La balada de los innocentes: Funambule et Culbuto

« Les nœuds par définition ça doit être simple ; ça se fait tout simplement par une succession de petits mouvements tout simples, ça se fait tout seul ». Michel Thomé

16/11/2013
Sonia Weber

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La balada de los innocentes: Funambule et Culbuto

Que dire ? Entre le trop et le pas assez. Aujourd’hui après des années de réflexions avec des équipes éducatives, de psychoboxe, après 4 années de séminaire, après 2 années à Kairn,  j’aurais envie de dire « il suffit ». « Il suffit d’être avec, tout simplement, de vivre, d’être avec dans une présence/imprésence constituante ». Dans une poétique du rien, du dépouillement, du non savoir, dans un refus des protocoles, des cadres bien établis, prédéfinis. Pour des co-créations, « à façon » – sur mesure. Evidement le « il suffit de » ne va pas du tout mais il indique un peu la simplicité nécessaire et la « pauvreté » tant d’élaboration que de savoir-faire dans laquelle nous plongent ces jeunes qui nous préoccupent et que nous avons nommés « les Innocents ». José Semprun, espagnol rescapé des camps à la fin de la 2ème guerre mondiale écrivait : « Sans doute faut-il parler au nom des naufragés. Parler en leur nom, dans leur silence, pour leur redonner la parole ».  C’est ce que nous allons faire, parler d’eux (mais pas à leur place), compagnons de route, témoins –pas tant de leurs affaires, sur ça on ne peut pas dire grand-chose, ça reste des choses impensables, mais témoins potentiels des conditions faites à leur vie qui rendent souvent la vie impossible.

Témoin / t’es moins / t –

Soustraire : soustraire du savoir préétabli, soustraire de la présence massive, soustraire du Moi et des instances moïques…Et nous tenir sur un fil nous laissant balader, balloter, secouer et surtout enseigner par ce que nous apprennent les jeunes que nous fréquentons. « Des voyageurs sans bagages, sans patrie, sans itinéraire, qui ignorent à ce point leur statut d’étrangers qu’ils ne se sentent jamais importuns, jamais responsables, jamais insignifiants. »[1]

 Ils nous imposent par avance de les aborder avec le moins de savoirs extérieurs possibles. Ils nous convoquent, pour ceux qui voudraient faire un bout de chemin avec eux et accepter de se laisser déranger, de les rejoindre sur des terrains marécageux, dans des zones indexées du préfixe in, dans sa valeur de négation, qui marque également l’absence, le contraire : inimaginable, inconcevable, impensable, innommable, indicible…. Les mots viennent à manquer pour rendre compte de ce dont il s’agit. Et face au réel qu’ils trimballent, nous ne pouvons que prendre acte de notre pauvreté d’élaboration. Plus nous avançons, plus nous tâtonnons. Nous sommes dans une misère du dire. Ils ont quelque chose d’intraitable qui nous laisse en rade. Il faut être à plusieurs pour s’y risquer. Nous pouvons dire ce que ce n’est pas :

– nous n’avons pas affaire au refoulement, aux formations de l’inconscient,

– parfois nous n’avons pas affaire au moi ; pas de je, pas d’Otre (a/A) …

– absence de désir qui n’est pas dépression ;

– proximité avec la mélancolie mais sans perte de l’objet- car l’objet ne s’est pas constitué…

Mais dire ou affirmer des choses « positivement » s’avère bien plus délicat tant bien souvent nous ne savons pas à quoi nous avons affaire. Sauf à chercher à tout faire rentrer à tout prix dans les théories existantes et rabattre ce qui émerge comme problématiques nouvelles à du déjà connu. Mais ce n’est pas notre option. Un refrain qui ponctue régulièrement nos échanges c’est : « pour l’instant on ne sait pas, on ne peut pas dire plus, on avance avec ça ».

