Je vais débuter en reprenant un extrait d’un texte de H Peretti, où elle distingue la différence entre les deux traductions proposées en espagnol pour le terme allemand unheimlich, et la traduction française de ce même terme. Unheimlich en espagnol se traduit par siniestro (lopez ballesteros) sinistre et par ominoso (amorrortu) : funeste. Mais en français la traduction proposée par Bertrand Feron en 1933 c’est « l´inquietante étrangeté », laquelle ouvre une large gamme de significations possibles. Alors que les deux termes proposés pour traduire unheimlich en espagnol (ominoso et simiestro) lui donnent un côté catastrophique.
Si l’on décompose l’inquiétante étrangeté, on a d’un côté l’inquiétude : ce que trouble, que produit conmotion, et de l’autre l’étrangeté : la chose étrange, étrangère, extraordinaire. Étrange = se dit de quelque chose d’étranger à la nature ou à la condition d’une chose, exactement ce qui nous intéresse !
En organisant des programmes, en mettant des ressources à disposition, en soutenant des équipes de professionnels, les États prennent en charge ces vies qui n’évoluent pas selon une organisation en accord avec les modes de vie actuellement hégémoniques. C’est ces vies que nous croisons dans les institutions et/ou les dispositifs dans lesquels nous travaillons. Des vies dont on suppose qu’elles nécessitent notre intervention, que nous devons aider, que l’on nous demande de « normaliser », que l’on soit d’accord ou non. Cela soulève donc des questions : normaliser, est-ce inclure ? Le but est-il que ce qui se passe hors de l’organisation culturellement hégémonique, entre, s’adapte?
Notre culture nous propose le corps comme le lieu d’un individu humanisé, ce qui peut être une autre façon de dire civilisé, discipliné. Si le mécanisme de « normalisation », qui fabrique un type particulier de subjectivation, fonctionne, alors on peut parler d’individu, d’identité, d’appartenance à un groupe, à une classe. Il y a une transparence et une organisation proposée et en même temps attendue et exigée. Et au milieu de tout cela, il y a notre travail, non seulement notre travail mais aussi dans la vie, nous sommes confrontés à des expériences qui sont dehors, qui excèdent l organise. Giorgi dit que cela qui n’est pas lisible, pas classifiable apparaît comme le monstrueux, l’animalisè, l’impersonnel, mais également comme une force qui traverse les constructions normatives de l’individu et de l’humain. Alors, « l’humain » (en tant que concept) n’est pas une nature, c’est une construction et une construction normalisatrice, et la vie apparaît comme un défi et un excès de ce qui fait de nous un être socialement lisible et politiquement reconnaissable.
En rencontrant ces modes de vie, notre point de partie c’est peut-être inévitablement nos propres catégories en essayant de lire, de décoder, de comprendre ce que nous avons en face de nous, en essayant de distinguer de quoi il s’agit, et plus encore surtout de qui il s’agit, en espérant parvenir à individualiser, situer avec qui nous sommes.
Nos catégories sont toujours vides lorsqu’il s’agit de rendre compte de l’expérience de la rencontre avec cet autre. Quand je ne sais rien du corps auquel je suis confrontée, je génère des signes sur lui, et plus je le remplis de signes, moins je le connais. Ces signes que je crée, s’ils peuvent sembler différents, répondent en réalité à des coordonnées évidentes, lorsqu’une intensité filtre, déborde les signes, et que ce que l’on attend de l’autre, et ce que l’on attend de soi-même ne se produit pas, alors… Comment se rencontrent deux corps ? Dans le cadre de cette question, les catégories bloquent des possibilités de donner lieu à la rencontre, de regarder les intensités en jeu, les lignes de forces qui traversent la situation. Il ne s’agit pas des caractéristiques.
Comment serait-il possible, alors en cette époque qui prétend à la transparence, de donner lieu à une zone d’indistinction, d’arrêter de persister à catégoriser, de prétendre encadrer en permanence. Nous, qui habitons dans les espaces psy, nous pourrions l’interpréter comme s’abstenir de l’attribution de gestes, de faires, de modes, de recours à une entité clinique prédéfinie, ce qui est une façon spécifique d’identifier, de faire référence à un commun. C’est à nous que revient le travail de démontage des mécanismes à partir desquels nous séparons et nous distinguons le normal/l’anormal, le malade/ le sain, le productif/l’improductif, le différent/le similaire, l’enfant/l’adulte, l’homme/la femme, l’humain/le non-humain. Démonter les catégories pour donner lieu à une rencontre avec le vivant, pour donner lieu à des figures simultanées qui semblent incompossibles entre elles et qui ne le sont pas dans la mesure où elles apparaissent ensemble, chez la même personne ou au même moment, pendant la même expérience, donner lieu à cette multiplicité qui n’est pas incompossible mais qui est incompatible avec toute illusion d’identité fixe.
