Argument
Que la psychanalyse soit une expérience de la parole, toutes les analyses de Freud en témoignent, prenant appui avec rigueur sur ce qui est dit par le sujet à propos de ses rêves, actes manqués, symptômes. Du coup, la question du mode opératoire à travers lequel la parole peut avoir prise sur la réalité et modifier les données de la vie réelle du sujet, fut le moteur le plus puissant de la recherche analytique, à l’origine de notions comme l’après-coup, ou encore la réalité psychique et l’Œdipe. Chez Lacan, cette nécessité de jonction entre champs hétérogènes a conduit à la topologie du nœud borroméen. Nous essaierons ici de reprendre cette question sous l’angle de la parole comme action, capable de transformer le sujet en acteur à même de s’approprier la créativité enfermée dans ses symptômes. Nous verrons que cette approche retrouve les accents des exercices qui furent au cœur du souci de soi antique.
« Quand quelqu’un parle, il fait plus clair »[1]
Pour commencer, je vais vous raconter une histoire, que j’emprunte à Freud, une de ces histoires dont il a le secret et qui fonctionnent comme des apologues, des petites fables illustrant des points clés de son œuvre. Voici : dans sa chambre, un enfant qui a peur dans le noir, crie vers la pièce d’à côté : « Tante, parle-moi, j’ai peur. –Mais qu’est-ce que cela changera ? Puisque tu ne me vois pas » ; à quoi l’enfant répond : « Quand quelqu’un parle, il fait plus clair ».
Ce qui nous frappe ici, au-delà de l’émotion que suscite en nous la poésie de cette scène, avec sa douce mélancolie, ce qui nous frappe c’est que la parole, que l’enfant appelle de ses vœux, dépasse de loin toute forme de communication. Ce que l’enfant demande, et de cette manière si poignante, se situe au-delà des significations de la parole prononcée. Ce n’est pas à cela que l’enfant est attaché par tout son être, ce n’est pas à cela qu’il en appelle dans sa détresse ; mais alors à quoi ?
Il est vrai, comme ne manque pas de le noter Freud, que la peur de l’obscurité et de la solitude font partie des premières angoisses qui étreignent l’être humain. Elles ont en commun le manque de la personne aimée ; est-ce la mère ? Le désir douloureux éprouvé dans l’obscurité se trouve alors remanié en angoisse face à cette même obscurité. Le désir se transforme en angoisse comme le vin tourne au vinaigre, observe Freud. L’enfant demande que quelqu’un parle pour que la présence de l’autre se perpétue à travers sa parole, il s’accroche à celle-ci comme à un fil continu, qui ne supporte aucune interruption. Ce qui est vital ici, c’est que la parole ne le quitte pas. Au-delà de tout sens, toute communication possible, c’est le fait même de parler, l’action de parler, qui est au coeur de sa demande, à savoir la parole en tant qu’action, qui non seulement témoigne d’une présence, mais relaye cette présence de la personne aimée.
—
C’est justement à cette fonction de la parole que nous avons à faire en psychanalyse. Ce dont il est question, c’est non seulement de se pencher sur ce qui est dit par le sujet à propos ou à travers ses symptômes, ses rêves, fantasmes ou actes manqués. Il s’agit surtout de considérer la parole comme une action capable d’avoir prise sur la réalité et de modifier par là même les données de la vie réelle du sujet. La psychanalyse ne se limite pas à comprendre et à interpréter, elle ne se cantonne pas au niveau du sens, aussi important soit-il, mais vise un au-delà : un changement, un effet qui s’exerce dans la réalité concrète de l’existence.
Une question non seulement légitime mais redoutable nous guette à cet endroit : comment cette action opère-t-elle ? Comment, par quel mécanisme, par quel miracle, une expérience de parole comme l’analyse peut-elle déboucher sur une modification de la réalité, lever un symptôme de conversion par exemple, qui relève du corps ? Ne s’agit-il pas là de champs hétérogènes, entre lesquels il y a une brèche, une lacune difficile, voire impossible à combler ? Cette question apparut à Freud lui-même comme une des principales difficultés auxquelles la psychanalyse avait à faire face. Et il faut ajouter que si elle concerne l’effet thérapeutique, la question affecte également, en sens inverse, la formation d’un symptôme de conversion, caractérisé lui aussi par ce même « saut mystérieux du psychique dans le somatique »[2].