On avance en tâtonnant, à tout petits pas, le plus souvent dans le brouillard. « Ils », les innocents, des jeunes en situation de grande rupture : jeunes hors murs, hors cadres, hors institutions, hors normes, hors nosographies …. Jeunes qui mettent à mal nos institutions, nos idées de l’éducation, nos référentiels théoriques habituels et nous délogent ainsi de tout savoir, de toute prétention à maîtriser quoique ce soit … Qui font rapidement voler en éclat le collectif qui tente de les accueillir et pour qui les propositions de prise en charge habituelles sont le plus souvent difficiles voire impossibles ou inadaptées et les y maintenir ou faire rentrer de force est le plus souvent inopérant.

Hors de/ d’eux. Nous aurons à revenir sur la question de l’enveloppe. Et de la lettre. Les incasables = jovenes sin casilla (postale). A qui peuvent- ils s’adresser ? Qui va accuser réception de cette lettre en souffrance ; qui n’est pas encore une lettre d’ailleurs, par manque d’enveloppe, de boîte ? Une lettre sans enveloppe qui est tombée d’un alphabet non constitué. Le système des signes graphiques qui supportent des sons n’est pas établi ou a été volatilisé. Les sons se baladent sans signe graphique pour les supporter, ils n’entrent pas dans un système d’écriture. La manifestation de cette situation inédite (puisqu’elle reste hors écriture) est repérable dans le parlé « onomatopéique ». Il n’y a pas de phrase constituée ou alors elle fait l’objet d’une immédiate destruction. Toute articulation subjective constituante est aussitôt effacée. Les expressions : « je m’en bats les couilles », « enculé de ta mère », « va te faire foutre », « tête de mort », sont exemplaires de la violence destructrice qui atteint le corps propre et toute relation socialisée.

Ces jeunes pris en charge par l’A.S.E. sont en fait assimilés aux autres jeunes de la société. Ils vivent en foyer ou en famille d’accueil, ils sont scolarisés, ils sont considérés comme rencontrant les problèmes communs aux jeunes de leur génération. Cette manière assimilatrice est aveuglée par les valeurs majoritaires qui privilégient la puissance intégrative de la famille, pilier de l’état, et de l’école, pilier de la formation du citoyen républicain. Elle permet également de se raccrocher aux discours théorico-cliniques si facilement partagés à propos de la notion « d’adolescent » ce qui évite de s’engager sur des terrains inconnus.

Que font les psychanalystes dans cette affaire non seulement hors pernepsy mais aussi éminemment psychosociale ? Quelle place pour la psychanalyse dans « l’accompagnement », « la présence », « le travail » auprès de et avec ces jeunes ? Là où la doxa psychanalytique nous encombre pour les aborder, il convient de supporter d’être quitté par nos repères symbolisants, de supporter que certains concepts psychanalytiques, bien qu’ils fussent piliers de nos conceptions du fonctionnement psychique sont aujourd’hui en crise, ont à être revisités, dépoussières voir abandonnés parce qu’ils ne nous permettent plus d’aborder les questions que le présent nous pose. A tout le moins, on peut dire que c’est peut-être un effet de la psychanalyse de pouvoir se laisser embarquer dans ces affaires-là. Destitution subjective, – là où eux-mêmes sont dans une destitution subjective avant l’heure – évidement de l’être, place du déchet comme destin de l’analyste en fin d’analyse, ne sont pas sans lien avec ce que nous abordons et le rende peut-être possible. Il s’agit aussi pour nous de rendre possible le transfert (et pas seulement de créer des liens) pour permettre la naissance d’un dire. Les réflexions que je vais vous présenter aujourd’hui ont plusieurs sources et nous amènent à des considérations et questionnements à la croisée du politique, du social, de la philosophie, de la psychanalyse.  Évidemment je partirai du contexte culturel, sociétal qui est le nôtre en France. Mais nous en resterons aujourd’hui, au plus près de ce qui se joue avec eux.

  1.  Un questionnement de très longue date relatif à la violence, aux violences individuelles et institutionnelles.
  2. Une pratique de la psychoboxe.

La psychoboxe est une pratique qui vise l’accueil des sujets encombrés, débordés, par les effets de violence. La psychoboxe est une écoute du corps en mouvement, engagé dans un combat. Elle peut se décliner selon trois axes : accueillir, contenir, transformer.

