« Le massacre des innocents »

26/03/2011
Yan Pélissier

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« Le massacre des innocents »

J’aimerais tenir devant vous, et avec vous, un dialogue que Roland Léthier et moi avons tenu au fil des années et qui s’est articulé autour de trois lieux : Thélèmythe, où Roland et moi travaillons comme thérapeutes avec des jeunes de l’ASE depuis une quinzaine d’années ; En-Temps, association créée à partir de Thélèmythe, explicitement pour les jeunes que l’ASE qualifie d’incasables – association dont j’ai été le président pendant 10 ans – et où Roland travaillait comme psychanalyste ; et l’école lacanienne de psychanalyse où nous avons, l’un et l’autre, rapporté des petits pans de nos expériences dans des interventions ou des séminaires que nous y avons tenu. Il y a quelque chose entre nous comme une sorte de complicité silencieuse, malgré des points de désaccord qui sont eux aussi restés dans un relatif silence. J’ai imaginé que sortir un peu devant vous de ce dialogue à demi-mot, de dialoguer devant vous, et avec vous, des points d’accords et de désaccords pouvait vous intéresser.

A) Un point de désaccord avec Roland

Oui, Roland et toi, Sonia Weber, avez bien raison d’avancer un nouveau terme comme « innocents ». C’est toujours intéressant de se décaler avec un nouveau terme. Je trouve aussi fertile de dire, comme vous l’avez fait, que ces innocents sont « habités par la rupture », ou d’introduire un terme comme celui de dessolés, sans sol. C’est un néologisme très poétique et très explicite. Mais faut-il généraliser ces termes d’innocents ou de dessolés à tous les jeunes qui arrivent à Thélèmythe, comme, il me semble que Roland le fait ? Faut-il considérer qu’ils sont tous habités par la rupture ? Je trouve que Roland à tendance à procéder à cette généralisation, et je trouve ça problématique, parce que ça tend à constituer ces jeunes en un bloc, en une catégorie.

– Par exemple, les innocents

La nomination « les innocents », pour parler des jeunes que nous recevons à Thélèmythe, a son intérêt parce qu’elle interroge et décale celui qui la reçoit. Vous introduisez cette nomination, innocents, à partir d’une citation de Lacan dans son séminaire en juin 54 : « l’innocent, celui qui n’est jamais entré dans aucune dialectique »[1]. Ne jamais être rentré dans aucune dialectique, rejoint l’étymologie du terme, in nocere, celui qui n’a pas nui. Dés qu’on rentre dans une dialectique, on en vient inévitablement à nuire à quelque chose.

La citation de Lacan, définissant l’innocent comme celui qui ne serait rentré dans aucune dialectique, renvoie à l’image de celui qui n’aurait accédé à aucune des trois passions que sont l’amour, la haine et l’ignorance. Trois passions dont Lacan parle, à cet endroit, comme de composantes primitives du transfert, c’est-à-dire comme de passions qui seraient des conditions sine qua non pour qu’une entrée dans l’analyse soit possible. L’innocent n’aurait été pris dans aucune des passions nécessaires à ce qu’un transfert, et donc une analyse, puisse s’enclencher.

Dans ce passage, parmi les trois passions que sont donc l’amour, la haine et l’ignorance, Lacan distingue l’ignorance. Il la distingue parce que généralement on l’oublie : « Le sujet qui vient en analyse se met comme tel dans la position de celui qui ignore. Il n’y a pas d’entrée possible dans l’analyse – on ne le dit jamais, on n’y pense jamais – sans cette référence ; et elle est absolument fondamentale. » L’innocent ne peut pas rentrer dans la dialectique de l’analyse, ne peut pas venir en faire la demande, parce qu’il ne peut pas être dans la position de celui qui ignore.

Mais un innocent complet qui ignorerait tout de l’ignorance, tout de l’amour et tout de la haine, vous m’accorderez que c’est un être totalement virtuel. L’innocent, en tant qu’il ne serait rentré dans aucune dialectique, en tant qu’il serait dans le réel, serait une variante de l’ange, ou une sorte de pierre (l’amour comme un caillou riant au soleil, Lacan citant Eluard), ce qui est évidemment un point limite de l’être. C’est, il me semble, comme un tel point limite que Lacan envisage l’innocent dans ce passage.

