Que nous soyons en train de perdre le sens du social est sinon un fait, du moins une tendance avérée dont beaucoup peuvent convenir. Qu’il y ait une urgence à refaire le social, à forger un nouveau sens pour le social et à reconstruire des formes instituées de ce sens, c’est aussi quelque chose dont beaucoup sont convaincus. Mais qu’on ne puisse y parvenir en se contentant de restaurer des formes anciennes et dépassées du social, et qu’il soit contreproductif de s’installer et de se complaire dans le culte nostalgique de ce qu’ont été le sens et les institutions du social dans la période historique antérieure, c’est déjà moins clair. Ce qui l’est encore moins, c’est qu’il puisse y avoir dans notre présent et dans notre société des points d’appui objectifs susceptibles de permettre la reconquête d’un sens nouveau du social. Et ce qui n’est absolument pas évident, c’est que la philosophie puisse avoir une contribution à apporter en la matière. C’est pourtant la conviction qui est la mienne. Mais elle ne pourra gagner en plausibilité qu’à la condition d’une réforme de la philosophie elle-même, qui entreprenne de la guérir d’un mépris pour le social qui n’a que trop duré[1] : il faut reprendre à nouveaux frais la tâche que s’était déjà fixée en son temps un John Dewey, à savoir affirmer « la valeur du “social” en tant que catégorie philosophique » et, pour cela, « débarrasser le terrain de certaines notions qui conduisent à la construction fautive (misconstruction) et à la dépréciation de la signification du “social” ».[2] Le terrain est en effet largement occupé par des conceptions (notamment celles qui, d’une façon ou d’une autre, reconduisent l’opposition et le dualisme de l’individuel et du social) et par des notions (particulièrement celle du « commun » dans certaines de ses versions[3]) qui sont autant d’obstacles venant empêcher une bonne compréhension philosophique de la signification du social. Mais si un tel travail de nettoyage du terrain peut et doit être repris aujourd’hui, c’est qu’il y a, selon nous, des possibilités réelles dans notre présent qui restent en attente d’une clarification théorique et sur lesquelles il devient envisageable de prendre appui : un certain nombre d’évolutions dans les structures du travail social, un certain nombre de pratiques économiques nouvelles dans la production et dans la consommation sont en train d’apparaître et de se former. Elles ne sont pas forcément anticapitalistes de manière explicite et revendiquée, elles sont le plus souvent simplement à côté ou en marge des logiques capitalistes, et elles ont pour caractéristique de mettre en œuvre ce que nous appellerons ici les puissances de la coopération : elles sont ces puissances neuves et créatrices au regard desquelles les logiques capitalistes de la concurrence, du profit et de la marchandise apparaissent de plus en plus comme dépassées et parasitaires. Et elles sont autant de bases sur lesquelles peut se constituer et se consolider un nouveau sens du social.
Si, aujourd’hui, il y a urgence à reconstruire le social et à reconquérir un sens du social, la raison en est d’abord immédiatement négative : elle tient à ce qu’il existe également dans notre présent des tendances régressives inverses de celles auxquelles on vient de faire allusion, et à ce que, pour le dire dans les termes de S. Zizek, nous sommes actuellement aussi « au cœur d’un nouveau processus de privatisation du social, d’installation de nouvelles clôtures ».[4] « Le résultat de ce processus, poursuit le philosophe slovène, est la désintégration de la vie sociale proprement dite », une « perte » à laquelle vient ou prétend venir « suppléer la politique “identitaire” sous toutes ses formes ».[5] Parmi les formes de cette politique identitaire, supplétif d’un social en déliquescence, la plus présente est manifestement la politique religieuse, ou bien la religion comme politique qui, pour des groupes privés d’accès à un monde social, voire pour des peuples entiers privés de toute vie sociale propre, vient jouer un rôle de compensation de cette perte et de cette privation de la possibilité de faire de leur vie sociale un monde. Granel avait vu venir la chose : il expliquait que les peuples qui sont tentés de rechercher dans leur passé religieux l’improbable possibilité de « faire monde » sont précisément les mêmes peuples « qui n’ont pas élaboré la réalité moderne à leur profit » et auxquels cette même réalité « n’ouvre aucune possibilité d’élaborer un monde ».[6]