3.Des rencontres et un travail régulier avec des équipes éducatives de différents foyers. Au travers de ces        échanges sur du long terme j’entendais parler non seulement de problématiques récurrentes qui ne            trouvaient pas d’issues, mais aussi de jeunes, que je suivais à la trace en allant d’un établissement à un autre, là où eux-mêmes étaient renvoyés d’un établissement à un autre. Ainsi ai-je commencé à entendre parler d’une jeune fille qui est à Kairn depuis 1an et demi, 6 ou 7 ans auparavant. Et c’est entre autres à partir de ce qu’on me disait de sa situation et surtout des difficultés dans lesquelles elle mettait les institutions (14 placements en 18 ans) – par sa dite violence, et son refus de se laisser cadrer, que l’idée a commencé à germer en moi qu’il faudrait peut-être essayer de prendre les choses autrement que ce dans quoi s’enferrent les institutions « classiques » et que commande le discours ambiant.

  1. A ces trois points, se rajoute une rencontre, ma rencontre avec Roland Léthier. Rencontre sur un point clinique : toxico qui n’arrivent pas (récit). Comment aborder ce mode de présence qui se manifeste par l’absence l’oubli, le retard ? On peut essayer de traiter cela comme une formation de l’inconscient, un acte manqué, mais bien vite on s’aperçoit que cette prétention est vaine. Colloque à Paris sur les addictions, il y a 6 ou 7 ans. RL à propos des jeunes habités par la rupture : « La rupture atteint la présence : la date et l’heure sont englouties. Les rendez-vous, les rencontres organisées, prévues sont dissous comme un sucre dans un verre d’eau. Ces rencontres ratées ne sont pas des actes manqués, des oublis au sens des formations de l’inconscient. »

Cela soulève deux questions que l’on retrouve régulièrement :

– la possibilité d’une « présence réelle », du corps comme présence réelle, sans présence constituée (pas de moi)

– l’absence pure, sans fond de présence. Le for/da ne fonctionne pas, c’est l’absence totale qui se retrouve dans une absence à leur propre vie. Cette présence qui ne se manifeste pas sur fond d’absence a une ponctualité radicale, elle est strictement ponctuelle comme une apparition. Le temps est alors une succession d’immédiateté qui ne fait pas temps, pas fil, pas durée.

Au commencement était le Verbe ? / l’acte (Goethe) ? /pour eux : l’absence.

Cette modalité de présence ponctuelle a des effets sur la question du désir et même plus prosaïquement des envies ou souhaits, nous y reviendrons. Ce point est particulièrement important, il oriente notre travail et notre modalité d’être avec. Il s’agit avant tout peut-être, de fabriquer de la présence, ce qui n’est pas que du lien. Il convient de donner d’abord de la chair, de donner un bout de soi, avant le verbe. De perfuser du for /da, de l’articulation, de la vie. Ça a à voir avec une certaine pratique du nourrissage. Avec l’invention d’une présence ou imprésence constituante. À partir de là les choses s’engagent et depuis nous n’avons cessé nos échanges très réguliers (pluri hebdomadaires) aboutissant :

-à quatre années de séminaire : d’abord appelées la Ballade des Innocents – puis une nouvelle dénomination nous est venue :  Like a rolling Stone, histoire de lâcher un peu plus encore, le versant « psy » de l’affaire, tout en actant que bien souvent ça ne s’écrit pas, ça ne fait pas expériences, évènements ;

– et la création discursive concomitante d’un dispositif d’accueil de jeunes en situation de grande rupture à Srasbourg : Kairn.

 

« La Ballades des innocents »

 Ce titre nous est venu au cours d’un we dans les forêts vosgiennes, balade péripatéticienne, parler en marchant, être ensemble sans parler, proche à distance. Pratique de la fréquentation.

