« Le Simple Fait de Vivre » ou De la Nord-Mali-sation au Baluchon

De la guerre aux Interventions
L’intervention suppose la priorité d’un ordre
L’intervenant se met au service de cet ordre pour neutraliser les perturbateurs et assurer la sécurité.
Toute sécurité est une bio-politique.
Logique de la contrepartie,
Responsabilisation des individus
S’adapter en permanence, au plus près de ce qui se joue.

09/03/2013
Sonia Weber

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« Le Simple Fait de Vivre » ou De la Nord-Mali-sation au Baluchon

« On devrait pouvoir comprendre que les choses sont sans espoir et cependant être décidé à les changer » F.Scott.Fitzgerald.

 

Les nouvelles modalités de la violence

Pour en revenir aux origines de ce séminaire et des questions qui le sous-tendent, ce qui avait au départ retenu notre attention, ce n’était pas tant la question de la violence comme telle, mais plutôt les nouvelles modalités sous lesquelles elle apparaît – et un certain nombre de signes qui l’accompagnent ; ainsi que les discours tenus à son endroit. « Ils ne sont plus violents comme avant ! ». « Ils ne se battent plus comme avant », disent les éducateurs chevronnés. « Avant » (avec toutes les réécritures qui sont associées à la fabrique de l’histoire) et la nostalgie qui l’accompagne, « Avant, ça cognait éventuellement plus dur, il y avait plus de bagarre mais quand c’était fini on pouvait en parler plus facilement, on avait quelqu’un en face de soit, on pouvait punir… ». Ça n’explosait pas semble-t-il de la même façon : « On voyait monter les tensions.  Aujourd’hui on est aux aguets tout le temps, il y a tout le temps de l’électricité dans l’air et on ne sait pas ce qui va déclancher un clash, même chez les tout- petits ». « Il y a 20 ans on avait des groupes de 20, ce n’était pas facile mais on pouvait les contenir ; là on en a 6 ou 8 et on n’y arrive pas. On ne voit souvent rien venir, ça explose pour un rien, ça se répand comme une traînée de poudre ».

Le vocabulaire usuel des professionnels comme des jeunes pour rendre compte de ce qui se passe est assez succinct : ça pète ; il pète un câble, il disjoncte, il a explosé. C’est subit, ça surgit, comme une éruption volcanique (dont les ondes sismiques annonciatrices ne sont pas repérées), comme une bombe.  Ça prend tout le monde par surprise, pour un mot, un moindre regard… Et ça peut arriver n’importe quand, sans signe annonciateur, ce qui fragilise l’espace et insécurise tous les intervenants. D’où un appel d’autant plus impérieux au cadre, pour s’accrocher à quelque chose quand les adultes n’y comprennent plus rien. On trouve là presque dans les mêmes termes ce que Fréderic Gros décrit à un autre niveau, dans son livre que je vais vous présenter : « Etats de Violence : essais sur la fin de la guerre »[1]

Lorsque nous nous sommes rencontrés avec Roland Léthier le 24 janvier 2013, pour poursuivre nos élucubrations, la guerre-intervention au Nord Mali venait de débuter. Nous nous sommes demandé alors, en quoi ces jeunes « objets de nos interventions » sont-ils l’écho de situations politiques réelles ou le reflet d’enjeux sociétaux plus globaux et pas seulement des jeunes en difficulté ? Comment se dégager des demandes d’intervention et de nord-mali-sation / normalisation qui nous sont faites, tout en continuant à penser et travailler ?

Dans son livre Frédéric Gros soutient la thèse qu’avec la chute du mur de Berlin, arrive la fin de la guerre et l’émergence des états de violence. La fin de la guerre ne signifie pas la fin des violences, mais leur redistribution dans des configurations inédites. Elle ne signifie surtout pas la paix, parce qu’il n’est pas possible de penser la paix en dehors de l’horizon de la guerre. Pour F.Gros, la question philosophique vise à comprendre ce qui à travers le chaos des violences peut se réfléchir comme guerre et selon quels critères.  Une tâche nouvelle s’impose alors désormais, qui vise à décrire des états de violence inédits, dont les lignes de force demeurent à dégager, décrire et conceptualiser. Là où nous avons, peut-être nous-mêmes, pour tâche d’essayer de décrire les configurations inédites, subjectives et collectives dans lesquelles sont pris les jeunes qui nous préoccupent. Trois dimensions se dégagent qui spécifient la violence armée comme guerre : éthique, politique, juridique. La guerre, c’est l’échange de la mort donnant consistance à une unité politique, et soutenue par une revendication de droit. « La guerre est un conflit armé, public et juste » De Jure Belli 1597.

Dimensions Politiques. La guerre n’est pas un conflit d’homme à homme mais d’Etat à Etat. Il convient  d’affirmer sa puissance, de maintenir un pouvoir, de montrer et sentir sa force. Effet d’union que l’adversité permet ; susciter une guerre, pour définir un ennemi commun qui unisse et face passer au second plan les inégalités dans un ralliement fort de menace et de haine.

Dimensions Juridiques. Le droit fait partie de la définition de la guerre. Elle est force et violence, mais traversée par le droit.

Dimensions éthiques. La guerre est un conflit armé, « c’est mettre son corps en aventure de mort » (Moyen Age). Sans pertes humaines, c’est une « drôle de guerre ». Mais qu’est-ce qui sous tend le rapport actif à la guerre ? Quelle posture morale fait tenir les soldats ? Car ce qu’on appelle guerre, ce n’est pas simplement tuer et mourir, être prêt à mourir pour tuer un ennemi, c’est tuer et mourir depuis une posture morale.

F.Gros dégage 5 grandes configurations morales inspirés du fracas des batailles.

« Se dépasser »

« Tenir debout »

« Obéir »

« Se sacrifier »

« En finir » : la guerre totale.

Il est intéressant de voir comment ces postures morales et donc les manières de faire la guerre sont culturellement posées et rendent compte aussi d’une façon de penser le collectif, le socius.