Ces logiques identitaires compensatrices du délitement du social ne doivent pas être combattues uniquement au prétexte qu’elles seraient régressives et réactives : elles doivent l’être d’abord au motif qu’elles sont le principal obstacle à la formation, à l’affirmation et au développement d’un sens du social. La logique de l’identité est une logique de la coupure, de la séparation et de la juxtaposition : c’est le nom même des processus qui, dans notre présent, restreignent les possibilités d’une vie véritablement sociale. Ce sont ces processus qui, comme le dit Richard Sennett, « déshabituent les gens de la pratique de la coopération », ce sont eux qui rendent les gens de moins en moins aptes à rencontrer et à tolérer les différences : c’est pourquoi il faut lutter contre « les forces culturelles qui œuvrent aujourd’hui contre la pratique consistant en la demande de coopération ».[7] Ces forces culturelles, politiquement relayées et amplifiées, sont les forces identitaires ou les forces d’identification qui ont pour conséquence que les individus n’évoluent plus que dans des lieux et des milieux où ils sont garantis de ne rencontrer que de toutes petites différences, que des différences si infimes qu’on ne les voit plus. Ces forces culturelles sont ainsi celles qui engendrent « la sorte de personnes qui inclinent à réduire les anxiétés que les différences peuvent inspirer – que ces différences aient un caractère politique, racial, religieux, ethnique ou érotique ».[8] Le but devient alors pour chacun « d’éviter tout ce qui peut provoquer, et de se sentir aussi peu que possible stimulé par une trop grande différence ». C’est cette intolérance à la différence qui tend à produire en même temps une impuissance à coopérer, car la coopération n’a à proprement parler de sens que lorsqu’elle met précisément en rapport les uns avec les autres des gens et des groupes très différents les uns des autres et que tout pourrait par ailleurs opposer. La pratique de la coopération est justement ce qui peut soigner « l’anxiété envers la différence » : la coopération ne vise pas à neutraliser la différence ni à la domestiquer, au contraire, elle s’en sert et elle en fait ce qui la rend elle-même possible comme coopération.
Sera donc dit « social » à proprement parler, c’est-à-dire porteur du sens du social, du « meaning of social » (Dewey), ce qui permet, autorise ou vise une intensification de la vie sociale, c’est-à-dire aussi bien un développement et une affirmation des puissances de la coopération : nous appellerons donc social tout ce qui permet, aussi bien pour les individus que pour les groupes, le développement de la participation active à la vie sociale, tout ce qui multiplie les chances et les occasions de l’interaction sociale, tout ce qui intensifie les connexions sociales. Antisociaux seront à l’inverse les dispositifs qui limitent, interrompent, restreignent, minimisent, voire interdisent, la participation des individus et des groupes à une vie sociale riche et intense. C’est la raison pour laquelle le sort du social et celui de la démocratie sont intimement liés, la démocratie étant le nom même d’une vie sociale intense, partagée et dynamique, qui accroît en nombre et en intensité pour les individus les occasions de développer mutuellement, dans et par leurs rencontres, leur puissance propre comme puissance coopérative.
C’est en donnant les traits d’une société indésirable que Dewey donnait en creux ceux d’une société désirable : « une société indésirable est celle qui, intérieurement et extérieurement, dresse des barrières contre la libre relation et communication de l’expérience ».[9] En d’autres termes, la société désirable serait celle que Dewey appelait « la société plus sociale »[10], c’est-à-dire une société ou une forme de vie sociale qui n’élève pas des barrières entre les individus, les groupes et les « identités », mais qui au contraire multiplie entre eux les connexions et les points de contact : une société qui intensifie sa propre vie sociale au lieu de l’affaiblir, de la limiter et de la restreindre. Une telle forme de vie sociale s’identifie à la démocratie elle-même pour peu qu’on comprenne que « la démocratie est plus qu’une forme de gouvernement » et qu’elle est « d’abord un mode de vie associée et d’expériences communes et communiquées ».[11] Mais voilà qui fournit en même temps « un étalon pour déterminer la valeur de tout mode particulier de vie sociale »[12], et cet étalon est fourni par l’intensité même de cette vie sociale, c’est-à-dire par le degré d’intensité avec lequel la vie sociale communique entre les multiples associations, passe des unes aux autres de ces associations qui composent elles-mêmes ce qu’on appelle la société : l’intensité du social en elles est l’étalon grâce auquel on peut estimer la valeur d’une société donnée. Plus le degré d’interaction et de coopération entre les individus et entre les groupes ou associations est haut, et plus grande est la valeur de la société qui permet en son sein ce haut degré de coopération et d’interaction. Et ce qui permet d’utiliser le social lui-même ou l’intensité de la vie sociale pour estimer et juger une société, c’est que le concept de société possède, comme Dewey en fait la remarque, « un sens normatif et un sens descriptif, une signification de jure et une signification de facto »[13] : le sens normatif du terme désigne une vie sociale faite d’échanges nombreux, diversifiés et libres entre les individus et entre les groupes sociaux ou les associations composant la société elle-même. Le sens normatif du social désigne ainsi les conditions qui font de la vie sociale le lieu d’un accomplissement et d’une réalisation en raison même de la diversité des points de contact et de connexion entre eux, de la multiplicité des intérêts partagés. Le plus haut degré de coopération et d’interaction entre les individus et les groupes désigne ainsi le sens ou la signification du social quand celui-ci est pris en un sens normatif qui désigne pour les individus et les groupes une forme de vie accomplie.