Bal(l)ade donc, à décliner avec un 1L comme avec 2 L. Ballade 2L. Selon le dictionnaire historique de la langue française de Alain Rey, Ballade (2L) est emprunté à l’ancien provincial ballada qui signifie « chanson à danser, petit poème chanté », dérivé de danser (bal). De chanson à danser, la ballade devient au fil du temps un genre littéraire fixé, ainsi qu’un genre musical (les ballades de Chopin). Le dérivé balade avec 1L signifie au 16ème siècle « aller en demandant l’aumône, en mendiant ». On est passé de là à « marcher sans but, flâner » (beaucoup de jeunes sont en errance) et de nos jours (1885) à la forme pronominale « se balader » avec le sens familier de se promener. Son dérivé, baladeur a à voir avec escroc, et baladeuse avec coureuse : une main baladeuse : l’érotique n’est pas loin.

Bal(l)ade donc. Que ce soit avec 1L ou 2L ce mot porte la dimension du corps, du corps en mouvement, du déplacement et pour la ballade avec 2L de la parole portée par le corps en mouvement dans la danse, d’un nouage donc du corps et de la parole. Ce qui ne va pas de soi du côté des jeunes qui nous préoccupent. Corps et parole ne sont pas nécessairement reliés. On peut se balader, on peut aussi « se faire balader » et ils nous baladent effectivement pas mal tant dans la difficulté que nous avons « de les suivre » que celle de « comprendre » quelque chose à ce qui se joue pour eux… En général, le terme de manipulation vient vite dès que l’autre nous embarque là où on ne voudrait pas. Ici on se fait les dupes de ces jeunes, ce qui permet de ne pas l’être tout à fait… et de prendre les affaires très différemment. Accepter de se faire balader = les suivre, « un vrai suivi psy » ; les chercher et ne pas lâcher l’affaire même quand ils nous ont semés et aussi voire surtout accepter d’aller patauger dans les eaux troubles, marécageuses, instables dans lesquelles ils zonent et nous attirent, si nous voulons les rencontrer, avant de les ramener ? Ou pas ? Vers des eaux plus calmes, ou même sur la terre ferme. Les chercher, les rejoindre ? Pourquoi ? Pour quoi ?

On y va, on s’expose sans trop s’encombrer du pourquoi – « porqué ? » Une foule de questions peuvent nous être posées : désirs, motivations inconscientes, quelle place vouloir jouer, à réparer quoi…. Autant de questions partiellement justifiées mais qui en même temps

1) permettent de ne pas s’y risquer,

2) disent la méfiance par rapport à tout déplacement des référentiels professionnels bien codifiés, des zones floues, des proximités indécises, des cadres qui oscillent…

Par contre le pour quoi – « para que ? » est important dans la mesure où les jeunes qui nous sont confiés le sont en vue d’une socialisation et insertion, et nous renvoie à la question de l’intervention, de la normalisation, du pouvoir. Que faire de cette commande sociale quand on se réfère à la psychanalyse mais qu’on zone avec ces jeunes qui nous sont confiés pour… les insérer ou les caser ? Comment ne pas être des « intervenants-normalisateurs » ? Nous ne pouvons tout à fait faire fi de la commande sociale et nous savons que nous risquons d’être « évalués » sur nos capacités à insérer les jeunes. La question qui tue est d’ailleurs : avez-vous des résultats ?! Et si notre travail se mesure à l’insertion, quel est notre rapport avec « les Appareils Idéologiques de l’État » (Althusser) ou les « Équipements collectifs » de Guattari ?  Comment faire entendre aux institutions une autre musique ?  Comment accueillir leur façon de ne pas être dans la vie sociale, tout en leur permettant d’aborder un peu les rives du social, social qu’ils rejettent, qu’ils ne veulent pas –et qui le leur rend bien- mais dont ils ne peuvent totalement se dégager, et nous non plus. Comment les amener à prendre soin d’eux autrement (cf Allouch), à être dans le Souci de Soi dans le fil de la spiritualité des écoles Antiques sans les faire rentrer dans des cases à tout prix ?? Dans tous les cas nous avons les mains sales et nous ne pouvons facilement nous les laver, sauf à quitter ces zones marécageuses, et les lâcher.

 

INCENDIE / In SANS DIT

Incendie/ – in-sans –dit.

