Respecter la rupture est un exercice de l’inhabitable. Faire l’expérience de l’inhabitable est un exercice collectif, puisque mettre en pratique l’inhabitable en solitaire est mortel.
La question du commun n’est pas qu’une curiosité intellectuelle. C’est une question que se posent tous ceux qui sont en contact avec ce que R. Lethier appelle « la rupture ». Rupture, fracture avec le collectif. À la limite de l’humain, à la frontière du langage, la question revient, et nous invite à explorer les marges, à inventer d’autres façons d’être avec, à essayer des gestes qui, à l’écart de la normalisation, permettent que « la vie ne se limite pas à l’identité ». Plus facile à dire qu’à faire. Est-il possible de produire un commun (un être avec) qui n’essaye pas de dompter ni d’adapter les singularités, de les figer dans les limites de l’individu ou du groupe identitaire, et ainsi, de lui permettre d’héberger une part d’altérité ? Cette question est, je crois, ce qui nous pousse à nous réunir pendant ces journées. Un commun de cette sorte semblerait être tout à fait peu commun.
Je propose ici de formuler cette question en suivant le chemin emprunté par Agamben dans La communauté qui vient : « Décisive est ici l’idée d’une communauté inessentielle, d’une solidarité qui ne concerne en aucun cas une essence. »[1]. Selon lui, cette communauté serait solidaire d’une singularité quelconque. La réunion de deux mots qui sonne comme un exploit, parce qu’ensemble, ces deux termes permettent d’aborder la question de la singularité non pas dans le sens d’une propriété d’exception (« unique en son genre ») mais par le versant du « quelconque » … ce quelconque (quodlibet ens), « n’est pas « l’être, peu importe lequel », mais « l’être tel que de toute façon il importe »[2]. Associer le quelconque et le singulier nous invite à nous éloigner de l’habitude mentale de détacher un individu identitaire du singulier, à enfermer le singulier dans une représentation, à définir une appartenance par attribution (« il est fainéant », par exemple, « il est noir », « c’est un drogué », « il est jeune »)
Il convient de situer le singulier comme un tiers qui détruit le binarisme de l’universel et de l’individuel : « Le quelconque dont il est ici question ne prend pas, en effet, la singularité dans son indifférence par rapport à une propriété commune (à un concept, par exemple : l’être rouge, français, musulman) ; il la prend seulement dans son être telle qu’elle est. »[3] La singularité quelconque est d’un autre ordre, c’est un élément tiers, irréductible au fonctionnement binaire partie/universel… [4]
D’autre part, les singularités quelconques ont lieu… « L’avoir-lieu, la communication des singularités dans l’attribut de l’étendue, ne les unit pas dans l’essence, mais les disperse dans l’existence. »[5] Donc, la singularité quelconque quelque chose de tiers, elle est telle quelle, elle a lieu. (Ce que l’on peut entendre comme sa relation avec l’étendue, un espace, et comme ce qui « a lieu », se passe) …
La singularité quelconque, entre le commun et le propre
Les linguistes distinguent la langue, les systèmes de signes que possède une communauté linguistique, intention d’identité, condition indispensable de la compréhension et la parole, manifestation personnelle qui individualise le rôle de chacun des interlocuteurs.
La singularité, elle, ne pourrait entrer dans la distinction entre la puissance de la langue comme élément commun et l’élément de parole comme élément individuel, le singulier apparaîtrait ici à la frontière d’un dire qui n’est ni propre ni commun. Cela sort bien de la bouche de quelqu’un. Quelconque ? Cela efface le contour de l’auteur-je, peu importe qui parle… “no importa quien” « n’importe qui », ni moi, ni toi, ni qui…
Le passage de la puissance à l’acte, de la langue à la parole, du commun au propre, a lieu chaque fois dans les deux sens selon une ligne de scintillement alternatif où nature commune et singularité, puissance et acte échangent leurs rôles et se pénètrent réciproquement. L’être qui s’engendre sur cette ligne est l’être quelconque.[6]
Le passage. La singularité quelconque se situe donc dans le passage du commun à l’individuel. Entre. Un impersonnel qui n’est pas strictement anonyme, mais qui a bien besoin d’un champ d’indétermination pour émerger…
Le passage, cela ouvre un espace de suspension, d’arrêt, pas-de-sens?, une partie du sens se détache ; et il se produit un dire, il se passe un événement singulier.