—
Les étapes d’une recherche
L’élucidation du mode opératoire selon lequel l’action de la parole produit ses effets a été le moteur le plus puissant de la recherche psychanalytique. Il était vital de penser le nouage entre champs hétérogènes, sans lequel une pratique comme l’analyse devenait inconcevable. Pour nous apercevoir des difficultés que rencontra cette recherche, il sera intéressant de nous arrêter un instant sur l’histoire d’une jeune femme, Emma, un des premiers cas analysés par Freud. Sa pratique étant alors à ses premiers tâtonnements, le récit de cette analyse figure dans sa correspondance privée, adressée prudemment à son confident du moment. Voici la présentation schématique qui l’accompagne :
« Emma se trouve actuellement sous la contrainte de ne pas pouvoir aller seule dans un magasin » : voilà l’énoncé du symptôme. La mise en parole du symptôme par le sujet dans une formule qui en contient les éléments signifiants est essentielle au travail de l’analyse. Comme dans un problème mathématique, il est de première importance de bien enregistrer les termes de la question posée avant de commencer à travailler. C’est pourquoi aucune classification ne peut substituer un « trouble » quelconque et impersonnel à un énoncé subjectif, car celui-ci contient les prémisses de tout travail possible. Donc, Emma arrive chez Freud avec ce symptôme : elle a peur qu’on se moque d’elle et de ses vêtements, et ne peut se résoudre à entrer seule dans un magasin.
À partir de là, surgit un premier souvenir : à l’âge de 12 ans, peu après sa puberté, alors qu’elle faisait des courses dans une échoppe de vêtements, elle vit deux commis qui riaient ensemble, et saisie d’effroi, prit la fuite ; il lui avait semblé qu’ils avaient ri de sa robe et en même temps, l’un d’eux lui avait plu. Ce souvenir trouble du temps de l’adolescence, évoque à son tour un autre, plus ancien : alors qu’elle n’était encore qu’une fillette de 8 ans, Emma subit un traumatisme sexuel dans une épicerie où elle était entrée seule pour acheter des friandises. Le patron lui a touché le sexe à travers ses vêtements, accompagnant son geste d’un rictus[3].
—
Nous voyons que ce récit de cas se déroule en trois moments distincts : 1) le moment du traumatisme sexuel dans l’enfance, 2) celui de sa réactivation à la puberté, et enfin 3) celui de la production du symptôme névrotique. On peut dire que nous sont présentés là, sous forme d’un déroulement temporel, les registres hétérogènes dont nous cherchions à produire l’articulation : le réel du traumatisme sexuel, l’univers imaginaire des fantaisies sexuelles (rires, vague émoi sexuel), et enfin le symptôme, créé par déplacement sur un symbole (vêtements) de l’affect d’effroi lié au traumatisme. La fausse connexion (effroi-vêtements) qui accompagne ce processus de symbolisation, est appelée par Freud, avec un terme emprunté à Aristote : prôton pseudos[4], premier mensonge de l’hystérique.
Mais attention : « mensonge » ne signifie pas ici que la parole de l’hystérique est fausse, comme on a pu le prétendre, l’affublant de toutes sortes de noms d’oiseau : démonstrative, dramatisante, théâtrale, histrionique, et j’en passe. Si mensonge il y a, ce n’est que par nécessité logique, pour désigner l’effet du refoulement. Mais au-delà des termes employés, la question qui nous occupe persiste : si ces registres si différents semblent ici se succéder temporellement, chronologiquement, y a-t-il une nécessité interne qui les relie entre eux de façon à produire un récit cohérent ?