Eté 2012. « Fréquentation très in tranquille » avec une jeune, accueillie à Kairn.
In tranquille est peu dire : les images qui nous venaient relavaient plus du Tsunami, de 8 ou 9 sur l’échelle de Richter ; c’est au moins comme ça que nous le vivions. Et quand le temps était plus calme, c’est le terme d’incendie qui me venait. Pas une rencontre sans trois quart d’heure, voir une heure montre en main « d’incendie » ; où je me faisais (même scénario pour ma collègue) incendier. Incendier : faire de violents reproches à quelqu’un. Tout et n’importe quoi servait de prétexte : elle faisait feu de tout bois (et de toute brindille). Quand ça démarrait, et il y avait toujours un moment où ça démarrait (au moins une certitude sur ce terrain mouvant), la   machine était en route, inarrêtable ; il fallait juste préparer la sortie de route pour limiter les dégâts. Reproches, invectives, injures qui portaient sur l’incompétence, l’incapacité, ce qui n’avait pas été fait, aurait dû être fait, là où rien n’avait jamais été fait pour elle alors qu’on lui devait… Ça lui était dû, elle était en droit d’exiger, et nous n’étions pas en droit de refuser, sauf « à aller se faire foutre bande d’enculés » … Le on ou le nous devenait vite un collectif indistinct fait : de ma petite personne, de ma collègue, des éducs, des psy, du CG, de l’État, des institutions… Présent passé confondus, la temporalité n’existait plus : tout était rassemblés en un même temps : « vous n’avez jamais rien foutu, ces démarches auraient dues être faites y des années vous avez même pas été capables de les faire » … alors que l’accompagnement n’avait démarré qu’à peine un mois avant. Et pas moyen bien sûr à ce moment de la raisonner, de calmer le jeu, et encore moins de tenter de se justifier si la velléité nous était venue : « taisez-vous, laissez-moi parler, vous avez rien à dire… et si vous êtes même pas foutue de m’écouter… » « Vous avez qu’à aller dire au Conseil Général que vous voulez plus de moi » (insupportable pour elle qu’on ne l’ai pas encore « jetée »).  Et je l’écoutais, à l’écoute non seulement du dire, mais aussi de la tonalité de la voix, des mouvements du corps, crispations du visage, qui m’aidait à me positionner, la possibilité d’agir n’étant parfois pas loin. Et bien souvent, l’incendie finissait par s’éteindre (mais les braises n’étaient jamais loin de se raviver) pour se conclure sur quelques paroles ou minutes d’échanges plus posées. Et nous nous quittions le plus souvent sur une poignée de main qui indiquait que le fil si ténu soit-il n’était pas rompu. A ces moments-là très répétitifs sur des mois, la pratique de la psychoboxe (où plutôt ce qu’elle amène) m’aidait à tenir et à la contenir.

Fatigue, épuisement, insomnies…Beaucoup de questions. Mais jamais seule… les haubans étaient toujours là. Et l’insupportable parfois d’être juste « sommée de… » et de « m’exécuter » avec ce que se termine contient d’effacement voire de destruction. « Si vous êtes pas capable de supporter ça… » …Je lui devais d’être là à tout encaisser, supporter, si possible en souriant et en lui restant disponible… Que faire ? Comment poursuivre ? Accepter d’être débordée (débordement volontaire donc), d’encaisser les coups, de se faire agresser voire violenter ???? Pourquoi ? Jusqu’où ?  En quoi est-ce un temps nécessaire ? Sans être maso ou dans une position sacrificielle…sans vouloir réparer, penser faire mieux que les autres ? Là où on entend souvent « on n’est pas là pour servir de punchingball ». Je n’en suis pas si sûre…. Au contraire : peut-être bien que si. Mais pas n’importe comment ni pour n’importe quoi. Dans une visée d’accueil, de contenance et de déplacement -transformation peut-être possible. En tout cas, je ne voyais pas comment faire autrement que d’être là, de m’exécuter/m’effacer régulièrement, d’être débordée (volontairement) et de servir de punchingball, ou plutôt de CULBUTO, d’occuper une place de déchet avant l’heure (fin de l’analyse) pour que quelque chose d’autre puisse « éventuellement » advenir pour elle, qu’elle puisse sortir du ravage, « être moins ravagée ». Bien sûr il aurait été possible que je crie plus fort qu’elle, qu’on joue les rapports de force (nécessairement en notre faveur), qu’on l’exclut. Mais cela aurait été rejouer la même partie qu’elle a toujours connue. Il était peut-être temps pour elle d’essayer de jouer une autre partition ou d’entendre et d’inventer une autre musique. C’est au moins le pari que nous avions envie de faire.