« Selon une ligne de scintillement alternatif », c’est la ligne du quelconque. (Agamben donne deux exemples : les visages et les calligraphies)
Lalangue singulière-commune
Dans les années 72-73, Lacan, otra vez, encore, déstabilisait en s’écartant de ses propres dits. À cette époque, était née comme un errement, comme un balbutiement dans son dire : lalangue (04/11/71) … Dans le séminaire Encore, il est question de lalangue :
« L’inconscient est un savoir, un savoir-faire avec lalangue. Et ce qu’on sait faire avec lalangue dépasse de beaucoup ce dont on peut rendre compte au titre du langage… cela va beaucoup plus loin… lalangue nous affecte d’abord par tout ce qu’elle comporte comme effets qui sont affects » [7] Lalangue serait-elle sur cette ligne de la singularité, puisque, tissée par le lalala qui nous forme en tant que corps, elle ne provient ni d’un je ni d’un sujet énonciateur mais c’est elle qui produit cet intervalle que l’on a appelé un sujet ? Quand quelque chose de singulier émerge, cela nous affecte.
Pour G.Giorgi, la singularité quelconque est celle qui émerge là où la vie déborde ou dépasse les mécanismes d’assujettissement du biopouvoir. Et c’est alors qu’apparaît un paradoxe qui traverse la question de la singularité quelconque : sa relation avec le langage. D’une part, le langage normalisé, auquel échappe la singularité, puisque c’est une anomalie, qui ne respecte pas la distribution des espèces, des familles et des identités. Mais dans le même temps, le langage est ce qui permet (avec ses limites, ses mutations, ses possibilités d’être emmené au-delà du signifié, d’être brisé) l’apparition de singularités. Giorgi met là l’accent sur ce qui dépasse le dit, l’acte même de dire. (Entre phoné et logos, dit-il)
Ce lalala de lalangue n’est ni privé pi public…c’est une voix plurielle et unique… et il apparaît quand le logos se brise ou se tait.
Dire singulier
Dans le même séminaire cité précédemment, Lacan parle du dire : « ce dire, après tout, n’est pas du champ de la linguistique … le dire est justement ce qui reste oublié derrière ce qui est dit dans ce qu’on entend ».
Mais ce que l’on fait du dire reste ouvert. On peut faire beaucoup de choses avec les meubles, par exemple à partir du moment où l’on a été victime d’un pillage ou d’un bombardement ».[8].
Avons-nous réellement tiré les conséquences du fait que le dire n’appartient pas au champ de la linguistique, que le dire est ce qui est oublié derrière le dit, derrière ce que l’on comprend/entend ?
Je ne sais pas, mais moi je pense que ce n’est pas toujours le cas. En l’an 2000, je travaillais au sein d’un programme prenant en charge des jeunes à la rue et dans un refuge de nuit pour ces jeunes. Cela a été le déclenchement. Le fonctionnement du Refuge présentait des anomalies. Nous étions en train d’essayer de le normaliser. C’était un soulagement quand quelque chose entrait dans le collectif (quand nous trouvions une tante qui acceptait de prendre le jeune chez elle, un travail, une école qui accepte de les accueillir). Mais tout effort de contention était vain et explosait en mille morceaux. La plupart de ces jeunes avaient connu la rue, l’enfermement dans des institutions correctionnelles, la misère noire, pas en elle-même mais par la rupture des liens, la vie « en gang ». Un jour, j’avais accompagné Cristian dans un centre de traitement des addictions. Au retour, il insistait pour que nous allions au centre des grands brûlés : il « voulait voir les brûlés ». À chaque fois, il insistait. Je me demande si ce n’était pas un dire… et si ma réponse, équilibrée, « sensée », ne s’est pas arrêtée au dit. Que ce serait-il passé si nous avions passé (qui, nous) ce seuil ? (Si, d’autre part, nous étions, sommes à ce seuil, c’était en l’an 2000, en Argentine, au centre pour mineurs, l’enfer et la vie quotidienne sont souvent proches). Si c’était peut-être la possibilité que l’étrange, ou son extrême l’inhabitable, puisse être placé, puisse avoir lieu. Peu importe où nous allions, l’important est ce qui se passait pendant ces déplacements, la possibilité d’entrer, littéralement dans cette « zone de survie ».