—
Pour tenter d’y répondre, la recherche psychanalytique invoqua dans un premier temps l’éveil de la puberté. Comme nous l’avons vu dans le cas Emma, la puberté fut à la fois source d’un accroissement de l’excitation (manifesté par l’intérêt sexuel pour l’un des commis) en même temps qu’elle apporta une compréhension nouvelle (sexuelle) des anciens souvenirs de l’enfance, restés jusque-là à l’état de trace mnésique. Cette réactivation du traumatisme infantile après la puberté caractérise les phénomènes qui ont trait au sexe, seuls à suivre cette évolution en deux temps. C’est une des raisons pour lesquelles la sexualité a acquis en psychanalyse l’importance qu’on connaît : elle permet de penser une action posthume du traumatisme, baptisée « après coup », une notion qui apporte ainsi une première articulation des éléments hétéroclites du récit de la genèse d’une névrose.
Hélas, il ne s’agit une fois de plus que d’une articulation temporelle, qui ne produit d’ordonnancement que chronologique. Pour aller plus loin, il faudra avoir recours à une deuxième solution, par l’introduction d’un registre nouveau, la « réalité psychique ». Ce qu’il a de nouveau, c’est qu’il nous permet de ne plus trier, dans la parole du sujet, le bon grain de l’ivraie, pour départager le vrai du faux. Dans tous les cas, la parole garde sa valeur de dire, ce qui confère à tous ses éléments une égale importance ! Il faut donc se garder de comprendre, en privilégiant tel ou tel élément, pour laisser le récit se dérouler. Envisagées comme une recomposition de fragments de réel, les fantaisies dominent, alors que la trame initiale est perdue. Le complexe d’Œdipe appartient à ce registre d’une réalité de type nouveau, où les fantaisies s’emparent du thème des parents.
Dans la suite de Freud, Lacan va tenter un éclaircissement en nommant les catégories : réel, symbolique et imaginaire. Dans le cas Emma, le réel correspond au traumatisme initial, lors duquel l’épicier empoigna le sexe de l’enfant à travers ses vêtements. L’imaginaire se manifeste avec la scène des commis, où tout est mirages et impressions : honte, rires, émoi sexuel dans le magasin de vêtements. Le symbolique, enfin, détermine le symptôme, savant échafaudage des divers éléments du récit autour du symbole « vêtements », véritable fil rouge passant d’une scène à l’autre (Cf. schéma). Le symptôme produit par ce processus de symbolisation, se trouve ainsi au cœur d’un nouage qui n’est plus seulement diachronique mais aussi synchronique, les trois registres tenant ensemble à la manière des trois ronds du nœud borroméen (à la fois à deux et à trois).
—
La parole du névrosé
A la lecture d’un cas comme celui-ci, nous avons l’impression d’être en présence d’une histoire parfaitement agencée, dont les épisodes se déroulent et se succèdent sans lacune. Or notre impression est faussée : cette cohérence apparente n’est que le fruit de l’action de l’analyse. Il aura fallu en effet que la parole du sujet produise progressivement les matériaux épars qui ont servi à cette réécriture de l’histoire. Une histoire qui d’emblée ne présente pas de lacunes, n’est pas l’histoire d’une névrose, avait coutume de dire Freud. Il lui arrivait même, en pareil cas, d’interrompre la séance pour pratiquer un examen somatique et découvrir parfois une maladie organique !
La parole du sujet, avec ses particularités, est donc le témoin le plus sûr de la genèse d’un symptôme, avant que d’être l’instrument de sa guérison. La parole d’un névrosé est dénuée de certitude, elle se trouve émaillée du : « je ne sais pas », dont le sujet marque son entrée en analyse : « Ce qui m’arrive a un sens ; mais ce sens m’échappe ». Il s’adresse à l’autre, à l’analyste, à partir de cette première béance, un peu comme l’enfant angoissé par l’obscurité en appelait à sa tante. « Quand quelqu’un parle, il fait plus clair » : la première fonction de la parole sera d’en appeler, du fond de l’obscurité du « je ne sais pas », à la lumière d’un savoir supposé. Il faudra en chemin s’arracher aux résistances du discours courant pour produire une parole authentique, que Freud appelait : « l’or pur de l’analyse ». « Quand quelqu’un parle », se rétablit dans ses droits le pouvoir de l’énonciation, au-delà de toute communication. Si le refoulement disjoint les éléments du récit comme on mélange les cartes d’un jeu, « il fait plus clair » lorsque le désir est en vue.