Mais si ceux que Roland dits innocents sont, comme il le souligne, habités par la rupture, c’est bien parce que la rupture, elle, existe, qu’elle n’est pas rupture de rien mais rupture d’un quelque chose qui témoigne nécessairement de l’engagement dans une dialectique. Il me semble donc que Roland doit bien concevoir lui aussi l’innocent comme un tel point limite !

Car en mettant de la façon dont vous le faites en circulation un tel substantif, et qui plus est dans un titre, « Le massacre des innocents », que vous portez deux années de suite, vous prenez un risque. D’abord que cette nomination ne soit pas prise comme celle d’un point limite, mais vienne au contraire accréditer l’idée qu’il y aurait vraiment des êtres qui seraient totalement ignorants de l’amour, de la haine et de l’ignorance, des êtres qui seraient à ce point dans le réel, que ça serait à un point où ils ne pourraient pas être dit humains (des êtres cailloux ou des êtres-anges – néologismes de Lacan dans Encore).

L’inconvénient de ce substantif est de pousser à la catégorie. Car comme toujours, substantiver, ça pousse à la substance. Substantiver, substantifie. Je ne suis manifestement pas le seul à être sensible à cette pente à la catégorisation. Michel Thomé a dit n’avoir pas pu lire le texte de Roland parce que cela le choquait que certains soient catégorisés ainsi. Les innocents devenaient à ses yeux une sorte de nouvelle catégorie psychopathologique. Et pas plus tard que lundi dernier, un ami qui était à un colloque d’Espace Analytique m’a rapporté qu’un intervenant avait utilisé le terme d’innocent comme tel dans une intervention sur les jeunes de l’ASE.

De plus, parler des innocents, au pluriel, renvoie inévitablement à un autre moment où les innocents ont été constitués en catégorie, à savoir quand on a parlé du massacre des nouveau-nés par Hérode. Dire les innocents à propos de ces jeunes-là, nous renvoie à eux comme groupe massacré. Ce qui a quand même l’inconvénient de renvoyer à ceux qui ont tenté de les accueillir, souvent mal mais quand même pas toujours, ASE, foyers, familles d’accueil, etc. au mauvais rôle… des massacreurs [2].

Je trouve donc qu’il n’y a de gros inconvénients à produire les Innocents comme catégorie.

Non, tous les jeunes à Thélèmythe ne sont pas habités par la rupture. Non, tous les jeunes ne sont pas sans rien qui les inscrive dans la vie. Non tous les jeunes que nous recevons ne sont pas sans sol. Ils ne sont pas tous des déssolés. Oui, il y a des jeunes que nous recevons à Thélèmythe qui souffrent de réminiscences. Oui, il y en a qui souffrent de choses qui ont bien été inscrites et oubliées. Non, tous ne souffrent pas de quelque chose, actes ou comportements, qui font retour sur le modèle de l’hallucination, qui comme chacun sait est le retour dans le réel de quelque chose de forclos du symbolique. Et là, quand on bute sur de telles formules, usées jusqu’à la corde, Roland bien a raison de vouloir s’en dégager. Oui, il a bien raison d’essayer de se décaler pour essayer de reverdir la vieille langue psychanalytique,

Mais dès qu’un terme fonctionne comme catégorie, et c’est comme ça que votre titre pousse à faire fonctionner le terme d’innocent, il laisse échapper une réalité plus subtile.

Par contre, s’ils ne sont pas poussés à la catégorie, l’usage de ces termes : dessolés, innocents, ou de formules comme « habités par la rupture » peuvent être salutaires par la surprise qu’ils provoquent, par la fraîcheur qu’ils portent, par l’écart qu’ils permettent vis-à-vis des ornières où nous engagent les termes usés et les formules recuites.

1) C’est évidemment intéressant de faire remarquer qu’il y a des êtres qui n’étant pas dans la position de celui qui ignore, non aucune raison de s’engager dans une analyse,

2) C’est tout aussi intéressant de dire qu’il y a des êtres, lesdits innocents, à qui il ne serait encore rien arrivé, pour qui rien ne serait advenu (qui rejoindraient directement les limbes s’ils venaient à disparaître, puisque l’innocent qui meurt rejoint les limbes). C’est intéressant de dire qu’il y a en somme des êtres pour qui quelque chose n’est pas advenu, des êtres pour qui rien n’a fait évènement.