« Se dépasser » : c’est l’éthique chevaleresque, impliquant un code contraignant de conduite et d’honneur ; c’est le mythe de la guerre loyale, respectueuse d’un authentique affrontement. Il s’agit d’un bien mourir, particulier aux gens d’honneur, qui peut racheter toute une vie et sera pris dans un récit qui s’adresse à la mémoire des hommes. Il s’agit d’être le meilleur, de briller. De prouver son courage, et la seule preuve de courage est d’en montrer. (Le courage comme intention ne vaut rien). Se dépasser pour servir, répondre à l’appel. Parce qu’à défaut de servir l’autre, on est réduit à la servitude de soi-même. Dans ce contexte, l’éthique du guerrier est une éthique de la reconnaissance, reconnaissance de l’autre dans l’égalité. L’autre est élevé à la dignité d’adversaire. Le rival est à sa hauteur ; il m’élève comme je l’élève ; on ne se bat pas avec n’importe qui.

« Tenir bon » : le mode hoplitique s’impose comme autre représentation du courage et de l’endurance. Le génie grec invente la phalange : ce sont des formations serrées d’hommes tenant lances et boucliers sur une dizaine de rangs, chacun protégeant par son bouclier le flanc droit de son voisin, et tous marchant au même pas, unis comme un seul homme. Le combat rangé introduit une morale citoyenne, une morale de la solidarité et du courage humble, du souci de l’autre. Ici il ne s’agit pas de jouer les héros, de se distinguer, mais d’avancer avec ordre, de demeurer attentif aux mouvements d’ensemble, de faire jouer à fond les solidarités. Passage donc de la figure de la guerre comme duel des héros, à celle d’une bataille rangée. Deux styles d’affrontement armés, deux foyers éthiques de sens. Le courage ne se décline plus sur le mode du haut fait, mais sur celui de garder son rang sans prendre la fuite : le courage est tout entier ténacité, fermeté, endurance. Supériorité du courage comme capacité à tenir bon, supporter, plus qu’à attaquer. Supporter ce n’est pas ne rien sentir, mais sentir sans se laisser entraîner, en tenant bon. Ce courage grec n’est soutenu par rien d’autre que par lui-même, pas de promesse d’au-delà comme dans le courage chrétien. Le paradigme du tenir bon s’accompagne du souci de l’autre au travers du souci de protection. Souci de l’autre en tant qu’il se révèle plus pressant que l’urgence de préserver sa propre vie.

« Obéir » : La « révolution militaire » de l’âge moderne entraîne une obéissance aveugle inconditionnelle et mécanique. Les ferments éthiques de cette révolution militaire ne sont plus l’honneur et le courage, mais la crainte du supérieur et la disposition automatique. Cette mutation apparaît avec les massifications des armées, le développement des armes à feu, les mutations de l’architecture navale et le mythe d’une guerre parfaite, savante et rationnelle. Le processus d’intellectualisation de la guerre et la science remplacent la morale. Bureaucratisation et naissance de l’administration militaire, qui en retour informera l’administration civile. Discipline comme docilité des corps, et obéissance automatique, habitude et crainte du supérieur. Le pouvoir disciplinaire n’exige plus seulement des signes extérieurs et visibles de soumissions mais modèle plutôt les comportements selon des pliures internes, traversant les corps (cf les corps dociles, Foucault in Surveiller et Punir). L’obéissance antique s’inscrit sur l’horizon du commandement, de la capacité de chacun à commander, de l’autonomie et du gouvernement de soi. L’obéissance moderne s’inscrit sur l’horizon du renoncement à soi, de la délégation infinie à l’autre. Le XXème siècle a connu une exagération des 2 formes de l’obéissance moderne : exagération du consentement sous forme de zèle, exagération de la docilité sous forme de la résignation. La docilité suppose une incorporation profonde des attitudes, là où la soumission suppose contrainte et résistance, liberté entravée. Dans la docilité, il y a consentement à laisser faire un dressage. La résignation est un degré au dessus : être résigné c’est proprement abandonner, livrer son corps à l’obéissance.

« Se Sacrifier » : Style transhistorique de la mort : le sublime de la mort sacrificielle du guerrier. Se sacrifier : pour la patrie. Mourant pour la patrie le citoyen anonyme s’épanouit par inscription dans un récit immortel qui le dépasse et le comprend. Se sacrifier pour Dieu : les croisades, les guerres saintes, le djihad…. La guerre n’est pas seulement tolérée mais voulue pas dieu. D’où les promesses de récompenses dans l’au-delà.

« En finir » : La guerre totale. Se joue cette tension éthique qui veut, en s’exacerbant, mettre fin à toute tension. La guerre à outrance qui se donne comme objet la destruction totale de l’armée ennemie (Napoléon). Il s’agit de détruire, massacrer, frapper pour que tout s’arrête enfin. Ne pas seulement triompher et montrer sa supériorité, mais encore briser l’ennemi quand il est à genoux, s’obstiner à le massacrer quand il est en déroute. Cette radicalisation suppose l’élément éthique déterminant de la brutalité. La brutalité c’est la force qui ne connaît pas d’autres mesure que d’aller jusqu’au bout d’elle-même, une violence nécessaire en excès : sa seule mesure est son épuisement. La brutalité est une débauche de force. Elle va jusqu’au bout de son effort parce qu’elle cherche à s’exténuer. La haine est une rage existentielle de détruire. La haine veut en finir avec la haine, avec le dernier souffle de la victime. L’idéologie quant à elle, est un système intellectuel de certitude. Elle veut en finir avec ce qui pourrait résister à sa théorie. Dans tous les cas, c’est la même tension éthique : en finir. Briser toute résistance pour enfin ne plus avoir à se battre. La guerre totale est une tension qui s’exacerbe, s’exagère pour enfin ne plus se sentir.

