne peut se « reposer sur le seuil du moment ». p.77.

Si une passion, une action en marche permettent de sortir d’un moment historique, cela exige l’oubli :

« Il y a un degré d’insomnie, de rumination, de sens historique, qui nuit à l’être vivant, et finit par l’anéantir. »[20]

Alors que ce qu’une nature forte peut « s’approprier de parcelles du passé, elle sait l’oublier. « Ce qu’elle oublie n’existe plus. »[21] Ainsi, chaque homme, selon sa « capacité à transformer et incorporer les choses du passé » pourra soit reconstruire, soit rester « exsangue » du plus petit évènement.

Nietzsche ne rejette pas la condition historique, mais souhaite que l’homme puisse l’utiliser ou non. P.79. Si cette capacité est déjà là, il faut encore oser s’en servir pour transformer les évènements en histoire. P.81. L’homme pourrait même être capable de penser d’une façon supra-historique, tel que l’a décrite Niebuhr. p.81. Voir ainsi l’histoire du dessus permettrait d’en repérer « l’inconséquence, l’inutilité et la violence. » p.82.

Avec ce point de vue supra historique, Nietzsche annonce la question de l’éternel retour :

« Celui qui demanderait à ses amis, s’ils seraient tentés de revivre les dix ou vingt dernières années de leur vie, apprendrait facilement à connaître lequel d’entre eux est préparé à ce point de vue supra-historique.[22]

Les « historiques » répondront non, espérant peut-être que les vingt prochaines années seront meilleures, tandis que le « non » de l’homme supra-historique renverra au fait que le passé n’apprend rien et que : « Le monde est terminé et atteint sa fin à chaque moment particulier ». p. 84. Il me semble que c’est ce que Nietzsche appelle la nécessité d’avoir un « horizon déterminé ». p.79.

II. LA QUESTION DE L’HISTOIRE

La question de l’histoire est tout à fait liée au temps, à un temps chronologique qui part d’un point pour finir achevée dans un autre. Avec l’éternel retour, Nietzsche veut trouver des aménagements à l’histoire. On ne sera plus dans ce temps chronologique. Cela fait tout à fait penser au « devenir » de Deleuze.

 

Nietzsche expose trois sortes d’histoires qui appartiennent au vivant :

1) L’histoire monumentale, nécessaire à qui veut sonder le passé pour créer quelque chose de grand. L’homme actif veut transmettre les mêmes choses que ce qu’il a attendu de ses maîtres passés. p.88 et fait comme si le passé pouvait se reproduire, ce qui n’arrivera jamais, en tout cas à l’identique. p.90.

D’autre part, Nietzsche montre que passé monumental et fiction mythique peuvent se confondre, ce qui est très intéressant par rapport à une supposée vérité de l’histoire :

« Tant que le passé devra être décrit comme s’il était digne d’être imité, comme s’il était imitable et possible une seconde fois, ce passé courra le risque d’être déformé, enjolivé, détourné de sa signification, et, par-là même, sa description ressemblera à de la poésie librement imaginée. »[23]

 

2) L’histoire antiquaire veut de son côté, s’attarder à ce qui est convenu à ce qui a été admiré de tout temps, pour autant qu’il y retrouve sa jeunesse, son âme, des lieux, et rejette le nouveau. L’histoire antiquaire conserve la vie et n’envisage pas d’en engendrer de nouvelle. p.99.

« On assiste alors au spectacle répugnant d’une aveugle soif de collection, d’une accumulation infatigable de tous les vestiges d’autrefois. » … « Le fait que quelque chose est devenu vieux engendre maintenant le désir de le savoir immortel… »[24]

3) La troisième, l’histoire critique tente de briser le passé, ce qui est parfois nécessaire, (p.89) mais il peut aussi y avoir danger à le détruire, car, dès lors que nous sommes les aboutissants de générations antérieures, écrit-il :

« … nous sommes aussi les résultats des erreurs de ces générations, de leurs passions, de leurs égarements et même de leurs crimes. Il n’est pas possible de se dégager complètement de cette chaîne. »[25]

 

III. CONTRE L’EDUCATION HISTORIQUE

À quoi peut nous servir, se demande Nietzsche, ce que nous savons déjà ? Quelle en sera l’utilité ? Quelle autre question cela nous posera ?