3) C’est intéressant de faire valoir qu’il faut essayer d’engager ces dits innocents, dans une dialectique afin qu’il leur arrive, avec nous, quelque chose. Il faut s’engager d’abord soi-même dans des actes ou des paroles qui vont en entraîner d’autres. Il s’agit de les entraîner dans un espace où actes et paroles vont avoir des conséquences et vont constituer une histoire.

Le bon usage de ces termes, innocents, déssolés, habités par la rupture est, à mon avis, une question d’à propos. Leur bon usage dépend du moment, du lieu, du public, des circonstances.

Moi-même, pas plus tard que la semaine dernière, à l’hôpital de jour, où nos échanges sont parfois confits dans une épaisse graisse de formules psy et de vocabulaire psychopathologique, j’ai utilisé ce terme d’innocent et parlé d’êtres habités par la rupture. Et ça a permis de décaler le débat. Mais en d’autres lieux, par exemple, il m’est arrivé de mettre en avant des critères psychopathologiques tirés de la grande tradition psychiatrique, soit pour faire pièce à une approche type DSM, soit, comme dans une Maison d’Accueil Spécialisée, où après avoir choqué en utilisant le terme de fou (que je pensais moins chargé) j’ai dû parler de schizophrènes. Le terme de fou renvoyant les AMP de cette MAS à un statut de gardien d’asile.

 

B) Le premier point de contact avec Roland s’est certainement fait autour d’une préoccupation commune sur comment faire avec ces jeunes qui ignorent qu’ils ignorent. Comment faire avec des jeunes quand il n’y a pas de demande, et d’ailleurs souvent pas vraiment de plainte non plus ?

– Cette dimension de l’absence de demande était quelque chose à quoi j’ai d’abord été concrètement confronté, non pas avec ces jeunes de Thélèmythe ou d’En-Temps, mais avec des personnes que l’on dit psychotiques dans des appartements thérapeutiques où je suis resté 20 ans, d’abord comme éducateur puis comme directeur. Le constat extrêmement basique que je faisais tous les jours était la difficulté qu’il y avait à les adresser vers des lieux de soins. Mais par contre, dans cet endroit où il s’agissait de les accompagner dans la vie quotidienne, ils nous parlaient beaucoup, il nous prenait facilement comme témoin de leurs délires ou de leurs hallucinations. Ce dont je faisais l’expérience là, était cette particularité que le transfert psychotique était d’abord un transfert au psychotique. Parler de transfert au psychotique, c’est le dire dans les termes d’un article de Jean Allouch de 1992 « Vous savez il y a un transfert psychotique ». J’aurais pu le dire dans les termes de Françoise Davoine, qui parle de transfert psychotique comme impliquant de faire un mouvement vers… Davoine parle de ce transfert en se référant, entre autres, à un conte de von Kleist et du mouvement à faire vers ces marionnettes déshabitées qui hantent les asiles[3].

– Ce mouvement à faire vers était quelque chose qui était clairement perçu par bien des analystes depuis longtemps, mais qui, du fait de l’anathème freudien jeté sur le transfert dans les psychoses, a été, et est d’une certaine façon, toujours à redécouvrir[4]. Par exemple, au début des années 60, F. Perrier, dresse un bilan des pratiques dans un article intitulé « Psychothérapies de la schizophrénie ». Il y fait le constat que toutes ces pratiques mettent en avant que pour entrer en contact avec quelqu’un qui ne demande rien, ce qu’il nomme « activisme thérapeutique initial » est incontournable. Mais il pointe aussi ce qu’il considère, à juste titre, comme une impasse de cet activisme. Le thérapeute pris dans une relation duelle avec quelqu’un qui ne demande rien, va, au bout du compte, toujours être conduit à fournir quelque chose à son patient, voire à se substituer à lui dans ses décisions. Cela positionne très rapidement, écrit-il, le thérapeute « comme dispensateur des réparations gratifiantes » et comme « pourvoyeur des rations affectives ». J’ai consacré une année d’un séminaire intitulé « Transférer sans fournir » à cette question de la possibilité d’instaurer un transfert psychotique, sans nécessairement verser dans cette attitude oblative.