Pour F.Gros, la guerre « publique et juste », chaos de force soumis aux structures de l’éthique, du politique et du juridique se défait sous nos yeux. « C’est la distinction de la guerre et de la paix, comme celle de l’intérieur et de l’extérieur, du public et du privé, de l’Etat et de la société, du politique et de l’économique, du national et de l’international, du transnational et du supranational, qui perdent une grande partie de sens ». (P. Hassner, in « Guerres et sociétés » cité par F.Gros)

Les états de violence font apparaître à la place des armées disciplinées, une multiplicité de figures nouvelles : terroriste, chef de faction, mercenaire, soldat professionnel, ingénieur en informatique… Tout un réseau de professionnels de la violence. La guerre était publique et centralisée ; les états de violence semblent relativement anarchiques et atomisés. Profitant de situations de délabrement, ils connaissent des principes de structuration spécifique : principe d’éclatements stratégiques, de dispersions géographiques, de perpétuation indéfinie, de criminalisation, qui tous s’opposent à l’état de guerre. Le rapport à la mort change : elle n’est plus échangée, elle se distribue, se sème, se calcule. La mort devient autre chose. L’ennemi n’a plus de visage : un clignotement vague sur fond d’écran. Pour le faire disparaître il faut tout, sauf de la force ou du courage, une pure compétence scientifique. La temporalité n’est pas la même. La guerre fonctionnait selon une temporalité fortement scandée, début fin bien marqués, déclaration, date de la victoire ou défaite. Les périodes de paix alternaient avec celles de guerre, de manière relativement exclusive. Apparaissent avec les états de violences, les hors-temps de la pure déchirure : de l’acte terroriste dans l’espace public de grands centres urbains, du calcul mathématique d’une trajectoire de missile à l’occasion des conflits high-techs ou du marasme indéfini des guerres civiles d’états effondrés. Les conflits actuels ouvrent sur un temps indéfini. Conflits endémiques, menaces et états d’alertes permanents (vigie pirate). La polémologie n’y reconnaît plus ses petits. On parle de retour à la nature, à la barbarie, à la sauvagerie… Nostalgie des guerres d’antan, alors qu’il convient plutôt, pour F.Gros, de comprendre ce qui agit les états actuels de violence. Qu’est ce qui dans les conflits contemporains se reconfigure.

Interlude : Combat [2]

« Je parle comme je suis. Sans fioriture ni forfanteries. J’aligne les mots comme d’autres des baffes : courts, secs, en rafales. Je n’attends pas que l’on digère, j’envoie avant que ça ne me retombe, je mets KO avec mes mots. Je ne réfléchis pas avant de parler. Avec moi, il y a toujours urgence, pas de répit, pas de pause, pas de gants non plus, juste ce qui arrive, de brut, de l’essentiel, on pare au plus pressé, on écope, ça déborde, on risque de couler : j’y vais : il en va de ma propre survie.

Les mots que j’use fusent comme des coups de pistolet. J’entrecoupe, je larde, je baratine, j’appui ou je confesse. En débitant, je regarde du coin de l’œil. Je vois des choses qui échappent aux autres, je capte une méchante œillade, une grimace forcée, une infinie lassitude ? En étouffant mon adversaire, je l’endors peu à peu, il ne se rend compte de rien. Je sors souvent vainqueur de mes joutes oratoires ? Ne pas laisser l’autre en placer une, c’est un art que je pratique volontiers.

Si tu t’endors tu es mort. Si tu t’assieds tu es faible, fragile, donc vulnérable. Ma voix est mon arme. …J’ai une arme acérée, je coupe, je tranche, j’aiguise, la nuit lorsque je claque des dents de froid ou bien de peur.

 Je dégorge de mots assassins. C’est vil et jamais vain… Grâce à mes mots je vis, j’existe et rebondis. Le rythme : c’est là mon chemin.

 Ma violence ce sont mes mots. Je voudrais des couteaux à la place de ma langue, des lames de rasoir, je voudrais utiliser des mots bien tranchants, faire couler le sang avec mon verbe. Pas de quartier.

 J’avance avec mes mots, je me ramasse, je roule sur eux, je ne minaude rien, ne fais pas de manière, j’ai appris à aller direct à l’essentiel, à ne pas perdre de temps. C’est mon usage, c’est ma violence. Je suis violente parce que je crois, à chaque fois que je m’avance, qu’il me faut mobiliser mon énergie. Comme si chaque mot prononcé devait être le dernier, que tout restait concentré dans ma phrase. »

Mais revenons au livre de F. Gros. Nous sommes passés de la guerre à l’intervention :

Nous assistons à une distribution nouvelle de la violence, régulée par un système de sécurité et d’interventions. Les grandes puissances ne font plus la guerre, elles interviennent.  Le terme d’intervention est un terme qui ne relève d’ailleurs pas du lexique de la guerre mais envahit aussi la vie civile : intervention chirurgicale, intervention sociale, intervenant en….  Pour F.Gros, l’intervention suppose la priorité d’un ordre. L’intervention suppose une fiction d’une communauté de valeurs et d’un ordre bon pour tous. Elle n’est pas créatrice ni constituante : elle redresse des dysfonctionnements, elle rétablit des cohésions, elle restaure des équilibres, elle redéfinit des harmonies. La guerre était nécessairement fracassante et cause de rupture. L’intervention au contraire, rétablit des continuités. Elle ne connaît ni victoire ni défaites mais seulement des degrés d’efficacité et de réussite. La guerre opposait deux ennemis égaux, l’intervenant au contraire n’est pas au même niveau que ceux qu’il combat. Il y a un ordre des choses, une harmonie possible et puis des fauteurs de troubles, des facteurs de chaos. L’intervenant se met au service de cet ordre pour neutraliser les perturbateurs. L’intervention est à la pointe armée d’un dispositif général de sécurité. Si la guerre défendait une Patrie, un Peuple, une Idéologie, la sécurité ne protège que des individus vivants. La sécurité protège l’individu vivant dans la trame de son existence quotidienne. Comme disait Foucault dans son cours au Collège de France de 1978, toute sécurité est une bio-politique. Un système de sécurité vise à éliminer ou réduire les risques d’agression. Mais le risque ce n’est pas le danger ou la menace. A l’inverse du temps discontinu du danger, et du temps suspendu de la menace, la prise en compte du risque suppose une vigilance continuelle des systèmes et des hommes, un état d’alerte indéfinie. La sécurité désigne un processus ininterrompu de sécurisation des individus ; le système de surveillance doit être relayé par un état de veille en chacun, une tension permanente. Ce que la guerre avait d’intensité mortelle dans l’affrontement ponctuel de la bataille se trouve dilué dans une veille basse continue : repérage des comportements suspects, attention aux irrégularités, repérages des dysfonctionnements à priori anodin … Le risque est partout est amène l’ethos de précaution. La sécurité, même si elle se réfère à la rhétorique des droits de l’homme, leur est profondément étrangère car elle vise un socle vital : l’individu vivant à la place du sujet de droit. Ce changement de paradigme modifie la construction sociale et le vivre ensemble. Nous y reviendrons un peu plus loin.