« Dans n’importe quel groupe social, constate Dewey, même dans une bande de voleurs, nous trouvons un intérêt partagé par tous les membres et un certain degré d’interaction et de coopération avec les autres groupes ».[14] Simplement, dans le cas d’espèce d’une bande de voleurs, ce degré d’interaction et de coopération avec d’autres groupes est extrêmement faible : c’est l’intérêt vital d’une bande de voleur, d’un gang ou d’un groupe mafieux de limiter ou, en tout cas, de contrôler de très près et très sévèrement ses échanges avec les autres groupes sociaux, de maintenir les interactions au strict minimum et de n’avoir de connexions avec d’autres groupes que ponctuelles. Dewey le dit plus clairement quand il prend le même exemple dans Le public et ses problèmes : « une bande de voleurs ne peut interagir de manière flexible avec d’autres groupes, elle ne peut agir qu’en s’isolant ».[15] C’est très précisément ce qui fait d’une bande de voleurs une société très imparfaite, une association située très bas sur l’échelle parce qu’elle est une association qui fonctionne d’autant mieux, qui parvient d’autant mieux à ses fins qu’elle s’isole davantage du reste de la société, qu’elle maintient au minimum ses connexions avec les autres groupes et associations composant la société. C’est la raison pour laquelle des groupes de ce genre, bandes de voleurs et gangs mafieux, prolifèrent et prospèrent d’autant mieux que la vie sociale qui les entoure est de faible intensité, que les groupes sociaux sont très isolés les uns des autres et qu’ils possèdent entre eux très peu de connexions. Plus une vie sociale est d’intensité faible, moins une société est démocratique, et plus les groupes mafieux et criminels prospèrent. Faut-il ajouter que des groupes de ce genre feront tout pour que la société qui les entoure ne devienne pas démocratique, pour que la vie sociale ne s’intensifie pas, pour que les communautés restent bien séparées et continuent à n’avoir quasiment pas de relations ni de connexions, pour que la coopération et la communication sociales ne se développent pas au delà du strict minimum et toujours seulement sous des formes maîtrisables et maîtrisées.
Mais ce que Dewey dit là d’un groupe particulier, en l’occurrence d’une bande de voleurs, on peut le dire aussi d’une classe sociale, et notamment de l’overclass capitaliste actuelle et de ses représentants : à savoir qu’une telle classe ne peut subsister qu’en ce coupant du reste de la société et en coupant autant que possible en celle-ci les canaux de la coopération sociale, ou en tentant de se greffer dessus pour les détourner à son profit. La démocratie est la seule ressource que nous possédions lorsqu’il s’agit de lutter contre des phénomènes de cette sorte : développer les dispositifs démocratiques, c’est toujours aussi développer notre puissance de produire nous-mêmes les formes de notre propre vie sociale, et donc notre puissance de lutte contre les forces captatrices de la vie sociale. En ce sens, si, comme l’écrit Dewey dans une formule qu’on me pardonnera de citer une seconde fois, « une démocratie est plus qu’une forme de gouvernement », et si elle est d’abord un mode de vie associé, d’expériences communes communiquées »[16], c’est qu’elle est aussi la ressource même qui permet de « briser les barrières de classes, de race et de territoire national qui empêchent les hommes de percevoir la portée entière de leur activité ».[17] Et si c’est à la nécessité d’une réinvention du social que nous sommes aujourd’hui convoqués, cela ne peut se faire sans que nous recherchions en même temps « l’élargissement du champ des activités partagées », et donc l’intensification de la vie sociale elle-même qui, selon, Dewey, « caractérisent une démocratie ».[18] Si donc le social doit pouvoir nous être ou nous devenir un monde, ce ne peut être que sous un mode démocratique qui est le nom même de la production de la vie sociale par elle-même et de la recherche des voies de son intensification.