« L’homme moderne… traîne avec lui…les cailloux de l’indigeste savoir… »[26]

Avec la question de l’histoire, Nietzsche se demande si la croyance en une humanité dépérissante ne viendrait pas de la religion avec cette idée « d’un jugement dernier attendu avec angoisse ? » (p.141/142).

Contre Platon qui tenait pour nécessaire que l’on fasse croire aux enfants qu’ils avaient déjà vécu en rêve sous terre, les empêchant ainsi de s’insurger contre un passé lié aux dieux, Nietzsche veut que l’homme « apprenne avant tout à vivre. » p.168. Donnez-moi d’abord de la vie et je saurai vous en faire une culture. » (p.173). Une telle nouvelle génération devra endurer de grandes souffrances car elle devra :

« …s’élever d’elle-même, s’élever elle-même contre elle-même, vers une nouvelle habitude et une nouvelle nature, en sortant d’une première nature et d’une vieille habitude… » p.172.

Il ajoute :

« Nous sommes sans éducation…nous sommes devenus inaptes à vivre, à voir et à entendre d’une façon simple et juste, à saisir avec bonheur ce qu’il y a de plus naturel… L’« être » vide m’est garanti, mais non point la « vie » pleine et verdoyante. Ma sensation primitive me démontre seulement que je suis un être pensant, mais non point que je suis un être vivant, que je ne suis pas un animal, tout au plus un cogital. p.173.

« La vie souffre de la maladie historique. » p.173. Elle ne sait plus se servir du passé comme d’une nourriture substantielle. La jeunesse connaît les baumes contre la maladie historique, c’est l’anti-historique et le supra historique :

« Par le mot « non-historique », je désigne l’art et la force de pouvoir oublier et de s’enfermer dans un horizon limité. J’appelle « supra-historiques » les puissances qui détournent le regard du devenir, vers ce qui donne à l’existence le caractère de l’éternel et de l’identique, vers l’art et la religion. » p.174.

La connaissance, qui déteste l’oubli, risque de faire trembler la vie et nécessite d’avoir auprès d’elle une thérapeutique qui devrait enseigner précisément que l’anti-historique et le supra-historique…

« …sont les antidotes naturels contre l’envahissement de la vie par l’histoire, contre la maladie historique. » p.173.

 

Nietzsche conclue cette considération ainsi :

« Les grecs apprirent, peu à peu, à organiser le chaos…en se souvenant d’eux-mêmes » … « Ceci est une parabole pour chacun de nous. Il faut qu’il organise le chaos qui est en lui… » p.178.

 

Voyons comment ces questions du temps et « d’abolition de l’histoire » ont pu être reprises pour la psychanalyse. Ici, la question de l’histoire sera de celle de la théorie psychanalytique. Psychanalyse qui a, toujours, à se réinventer, contre une doxa.

 

IV. REINVENTER

« Le savoir inconscient s’invente. L’inconscient ne se révèle ni ne se découvre, oui, il s’invente ».[27]

José Attal

Dans La passe à plus d’un titre, José Attal se réfère à différents textes de Félix Guattari qui prend l’exemple de l’art, pour montrer que la psychanalyse a à se réinventer.

« GUATTARI conteste – après et avec Lacan – la formule « Le psychanalyse ne s’autorise que de lui-même » et indique qu’il faudrait refonder la pratique psychanalytique, non sur les modélisations existantes, mais sur une métamodélisation, là où aucun modèle n’est donné à l’avance. »[28]

Comme une façon de voir de l’extérieur. (Un métamodèle peut être défini comme la représentation d’un point de vue particulier sur un modèle (wiki).)

Et s’il doit y avoir « production d’altérité », ajoute José Attal, il faut la poser en termes de diagramme plutôt qu’en terme de programme. p.76.

« Le diagramme ne fonctionne jamais pour représenter un modèle existant, il produit un nouveau type de réalité, un nouveau modèle de vérité, mais non fixé, fluctuant… Il (Le diagramme) ne produit nul modèle étant dans le registre d’une métamodélisation. Le diagramme, c’est travailler en termes d’hétérogénéité des positions, le processus devenant ainsi autopoïétique. Cette production de « devenirs », cette « transformation continue » dont parle Lacan, est une mutation. »[29]

Il s’agirait là de passer de l’historique à l’autopoïétique, et ne plus « donner raison » aux évènements.