– Face à ce risque Perrier propose alors une cure à deux thérapeutes où il s’agit moins, dit-il, « d’opposer l’éventuel activisme de l’un au non-interventionnisme de l’autre que de souligner […] la valeur de l’absence de l’un lors de la présence de l’autre. » Il n’est pas inintéressant de constater que le même type de dispositif à deux intervenants a aussi été inventé, de façon il me semble tout à fait indépendante de la proposition de Perrier, pour essayer d’accueillir et d’attraper quelque chose avec ceux que votre séminaire a choisi d’appeler innocents. Le premier étant Phillipe Jeammet avec la thérapie qu’il appelle bifocale. Elle est d’une construction moins subtile que ce que proposait Perrier, puisqu’il ne s’agit pas en l’occurrence de dégager la valeur que peut prendre l’absence d’un des thérapeutes sur fond de la présence de l’autre, mais plus prosaïquement de confier à l’un l’intervention active concernant les aspects sociaux, médicaux et scolaires du patient et à l’autre la thérapie proprement dite. Je ne sais d’ailleurs pas à quel point Jeammet a donné une réalisation institutionnelle concrète à son idée. C’est également sur deux intervenants que repose le dispositif Thélèmythe. La partition s’y fait encore d’une autre façon. Il y a bien un partage entre référent administratif et référent thérapeutique, mais celui qui assure les accompagnements concrets est le référent thérapeutique. C’est-à-dire que l’accompagnement concret n’est pas conçu comme un obstacle à cette fonction d’accueil à essayer de ménager à leurs dires, mais il est au contraire conçu comme un support à cet accueil.

 

C) Un autre point fondamental d’accord avec Roland a certainement été cette idée qu’il y a des êtres pour qui quelque chose n’est pas advenu, pour qui quelque chose n’a pas fait événement. Pour moi ce genre de formulation est aussi directement issu de mon expérience avec les psychotiques en appartements thérapeutiques, où je voyais bien que faisait sans cesse retour quelque chose qui n’avait pas trouvé d’inscription, qu’il ne servait à rien de s’obstiner à essayer d’amener au jour un refoulé, qui n’existait pas, et qu’il était plus constructif, c’est le cas de le dire, d’essayer de construire une histoire avec eux. Je ne sais pas dire exactement quand, et chez qui, apparaît historiquement cette idée qu’avec les psychotiques, en l’absence de refoulé, on ne va pas viser une levée de l’oubli. Il faudrait la pister chez Jung, Ferenczi, Federn. Ce qui est certain, c’est que dans les années 50 elle se retrouve chez nombre d’auteurs, et qu’elle est tout de suite couplée à l’importance qu’il y a à donner à « l’actualité du présent thérapeutique plutôt qu’à un revécu dans le transfert ».

Une figure tout à fait exemplaire de cette position dans ces années-là est Andrée Sechehaye qui avait publié un best-seller : Journal d’une schizophrène, où sous forme d’une autobiographie fictive elle relatait le cas Renée, où le tournant des soins s’était fait autour d’un don de pommes. Pour Sechehaye, il s’agissait au travers de ces pommes d’offrir le sein d’une façon symbolique : « un don symbolique qui condensait tout à la fois le sein maternel et l’amour de la mère ». Quelque chose qui n’était là qu’en puissance, quelque chose qui n’avait jamais trouvé à être inscrit, pourrait-on dire, trouvait à s’inscrire, trouvait à se réaliser symboliquement. On retrouve, de façon récurrente et centrale, chez beaucoup (Sechehaye, Benedetti, Issotti, …) à cette époque, cette idée que le schizophrène n’a pas de passé, donc n’a pas d’histoire à raconter et que pour lui le transfert ne représente pas un revécu, mais bien un vécu actuel et nouveau. Il s’agit donc pas tant de revivre dans le transfert quelque chose qui a fait histoire, mais de la constitution dans le transfert d’une histoire actuelle et nouvelle. La question est celle de la création entre le patient et le thérapeute d’une réalité sui generis (Benedetti), de la constitution d’une sorte d’épopée. « Raconte-moi mon épopée » dit Renée à Sechehaye, et son épopée c’est l’histoire de la thérapie (p. 367).