—
Le symbole et le signifiant
Emma souffrait d’une phobie, un symptôme psychique. On pourrait donc s’attendre à ce que la parole y trouve un terrain favorable, car son action s’exerce dans le même champ, le champ psychique. Mais qu’en est-il des cas où le symptôme affecte le corps, qu’en est-il d’une conversion hystérique ? L’étude des paralysies motrices fut l’objet d’un des premiers travaux de Freud à son retour de Paris, où il avait étudié l’hystérie aux cotés de Charcot. Dès ce moment, la parole instaure son empire pour ne plus le quitter. Car le fait est que les paralysies hystériques n’obéissent pas aux règles de l’anatomie ; elles suivent le sens commun, populaire, du nom que portent les organes touchés : la jambe jusqu’à l’insertion de la hanche, le bras tel qu’il se dessine sous les vêtements…
Ce découpage du corps par le symptôme hystérique suivant le sens des mots, permet de concevoir la paralysie comme une altération de l’idée d’un organe (du signifié, dirions-nous aujourd’hui). La paralysie sera donc l’impossibilité pour le mot qui représente l’organe touché d’« entrer en association » avec les autres mots qui constituent le moi, dont le corps forme une partie importante[5]. Avec Freud, on dira que l’hystérique se comporte comme tel sujet loyal qui ne voulait pas laver sa main après que celle-ci fut touchée par l’empereur : il refusait ainsi de faire entrer sa main dans d’autres relations !
Ce mot d’esprit nous permet ainsi d’avancer sur le mécanisme de la conversion. Comme notre sujet loyal, l’organe paralysé ou la fonction abolie sont engagés dans une association inconsciente d’une grande valeur affective qui les rend indisponibles pour entrer dans d’autres associations. Dans le cas où cette représentation inconsciente, quoique très investie sur le plan affectif, est pour une quelconque raison intolérable au moi, tout bascule. Comme si, au lieu de toucher la main de l’empereur, le sujet était entré en contact, avec un traître, un criminel. Autant se passer d’une main ainsi spoliée ! A la place de la représentation inconciliable, une autre représentation surgit alors dans le conscient ; ce processus s’appelle refoulement et ce qui en résulte, un symbole.
—
Revenons un instant à Emma. Nous avons vu que le signifiant « vêtements » était présent dans toutes les scènes qui composent le récit ; tout au long de la chaîne associative, dirons-nous maintenant. C’est à travers les vêtements que se sont perpétrés les attouchements traumatiques sur l’enfant ; c’est aussi à propos de la robe de la jeune fille qu’auraient ri les commis ; enfin, c’est encore et toujours de ses vêtements que la jeune femme a peur qu’on se moque quand elle n’ose pas entrer seule dans un magasin. Nous dirons donc que le signifiant « vêtement », qui court le long de cette chaîne associative, a une fonction de symbole. Une figure rhétorique est ici à l’œuvre, la métonymie : le symbole « vêtement » surgit dans le conscient par contiguïté avec les parties sexuelles dont le signifiant a subi le refoulement et attire sur lui l’effroi du traumatisme.
Le caractère spirituel (au sens du trait d’esprit, Witz) de cette théorie de la formation du symptôme, a immédiatement sauté aux yeux de Freud. Grand collectionneur de Witz, il reconnaissait volontiers leur rôle dans ses découvertes, qu’il assimilait parfois à une série de traits d’esprit. Quel est le Witz à l’œuvre dans la notion d’après-coup ? – Les fantaisies hystériques ressemblent aux choses que les enfants ont entendu très tôt et comprises seulement après-coup[6] ! Chacun a en tête ces personnes qui rient d’un bon mot longtemps après que l’effet chez les autres soit retombé ! Ceci suscite en général de nouveaux rires dans l’assistance… De même, le symptôme provient d’un souvenir refoulé qui agit après-coup, et avec plus d’impact que le trauma initial, du fait d’une nouvelle compréhension de ce qui est remémoré, rendue possible par le réveil sexuel de la puberté. Dans ce processus, le symbole joue un rôle d’intermédiaire, qui assure la liaison (Bindung) entre les éléments en jeu.