Car ce qu’il s’agit d’entendre et de faire entendre de nouveau, c’est bien le lien qui existe entre le social et le monde. Je pense ici au fait que le social soit – en tant que s’y exprime la dimension de notre être les uns avec les autres – le monde propre à ces êtres ou ces existants que nous sommes nous-mêmes en tant que nous avons besoin, pour exister pleinement, de rapports les uns avec les autres. Ce qu’il s’agirait de faire, et en même temps ce qu’il est devenu très difficile de faire tant nous sommes maintenant avancés dans le procès de privation de monde, c’est de penser le social comme monde. Or il est impossible d’y parvenir sans devoir prendre le contre-pied de toute une tradition selon laquelle il ne peut y avoir de monde que commun, seul le commun pourrait (nous) être un monde, tandis que le social serait au contraire par excellence le « non-monde », l’absence de tout monde, voire la négation même du monde. Selon cette tradition de pensée, incarnée par de très respectables auteurs (au premier rang desquels Arendt[19]), il a existé un monde avant l’avènement moderne du social, et l’avènement ou l’invention de ce dernier serait précisément ce qui aurait mis un terme au monde humain comme monde commun. Ainsi le social serait précisément ce qui aurait supprimé le commun, et liquidé le monde avec. De sorte que, pour retrouver un monde, il faudrait commencer par retrouver le commun ou, plutôt, par trouver un nouveau commun qui nous permette de rompre avec ce qui a indument pris la place de tous les communs précédents – à savoir « le social ».
Il faut interroger le présupposé de cette traditions de pensée : ce présupposé, qui tend souvent à devenir un préjugé, est que l’époque moderne aurait été celle de la fin du commun et par là en même temps celle de la fin de la politique. La politique aurait été remplacée par des mécanismes anonymes, sociaux précisément, exerçant sur nos vies une emprise techniciste et gestionnaire implacable. Le monde moderne serait en ce sens fondamentalement apolitique, de sorte que ce monde apolitique serait aussi un non-monde : l’apolitisme s’accomplit en acosmisme. Mais cet apolitisme est un catastrophisme et cet acosmisme un pessimisme – et je ne veux céder ni à l’un ni à l’autre. Je pense en effet que si la politique a disparu comme monde, il n’est pas exclu pour autant que la politique puisse encore servir à faire du social moderne lui-même un monde. Si la possibilité doit exister quelque part de refaire monde, ce ne peut être nulle part ailleurs que sur le terrain même du moderne, c’est-à-dire sur le terrain du social : c’est donc d’une réappropriation du social qu’il s’agit, dans l’intention de le configurer en un monde. Rappelons-nous la phrase de Marx dans le Manifeste : « les prolétaires n’ont que leurs chaînes à perdre, ils ont un monde à gagner ».
Si, comme je le prétends, l’urgence est de reconstruire le social, ce n’est pas certes pas en revenant aux formes antérieures qu’il a prises et dont tout porte à penser qu’elles sont bel et bien périmées. Or l’État social date précisément d’une époque où l’on pouvait encore attribuer à la politique une capacité à encadrer et organiser le social : il date d’un temps où l’on pensait qu’un commun pouvait se construire et s’obtenir par le compromis politique entre classes sociales aux intérêts divergents mais compatibles. C’est l’époque qui a réalisé l’intégration au commun de la masse des travailleurs ou de « l’ouvrier-masse »[20] du fordisme sous la forme de l’acceptation par celui-ci d’un travail dépourvu de toute autonomie et dirigé par le capital, en échange d’éléments de sécurisation de son existence. Mais ce compromis a été rompu voilà une quarantaine d’années, et il l’a été à l’initiative du capital et de ses représentants parce que ce compromis social était devenu une entrave à leur développement, c’est-à-dire un frein à l’élévation indéfinie du taux de profit.