Je ne suis pas un grand lecteur de Winnicott, aussi n’est-ce qu’il y a trois ou quatre ans que j’ai retrouvé cette idée chez lui aussi, dans un article célèbre, « La Crainte de l’effondrement » (article non daté, 1963 ou 1971 ? pp. 210-216.), je cite :

« …la crainte de l’effondrement peut être la crainte d’un événement passé qui n’a pas encore été éprouvé. Cette épreuve est l’équivalent de la remémoration dans l’analyse des névrosés. »,

« L’inconscient dont il s’agit ici n’est pas l’inconscient de la névrose. […] Inconscient veut dire que le moi est incapable d’intégrer quelque chose, de l’enclore. »

En somme :

« Cette chose du passé n’a pas encore eu lieu [elle n’a pas été éprouvée] parce que le patient n’était pas là pour que ça ait lieu en lui. »

Du coup :

« Cette chose du passé non encore éprouvée, le patient le cherche dans le futur.

Dans ce cas, la seule façon de « s’en souvenir » est que le patient fasse pour la première fois, dans le présent, c’est-à-dire dans le transfert, l’épreuve de cette chose passée. Cette chose passée – et à venir – devient alors une question d’ici et de maintenant, éprouvé pour la première fois. C’est l’équivalent de la remémoration, et le dénouement est l’équivalent de la levée du refoulement qui survient dans l’analyse des patients névrosés. »

Plus près de nous, quelqu’un comme Davoine va reprendre cette idée que l’enjeu d’une analyse avec un psychotique ne peut être d’amener au jour un refoulé qui n’existe pas mais de construire une histoire… qu’il sera alors, ajoute-t-elle, possible d’oublier. Pour qu’une inscription se fasse, il faut que ça soit pris dans ce transfert qui est en soi l’élaboration d’une histoire. Dans les termes de Davoine, il s’agit d’instaurer un jeu de langage (terminologie reprise à Wittgenstein), au travers duquel il sera possible d’inscrire ce qui fait sans cesse retour (hallucination donc, mais aussi des actes et des comportements). Pour Davoine ce qui se présente comme retour dans le réel sont des tentatives d’inscription (idée d’une cause finale). Pour elle l’hallucination est une monstration, ou une « définition ostensive » (autre terme de Wittgenstein). C’est-à-dire que ce qui n’a pas pu être nommé va être montré… et sera montré tant qu’une inscription n’aura pas été trouvée.

Exemple d’une telle monstration, ou définition ostensive : dans l’institution en appartements thérapeutiques R. envahit son appartement de fleurs. Un jour, il vient me voir en demandant le remboursement de ces fleurs pour l’appartement. Je regarde la facture et je constate qu’elle vient d’un marbrier, donc de celui qui fait commerce d’articles funéraires. Je m’en étonne et j’apprends que, depuis longtemps, il aimerait aller sur la tombe de ses parents morts, dans des conditions épouvantables, alors qu’il était bébé. À l’entretien suivant il prend le pot de fleur de la salle d’attente et passe tout l’entretien à déplacer ce pot de fleur.

Un tel comportement, dirait Davoine, est comme l’hallucination, une monstration (une définition ostensive), ce qu’elle conçoit comme un moyen de mettre en circulation quelque chose qui n’a jamais trouvé d’inscription, dans le but, dit-elle, précisément de l’inscrire. Il s’agit de faire advenir à l’existence une chose toujours restée à l’état virtuel afin de pouvoir l’inscrire, la nommer.

En d’autres termes encore, ceux de Daniel Bartoli dans son article « La condamnation du sexuel », on pourrait parler d’actuation et dire que ce qui fait retour dans le réel est une mise en acte, que c’est l’actuation d’un énoncé que ça fait exister (que ça fait exister en acte donc), et qu’il y a, à partir de là, la possibilité de prononcer sur cet énoncé un jugement qui n’a jamais pu l’être. Définition ostensive, monstration, actuation, s’équivalent pour dire qu’il s’agit de faire exister en acte un énoncé qui est demeuré virtuel, afin de pouvoir prononcer un jugement dessus.