De l’intervention à la normalisation

La norme n’est pas la loi. La loi interdit de l’extérieur certains comportements. La norme régule de l’intérieur les comportements. Elle dit comment bien vivre, ce qui est normal et ce qui ne l’est pas, qui est comme il faut, qui ne l’est pas. Dans une intervention de 1977[3], Foucault indique que depuis le 19è siècle, « nous sommes entrés dans uns société de la norme, de la santé, de la médecine, de la normalisation qui est notre mode principal de fonctionnement maintenant ». Cette normalisation arrive avec la médicalisation de la société. « Par pensée médicale, j’entends une façon de voir les choses qui s’organise autour de la norme, c’est-à-dire qui essaie de partager ce qui est normal, de ce qui est anormal, (contrairement au droit qui dit ce qui est licite de ce qui ne l’est pas). Elle se donne les moyens de corriger, c’est-à-dire de transformer l’individu quand il est s’éloigne de la norme ». Avec la normalisation, Foucault parle d’une hiérarchisation des hommes capables et des hommes non capable, effet du capitalisme qui a besoin d’une certaine efficace sociale des ressources humaines. La normalisation engendre une sanitarisation du social : « multiplication des soins du vivant au détriment du soin porté aux conditions sociales et politiques du vivre »[4] et une pathologisation des situations individuelles. Pathologiser, c’est nécessairement ramener la question de la norme, du normal et du pathologique, de la morale…

« L’occident est traversé aujourd’hui par une vaque de moralisation, dont je ne suis pas sûr qu’elle n’ait jamais eu par le passé, quant à sa prégnance, quant à sa lourdeur le moindre précédent (lisez Ovide, ou Martial, voyez qu’elles étaient la liberté des mœurs dont ils témoignent). On songe ici à ce qu’à été la France sous le gouvernement Pétain. Et l’actuel terrorisme a ajouté un tour de vis supplémentaire. C’est une expérience bien étrange que de voir une société, la notre, se précipiter droit dans le mur de cette moralisation à tout crin. Michel Foucault en reste sans doute le meilleur analyste. Biopouvoir, biopolitique, sont ici des termes clefs et désignent des faits nouveaux, une donne nouvelle. Or, à ma stupéfaction, et à celle de quelques autres, certains psychanalystes y contribuent, alimentent de leur prétendu savoir psychanalytique ce qu’il faut bien appeler les forces de l’ordre social. Imaginons que les psychanalystes dans leur ensemble se précipitent dans ce piège tendu à la psychanalyse, cet appel à un surmoi culturel (Freud l’appelait ainsi, assurant que pareille instance existe, et je me range de son avis) : c’en serait fini tout simplement de la psychanalyse, fini de Freud, fini de Lacan. Fini surtout (car ce n’est pas en eux-mêmes qu’ils importent) cette chance offerte à la folie de se faire entendre, et qui s’est appelée psychanalyse »[5]

Frédéric Vinot[6] indique que l’expression « souffrance psychique » rencontre depuis quelques années un franc succès. « Son évidence induit une clôture de tous les commentaires, joue en explication psychologisante et totalisante et sert de bouche-trou » Il évoque le malaise des professionnels de l’aide sociale et souligne que ce sont eux le plus souvent qui apposent le terme « souffrance psychique » à la personne qui leur pose souci. Les travailleurs sociaux se retrouvent de plus en plus face à des situations qui, disent-ils, ne relèvent plus nécessairement de leur compétence. Ces personnes sont repérables « en ce qu’elles grippent le fonctionnement normal des dispositifs sociaux (…) Cette souffrance traduirait et /ou génèrerait une incapacité à s’adapter à l’offre sociale (…) ». Vinot parle du « problème de la souffrance psychique, de l’incapacité à s’insérer selon les normes requises (…) » A noter le lien étroit entre souffrance psychique et incapacité à s’adapter… Participer à soulager la souffrance pour se réadapter ou ne plus gripper le système ? (Cf. les réflexions sur les névroses de guerre en 1914…. Comment renvoyer les soldats au front…)

La souffrance psychique étant mise en exergue par la plainte des professionnels, il n’est pas illogique qu’elle se soit développée au fil des ans sur le versant des comportements. …C’est donc par des comportements sociaux « inadaptés » ou mettant en échecs les professionnels, qu’est épinglée la souffrance psychique des personnes précaires. « Ces personnes qui empêchent le bon fonctionnement des services sociaux et qui ne rentrent pas pour autant dans les cases connues et balisées des maladies mentales répertoriées posent problème ».[7] La liste est longue des comportements symptomatiques censées représenter « les tableaux cliniques polymorphes » de la souffrance psychique. 19 items (dans le rapport Parquet) dont 7 items marqués par l’incapacité, 3 par la perte, 1 par disparition des capacités… le dernier étant le déni de la souffrance.