Cette rupture est définitive, sans retour : il faut en prendre acte. Elle s’est accompagnée de transformations décisives, également irréversibles, du côté du travail, mais aussi du côté du capital, de plus en plus libéré non seulement de tout compromis social, de tout encadrement politique, mais de la production elle-même qui est devenue un obstacle à sa valorisation en comparaison des possibilités apparemment indéfinies de valorisation qu’il a trouvé sur les marchés financiers. Refaire le social ne peut donc plus consister à tenter de retrouver une sorte de mesure commune entre le travail et le capital, précisément parce qu’il n’y a plus de commune mesure entre eux – le développement du capital n’ayant justement pu reprendre sa marche à la démesure qu’en rompant le compromis fordiste.
Mais ce sont cette rupture même et la sorte d’auto-émancipation à laquelle le capital a procédé qui peuvent aussi avoir pour effet de rendre le social à une autonomie nouvelle et d’ouvrir ainsi des possibilités politiques de reconstruction sociale à l’écart de la logique du capital. Il y a de nouvelles ressources à puiser dans le social justement parce que le capital, en s’en « libérant » et en se désincarcérant par la rupture du compromis, lui a restitué son autonomie : mais ces ressources ne seront à leur tour libérées qu’à la condition de reconstruire le social sur de nouvelles bases que je désigne comme coopératives.
Des thèses consistant à voir dans l’émergence moderne du social la cause du dépérissement du commun et de la politique, je crois donc qu’il faut prendre le contre-pied en commençant par dénoncer le faux procès qui est fait au social : car ce qui a privatisé le commun, ce qui nous a privé du commun, et ce qui a tendu dès le départ à surmonter la politique en la diluant dans la simple gestion, ce n’est justement pas l’avènement du social, c’est la logique du capital. L’erreur de la gauche – en l’occurrence autant communiste que social-démocrate – aura été d’entériner cette conception gestionnaire en se centrant sur l’administration et la rationalisation du social, plutôt que sur le social comme lieu d’un possible accomplissement coopératif de la vie. Il faut donc commencer par rappeler que, dans les conditions de la modernité, le grand privateur de monde a pour nom « le capital » et non pas « le social », et que le social est au contraire la réponse qu’il faut opposer aux stratégies privatisantes, individualisantes et concurrentielles constamment mises en œuvre par le capital. Mais si un tel faux procès a pu être intenté au social, c’est au moins l’indice de ce que le sens du social n’est pas immédiatement clair ni assuré.
Ce sens peut être examiné en même temps qu’on fait le diagnostic de ce que les 30 dernières années ont été celles du grand recul du social. Si par « social », on entend ce qui relève de la société, de la réalité sociale et des rapports sociaux, alors d’autres instances, particulièrement celles du « marché » ou de « l’entreprise » – dont on oublie ou feint d’oublier qu’elles sont elles-mêmes d’abord des réalités sociales – ont très largement pris le dessus. Cela signifie que d’autres instances ont accaparé et se sont emparées de la fonction d’assurer la coordination des actions humaines : la recherche des moyens de maximiser la satisfaction de l’intérêt privé et la concurrence entre ceux qui sont engagés dans des stratégies de cette sorte ont largement pris la place des actions de coopération volontaire et consciente, des conduites d’association dont on n’attend plus qu’elles soient ce sur la base de quoi les actions sont prioritairement et majoritairement coordonnées.