Un autre exemple, tiré de « Agwî le montre des nuages », nouvelle du prix Nobel Kenzaburo Oé, parue dans Dites-nous comment survivre à notre folie :

À un moment le narrateur rencontre l’ex-maîtresse de D*** qui lui livre avec beaucoup de pertinence la raison d’être de l’hallucination de D***. Elle lui dit que si D*** fait descendre le fils qu’il a perdu, Agwî, des limbes, s’il promène son hallucination de bébé dans Tokyo, et lui parle, c’est pour lui donner des souvenirs.

Il s’agit pour D*** de créer des souvenirs à Agwî, et cela se fait par une mise en acte des promenades dans Tokyo. Il s’agit que s’acte quelque chose qui était resté à l’état virtuel.

Avec les innocents, qui ne demandent rien et qui seraient (tel que vous l’avancez) tout bonnement dans le réel, avec les jeunes de Thélèmythe et d’En-temps, il y a aussi cette idée que quelque chose n’est pas inscrit et que quelque chose fait retour dans le réel sous forme d’actes ou de comportements. Il y a aussi cette idée qu’il s’agit de les faire rentrer dans un transfert, c’est-à-dire dans une dialectique où l’enjeu ne sera pas de lever un oubli, mais de constituer avec eux une histoire (voire que l’événement soit cette expérience avec eux, dans le transfert, de cette chose passée, non éprouvée). Ce qui veut dire, s’il y a constitution d’une histoire, si quelque chose fait événement, la constitution d’un espace où les choses commencent à avoir une conséquence.

 

D) Je suis prêt à suivre Roland pour parler de la double référence à Thélèmythe comme d’un fil tendu sur lequel les jeunes vont apprendre à circuler. Bon, c’est vrai qu’à la métaphore du fil avec ce qu’elle implique de tension, d’image d’équilibriste, de risque de chute, je préfère celle de la scène. Entre les deux référents se déploie une scène. Et je pense que Roland sera d’accord avec moi pour dire qu’il s’agit que, sur ce fil, sur cette scène, à un moment, quelque chose, fasse pour eux événement.

C’est à cet endroit que certains analystes à Thélèmythe sont parfois embarrassés, car ils voient bien comment les jeunes à Thélèmythe actualisent un certain nombre de comportements, un certain type de relation à l’autre, un certain type de relation d’objet. Ils voient bien que cette actualisation à toujours la couleur de leur passé, quel que soit le statut des éléments de ce passé, qu’il soit de l’ordre d’un oublié, ou de l’ordre d’un rejeté, d’un forclos. Et si la couleur de cette actualisation éclaire les analystes de Thélèmythe sur la façon d’accompagner le jeune, ils sont quand même, assez souvent, gênés (nous sommes gênés, je ne m’en exclus pas) car, d’une certaine façon, ils ont du mal à laisser tomber que l’on puisse passer ailleurs que par ce que Freud a promu comme condition de levée du refoulement, c’est-à-dire cette conjonction de la répétition en actes des faits passés, avec le souvenir de ces faits passés.

Dans « Répétition, remémoration, perlaboration » Freud écrit qu’il faut : « Laisser s’effectuer les répétitions pendant le traitement, jusqu’à la conjonction entre cette répétition en acte des faits passés et le souvenir. » Cette conjonction de la répétition en acte des faits passés et le souvenir est le moment où le cheval sauvage qu’est le transfert (c’est ainsi que Freud en parle dans ce texte) va rentrer dans l’enclos. C’est le moment où l’agieren, en quoi consiste justement la répétition, agieren sans ressouvenir (le sujet ne se souvient pas, il agit à la place, dit Freud), et dont on peut parler comme de transfert sans analyse, va devenir transfert avec analyse. C’est-à-dire au moment de conjonction entre cette répétition en acte des faits passés (l’agieren) et le souvenir. Les analystes à Thélèmythe peuvent avoir du mal à concevoir qu’un sujet puisse sortir de la répétition, ou sortir de la réactuation, pour donner un statut au retour de ce qui n’est pas de l’ordre du refoulé mais du forclos, sans en passer par l’interprétation, en tout cas sans en passer par le re-souvenir.

D’une certaine façon, les psychanalystes ne veulent pas que « se souvenir » passe aux oubliettes. Ils restent souvent prisonniers de cette idée qu’il faut, disons pour aller vite, parler de son enfance et que c’est à partir de là qu’il faut interpréter.