Identité négatives des incapables ou des sans : sans papiers, sans travail, sans domicile fixe… sans foi ni loi. Il y a aussi les sans projets, ou ceux qui n’adhèrent pas aux projets qui leurs sont proposés, qui posent de gros soucis … Quels sont les effets subjectifs et sociaux sur ceux qui se voient accoler cette étiquette, et se voient traités en conséquence ? Dans l’espace public, il arrive souvent que les mots soient à la fois descriptifs et performatifs, qu’ils se présentent comme pure relation de fait tout en contribuant à les faire exister. Parler d’insécurité comme d’une réalité, c’est participer à sa réalisation comme sentiment. Parler de précarité n’est pas seulement une pure description objective de faits ; c’est un certain regard sur les choses, une construction datée. Les mots et les choses ne sont pas là séparés, et les manières de voir et de dire se connectent aux manières d’agir. User de ce vocabulaire c’est déjà adhérer à une certaine idéologie de la pauvreté. A noter que l’usage des mots vulnérable, précaire s’accroît de façon corrélative à l’accroissement de l’usage du mot : performance.

Pour D.Fassin la souffrance est devenue un objet banalisé de politique publique… L’ajout de l’adjectif psychique, que l’on ne rencontre pas jusqu’au milieu des années 90, est le geste symbolique qui authentifie la prise de possession de cette nouvelle notion et autorise la prise en charge de ces nouveaux patients. « Pour certains toute manifestation inattendue, tout écart de langage ou de conduite, une plainte ou un silence viennent selon eux attester une souffrance que la personne censée en être affectée n’a pas à reconnaître, à valider, puisque précisément celle ou celui qui souffre ignore souvent sa souffrance pour ce qu’elle est ».[8] Il rapporte les propos de psychologues d’un lieu d’accueil pour jeunes : « la violence est le plus souvent invisible à l’œil inexpérimenté des non spécialistes ; son absence d’expression par les jeunes est la preuve même de son existence » ! – A noter que les premiers lieux d’écoute se sont ouverts dans les années 1995, suite au constat d’une fracture sociale, des malaises ou agitations des jeunes dans les banlieues. Des rapports officiels révèlent alors « une souffrance psychique notamment chez les adolescents et les jeunes ». Et deux circulaires ministérielles par lesquelles sont crées ces lieux d’écoute laissent entendre que ce sont bien des troubles à l’ordre public qui justifient ces dispositifs d’écoute. Comme si les mécontentements, l’agitation sociale, la violence signaient nécessairement une souffrance et non une protestation, un mécontentement, une revendication. Globalement on assiste donc à une psychologisation voire une psycho pathologisation de la question sociale et une médicalisation de son traitement. Même s’il est précisé que les désordres psychiques visés ne relèvent pas de la pathologie mentale. Pathologiser, c’est ramener aux explications causales, à l’histoire infantile et aux concepts traditionnels (oedipe, fusion à la mère…) aux failles, fragilités narcissiques…. Bien sûr qu’il y a une histoire familiale, que beaucoup de ces enfants ont été « salement torchonnés », mais cette approche est trop réductrice. Psychologiser trop vite c’est dédouaner le collectif et le social de sa part de responsabilité dans l’affaire, c’est renvoyer l’individu à sa responsabilité personnelle et lui faire porter seul sa misère.

Donnant-Donnant

Renvoyer l’individu à sa responsabilité personnelle et lui faire porter seul sa misère, c’est selon Robert Castel, ce à quoi on assiste avec le traitement actuel de la Solidarité Nationale.

« Avec le RSA se confirme un glissement qui s’opère depuis une vingtaine d’année, d’une conception de la solidarité conçue comme une construction collective inconditionnelle garantie par l’Etat sous forme de droits, à une intervention contractuelle de la solidarité selon laquelle les individus sont mobilisés selon une logique de la contrepartie, afin de mériter les ressources dont ils peuvent être bénéficiaires ».[9] Pour R.Castel ce dispositif s’inscrit dans une dynamique de déconstruction de la conception républicaine classique de la solidarité, remplacée par une incitation à la responsabilisation des individus qui sont les cibles des politiques publiques.

Les politiques sociales menées par l’Etat à partir du début du XXème siècle ont commencé à construire sous la forme de droits sociaux de nouvelles modalités du lien social qui maintenaient unies à l’ensemble de la société, différentes catégories d’individus menacées d’être invalidés car ne pouvant subvenir à leurs propres besoins. Elles l’ont fait en posant ces aides comme inconditionnelles. La solidarité ne relève pas de l’exercice d’une bienveillance facultative, mais la reconnaissance du fait qu’ils sont membres de la communauté nationale et dès lors ont des droits. En faisant de tous ses membres des ayant droits, c’est sa propre cohérence et sa propre unité que la république défend aussi et s’efforce de maintenir ou reconstituer. Aujourd’hui, à la place de la prééminence d’une solidarité collective qui fait de la protection sociale un édifice de droits, s’impose une exigence de responsabilisation qui reporte sur l’individu une part croissante de la charge de se tirer d’affaire. Comment concilier l’autonomie croissante (voulue et imposée) des individus (responsabilisation, mobilisation, investissement personnel, contractualisation, logique de projet, contrepartie…) et la nécessité de continuer à faire société ? Quelque soient les termes il s’agit toujours d’impliquer l’individu et de faire qu’il s’implique lui-même, afin de collaborer à ce que l’on fait pour lui, de telle sorte que sa responsabilité soit toujours engagée, y compris dans ses échecs. Les politiques sociales deviennent des politiques de l’individu, l’individu vivant, à la place du sujet de droits. C’est sur les individus que les politiques sont ciblées, et ce sont les individus qui doivent s’activer pour s’en sortir.

Il y a toujours eu l’idée de « pauvres méritants » mais l’article 21 de la Constitution votée par la Convention le 24 juin 1793 stipulait : « Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux ». Aujourd’hui la logique de la contrepartie revient sur l’inconditionnalité de la solidarité. Même si l’état du marché du travail est totalement défavorable… Pour Nicolas Sarkozy : « Le RMI on pouvait l’avoir sans conditions. Le RSA, à deux offres d’emploi refusées, plus de RSA. Il y a trop de gens qui souffrent alors qu’ils n’y sont pour rien, celui qui ne veut pas s’en sortir, on ne peut pas l’aider ». Au malheur d’être dans le besoin, s’ajoute le sentiment de sa propre indignité puisqu’on est tenu pour responsable de sa situation désastreuse.

