« On n’est pas du même monde, tu peux pas comprendre, tu peux pas savoir ». C’est Franck qui parle, détenu accueilli au sein du service où je travaillais. » J’essaie de les faire entrer un peu dans mon monde, et je m’intéresse au leur », là c’est une collègue qui parle de son boulot de Conseillère en insertion professionnelle avec des jeunes.
Du mon/ton, du nous /eux s’érigent, par tous et partout, comme une opposition. Dessinant des zones non partagées, où des murs se dressent, façonnées par le différent, le non-même, l’étranger… Où il y aurait un pont à franchir pour atteindre l’autre sur son bord. On dit souvent de celui qu’on ne comprend pas, qu' » il est dans son monde », sur une autre planète. Dans un ailleurs impossible à atteindre, à rejoindre mais on en a-t-on seulement envie ? Au-delà de se poser la question de la nécessité de « comprendre » l’autre (cf. J.Oury, « Le colllectif », p.139), de « savoir » ce qu’il vit pour être en présence avec lui, se tenir à ses côtés et pouvoir travailler ensemble, j’aimerais émettre l’hypothèse qu’il existe aussi « un monde », un fond commun saisissable par le dépouillement, « (…) en invitant chacun à admettre, en acte, qu’il n’y a pas, d’un côté, les fous et, de l’ autre, ceux qui les soignent. »[1] comme l’écrit Allouch. Invitation également soutenue par une association comme Humapsy « Derrière chaque souffrance ou maladie, il y a une histoire, des drames passés, des échecs, des sentiments d’injustice, il y a des interrogations ou des croyances qui ont besoin d’être partagées. Il ne faudrait pas oublier que l’autre, le fou, le malade, est un homme ou une femme, un être de chair et d’os, un être humain, comme chacun d’entre nous ici. »[2]
Aujourd’hui il est de plus en plus question d’introduire des travailleurs pairs dans les espaces de soin, de réinsertion, etc… Comme si les professionnels avaient à déléguer et se décharger d’une place, d’une fonction qu’ils ne pourraient occuper n’étant pas et n’ayant jamais été patients, hébergés, résidents… Concevoir » (…) qu’entre pairs, la relation peut s’établir facilement ; l’autre ne se sentant pas jugé et/ou en position inférieure et/ou discriminé… »[3] n’est-ce pas signifier que les professionnels ont déjà abandonné le terrain de la relation, ont cessé de s’aventurer à faire un bout de chemin avec l’autre, de prêter l’oreille à ce qui lui est dit et non dit ? Il me semble que la formation d’éducateur, les compétences qu’il est censé décliner aujourd’hui ainsi que l’habillage d’un statut de professionnel lui fait bien souvent oublier la pâte de laquelle il est fait. On a l’impression qu’une pratique de travailleur social, pour le dire largement, serait celle du conseiller qui a à sa disposition tout le répertoire, toutes les clés, les recettes pour bien intégrer « notre » monde qui bien évidemment est entendu comme le monde où il faut vivre, voire souhaiter vivre. Le travail d’insertion serait alors d’arrondir les angles de manière à ce que la pièce soit conforme à l’encoche « insérer votre jeton ». Super éducateur, super conseiller, super exemple de ce qu’il faut faire ou ne pas faire, penser ou ne pas penser, dire ou ne pas dire. Thèse largement répandue et reprise par le Pôle Emploi qui définit ainsi l’une des compétences du métier : « Transmettre et expliquer aux personnes les règles sociales et civiques au cours des activités de la vie quotidienne ». [4] Le travail d’insertion est-il celui de rendre conforme à et pour l’insertion, ou de transmettre et proposer à l’expérience ce que serait l’insertion afin que l’autre puisse choisir de s’insérer ou non ?