Octobre 2012, suite à une de mes réponses par téléphone lui disant que je ne peux pas passer immédiatement lui apporter de l’argent (j’ai deux réunions d’affilée et je viens juste de l’attendre une heure trente au coin d’une rue pour lui donner l’argent) :

-Vociférations au téléphone, dont la tonalité me laisse entendre la possibilité d’un agir ou une concrétisation des menaces qu’elle m’adresse (j’avais déjà vu voler un pot de fleurs et des trousseaux de clef dans ma direction);

– textos : « Et jte jure jvai te /Nike conase ket s /Tkt alors sur la tete /De moi tme conai/ Ap tu ve me faire/ Des save kom sa a / Moi mai va te faire/ Foutre jvai te nike/ Jvai te linche / tu m’interdi caremen/ dmanger alors ke j’ai / judo ce soir sur la / tete de moi/ jtatrape jte baize/ ta compris sa/ tkt tu va voir wch/ ta cru tetai ki toi 1/ ta cru tetai kijte/ jurememe jfini en / prison jmen bat / jvai te nike jvai te/ baize sale conase »

2h plus tard :

« Ok ok bon en touka / avant vous mavez / vraiment enervé et / je le suis toujours mais/ jorai pas du vous / insulte au revoir »

29/10/12 : 23h Cette même jeune crie sa détresse au téléphone :

« je suis au bout de ma vie ; ch’ai pas faire , ch’ai pas faire avec votre monde, ch’ai pas parler aux gens. Je suis comme une extra terrestre, ch’ai pas où est l’erreur, quelle faute j’ai commise, qu’est-ce que je paye. J’ai pas choisi d’être galérienne… ».

Comment vivre ou survivre quand on a été « massacré », maltraité, « mal torchonné », tant physiquement que verbalement. Au présent comme au passé l’histoire de ces sujets est pleine de bruits, de fureur et de malédiction (pas de place pour…pas placés pour rien et souvent parcours institutionnel multiple). « Certaines personnes ayant vécu ce genre de situations (incestes, maltraitances graves) accèdent à une élaboration par fomentations hystériques, ouvrant la possibilité à un travail analytique. Mais ce n’est pas le cas de tous ». RL

Nous nous intéressons là à ceux qui sont exposés à une situation in-subjectivable, ceux pour qui la pratique du dire ne fonctionne pas ou pas bien. Quand le réel a fait irruption, ou quand, pour reprendre des termes de Françoise Davoine et Gaudillère, il y a « catastrophe du lien social » ou « catastrophe du symbolique ». L’invention freudienne a laissé isolé et en suspens le traitement des réalités matérielles qui n’ont pas été intégrées dans des réalités psychiques. Dans le « manuscrit K » joint à la lettre 85 du 1er janvier 1896, adressée à Fliess, l’invention de la psychanalyse peut se lire comme la reconnaissance des abus sexuels sur enfants et l’élaboration des mécanismes développés pour survivre à ce traumatisme. Toutefois un écart est introduit d’entrée de jeu entre l’évènement et ses effets (idée de l’après-coup). Et assez vite Freud remet en cause sa théorie de la séduction traumatique et introduit le fantasme dans la formation du symptôme. Dans la lettre 139 du 21 septembre 1897, Freud se décide à « confier le grand secret qui au cours des derniers mois s’est lentement fait jour en moi. Je ne crois plus à ma neurotica ». Même si la réalité matérielle n’est pas déniée, Freud ne soutient plus le fait qu’il y ait un lien de causalité entre elle et la réalité psychique.