« Dans une société devenue incertaine, l’intégration sociale est devenue directement tributaire de la participation, active, des individus et de leur capacité à élaborer des projets ; le prix à payer pour être intégré socialement est l’obligation de jouer le jeu de la responsabilité et de la performance, sauf à devoir assumer une position de marginal. On peut d’ailleurs souligner le parallélisme entre la montée en puissance du thème de la vulnérabilité, et la montée en puissance de celui de la performance. On comprend comment les deux font la paire : tout incitation individuelle à la performance peut « booster » ceux qui en sont capables de répondre à l’incitation et de devenir entrepreneur de leur vie, et à contrario pénaliser, disqualifier ceux qui n’y parviennent pas ».[10]

L’exercice de la solidarité, définie par les chercheurs en sciences sociales comme le fondement de la vie sociale , et traduisant en effet les liens qui unissent les individus entre eux et qui les attachent à la société dans son ensemble  – l’exercice de la solidarité, donc, se réduit à des dépenses de solidarité, dispensées sous conditions et avec une exigence de contrepartie, avec le caractère de plus en plus stigmatisant que prennent aujourd’hui  ces recours à l’assistance qui ne s’énoncent plus sous la forme de droits véritables . (Propos d’un chef de service : « ce serait pas juste que lui ait un contrat jeune majeur alors que d’autres plus méritants se le sont vu refuser »)

Pour Didier Fassin, c’est aujourd’hui la Raison Humanitaire qui gouverne le monde.  « Les sentiments moraux sont devenus un ressort essentiel des politiques contemporaines : ils en nourrissent les discours et en légitiment les pratiques, singulièrement lorsqu’elles s’adressent aux démunis et aux dominés. La politique de la compassion est une politique de l’inégalité. Mais en même temps elle marque une solidarité ».[11] « L’entraide, allant du haut vers le bas, il faut donc prendre le concept de vie précaire au sens fort de son étymologie latine : des existences qui ne sont pas assurées mais octroyées par la prière, autrement dit qui ne sont pas définies dans l’absolu d’une condition, mais dans la relation à ceux qui ont sur elle un pouvoir ».[12] Nous sommes plus dans le registre du bon vouloir que du droit. Le gouvernement humanitaire est un gouvernement de bon vouloir (d’arbitraire), qui quitte le domaine du droit. Le droit est acquis. Le bon vouloir implique la supplique et redouble la précarité. (cf : être reconnaissant ; lettres de demande au CG par des mineurs isolés : je suis très reconnaissant de l’aide que vous voudrez bien m’apporter… )

L’institution d’un gouvernement humanitaire est récente. Il est corrélatif d’une nouvelle intelligibilité du monde, d’une nouvelle manière d’appréhender ou de problématiser le monde, ainsi que d’une transformation du champ sémantique. Elle date de la fin des années 80, années 90. Insécurité, fragilité, précarité, exclusion, souffrance, écoute, constituent pour les années 90 la nouvelle configuration sémantique, que l’on peut qualifier de compassionnelle. En même temps se constitue le triptyque : cité, insécurité, tolérance zéro. Et populations à risques. Exposées à un risque, dans l’incapacité de l’encaisser, susceptibles de fragilités physiques et psychiques, en même temps que populations potentiellement dangereuses…Dans ce nouveau contexte, les inégalités sociales s’effacent au profit de l’exclusion et sont requalifiées dans le langage de la santé mentale qui a trouvé les mots pour dire le désordre social. L’injustice se dit dans les mots de la souffrance ; la violence s’exprime en termes de traumatisme. « Si l’ancien lexique de la critique sociale n’a bien sûr pas entièrement disparu, le nouveau vocabulaire des sentiments moraux tend à le recouvrir selon un processus de sédimentation dont les conséquences sont perceptibles sur les politiques publiques comme sur les actions privées.. En quelques années, l’exclusion et le malheur, la souffrance et le traumatisme sont devenus des lieux communs des sciences sociales qui accréditent de cette manière le nouveau discours politique ». « Ce qui s’énonçait naguère dans les termes de l’exploitation économique se dit maintenant dans les termes de la santé mentale. Là où les syndicalistes dénonçaient les conditions d’exercice de l’activité professionnelle, le médecin prend désormais en charge des troubles psychiques… » « Que gagne-t-on et que perd-t-on au change lorsque l’on parle de souffrance pour dire les inégalités, lorsque l’on invoque les traumatismes plutôt que d’appréhender les violences… lorsque on mobilise la compassion à défaut de la justice ? Ou encore par quels profits et pertes passent-on quand on ouvre des lieux d’écoute pour traiter l’exclusion sociale, quand on exige des pauvres qu’ils racontent leurs malheurs… ? » [13]

Ce qui est défendu par le gouvernement humanitaire c’est la vie entendue comme ce que Walter Benjamin a nommé le « simple fait de vivre » ; une vie biologique et non une vie sociale. D’où la part importante du médical dans le traitement de cette question sociale. Pour D.Fassin « Le gouvernement humanitaire est la réponse que nos sociétés ont apportée à l’intolérable de l’état du monde contemporain. Le gouvernement humanitaire sauve quelque chose d’une idée de nous-mêmes, parce qu’en allégeant des souffrances, il allège également le poids de l’ordre mondial inégal. La raison humanitaire, de par l’émotion qu’elle génère, semble attester de notre humanité. Mais la raison humanitaire est plus attentive à la vie biologique des démunis et malheureux qu’à leur vie biographique, sociale celle par laquelle ils seraient en mesure de donner eux-mêmes, de manière autonome, un sens à leur existence. Le geste même par lequel ils semblent être reconnus les réduits à ce qu’ils ne sont pas – et même souvent refusent d’être-, en réifiant leur condition de victime, en ignorant leur histoire, en se faisant sourd à leur parole ».[14]