On peut peut-être proposer ici la singularité quelconque comme une zone, une oscillation, ou comme une ligne, toujours en excès par rapport au nommable, et qui apparaît dans cette « zone de voisinage entre nous-mêmes et ce que nous sommes en train de devenir »[9]
Je reviens à ce sujet du dire parce qu’on insiste souvent sur la difficulté de l’analyse avec quelqu’un qui « ne parle pas ». Mais, et si le dire n’était pas le contenu de l’énoncé, et si ce n’était pas seulement une question de mots ? On tait ce que l’on est incapable de dire. Ou on le montre. « pour voir la blessure, il faut la toucher ». Comment dire une blessure ? Un silence soutient souvent l’intensité de ce que l’on dit. Je pense au témoignage, selon Didi Huberman : « … (Les silences dans le témoignage) sont des événements dans la parole. Des événements à la fois singuliers et collectifs, propres à celui à qui les mots manquent, mais adressés à tous ceux qui acceptent d’écouter, dans les failles du discours, le désir ardent d’ouvrir toujours plus les limites du dicible »
L’année suivante, lors du séminaire que nous venons de citer, Lacan insiste plusieurs fois sur la question du dire. « Un « dire » est de l’ordre de l’événement. C’est pas un événement survolant, c’est pas un moment du connaître. Pour tout dire, c’est pas de la philosophie. C’est quelque chose qui est dans le coup. Dans le coup de ce qui nous détermine en tant que c’est pas tout à fait ce qu’on croit. »[10]
Si le dire est de l’ordre de l’événement, ce n’est pas uniquement une question de langue. Peut-il y avoir un dire sans paroles ? Un dire qui prendrait la forme d’un acte ?
Un dire passe comme « en contrebande », ce qui suppose que le langage serait le commerce légal.
Je pense que l’on pourrait concevoir une singularité (quelconque) qui ne serait pas liée au signifiant comme une pure différence d’opposition, ou en tout cas, comme une différence qui ne part d’aucune identité ou similitude (qui ne vient ni ne va vers la même chose). Jullien laisse de côté le mot différence et propose un autre mot pour le dire : L’écart dont parle Jullien est un contournement, un hiatus, une déviation, et donc ce n’est pas le S1, mais l’essaim: un, un, un, un quelconque… ainsi, on peut lire « il y a un », cela ne fait pas un, cela ne fait pas une unité, sans être toutefois un trait spécial, unique, c’est le quelconque. (Le trait est unaire, pas unique, dit Lacan dans L’ identification).
Selon Allouch cela « demanderait un deuil – non pas le deuil de quelque chose d’extérieur – mais le deuil de ce qui fait que chacun est celui qu’il est et pas un autre. Autrement dit : en tant que sujet, je ne suis pas un signifiant, je me caractérise pas, comme les signifiants de Saussure, par le fait d’être tout ce que les autres ne sont pas ». Ce deuil ne serait-il pas l’expérience de l’analyse ?
Du côté de l’analyste ou de celui qui rentre dans le champ de l’inhabitable, adopter une position « quelconque » permettrait plutôt une « dis-position », une disponibilité. Un mode dans lequel il serait possible de se laisser emmener (un culbuto disait Sonia). « Dans le préfixe de la disponibilité, on n’entend pas uniquement la suppression de toute opposition, mais également la diffraction dans toutes les directions de la “position” et au final sa propre dissolution » (Jullien). Se prêter à être quelconque, ne pourrait-on pas envisager le transfert de cette manière ?