Nous nous intéressons à ceux pour qui « on bat un enfant » n’est bien souvent, pas seulement resté du côté du fantasme et qui – pour une raison ou une autre de nous inconnue ou bien énigmatique- sont en panne de symbolisation. C’est comme si d’une certaine façon ils échappaient aux questions langagières, alors même qu’ils ont été pris « comme les autres » dans le langage. Démêler la part du fantasme et celle de la réalité est souvent difficile, voire impossible. Mais à rabattre trop vite les choses du côté du fantasme, où à poser trop vite la question subjectivante : « et toi, que vas-tu faire, toi de ce qu’« on »-t-a fait ? », (Goethe- Les années d’apprentissage de Wilhem Meister, cité par PL Assoun) on risque de redoubler quelque chose  du côté de la violence même du trauma à savoir l’extrême solitude, l’abandon émotionnel et le silence venus en seule réponse aux interrogations formulées ou muettes de l’enfant. Ferenczi a soulevé la question de savoir s’il fallait ou non appliquer une technique différente. Il a senti que dans les cas d’abus sexuels ou physiques importants les interventions analytiques devaient résolument être différentes de la technique standard de son époque. D’abord et surtout l’analyste devait authentiquement être disposé à accueillir et à croire à la véracité du récit du patient. Il ne pouvait se réfugier dans un « c’est peut-être vrai mais c’est peut-être un phantasme » sans « retraumatiser » le patient dont le sens de la réalité a déjà été profondément malmené du fait d’un parent supposé aimant et protecteur, mais en fait violent et agressant l’enfant.  Pour F. Davoine, « l’interprétation référée au fantasme ou à des fragilités psychiques n’est pas pertinente ; mais il ne s’agit pas pour autant de suppléer au symptôme par la fourniture d’informations ».

Il faut aller se balader du côté de la clinique du trauma pour penser un certain nombre de questions et s’approcher de ces zones « in ». Tenter de penser l’impensable, de dire quelque chose autour de l’indicible, et de créer des espaces, aux confins de l’horreur, au bord du néant.

Avec eux, pour eux, fabriquer des bribes de relations qui laissent des traces ; avec eux, pour eux –les déssolés -, fabriquer des sols.  Créer des espaces discursifs, pour que des subjectivités puissent prendre corps, pour que ça se mette à dire et pas seulement à montrer ; pour que ça s’écrive. Fabriquer des sols et une socialité minimale qui leur permette de vivre un peu plus, un peu moins mal et non seulement survivre.

 

Pollock. Le chouchou de Roland.

En 1946, juste après Hiroshima et Nagasaki, Pollock était dans une impasse dans sa vie, dans sa production artistique. Il était en état de « déssolation ». Il a trouvé une vieille grange à Heast Hampton (une petite île au N.E. de New York). Il y était seul, il a déployé de la toile sur le sol et il a balancé la peinture sur la toile. Ce geste a été nommé dripping all over : gicler sur toute la surface. Pollock en parlait ainsi : « Au sol, je suis plus à l’aise. Je me sens plus proche du tableau, j’en fais davantage partie, car de cette façon, je peux marcher tout autour, travailler à partir des quatre côtés et être littéralement dans le tableau. C’est une méthode semblable à celle des peintres indiens de l’ouest qui travaillent sur le sable »

Permettre une « écriture du désastre », pour reprendre le titre d’un livre Blanchot. Sans nier que « quelque chose de grave s’est passé » – comme une catastrophe de ce qui fonde l’humain- mais sans pathos non plus. Revenir sur l’histoire n’en permet pas l’écriture parce que nous n’avons pas à faire à l’oubli, au refoulement… « Le langage a fait naufrage, la pratique habituelle de l’imaginaire a disparu dans la catastrophe et c’est alors au corps que revient d’accueillir une quête d’adresse et d’un lieu pour s’inscrire ». C.Loisel

Il faut de « nouveaux trucs », inventer de nouveaux mythes, de nouvelles façons d’être présent, « d’intervenir », tant éducateurs que « psy » … « La paralysie du trauma ça ne se répare pas ; il faut passer à autre chose » RL. Non pas en niant ou minimisant ce qui s’est passé, non pas en cherchant à le réparer, là où les habités de la rupture soignent la rupture mais peut-être en occupant une place de « restaurateurs », dans une présence en-corps, encore et toujours, c’est-à-dire dans la durée malgré les tempêtes et ce que ça peut avoir comme effet sur soi, de les fréquenter. Parce que ça ne laisse pas indemne. On en sort transformé. Ne pas réparer mais restaurer, ravauder ; les aider à trouver des raisons de vivre malgré le trauma.