Or, à Thélèmythe il ne s’agit pas d’interpréter, même si à l’occasion ça peut arriver, que d’essayer de délivrer à ces jeunes des paroles ou de poser des actes, ou d’effectuer avec eux des actes, qui soient en rapport avec ce qu’ils mettent eux-mêmes en jeu, qui résonnent avec ce qu’ils mettent en jeu. Et cela est vrai quel que soit le statut de ces actes, qu’ils reviennent sous forme d’une répétition ou qu’ils fassent retour sous forme d’une actuation.

Il s’agit de témoigner par nos dires ou par nos actes que quelque chose de ce qu’ils mettent en jeu a bien été reçu, a bien été entendu.

Il ne s’agit donc pas à Thélèmythe d’interpréter, mais de se décaler par rapport à ce qu’ils agissent.

Il s’agit d’introduire du jeu par rapport à leurs agissements pour qu’ils aient, eux, la possibilité de jouer une autre réplique que celle que ces agissements exigeraient. Il s’agit, en général, de ne pas donner la réponse que ces agissements (ou ces scénarii) appelleraient. (exemple de Sarah, enfant maltraitée, nous poussant clairement à bout pour se faire maltraiter, et au bout du compte exclure de Thélèmythe. Comme d’ailleurs elle poussait école, employeur, amies et petits amis à bout, jusqu’à la baffe, jusqu’à l’humiliation. Et dans une structure moins ouverte que Thélèmythe, où le jeu des absences et de ses provocations n’aurait pu se jouer aussi facilement, comme dans un foyer par exemple, elle aurait obtenu sa baffe, sa punition, son exclusion. Mais à Thélèmythe, j’ai pu accepter de ne la voir qu’une dizaine de fois en presque deux ans, tout en l’attendant toujours deux fois par semaine, sans que le fil ne rompe.)

Au bout du compte, si certains analystes se sentent un peu en porte-à-faux à Thélèmythe, c’est peut-être, d’abord, parce qu’ils se font une fausse idée de l’oubli, et à partir de là, une fausse idée de ce que faire événement pour un fait veut dire. Je parle des analystes, mais c’est peut-être encore plus vrai pour des psychothérapeutes d’autres obédiences, qui sont, encore plus que les analystes, pris dans cette idée qu’on interprète à partir du souvenir d’enfance.

Ils oublient que l’oubli n’est pas l’absence de la mémoire.

Comme Freud le remarque, toujours dans « Répétition, remémoration, perlaboration » : « L’oubli d’impression de scènes, d’évènements vécus se réduit généralement à une « dissociation » de ceux-ci. Lorsque le patient vient à parler des faits oubliés, il omet rarement d’ajouter : ”À vrai dire, je n’ai jamais cessé de savoir tout cela, mais je n’y pensais pas” »

Freud va dire que l’oubli, ce n’est pas qu’on n’ait pas les choses en mémoire, mais c’est bien plutôt qu’on les isole les unes des autres, et que donc on s’épargne les conclusions à en tirer.

C’est-à-dire que ne pas se souvenir (donner dans la répétition, donner dans l’agieren) c’est faire en sorte que les faits ne fassent pas évènements. C’est moins les exclure de la mémoire (que l’on a en fait) que de l’existence du sujet.

Or que quelque chose soit réintégré à l’existence d’un sujet, c’est-à-dire que des faits fassent évènement pour lui – soit ce que nous venons de rappeler avec Freud comme un équivalent de la levée de l’oubli – ne nécessite pas nécessairement d’en passer par le souvenir et l’interprétation. À Thélèmythe, ça peut se produire quand dans un accompagnement, dans un faire avec, décalé par rapport à ce qu’ils ont connu, le décalage produit une rupture dans les agissements qu’ils mettent en scène, et qu’ils peuvent, à partir de là, avancer une réponse autre que celle que cet agieren commanderait.