—
La règle fondamentale
La mise en évidence du processus de symbolisation va conduire à la technique des associations libres. Dans le discours courant, la parole porte les traces de tous les renoncements, tous les regrets tournés en habitudes, toutes les répressions subies. La parole de l’enfant est joyeuse, spontanée, caractérisée par le jeu avec les mots et leurs sonorités. En grandissant, le développement de l’esprit critique lui fait progressivement quitter le terrain du jeu, privé de sérieux. Sa parole s’infléchit en conséquence, portant les marques de la censure liée aux interdits et aux convenances. Les déceptions infantiles jouent là aussi leur rôle, traînant derrière elles amertume et mépris de soi. Cette vision tragique de la vie fait partie de la névrose, vue sous le prisme de la psychanalyse.
Pour guérir, on ne peut donc pas se fier à cette parole devenue prisonnière. Il faut lui redonner son brillant d’autrefois, renouer avec l’ère du jeu, contourner les résistances de l’esprit critique, surmonter les inhibitions et les convenances. C’est à la fois le but et l’enjeu des associations libres, règle fondamentale du travail analytique. « Dites ce qui vous passe par l’esprit », devait dire Freud, peu importe si ce qui tombe (Einfall) ainsi dans l’escarcelle de la parole soit dénué de sens, étranger à la situation, irrévérencieux, voire même agressif. C’est le prix à payer pour se laisser surprendre, avoir accès à l’imprévu, à ce qui est emmuré dans le discours courant où le sujet est enlisé. À noter que les impertinences et les invectives que l’on rencontre par ce biais ne s’adressent qu’en partie à l’analyste ; leur véritable cible gît au-delà, chez les figures tutélaires de l’autorité et la répression, les mânes d’un amour dévorant ou aliénant. Il incombe par contre à l’analyste d’en restituer sa part au sujet, dans la quête de vérité qui est la sienne.
Mais il faut surtout souligner que ce procédé, les associations libres, ne met pas en jeu une parole désincarnée, entièrement livrée aux jeux du signifiant, ce qui aurait pour conséquence un glissement infini des significations. Lors d’une séance, alors que Freud écoutait une patiente, son symptôme, une douleur musculaire avec abasie, se manifestât bruyamment. Interrompant le discours, il fonctionnait à la manière d’un indice qui attirait l’attention sur ce qui était encore à dire sur l’un ou l’autre point. Le symptôme se mêle ainsi de la conversation : « Les jambes douloureuses commencèrent elles aussi à « parler » pendant nos séances d’analyse »[7]. C’est exactement ce qui est visé par l’association libre : laisser une chance à la parole « liée » dans le symptôme de venir se réinsérer dans le discours, retrouver sa place dans la chaîne associative des signifiants qui composent, comme une partition musicale, l’histoire de sujet, avec sa petite musique récurrente.
Là-dessus, aucun miracle ! Si lorsque quelqu’un parle il fait plus clair, c’est qu’on a pu à travers l’exercice libre de la parole se réapproprier la capacité créative autrefois investie dans le symptôme, que Freud n’hésitait pas à comparer à une œuvre d’art. Et pour guérir, on peut s’identifier à cette œuvre d’art, qui est notre bien le plus précieux, car elle nous permet d’exprimer autre chose que les habitudes, les convenances, l’aliénation au conformisme des bien-pensants, de quelque bord qu’ils soient.