Guattari travaillant avec des « fous », à Laborde, s’était posé la question de la psychanalyse avec eux. La schizoanalyse fût sa réponse, que nous lisons, pour certains, encore attentivement aujourd’hui. Avec eux, pas moyen de partir d’une histoire racontable. Nous sommes tout le temps dans la non-discursivité, contrairement à l’histoire. Je cite :

« L’histoire, c’est par définition quelque chose de discursif. Il y a un terme, puis un autre terme, puis un troisième qui se rapporte aux deux premiers… Pour pouvoir faire un récit, raconter le monde, sa vie, il faut partir d’un point qui est innommable, inracontable, qui est le point même de rupture de sens et le point de non-récit absolu, de non-discursivité absolue. Et cela, … c’est quelque chose qui se travaille. C’est cela l’art. Ce point innommable, ce point de non-sens, que l’artiste travaille. Dans le domaine de la schizoanalyse, on est sous le même paradigme esthétique : comment peut-on travailler un point qui n’est pas discursif, un point de subjectivation qui va être mélancolique, chaotique, psychotique… ? »[30]

De plus, si l’histoire se raconte sur un mode narratif, elle risque de tourner en rond. Elle gagnerait à partir d’un point « innommable », pour éviter toute « captation », tout « ravissement ».

 

Gilles Deleuze

Deleuze, dans les conclusions du colloque de Royaumont sur Nietzsche,[31] en 1963, affirme que les concepts de Nietzsche ne se laissent pas lire aisément dans son œuvre.  L’Éternel retour, par exemple, ne faisait l’objet « d’aucun exposé formel ou « définitif ». p.283. Deleuze nous dit seulement ce qu’il n’est pas.

« Il n’est pas un cycle. Il ne suppose pas d’Un, le Même, l’Égal ou l’équilibre. Il n’est pas un retour du Tout. Il n’est pas un retour du Même, ni un retour au Même. Il n’a donc rien de commun avec la pensée supposée antique, avec la pensée d’un cycle qui fait Tout revenir, qui repasse par une position d’équilibre, qui ramène le Tout à l’Un, et qui revient au Même. »[32]

Les notes de Nietzsche s’opposent à l’hypothèse cyclique. Il écrit un Zarathoustra malade d’imaginer que l’Éternel retour puisse être un cycle. Elles excluent toute supposition d’un état d’équilibre.

La maladie a interrompu l’œuvre au moment de l’accident de Turin. Deleuze fait référence dans ce colloque à Klossowski qui disait que la mort de Dieu ôtait au moi « sa seule garantie d’identité ». Mais lorsque le moi disparait, il ouvre à tous les autres moi, rôles et personnages. Il ajoute que Wahl avait fait état « de ce gaspillage génial » avant la maladie, de cette puissance de métamorphose qui forme le pluralisme de Nietzsche. La psychologie de Nietzsche est une psychologie du masque. p.276. Ainsi, écrit Deleuze :

« Chaque chose a plusieurs sens qui expriment les forces et le devenir des forces qui agissent en elle…M. Foucault nous l’a montré. Nietzsche invente une nouvelle conception et de nouvelles méthodes d’interpréter…Mais surtout, en substituant au rapport simple du signe et du sens, un complexe de sens, tel que toute interprétation est déjà celle d’une interprétation, à l’infini… ».[33]

Deleuze prête à Nietzsche la notion de « dimension de l’intempestif » plutôt que celle qu’Éternel retour. Ainsi, le chaos ne serait pas le contraire de l’Eternel retour, il serait cet Éternel retour. Et ce serait de ce chaos « intempestif » que partent les grandes créations. » p.286.

Deleuze, reprenant le diagramme de Foucault, dit, en substance, qu’en abolissant l’histoire, on abolit la logique transcendantale, au profit d’une logique immanente. Il s’agirait alors de lâcher la modélisation pour une métabolisation. Nous ne serions pas induits mais produits, disait Lacan dans Les Non dupes errent.

 

Jacques Lacan

En 1973, dans Les non dupes errent, Lacan remettra en question sa théorie du signifiant.