Pour moi, la singularité quelconque ce n’est pas ce qui nous distingue de l’autre à partir de notre identité. Dans tous les cas, cela a un rapport avec l’autre, dans une tension ouverte dans l’entre… vivre allégé de soi-même, du toi-même, quel commun cela pourrait-il former ?
J’écris commun singulier, je mets le doigt sur le blanc entre ces deux mots. J’interroge cet espace « entre ». Comment quelque chose qui concerne le commun pourrait-il apparaître dans le silence momentané de certains mots singuliers ?
Deleuze dit : « Il n’y a pas d’événements privés, et d’autres collectifs ; pas plus qu’il n’y a de l’individuel et de l’universel, des particularités et des généralités. Tout est singulier, et par là collectif et privé à la fois, particulier et général, ni individuel, ni universel. Quelle guerre n’est pas l’affaire privée ? Inversement, quelle blessure n’est pas de guerre, et venue de la société toute entière ? Quel événement privé n’a pas toutes ses coordonnées, c’est-à-dire toutes ses singularités, impersonnelles, sociales ? »
Il nous faudrait une communauté de la fissure, comme dit Pierre Zaoui dans La traversée des catastrophes, pour expliquer « comment les chocs les plus efficaces, les plus féconds, les plus profonds pour tous les hommes peuvent s’avérer être les plus silencieux, les plus imperceptibles, les moins collectifs ».
[1] G.Agamben, La comunidad que viene, Pre-textos, Valencia, 1996, pag.18[2] G. Agamben, Ibidem, pag. 9
[3] G. Agamben, Ibidem, pag. 9
[4] J. Lacan, Problemas cruciales… 7 de abril de 1965: “Es posible articular el estatuto del nombre propio no como una connotación cada vez más cerca de lo que, en la inclusión clasificatoria llegaría a reducirse al individuo, sino al contrario, como el colmamiento de ese algo de otro orden que en la lógica clásica se planteaba a la relación binaria de lo universal a lo particular como algo tercero e irreductible a su funcionamiento, esto es como lo singular”
[5] G. Agamben, Ibidem, pag. 18
[6] G. Agamben, Ibidem, pag. 19. “Común y propio, género e individuo, son únicamente las dos vertientes que se precipitan a los lados de la cima del cualsea. Como en la caligrafía del príncipe Myskin, en El Idiota de Dostoyewski, que puede imitar sin esfuerzo cualquier escritura y firmar en nombre de otros (el humilde Igúmeno Pafnuzio ha firmado aquí»), el particular y el genérico se tornan aquí indiferentes, y justo ésta es la «idiotez», esto es, la particularidad del cualsea”.
[7] J. Lacan, Otra vez/Encore, clase del 26 de junio de 1973, versión crítica de Ricardo Rodríguez Ponte
[8] J. Lacan, Otra vez/Encore, clase del 19 de diciembre de 1972 : “le dire est justement ce qui reste oublié derrière ce qui est dit dans ce qu’on entend”, también en L’étourdit:: Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend — pero no está de más recordar que en francés on entend remite tanto a “se escucha” como a “se entiende”, “se comprende”.
[9] Deleuze, G. Crítica y clínica, Editora Nacional, Madrid 2002. pag. 11 y 12. “...devenir no es alcanzar una forma (identificación, imitación, mímesis) sino encontrar la zona de vecindad, de indiscernibilidad o de indiferenciación tal que ya no quepa distinguirse de una mujer, de un animal o de una molécula: no imprecisos ni generales, sino imprevistos, no preexistentes, tanto menos determinados en una forma cuanto que se singularizan una población… el devenir es siempre entre…entre los sexos los géneros o los reinos, algo pasa”.
[10] Lacan, Jacques, Seminario “Les non dupes errent” clase del 18/12/ 73 versión I. Agoff, EFBS, pag. 47. “Un « dire » est de l’ordre de l’événement. C’est pas un événement survolant, c’est pas un moment du connaître. Pour tout dire, c’est pas de la philosophie. C’est quelque chose qui est dans le coup. Dans le coup de ce qui nous détermine en tant que c’est pas tout à fait ce qu’on croit.