Le contact avec cela nous pousse à ouvrir une dimension de recherches et d’expériences incessantes dans lesquelles chaque chose ne se lit pas par sa référence à d’autre qui l’explique. Arrêter de penser que lorsqu’il n’y a pas de rencontre avec un “individu” socialement lisible, il n’y a rien, que lorsque je rencontre des modes de vie qui ne correspondent pas à la “normale”, la seule chose à faire est de les faire cadrer. Citation de Giorgi “Comment défaire, comme résister aux mécanismes d’inscription et de subjection du vivant? (…) Comment penser les catégories, les pratiques, les stratégies qui, sans nier la constitution politique des corps, nous permettent d’imaginer et d’articuler de nouveaux domaines d’autonomie et de subjectivation, ainsi que d’autres façon d’entrer en relation avec le vivant ?”.
Cela fait un moment que je me demande si cela vaut pour ces vies qui sont visiblement hors de la « normalité », ou s’il s’agit de la vie, non pas de la vie de ces autres, dont les États s’occupent, ni de la vie de quelqu’un, mais de du vivant tout simplement. Et je continue de me demander : si on appelle quelque chose la perte, est-ce parce que nous supposons un entier à un moment ou un lieu donné, bien que cela soit un mythe ? Si quelque chose est anormal, est-ce en lien avec le normal ? Toutes sont des catégories d’exclusion en fonction desquelles on est dedans ou dehors, dans un lieu ou un autre. Cela change si nous pensons en expériences, en affects, en façons d’être, si nous arrêtons de supposer qu’il y avait autrefois un corps pur qui se heurte au langage. Si nous arrêtons de dire qu’il s’agit de symboliser, d’attraper, de civiliser, de ranger, d’organiser, etc. « quand Foucault définit la vie comme une possibilité d’erreur et une capacité d’écart, il ouvre (…) un espace non-subjectif, a-personnel où la centralité du “je” comme instance de classement de l’expérience est remise en question.” prologue Giorgi. En rencontrant l’autre, on rencontre des traits, des gestes, des façons de faire, mais la question est de savoir s’ils doivent être en accord, cohérents entre eux, si l’on part du principe qu’ils doivent nécessairement devenir une identité organisée.
Je reprends ici une phrase d’Allouch dans “Le sujet n’est pas donné, il n’y a pas cette rigidité à partir de laquelle tout le reste se rangerait”, et de même, la singularité quelconque d’Agamben est la singularité irréductible à toute identité. La singularité quelconque est donc différente de l’individu, de quelque chose de fixe et localisé et localisable. S’il n’existe pas telle fixité que on puisse appeler le sujet, que peut-on faire ? On peut persister à mouler, à modeler, à imposer une consistance et une stabilité en élaborant une opération dans laquelle le plus important est le début et le résultat, partons de cela… il faut arriver à cela. Ou alors, on peut essayer, même pendant quelques instants, de mettre en suspens les distributions hiérarchiques, de dénaturaliser l’ordre des choses dans lequel nos vies évoluent ou sont poussées à évoluer, dénaturaliser les distinctions normatives, essayer de fabriquer encore et encore un lieu pour accueillir cette variation infinie du vivant.
Les institutions dans lesquelles nous travaillons sont des lieux réservés à ceux qui sont hors du commun social, mais, si nous construisons un dedans compact, n’est-ce pas de nouveau un lieu dont on peut se trouver dedans ou dehors ? Il y a toujours quelque chose de différent du différent. La question est : comment faire, que faire quand nous sommes face à quelque chose, à quelqu’un qui ne passe ni par les chemins prévus, et non pas les chemins prévus dans ces lieux « spéciaux ».
Est-ce que c’est l’organisation qui délimite le dedans ?
Nous sommes nombreux à travailler à Delmar, et de nombreuses professions différentes, avec des points de vue théoriques différents, avec des façons de faire, et même des rythmes et des vitesses différents. Nous avons des façons de faire différentes, nettement différentes. Différentes façons concrètes de disposer les choses, de lire les situations et d’intervenir. Par exemple, certains d’entre nous pensent qu’il est essentiel de délimiter les espaces, et d’autres passent leur journée à circuler avec les jeunes à travers toute la maison, pour donner un exemple très ponctuel. Et dans ce cadre de ce que l’on pourrait appeler une « hétérogénéité organisée », parce que cette configuration institutionnelle n’est pas le fruit du hasard, mais que dans le même temps, du côté des jeunes comme du côté des professionnels, et également du côté qui se crée entre les jeunes et les collègues, il y a des choses, des gestes, des façons, des odeurs qui nous sont étranges, étrangers, qui sont difficiles à accueillir. Des occurrences, des situations, des façons qui semblent ne pas « cadrer » avec le dispositif spécialisé, ou qui nous semblent disruptifs.
Comment faire lorsque nous sommes confrontés à ces modes, ces réactions, ces parcours, ces intensités qui nous déconcertent, nous énervent, nous font peur, nous déstabilisent? C’est différent de dire que nous rencontrons des personnes plutôt que de dire qu’il s’agit de processus, de lignes de force, ce qui n’enferme pas ce qui se produit chez un individu. L’autre ? L’autre différent de moi-même ? L’autre, le différent, seulement peut-il nous résulter étrange ? Il ressemble qu’il y a une étrangeté qui n’a rien à voir avec la différence propre-étrange et dont nous ne sommes pas à l’abri dans aucun intérieur. Il n’y a pas des frontières sans organisation, c’est l’organisation qui marque le dehors et aussi le dedans. Quelqu’un d’étranger est étrange d’une certaine façon, mais il peut sembler proche d’une autre façon. Y a-t-il un dedans dans l’étrange ? L’autre dedans de l’un, de…nous autres ??