Mais si cette fois, par « social », on entend les dispositifs d’aide, de secours, d’assistance et d’assurance permettant aux individus de faire face aux aléas de la vie, alors on a là aussi affaire à quelque chose que le discours de « l’individu responsable » a largement contribué à discréditer et dont les 30 dernières années de politiques néolibérales ont entrepris la destruction. Dans tous les cas, ce qui est ainsi nié, c’est le fait premier de la dépendance où nous sommes les uns à l’égard des autres, le fait que nous soyons d’abord des êtres de rapports, donc précisément des êtres sociaux, et que c’est toujours de l’intérieur de ces rapports que nous émergeons et que nous nous formons en tant qu’individus. Ce dont l’idéologie dominante de ces dernières décennies a cherché à nous convaincre, c’est de ce qu’on pourrait parfaitement subsister sans rapports avec les autres, voire contre de tels rapports et peut-être même en les détruisant. Et on a ainsi progressivement laissé se diffuser et se consolider l’idée que les rapports qui nous lient sont en définitive arbitraires et contingents : on pourrait les nouer et les dénouer comme bon nous semble. De sorte qu’être ce qu’on appelle un individu « performant », ce serait justement pouvoir ainsi à loisir nouer et dénouer les rapports avec les autres individus. Et c’est ainsi qu’on est parvenu à l’idée que les rapports qui nous protègent sont en réalité des rapports qui nous oppressent.[21]
On est le plus souvent immédiatement convaincu que l’essence du néolibéralisme et/ou du néoconservatisme, tel qu’il sont devenus idéologiquement dominants à partir de la fin des années 70, a résidé dans la restauration d’une idée fondamentale du premier libéralisme, à savoir l’hostilité envers l’État et la défense des droits de l’individu contre l’État. Tout un travail d’hégémonisation idéologique a permis de « faire passer » la destruction de l’État social et assurantiel, en donnant à cette destruction la forme et le sens d’une lutte contre l’État bureaucratique : c’est-à-dire (pour le dire positivement) le sens d’une lutte en faveur de l’émancipation de « l’individu entrepreneur » à l’égard d’une bureaucratie omniprésente et d’une fiscalité tatillonne. On voit l’importance qu’il y avait à nous convaincre que le néolibéralisme était cela si l’on voulait rendre possible l’étape d’après qui consistait à libérer les forts des lois qui protégeaient les faibles : « libérer » les hommes des lois qui établissaient les droits des femmes, « libérer » les blancs majoritaires des lois qui garantissaient les droits des minorités, « libérer » les riches des impôts qui financent les aides sociales et qui transforment les pauvres en « assistés ». Apparemment donc, il s’agissait bien – selon le motif libéral – d’en finir avec l’État en tant qu’il se mêle de ce qui ne le regarde pas et, par là, perturbe ce qui sans lui se régulerait de soi-même : le marché, bien sûr, mais aussi les bonnes vieilles relations de domination, celles auxquelles il est bien connu qu’on ne peut rien, celles entre hommes et femmes, entre blancs et noirs, entre occidentaux et orientaux, entre Nord et Sud, etc.
Mais, en réalité, ce n’est pas contre l’État que portait l’attaque : bien plus fondamentalement, elle portait en réalité contre l’idée même de société, contre le social en tant que tel. Cela se voit en particulier au retour à l’individu : là aussi, ce retour à l’individu se donne les apparence de sa défense contre l’État et contre sa tendance à empiéter sur les droits de celui-là. Et, dans ce cadre, on a pu remobiliser et recycler tout le matériel idéologique forgé durant la guerre froide contre l’État socialiste totalitaire. Mais, là encore, c’est une apparence : car la promotion tous azimuts de l’individu ne s’est en réalité pas faite cette fois contre l’État, mais contre la société. On est ainsi remonté à des individus ayant des droits avant toute société, avant toute appartenance sociale, et par voie de conséquence avant tout État. Mais on ne s’est pas contenté d’un individu ayant des droits avant la société : on a en outre considéré que les individus ont des droits à faire valoir contre la société et on s’est mis à parler des fameux « droits opposables ». Ces droits opposables ont les apparences de droits substantiels, ils ressemblent à s’y méprendre au droit au logement ou au droit à l’éducation, et c’est pourquoi il est de ce point de vue très déstabilisant pour la gauche d’être confrontée à des libéraux qui défendent apparemment des droits substantiels. Mais ce n’est là précisément qu’une apparence puisqu’il s’agit non pas de droits de tirage sur la société, mais de droits individuels à faire valoir contre la société.
C’est alors que peut clairement apparaître quelque chose que Hayek avait pour sa part clairement aperçu, certes d’un point de vue exactement inverse du mien ici : à savoir que la liberté de l’individu acteur du marché n’est pas la même que la liberté politique de l’individu acteur de la démocratie, que la seconde peut fort bien contredire la première, et qu’un « libéral » peut donc parfaitement être conduit à devoir préserver la liberté de l’acteur du marché contre la liberté politique, c’est-à-dire à défendre le marché contre la démocratie.[22] Hayek avait ainsi bien vu non seulement qu’une société libérale au sens économique du terme peut aussi bien être autoritaire que démocratique, et donc qu’il n’y a pas de lien nécessaire et naturel entre démocratie et libéralisme, mais qu’il y a dans la forme démocratique des tendances contre lesquelles il faut être prêt à défendre le libéralisme, c’est-à-dire le marché, y compris, quand cela devient nécessaire, en lui opposant le recours à la forme autoritaire du libéralisme, ce qui fut fait à Santiago du Chili le 11 septembre 1973.