 

[1] « Le sujet qui vient en analyse se met comme tel dans la position de celui qui ignore. C’est à un tel schéma, à une telle représentation que peut être rapporté ceci, qui fait que premièrement c’est uniquement dans la dimension de l’être, et non pas du réel, que peuvent s’inscrire les trois passions fondamentales dont vous avez peut-être entendu l’énumération et le registre, et qui font que nous sommes dans le plan humain quand [?], s’institue l’analyse du seul fait qu’il s’agit de l’être et pas de l’objet. Ainsi se créent : à la jonction du symbolique et de l’imaginaire la passion ou la cassure, si vous voulez, ou la ligne d’arête qui s’appelle l’amour; à la jonction de l’imaginaire et du réel, celle qui s’appelle la haine; et à la jonction du réel et du symbolique, celle qui s’appelle l’ignorance. Et qu’est-ce que nous appelons l’institution, d’emblée, avant tout commencement de l’analyse, de quelque chose qui est déjà de l’ordre du transfert, le côté déclenché, foudroyant de l’existence de cette dimension, avant qu’il ne se soit lié rien de ce qui peut se dégager dans les marges, les franges de ce concubinage qu’est l’analyse ? Si, d’ores et déjà, sont virtuellement présentes ces deux possibilités, et justement au début dans leur forme extrême de l’amour et de la haine, elles ne sauraient être conçues que dans ce registre, et avec l’accompagnement de ce quelque chose qui va tellement de soi que justement on ne le nomme pas dans les composantes primitives du transfert, et qui est justement l’ignorance en tant que passion. C’est-à-dire en tant qu’elle est instituée comme telle au fondement de la situation. Le sujet qui vient en analyse se met comme tel dans la position de celui qui ignore. Il n’y a pas d’entrée possible dans l’analyse – on ne le dit jamais, on n’y pense jamais – sans cette référence; et elle est absolument fondamentale. C’est exactement dans la mesure où la parole progresse – c’est-à-dire où ce quelque chose qui est la pyramide supérieure s’édifie, ce quelque chose dont peut-être la prochaine fois, quand nous serons assez avancés, je vous montrerai la correspondance avec ces trois faces, qui n’est autre justement que l’élaboration de la Verdrängung, la Verdichtung et la Verneinung que se réalise cet être, bien entendu absolument non-réalisé au début de l’analyse, comme au début de toute dialectique; car il est bien clair que si cet être existe implicitement, et d’une façon en quelque sorte virtuelle, l’innocent, celui qui n’est jamais entré dans aucune dialectique, n’en a littéralement aucune espèce de présence de cet être, il se croit tout bonnement dans le réel. » Lacan, séminaire, juin 1954

[2] Un autre inconvénient au terme d’innocent est l’opposition dans lequel il se trouve avec le terme de coupable. Celui qui cesse d’être innocent, qui cesse de non nocere, c’est-à-dire qui cesse de ne pas « pas nuire » devient coupable. C’est un peu embêtant de situer sur un tel axe innocent – coupable ceux qui ont souvent affaire à la délinquance et qui sont souvent déclarés coupables. On objectera que le problème pour eux est souvent d’être déclarés coupables sans se sentir d’aucune façon coupable. Cette remarque, qui n’est pas dénuée de bons sens, a néanmoins ses limites car elle est de celles qui viennent automatiquement dans les institutions et, le plus souvent (en tout cas c’est ce que mon expérience de superviseur dans les institutions m’a permis de constater) pas pour penser que le sujet concerné pourrait accéder à une culpabilité, mais pour discriminer entre la catégorie de ceux qui seraient accessibles à la culpabilité et ceux qui ne le seraient pas. Et nous revoilà dans la psychopathologie : les névrosés accédant à la culpabilité, les psychotiques plutôt pas et les pervers assurément pas.

[3] François Davoine, La folie Wittgenstein, Paris, EPEL

[4] Ce qu’il y avait d’intéressant dans l’article d’Allouch, ou dans ce qu’il en a repris dans Marguerite ou l’Aimée de Lacan, c’est qu’il formalisait ce mouvement à faire vers le psychotique avec une écriture, celle du mathème du transfert : un seul mathème, mais deux lectures différentes suivant que l’on parlait du transfert à la mode névrotique ou à la mode psychotique. Ce recours au mathème donnant un appui sérieux pour ne pas retomber dans l’ornière sans cesse ouverte par la position de Freud soutenant que, faute de transfert, les psychoses ne rentraient pas dans le cadre de la cure analytique.

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