—
Appendice. Erôs et askêsis en psychanalyse
Curieusement, cette innovation majeure de la psychanalyse renoue à la fois avec une très vieille tradition, celle de la spiritualité antique. Nous devons à Michel Foucault d’avoir su distinguer la philosophie de la spiritualité, faisant de la seconde une quête de vérité qui passe par la transformation du sujet[8]. Il ne suffit pas, en philosophant, d’acquérir des connaissances, s’informer ; il s’agit de se transformer soi-même, se former. La pensée antique a été à maints égards une préparation, un long exercice pour se connaître afin de se transformer. C’est ce qu’on appelait le souci de soi, epimeleia eautou.
Le terme epimeleia apparaît avec le dialogue Alcibiade de Platon. Le mot supporte plusieurs traductions : « souci », mais aussi « soin ». Épicure préférait en effet ce sens, en employant le verbe therapeuein, qui résonne familièrement pour nous : « Tout homme, nuit et jour, et tout au long de sa vie, doit prendre soin de son âme »[9]. Therapeuein se réfère aux soins médicaux, mais aussi au service qu’un serviteur rend à son maître, ainsi qu’au culte rendu à la divinité. Notons encore la parenté du mot epimeleia avec meletê, qui veut dire étude, exercice et méditation.
Ce fut, pour les Anciens un véritable phénomène culturel qui impliquait de veiller à ce qu’on pense, un peu comme la psychanalyse le fut en Amérique au vingtième siècle. Il s’agissait en effet d’une série de techniques, d’exercices, basés sur la méditation du passé, l’examen de conscience, l’attention au moment présent et le retour constant sur soi. Au sein de ces pratiques, qui visaient à suivre le précepte socratique gnôthi seauton, « connais-toi toi-même », dans le but de se transformer, la place réservée à la parole était primordiale. On peut parler d’un véritable processus de subjectivation où il s’agissait d’incorporer, de faire sien, de s’approprier par l’exercice un enseignement, devenir sujet d’énonciation d’un discours vrai.
Le moteur de ce processus était double : un mouvement qui arrache le sujet à sa condition d’avant, et qui prend la forme de l’amour, erôs, de la vérité, incarnée par le maître ou l’ami, et un travail, une ascèse, askêsis, basée sur les exercices spirituels. Or, c’est bien ce double mouvement que l’on retrouve au sein de la psychanalyse : erôs, sous la forme de l’amour de transfert, et askêsis, par la pratique patiente et assidue de la règle fondamentale des associations libres, visant à s’arracher à soi-même, sortir des illusions du moi pour faire advenir le sujet de l’inconscient. Wo es war, soll ich werden, écrivait Freud[10] : là où c’était, je dois advenir.
[1] Cf. S. Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, tr. Ph. Koeppel, Paris, Gallimard, 1987, p. 168, et :
- Freud, Conférences d’introduction à la psychanalyse, tr. F. Cambon, Paris, Gallimard, 1999, p. 516.
[2] Manuscrit G ?
[3] Cf. S. Freud, Lettres à Wilhelm Fliess, Paris, PUF, 2006, p. 657-658.
[4] Le texte donne : « Le faux argument provient d’une première erreur ». Cf. Aristote, Organon III, Les premiers analytiques II 18, Paris, Vrin, 1992, p. 294.
[5] Cf. S. Freud, « Quelques considérations pour une étude comparative des paralysies motrices organiques et hystériques », Résultats, idées, problèmes, I, Paris, PUF, 1984, p. 57.
[6] Cf. S. Freud, Lettres à Wilhelm Fliess, Paris, PUF, 2006, p. 297.
[7] S. Freud, « Mademoiselle Elisabeth v. R… », Études sur l’hystérie, Paris, PUF, 1973, p. 117.
[8] M. Foucault, L’herméneutique du sujet, Paris, Gallimard/Le Seuil, 2001, p. 16-17. Cf. aussi :
- Constantopoulos, « Le souci de soi de Michel Foucault, ou comment faire de sa vie une œuvre », Che Vuoi, Revue de psychanalyse, N° 19, 2002, p. 203-217.
[9] Épicure, Lettre à Ménécée, cité par M. Foucault, L’herméneutique du sujet, op. cit. p. 10.
[10] S. Freud, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1984, p. 110.