Mais en quoi exactement la liberté de l’individu acteur du marché est-elle différente de la liberté de l’individu acteur de la démocratie ? La liberté de l’individu acteur du marché est une liberté qui s’exerce essentiellement dans la concurrence avec d’autres individus. De sorte que, au fond, ce qu’il s’agit de préserver avant tout, ce n’est pas tant la liberté des individus, que la possibilité même de la concurrence entre eux. Le premier libéralisme était celui qui préservait la concurrence des individus sur le marché de toute intervention étatique et politique, y compris démocratique, qui serait excessive ; le second libéralisme, celui qu’on qualifie de « néo », c’est un libéralisme qui conçoit d’utiliser activement l’État et le droit afin de réintroduire la concurrence[23] là où elle a disparue ou afin de l’introduire et de la faire valoir là où elle n’existait pas, y compris à l’intérieur de l’État lui-même. Mais, dans les deux cas, l’essentiel, c’est la mise en concurrence d’individus considérés comme libres et égaux.
Le concept de « social » véhicule quant à lui une tout autre conception des individus que celle d’individus privés placé en concurrence sur un marché : la représentation ici est bien plutôt celle d’individus qui s’associent et qui, s’associant, décident ensemble de la forme qui doit être celle de l’association qu’ils constituent et des buts qu’elle doit poursuivre. Sociaux désignent des individus, des biens, des pratiques, des manières de faire et de penser qui se placent sous un horizon collectif non pas de simple coordination, mais de coopération et d’association volontaires. Au fond, le concept du « social » n’est autre que l’antithèse même du concept de « concurrence », d’où l’agressivité des promoteurs du premier à l’endroit du second. De sorte que « l’individu social » par excellence, c’est le citoyen, à savoir l’individu pour lequel il n’est pas inconcevable non seulement qu’il existe des fins plus hautes que sa seule existence singulière, mais aussi qu’il soit absurde d’abandonner à l’ordre spontané du marché sa part la plus noble ou la plus excellente du lui-même, savoir sa part sociale. Ainsi, si l’on restitue au « social » son lien originaire avec l’idée d’association, on aperçoit alors un lien très fort entre le social et la démocratie, de sorte que parler de « démocratie sociale » relève quasiment du pléonasme : toute véritable démocratie est en réalité « sociale » dès lors qu’elle repose sur la mise en œuvre de la volonté collective des associés, en vertu de laquelle les fins de l’association doivent primer sur les intérêts privés des individus tels qu’ils existent avant ou en dehors de l’association.
Ce qui est devenu potentiellement destructeur de la démocratie aujourd’hui, c’est le fait que le paradigme de la concurrence ait été rendu absolument dominant, de sorte que les individus se conçoivent désormais eux-mêmes comme autant de micro entreprises toutes placées en concurrence les unes avec les autres[24], et devant, à se titre, constamment maximiser leur degré de performance : contre l’individu contemporain entrepreneur de lui-même et concurrent de tous les autres, il faudrait, si l’on veut pouvoir relancer un projet démocratique, retrouver l’individu acteur de l’association qu’il forme avec les autres au service de fins collectives librement choisies. Je pense donc que le temps est venu de faire preuve, à l’égard des concepts de concurrence, de marché et d’entreprise, de la même agressivité que celle dont Hayek était capable à l’égard du concept de « social ».[25] L’idée du contrat social sera toujours à la fois l’antithèse du marché et le fondement de la démocratie ; il faudrait ne plus reculer devant l’artificialisme du contrat et faire comme les néolibéraux qui, eux, ont compris que le marché devait être construit : aujourd’hui, c’est le social qui doit être construit contre le marché et la concurrence, en prenant appui sur les dynamiques coopératives et associatives qui sont aussi à l’œuvre dans la réalité.
C’est pourquoi nous nous situons aujourd’hui à un moment où il faut faire avec le social ce que les néolibéraux ont su faire avec le marché : de même qu’ils ont compris qu’un marché vraiment concurrentiel n’a rien de naturel et qu’il doit être construit[26], de même devons-nous aujourd’hui considérer qu’un social vraiment associatif, participatif et coopératif n’est pas (ou plus) naturel et qu’il doit être construit, ou reconstruit. Il faut construire le social comme les néolibéraux ont construit le marché : le marché n’est pas naturel, il faut le construire, le social n’est plus naturel, il faut le reconstruire.