« Le langage, si vous voulez bien vous souvenir de quelques-uns des trucs que j’ai crayonnés au tableau dans le temps où j’en avais la force, le langage est un effet de ceci qu’il y a du signifiant Un. Mais le savoir, c’est pas la même chose. Le savoir est la conséquence de ce qu’il y en a un autre. (de signifiant) Avec quoi ça fait deux, en apparence ! Car ce deuxième tient son statut justement de ceci : – qu’il n’a nul rapport avec le premier, – qu’ils ne font pas chaîne. Même si j’ai dit quelque part, dans mes scribouillages…les tout premiers, hein, Fonction et champ, c’était pas tellement con…dans Fonction et champ, j’ai peut-être lâché que ça faisait chaîne : c’est une erreur, car pour déchiffrer, il a bien fallu que je fasse quelques tentatives, d’où cette connerie.[34] Réel, Symbolique, Imaginaire…Vous avez toujours compris, mais à tort…que le progrès, le pas en avant c’était d’avoir marqué l’importance écrasante du Symbolique au regard de ce malheureux Imaginaire par lequel j’ai commencé, j’ai commencé en tirant dessus à balles, enfin, sous le prétexte du narcissisme. [35]

Dès la première séance, il va utiliser le nœud borroméen pour montrer que Réel, Symbolique et Imaginaire sont équivalents. Dans la troisième, il dit que l’important c’est qu’ils peuvent jouer chacun exactement la même fonction par rapport aux deux autres. C’est important, car de ce fait, il n’est plus question de chaîne signifiante, donc plus d’histoire. Cela devient une autre façon de considérer l’espace. C’est une question de surface, une question topologique.

Si le Symbolique, l’Imaginaire et le Réel sont les trois dits-mensions de l’espace habité par le parlant, Lacan ajoute que : « Ça n’a rien à faire avec la communication à quelqu’un d’autre. Ça détermine un sujet, ça a pour effet un sujet. » Le rapport de l’homme au langage, s’appuie sur ceci que le signifiant c’est un signe qui ne s’adresse qu’à un autre signe, et que le signifiant, donc, c’est ce qui fait signe à un signe. C’est différent de ce qu’affirmait précédemment Lacan, que le signifiant était ce qui représente un sujet pour un autre signifiant.

 

Jean Allouch

Dans l’annonce de son séminaire, Le sexe de la vérité, J. Allouch note que la phrase de Freud : « L’hystérique souffre de réminiscences », a provoqué des malentendus. Cette phrase revenait à dire : « Le symptôme prive d’oubli, (en Grec, léthé) ; il est a-létheia, une vérité. » Or,

« …partant de ce non-oubli, paradoxalement, on a voulu orienter la recherche de l’oublié – c’est l’anamnèse – alors qu’il s’agissait d’oublier ce qui n’avait pas pu être oublié. Non moins paradoxalement, on a voulu découvrir la vérité grâce à l’analyse alors qu’on l’avait là, articulée, dans le symptôme. » [36]

La psychanalyse, c’est rendre possible l’oubli, écrit Allouch. Mais pas le même que celui qui était là avant. Il y a deux modalités d’oubli : léthé-hypnos, (l’oubli d’où revient le symptôme) et léthé-thanatos (celui qui est sans retour aucun car il aura été lui-même oublié). Ce dualisme pulsionnel indiquait à nouveau que c’était une affaire d’érotique, et transfert, dans l’analyse, le lien érotique permettant cet oubli. p.8.

Il aura fallu, écrit Allouch, les derniers travaux de Foucault pour lever un malentendu. Il précise :

« Lever le malentendu maintenant centenaire qui, dans l’analyse, porte sur la vérité, penser l’érotique de la vérité autre que la vérité de l’érotique…sera donc enfin répondre à Foucault. Et, du même coup, situer l’analyse non comme technique d’aveu mais comme érotologie de passage. « Érotologie de passage », tel apparaît en effet être le mode d’oubli exigible au champ freudien. »[37]

 

Une modalité d’analyse

Dans La psychanalyse est-elle un exercice spirituel, Allouch prend au vol la proposition de Michel Foucault dans L’herméneutique du sujet, [38] de penser la psychanalyse comme un exercice spirituel. p.9. Selon lui, si la psychanalyse n’est ni une science ni une religion, elle a bien à voir avec une forme de spiritualité qu’on trouve chez les antiques écoles de philosophie. Il s’agit que non seulement le sujet puisse arriver à sa vérité, mais que cet accès à sa vérité opère une transformation. Foucault le pose comme une question. On y retrouve aussi les questions « de la spiritualité comme condition d’accès à la vérité », [39] et J. Allouch et regrette que les analystes ne s’en saisissent pas davantage.