Je reviens à Delmar, à propos de la distribution des patients. S’ils sont organisés en groupes, il existe différents espaces dans lesquels ils peuvent former des groupes différents, en fonction de l’activité, parce que l’adulte le propose ou parce que les jeunes le choisissent. Et aussi en fonction de ceux qui travaillent ce jour-là. En fonction des jours, nous nous retrouvons avec des collègues différents, et donc chaque jour de la semaine, à Delmar, a une configuration « formelle » différente. Ces dispositions différentes et même “dépareillées” je dirais, provoquent des résultats différents et surtout des rythmes et des vitesses différents. La cohabitation avec ces disparités est très souvent inconfortable pour les uns et les autres. Mais avec ce qu’il se produit, je trouve qu’il est très intéressant de voir, et non pas seulement de voir mais de faire l’expérience que ce que les jeunes vivent connaît des mouvements en fonction de ces variations. Certaines choses, des “symptômes” qu’apportent les jeunes et qui persistent dans la plupart des espaces, ou qui semblent persister partout où cet enfant circule, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’institution, soudain change dans telle activité, tel moment, tel jour, il lui arrive autre chose, il veut autre chose, d’une autre façon.
Quelles choses reçoit-on et supporte-t-on ou pas institutionnellement ? La possibilité de réception et d’accueil est-elle institutionnelle ? La réponse à cette question est-elle institutionnelle ? Quelle marge, quelle possibilité de répondre singulièrement au sein d’un dispositif clinique ? Dans un dispositif clinique institutionnel ?
Une autre difficulté est que nous créons un lieu, une institution, un dispositif ou quelle que soit la façon de l’appeler afin de travailler, et ensuite il y a une tension lorsque l’on s’occupe et l’on renforce cette structure, que nous créons au départ et que nous soutenons pour rendre le travail possible, mais qui tend à devenir un objectif en elle-même. S’il y a une forme d’institution, il y a nécessairement un dedans et un dehors.
Il y a toujours beaucoup à travailler dans un dispositif institutionnel, mais pour moi, l’une des questions est de savoir si ce travail cherche à trouver une façon qui nous permette, qui nous donne la “certitude” de comprendre, de pouvoir, de savoir, ce qui aurait plus à voir avec une expérimentation : on organise, on règle précautionneusement certaines variables pour voir comment d’autres fonctionnent, on en stabilise certaines pour observer et provoquer le mouvement des autres. L’expérimentation est autre chose, que l’on ne peut ni planifier ni organiser, mais l’on peut en revanche créer une zone, un terrain (Léthier).
Revenir encore et encore aux questions sans solution, ni du côté de l’organisation ou disposition institutionnelle, ni du côté des « caractéristiques » des jeunes. Nous sommes face à la difficulté, au défi de fabriquer une disposition de choses dans laquelle le dedans/dehors ne prime pas.
Il ne s’agirait pas d’une façon d’être avec l’autre qui “pardonne, tolère, donne lieu au désaccord”, mais plutôt que le consensus ne soit pas la base à partir de laquelle nous pouvons donner lieu au désaccord. Cela remet en question la place centrale du consensus. Bien sûr, certaines choses sont statiques, mais peut-être que la question est de savoir si nous nous arrêtons là, ou s’il est possible de se disposer à donner lieu à ce qui se passe en dessous, à côté, à travers.
L’homme ou l’humanité sont des conceptualisations qui marquent le dedans et le dehors, et le dehors plaçant hors du champ de l’humain ce qui ne peut être codifié. C’est le blocage réussi de l’énergie à l’intérieur d’une “homocité” (homogénéité) qui est incompatible avec la vie.
Dans la singularité quelconque, il s’agit d’une différence sans concepts, sans références externes par lesquelles le différent entre en lien avec le différent avant d’être reconduit vers lui-même. Une différence sans référence au même, une multiplicité en tant que variation infinie de la vie. Il ne s’agit pas d’une différence imposée à la vie, comme quelque chose qui vient de l’extérieur pour différencier quelque chose que naturellement semblerait d’indifférencié et d’amorphe. En réalité, il y a une différence positive et productive au sein de la vie. « Et s’il n’y avait aucune instance différenciant la vie de l’extérieur, car la vie c’est la différence, le mouvement, le devenir, la puissance virtuelle, le pouvoir de changement ? » Deleuze
Comment est-il possible de donner lieu à ce qui vit, comment nous poser des questions sur le pouvoir d’un corps d’affecter et à se voir d’être affecté. Un nouage et un passage de forces entre les corps. (Au lieu de prétendre le lire, le comprendre, l’interpréter, le codifier), multiplier les connexions, créer de nouvelles relations, augmenter la capacité d’agir.