Jean Allouch écrit que « C’est seulement parce qu’il se sera lui-même soumis à l’expérience qu’un sujet peut, à son tour, soumettre quelqu’un à l’expérience. »[5] On pourrait imaginer que le commun ne s’approche pas dans le partage d’un même vécu, dans une appartenance au même milieu mais dans une capacité de tous à éprouver, à faire une expérience aussi particulière soit-elle, à être sujet de « – l’ex-periri (…), la traversée d’un danger« [6] Il s’agirait alors de chercher à reconnaître ce qu’il y aurait de commun avec l’autre au-delà des caractéristiques, socio-culturello-sexuo qui nous définissent socialement, au delà des détails évènementiels qui jalonnent et décrivent nos vécus respectifs. Il s’agirait de dépouiller l’expérience, l’éprouvé pour parvenir à son cœur. « Il faut avoir vécu, c’est-à-dire qu’il faut aussi avoir souffert, avoir enduré les conséquences de ce qu’on a fait. « Ce rapport étroit entre faire, souffrir et subir forme ce que l’on appelle expérience. »[7] »
On pourrait penser qu’il est alors question d’une reconnaissance de l’humanité de l’autre dans ce qu’elle a de plus beau et de plus terrible aussi. Et peut-être avons nous à entretenir la capacité de pouvoir reconnaître ce beau et ce terrible en nous. Il ne s’agit pas d’aimer son prochain comme soi-même (cf. Freud, « Malaise dans la culture ») -sinon il a du souci à se faire. Mais plutôt de faire cette expérience de la proximité, et accepter qu’on est bien souvent plus proches de l’autre qu’on ne le souhaiterait. S’affranchir d’une position de surplomb, naviguer dans les eaux troubles, à même hauteur. On impose à l’autre un tas de questions à se coltiner mais nous, professionnels, sommes-nous prêts à affronter comment prendre soin de soi, comment se soumettre ou s’insoumettre, comment choisir… ? « Vous voyez qu’on a cette idée que la vie, la vie avec tout son système d’épreuves et de malheurs, la vie en son entier est une éducation. » « (…) c’est la vie tout entière qui doit être éducation de l’individu »[8] nous dit Foucault.
Si on s’en reporte à cette idée, n’y a-t-il pas là un autre point en commun, l’idée d’un non-aboutissement dont nous, professionnels, serions aussi porteurs ? A la fois comme traversés toujours par des épreuves mais aussi comme toujours à éduquer ? Oser quitter son regard descendant sur l’autre, de relégation de l’autre dans le champ/camps des eux alors qu’on serait soi-même dans le champ/camps des nous. Un « nous » qui implique « de manière sous-jacente un point de vue dominant, représentant l’universel, le progrès. »[9] Dessiner cette subtile posture qui consisterait à supporter et soutenir l’idée de co-production[10], accepter que » seul un engagement clair des soignants aux côtés du malade permet que celui-ci puisse lui aussi s’engager dans le processus de soin« [11] tout en assumant la place de celui qui prend l’autre par la main (cf. Allouch p.28/29) pour le guider… Faire un pas de plus avec J. Oury, qui disait qu‘ « un infirmier ou un psychanalyste, s’il n’est pas soigné par les malades, il vaut mieux qu’il foute le camp…(…) la formation permanente-au sens noble du terme- ce n’est pas « communiquer », mais se former tout le temps, et justement en étant soigné par les soi-disant soignés… Si on n’est pas fichu de se laisser soigner, c’est qu’on est rempardé dans son « moi » … »[12]
Alors peut-être que pour finir, on pourrait formuler l’hypothèse qu’en se positionnant de telle manière que l’autre perçoive notre disponibilité, notre disposition à vivre de nouvelles expériences avec lui, à se laisser transformer par la rencontre à en accepter les conséquences et ses effets, alors peut-être qu’un monde commun pourra exister…
[1] Jean Allouch La psychanalyse est-elle un exercice spirituel, p.29
[2] https://humapsy.wordpress.com/category/nos-textes-et-communiques/
[3] (cf http://www.solidarites-usagerspsy.fr/s-engager/les-pairs-aidants/[4] http://candidat.pole-emploi.fr/marche-du-travail/fichemetierrome?codeRome=K1207
[5] ibid et op cité
[6] Baas
[7] Gérôme Truc . http://traces.revues.org/204
[8] Michel Foucault, l’Herméneutique du sujet
[9] Selim & Benveniste, Chimères, Politiques de la communauté, p.151
[10] Laval, du public au commun
[11] https://humapsy.wordpress.com/category/nos-textes-et-communiques/
[12] J.Oury, l’Aliénation, p.114