Mettre la psychanalyse du côté de la spiritualité permettrait de ne pas être dans la « fonction psy » qui n’est pas une place d’analyste, mais se trouve par contre du côté d’une transcendance du sujet, du côté de l’humanisme, dit Allouch. D’après lui, le « savoir mis en position d’agent de l’action thérapeutique » revient massivement chez les lacaniens. Et que Lacan et Freud, ont échoué à sortir l’analyse de cette « psychomédecine », parce que le médecin a un savoir supposé. p.17. Or, J. Allouch rappelle que la Thérapeutiké, c’est le soin de l’être, c’est spirituel, par opposition à Iatriké qui s’occupe des soins du corps. Je cite Allouch :

« Demander une analyse, s’y engager, la mener à son terme, c’est avoir aperçu, par l’insupportable grâce du symptôme, que la façon dont on prenait soin de soi jusque-là était calamiteuse. »[40]

  1. Allouch propose alors « Spychanalyse » pour nommer cette pratique d’accueil du souci de soi, en dehors de toute psychologie.

« Un psychanalyste ne saurait qu’être saisi par l’extrême proximité de l’exercice psychanalytique avec ces pratiques antiques du souci de soi présentées par FOUCAULT. »[41]

Pour Foucault, la spiritualité est « la recherche, la pratique, l’expérience par lesquelles le sujet opère sur lui-même les transformations nécessaires pour avoir accès à a vérité. p.40 (HS p. 16). Dans la pratique des « Thérapeutes », on retrouve comme en psychanalyse : 1) L’argent ; 2) La transmission ; 3) en passer par un autre ; 4) le salut ; 5) La catharsis ; 6) Le flux associatif. Si le mot d’esprit fonctionne au signifiant, la spiritualité aussi, ajoute Allouch. [42] Bien sûr, ces points sont un peu différents entre philosophie et psychanalyse, mais celle-ci pourrait être une nouvelle forme de prise en compte du souci de soi.

Un trait cependant divise le psychanalyste et Foucault. L’analyse nécessite l’amour de transfert, tandis que Foucault pense que la subjectivation peut s’en passer. Mais Allouch ajoute que celui-ci ne néglige pas l’érotique et le premier ne néglige pas l’ascèse.

J’ajoute que ce livre a été très diversement accueilli, non seulement pour le terme de spiritualité qui peut prêter à confusion, et aussi pour cette volonté de travailler à une transformation de la psychanalyse.

Ainsi – refonder la pratique psychanalytique, non sur une modélisation existante mais sur une métamodélisation – passer de l’historique à l’autopoïétique – partir d’un point innommable, inracontable – exclure toute supposition d’un état d’équilibre – faire avec la puissance de métamorphose du multiple et non de l’Un – accepter le chaos intempestif de l’Éternel retour, me paraissent les ingrédients nécessaires que Nietzsche nous a transmis pour penser le devenir.

 

[1] FOUCAULT Michel, Crise de la médecine ou crise de l’anti-médecine ? In Dits et écrits, 1976, texte numéro 170, p 50.

[2] FOUCAULT Michel, Le pouvoir, une bête magnifique, In Dits et écrits, 1976, texte numéro 212, p 368-382.

[3] FOUCAULT Michel, Le pouvoir, une bête magnifique, in Dits et écrits, 1976, 212, p 373.

[4] Le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM, Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders), publié par la Société américaine de psychiatrie (APA), est un manuel de référence qui classifie et catégorise des critères diagnostiques et des recherches statistiques de troubles mentaux spécifiques.

[5] STAROBINSKI Jean, L’encre de la mélancolie. La librairie du XXIème siècle, Le Seuil, Paris, 2012.

[6] Hippocrate, Des maladies II, dans Hippocrate.

[7][7] STAROBINSKI Jean, L’encre de la mélancolie, déjà cité. Il cite Esquirol, article « Mélancolie », dans : Dictionnaire des sciences médicales, Paris, 1819, p 80.