Le prisme par lequel on évoque les effets de la crise et de la politique néolibérale en termes de souffrance, de précarité, vulnérabilité… escamotent les questions classiques des inégalités sociales de classe, de genre, de race…. En les voilant sous un vocable émotionnel et affectif, on masque la violence faite aux personnes par des dispositifs compassionnels qui nous rassurent et on dédouane le collectif et le social de s’en préoccuper. Guillaume le Blanc[15], philosophe, se demande quels dispositifs inventer pour qu’ils soient recréateurs et non renormalisants …qu’ils servent non à normaliser la vie par l’appel à une logique de soin réparatrice, mais à étendre les régimes de normalité aux vies multiples, en s’efforçant de les soutenir dans leur posture les plus singulières.

Changement de paradigme : de l’objectif de l’insertion à la fabrique du balluchon

Avec tout ça, que fait-on ton ? Avec ces jeunes qui nous dépitent – dé(ca)pitent ? Si nous ne voulons pas nous laisser piéger par les attentes de résultats, ni par l’illusion ou l’orgueil de vouloir réussir à tout prix et prétendre faire mieux que les autres.

Ne pas espérer

Ils nous invitent à ne pas espérer et ne rien attendre. « On devrait pouvoir comprendre que les choses sont sans espoir et cependant être décidé à les changer » F.Scott.Fitzgerald. C‘est peut-être là que la psychanalyse à quelque chose à nous dire ou plutôt l’expérience de l’analyse comme destitution de l’être. Dans un livre « Eloge du Conflit », Miguel Benasayag fait une critique de l’espoir. La conséquence fréquente de l’espoir est de discipliner les hommes. Au nom de la promesse on accepte la discipline du bon leader, celui qui connaît les chemins vers l’espoir. L’espoir maintient les gens sous tutelle. Ceux qui espèrent doivent accepter l’autorité des maîtres libérateurs et prophètes. Les espoirs libèrent les gens de « leur puissance d’agir » (Spinoza) car il les maintient dans l’attente du bon moment, du bon ordre. L’espoir est un moyen de discipliner les gens dans nombreuses dimensions de la vie sociale. Et l’on fait de l’espoir la raison du sacrifice du présent au profit de l’avenir. Renoncer à l’espoir ce n’est pas se complaire dans un sentiment d’impuissance ou dans l’idée que ça ne servirait à rien. Au contraire il s’agit de renoncer à l’espoir pour mieux libérer la puissance de création du présent. Il s’agit de désinvestir un avenir idyllique pour mieux investir un présent qui relève lui de la construction locale opposée à l’espoir global. C’est le contraire du pessimisme. Abandonner l’espoir sans abandonner le désir de continuer, c’est renoncer à la solution finale, au terminus historique. C’est abandonner la croyance en une ligne du progrès continu de l’histoire humaine.  C’est une pensée du conflit comme fondement de l’être. Ce dont il s’agit, c’est de déployer les possibles de chaque époque, sans références autres. Dans ce contexte si nous abandonnons la pensée en termes de solution, réussite, avancée… qu’est-ce qu’un engagement dans une certaine ignorance ? Ne faut-il pas abandonner tout simplement la recherche d’une efficace dans notre action ? Et parier ? Sur qui sur quoi ? …

Une pensée chinoise de l’action

« Fixer les yeux sur le modèle », ou au contraire « s’appuyer sur le potentiel de situation » ? pour reprendre les développements de François Julien.  Peut-on sortir du pli de la raison grecque et donc occidentale « théorie- pratique » ? Peut-on penser autrement qu’en dressant une forme idéale (eidos) posée comme but à nos actions (telos), que nous tentons ensuite de faire passer dans les faits ? Penser l’action c’est pour nous poser un but (modèle) qu’on détermine sur un plan théorique, et auquel, une fois qu’il est établi, doit se soumettre la pratique.[16] Aujourd’hui cette question des buts à atteindre et auxquels doit de soumettre la pratique a pour nom : performance, objectifs, traçabilité, contractualisation, évaluation permanente des résultats, ppe… L’évaluation de tout ça se faisant principalement pour ne pas dire exclusivement par chiffres, petites croix, petites traces notées sur ordinateurs… Les chiffres parlent d’eux-mêmes, même si j’entendais récemment un directeur financier, responsable du Pôle Stratégie d’un grand hôpital dire que non ils ne parlent pas d’eux-mêmes mais « permettent la discussion en permettant de sortir de l’individualité » (sic). Dans le social c’est la même culture et les mêmes outils de la performance qui envahissent tout. Lors d’une réunion au Conseil Général j’entendais, un peu médusée, un chef de service demander à un jeune qui n’a envie de rien : « Mais bon qu’est-ce qu’on peut mettre comme projet aujourd’hui ? » « Quels petits projets, objectifs avez-vous déjà fixés ? ». Comme s’il n’était pas possible de penser en d’autres termes. Comment faire avec ce pli logique quand la réalité ne se plie pas au modèle, au but, au projet ? Déjà Aristote se demandait si ce qui réussit bien du point de vue technique, vaut également pour la gestion des situations et des rapports humains. Cette efficacité du modèle que nous constations au niveau de la production (poiesis) peut-elle valoir aussi bien dans le domaine de la praxis, dans l’ordre, comme dit Aristote, non plus de ce que l’on « fabrique » mais de ce que l’on « accomplit »[17].