[1] Une réforme pour laquelle nous avons déjà tenté de fixer quelques balises dans un précédent ouvrage : Manifeste pour une philosophie sociale, Paris, La Découverte, 2009.[2] J. Dewey, « Social as Category », The Monist, XXXVIII, April 1928, p.161-177 ; texte repris dans The Moral Writings of John Dewey, Edited by James Gouinlock, Revisited Edition, Prometheus Books, 1994, p.41-47. Je remercie Emmanuel Renault de m’avoir donné à connaître ce texte remarquable.
[3] Mais pas toutes : la conception que se fait par exemple A. Negri du « commun » n’est pas exclusive de notre compréhension du « social », au contraire.
[4] Slavoj Zizek, Après la tragédie, la farce ! Ou comment l’histoire se répète, trad. D. Bismuth, Paris, Flammarion, 2009, p.223.
[5] Ibid., p.227.
[6] Gérard Granel, « Quel droit ? », Apolis, Mauvezin, T.E.R., 2009, p.101 (c’est moi qui souligne).
[7] Richard Sennett, Together. The Rituals, Pleasures and Politics of Cooperation, London, Penguin Books, 2013, p.8.
[8] Ibid.
[9] J. Dewey, « La conception démocratique dans l’éducation », in : J. Dewey, Démocratie et éducation, suivi de : Expérience et éducation, trad. G. Deledalle, Paris, Armand Colin, 2011, p.181.
[10] Ibid., p.174.
[11] Ibid., p.169.
[12] Ibid., p.165.
[13] Ibid., p.164.
[14] Ibid., p.165.
[15] J. Dewey, Le public et ses problèmes, trad. J. Zask, Publications de l’Université de Pau, Farrago/Éditions Léo Scheer, 2003, p.156.
[16] J. Dewey, « La conception démocratique dans l’éducation », in : J. Dewey, Démocratie et éducation, suivi de : Expérience et éducation, trad. G. Deledalle, Paris, Armand Colin, 2011, p.169.
[17] Ibid.
[18] Ibid.
[19] Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, trad. G. Fradier, Paris, Press-Pocket Agora, 1994, p.76 sq.
[20] J’emprunte l’expression à Mario Tronti : voir son classique Ouvriers et Capital, Christian Bourgois éditeur, Paris, 1977 ; et plus récemment, du même, Nous opéraïstes, Editions de l’éclat et Edition d’en bas, Paris et Lausanne, 2013.
[21] Cf. Zygmunt Bauman, La société assiégée, trad. C. Rosson, Paris, Hachette-Pluriel, 2005, p.248 sq.
[22] Friedrich A. Hayek, « Les principes d’un ordre social libéral », in : Essais de philosophie, de science politique et d’économie, trad. C. Piton, Paris, Les Belles Lettres, 2007, p.248 : « Libéralisme et démocratie, bien que compatibles, ne sont pas la même chose ; en conséquence il est possible, du moins en principe, qu’un gouvernement démocratique soit totalitaire [c’est-à-dire antilibéral, F.F.], et qu’un gouvernement autoritaire [c’est-à-dire non-démocratique, F.F.] agissent selon des principes libéraux. »
[23] C’est ce qu’on très clairement montré Pierre Dardot et Christian Laval dans La nouvelle raison du monde, Paris, La Découverte, 2009.
[24] Voir Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, cours au Collège de France 1978-1979, Paris, Gallimard, Le Seuil, 2004, p.231 sq.
[25] Cf. Friedrich A. Hayek, « Social ? Qu’est-ce que ça veut dire ? », op. cit., p.353 sq. On comprend mieux pourquoi les partisans de la mise en concurrence s’en sont d’abord pris aux droits sociaux qui ont été conquis tout au long du XXè siècle : il fallait déconstruire prioritairement ce qui avait permis de donner un contenu réel à la citoyenneté politique conquise au XIXe siècle, et donc ce qui avait tendu à conférer à la démocratie politique le contenu d’une authentique association.
[26] La chose est clairement montrée par Pierre Dardot et Christian Laval dans La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, La Découverte, 2009, notamment p.171-186.