[8] FREUD Sigmund, Deuil et mélancolie,

[9] HASSOUN Jacques, La cruauté mélancolique, Aubier Psychanalyse, Paris, 1995.

[10] HASSOUN Jacques, La cruauté mélancolique, Aubier Psychanalyse, Paris, 1995.

[11] Ibid. au sujet du personnage du livre de Pierre PACHET, Autobiographie de mon père, Paris, Autrement-littératures, 1974.

[12] FREUD Sigmund, Au-delà du principe de plaisir, Paris,

[13] LACAN jacques, Les complexes familiaux, « la mort est l’objet d’un appétit ».

[14] Ibid. p 16.

[15] LACAN Jacques, Le sinthome, Le seuil, Paris, p 125.

[16] ALLOUCH Jean, Le deuil aujourd’hui. Cliniques méditerranéennes, n° 76, septembre 2007, p. 7-17. 2007.

[17] OGAWA Yoko, L’annulaire,

[18] NIETZSCHE Friedrich, Seconde considération intempestive, de l’utilité et de l’inconvénient des études historiques pour la vie, GF-Flammarion, 1988, (1874)

[19] NIETZSCHE Friedrich, Seconde considération intempestive, (1874) p. 6.

[20] NIETZSCHE Friedrich, Seconde considération intempestive. p. 78.

[21] NIETZSCHE Friedrich, Seconde considération intempestive. p. 79.

[22] NIETZSCHE Friedrich, Seconde considération intempestive. p. 83.

[23] NIETZSCHE Friedrich, Seconde considération intempestive. p.92.

[24] NIETZSCHE Friedrich, Seconde considération intempestive. p. 99/100.

[25] NIETZSCHE Friedrich, Seconde considération intempestive. p. 101.

[26] NIETZSCHE Friedrich, Seconde considération intempestive. p. 103.

[27] ATTAL José, La passe a plus d’un titre, Cahiers de l’Unebévue, L’unebévue éditeur, 2012. p. 80. p. 68.

[28] ATTAL José, La passe a plus d’un titre, Cahiers de l’Unebévue, L’unebévue éditeur, 2012. p. 80. p. 75.

[29]. ATTAL José, La passe a plus d’un titre, Cahiers de l’Unebévue, L’unebévue éditeur, 2012. p. 80. p. 71.

[30]. ATTAL José, La passe a plus d’un titre, Cahiers de l’Unebévue, L’unebévue éditeur, 2012. p. 80. Félix GUATTARI. Note 100 du livre de José ATTAL.

[31]. DELEUZE Gilles, Conclusions : Sur la Volonté de puissance et l’Éternel retour. Cahiers de Royaumont, Philosophie n° VI, NIETZSCHE, paris, Les éditions de minuit, 1967, Fondation Royaumont. p.276.

[32] DELEUZE Gilles, Conclusions : Sur la Volonté de puissance et l’Éternel retour. Cahiers de Royaumont, Philosophie n° VI, NIETZSCHE, paris, Les éditions de minuit, 1967, Fondation Royaumont. p. 283.

[33] DELEUZE Gilles, Conclusions : Sur la Volonté de puissance et l’Éternel retour. p. 276.

[34] LACAN Jacques, 3ème séance du séminaire 23. Leçon du 11 décembre 1973.

[35] LACAN Jacques, 1ère séance du séminaire 23. Leçon du 13 novembre 1973.

[36] ALLOUCH Jean, Le sexe de la vérité, Érotologie analytique II. Paris, Cahiers de l’Unebévue, E.P.E.L, 1998.p. 7/8.

[37] ALLOUCH Jean, Le sexe de la vérité, Érotologie analytique II. Paris, Cahiers de l’Unebévue, E.P.E.L, 1998. p. 9.

[38] FOUCAULT Michel, L’herméneutique du sujet, cours au collège de France, 1981-1982, Paris, « Hautes études », Gallimard, Seuil, 2001.

[39] FOUCAULT Michel (HS) cité par Jean ALLOUCH.

[40] ALLOUCH Jean, La psychanalyse est-elle un exercice spirituel ? p. 24.

[41] ALLOUCH Jean, La psychanalyse est-elle un exercice spirituel ? p. 27.

[42] ALLOUCH Jean, La psychanalyse est-elle un exercice spirituel ?  p. 38.

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