Et pourtant ce pli, nous voulons qu’il marche à tout prix (même si « théoriquement » nous acceptons un écart entre la pratique et la théorie, un reste). Et parfois (souvent ?) si ça ne marche pas, ce n’est pas tant que le modèle n’est pas bon, mais qu’on si prend mal, ou qu’il y a résistance. La notion de souffrance psychique qui désigne les individus qui ne peuvent s’adapter à l’offre sociale, la responsabilisation croissante des bénéficiaires d’aide corroborent cette idée. « Déléguez aux précaires (entendez à ceux qui n’ont pas les performances requises) le soin d’en sortir ou de s’en sortir peut très bien être une ruse assez cynique du libéralisme qui maintient les sujets responsables de leur malheurs et des moyens d’y faire face »[18]

Comment sortir de ce dilemme qui piège, tant les travailleurs sociaux que les personnes accompagnées, les uns et les autres condamnés à réussir, à s’adapter, au risque d’être exclu, ou mal évalué La faute est alternativement portée sur les premiers : qui s’y sont mal pris, ont mal fait, auraient dû…ou sur les seconds qui refusent, n’adhèrent pas, ne sont pas demandeurs ou ont des problèmes psychiques. Rester rivés à la commande sociale, même si nos projets prudents parlent des socialisation minimale ou d’insertion quand possible… c’est prendre le risque de rester bloqué à une pensée : réussite –échec et à rechercher à qui la faute ? Très vite le piège se referme dans un affrontement stérile, avec une mise au ban de l’usager. Alors que la pensée occidentale fixe les yeux sur le modèle qui sert de norme à l’action, le sage chinois est porté à concentrer son attention sur le cours des choses tel qu’il s’y trouve engagé, et s’attache à détecter les facteurs favorables à l’œuvre. Au lieu de fixer un but à son action, il se laisse porter par la propension : il s’appuie sur ce qui est porteur. Prendre appui sur le potentiel inscrit dans la situation, pour se laisser porter par lui, au cours de son évolution. Se trouve d’emblée exclue l’idée de prédéterminer le cours des évènements en fonction d’un plan qu’on aurait dressé d’avance, comme idéal à réaliser et qui serait plus ou moins définitivement arrêté. Il n’y a pas dans la pensée chinoise ancienne de « plan stratégique ».  Le stratège chinois se garde de projeter sur le déroulement à venir aucun devoir-être, qu’il aurait personnellement conçu et voudrait lui imposer. Pas de planification mais évaluation de la situation ou plus précisément supputation (au sens d’évaluer à l’avance). On sort ainsi d’une logique du modelage pour entrer dans une logique du déroulement. La stratégie est sans détermination préalable, et c’est seulement en fonction du potentiel de la situation qu’elle prend forme. Le potentiel de situation est une variable qui ne peut-être déterminée d’avance, puisqu’il procède d’une adaptation continue. Il convient de ne rien prédéterminer par soi-même, de ne rien conjecturer ni même d’échafauder des hypothèses, ou d’entrer dans aucun calcul de vraisemblance, mais de s’adapter en permanence, au plus près de ce qui se joue. C’est dans la continuité de la transformation que procède l’effet.

Alors nous avons lâché le paradigme de l’insertion pour zoner avec eux, et leur constituer un balluchon…. Bal(l)uchon :  petit paquet d’effets personnels.

Insertion, objectifs, projets, formation ; difficultés frontales ; affrontements, échecs un gagnant, un perdant.

Autres détours pour accéder aux zones normées. Ne pas les faire rentrer dedans mais avoir des zones de partage, zones inédites, co-crées, nouvelles pour les différents partenaires, qui délogent tout le monde et puissent permettre aux jeunes de se débrouiller ensuite autrement, davantage peut-être, dans les zones normalisées. Zone d’extension du partage :  on ne veut pas les entraîner dans « notre » zone. Zone d’intersubjectivité qui n’a pas prétention d’occuper un terrain. Mise en commun des savoirs. Savoirs partagés, ils nous enseignent, transmission circulaire, transfert de compétences

Les non dupes consentent à être baladés, attrapés…

Perdre (se défaire de) quelque chose dont l’autre puisse se saisir

Perdre en semant (en s’aimant – quelle érotique de la relation ?)

Perfusion de vie, nourrissage, être pompé (source) ….

 

[1] Fréderic Gros, Etats de Violence : essai sur la fin de la guerre, Gallimard, 2006.[2] Elina Dumont : Longtemps j’ai habité dehors, Flammarion, 2013

[3] Michel Foucault, « Le pouvoir : une bête magnifique », in Dits et Ecrits T.III

[4] Weber, J-C., [2011], « Prendre soin de sa technê », Le Coq Héron 206 :33-47. http://www.cairn.info/revue-le-coq-heron-2011-3-page-33.htm

[5] Jean Allouch, dans une interview retranscrite et intitulée « Tremblement de terre sous la maison de Freud », Journal El mercurio/Santiago du Chili, 30 octobre 2004.

Voir aussi sur le site de Jean Allouch : Perturbation dans pernepsy

[6] Frédéric Vinot, « Politique de la souffrance psychique et idéologie de l’insertion », Cliniques méditerranéennes, 72-2005

[7] Frédéric Vinot, op. cité

[8] Didier.Fassin, La Raison Humanitaire, Gallimard, 2010

[9] Robert Castel, l’Avenir de la Solidarité, PUF, 2013

[10] JC Weber [2013] : „Performances et évaluations hospitalières: une équation médico-économique à plusieurs inconnues“. Conférence internationale „Cultures de l’innovation, de la créativité et de la gouvernance“, Université de Strasbourg, 21-23 novembre 2013. Sur l’incitation à la responsabilité, voir aussi Hache, Émilie. « La responsabilité, une technique de gouvernementalité néolibérale ? », Raisons politiques, vol. 28, no. 4, 2007, pp. 49-65.

[11] D. Fassin, op cité

[12] D. Fassin, op cité

[13] D. Fassin, op cité

[14] Didier Fassin, op. cité

[15] Guillaume LeBlanc, L’Invisibilité sociale, Puf, 2009

[16] François Julien, Traité de l’Efficacité, Grasset,1996

Cf aussi les développements de la 3ème ballade, Une pratique du Détour, sur ce site

[17] F. Jullien, op cité

[18] G. Leblanc, « Que faire de notre vulnérabilité », éd Bayard, 2011

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