La question du traumatisme se complique aujourd’hui par le nouveau statut politico-social qui lui est réservé. Cette notion de traumatisme réélaborée à partir des blessées de guerre (14-18) et des accidents ferroviaires d’abord, a connu une profonde évolution : à la suspicion (quelle est l’authenticité de leurs souffrances, ne cherchent-ils pas seulement des bénéfices secondaires) succède une ère de réhabilitation et avec elle l’émergence d’une nouvelle subjectivité politique : celle de la victime. Nous vivons l’époque de « l’Empire du traumatisme » pour reprendre le titre du livre de Didier Fassin et Richard Rechtmann ((Flammarion 2007).  Aujourd’hui la notion de traumatisme s’impose comme un lieu commun du monde contemporain, autrement dit comme une vérité partagée. Un accident arrive il y a nécessairement traumatisme, et donc souffrance, quoiqu’en dise les personnes, par définition victimes. Personne ne s’étonne plus de la présence massive des psychologues ou des psychiatres sur les scènes de malheur. Les Samu psychologiques se précipitent au-devant des « blessés psychiques ». (cf J.Gaillard : « Des psychologues sont sur place »). Aujourd’hui la victime est reconnue, le traumatisme revendiqué. Est traumatisé toute personne qui a vécu tel type d’évènement décrété comme grave, quelle que soit la façon dont elle le vit. Par définition l’inceste est traumatisant ; par définition on ne peut qu’aller mal quand… La question ne se pose même plus. Victime obligée ! Peut-on encore ne pas l’être ? Dans ce contexte d’éthos compassionnel, la réparation sert à préserver l’illusion d’une unité collective ; elle console l’ensemble de la société. Or les « habités de la rupture » soignent la rupture ; ils ne veulent pas de la réparation qu’on leur propose et mettent tout en échec. Victimes indisciplinées, récalcitrantes !

Pour Roland Léthier : « La réparation est l’erreur politique qui a conduit les services sociaux à proposer des solutions de remplacement à la rupture d’avec le milieu familial et scolaire. Ces solutions de remplacement sont calquées sur le modèle du milieu qui n’a pas contenu ses membres. Les foyers et les familles d’accueil restent des modèles conformes avec les lieux qui ont été discrédités par la rupture : la famille et l’école. Ces solutions réparatrices effacent, dénient la rupture. Respecter la rupture est une pratique de l’inhabitable ».  « La victimologie essaye à tout prix de réintégrer un corps abîmé dans une dialectique de réparation physique, psychique, économique, par horreur de ce possible abord d’un corps non inscrit ».

Comme si la réparation souvent pensée comme compensation, substitution, mettait de côté la question de la perte sèche telle que J. Allouch l’a développée dans son livre : « Érotique du deuil au temps de la mort sèche » (Epel 1995).

Par rapport à « la violence des jeunes » (c’est souvent le motif pour lequel ils nous sont adressés) ce qui retient notre intérêt –loin des troubles du comportement – ce sont surtout les nouvelles modalités sous lesquelles elle apparaît –et un certain nombre de signes qui l’accompagnent. Les modalités violentes ne sont plus les mêmes : « ils ne sont plus violents comme avant ! » « ils ne se battent plus comme avant » disent les éducateurs chevronnés. Même la façon de se battre change ! Ces nouvelles modalités de violence, qui se généralisent et ne sont sans doute pas sans lien avec le contexte sociétal dans lequel elles se manifestent, nous permettent d’interroger à nouveaux frais les nouvelles modalités de subjectivation, la place du stade du miroir, la constitution du Moi, les rapports possibles ou non à l’Otre (a/A). Carence de l’altérité en général, mécanismes très archaïques d’identification projective… La violence destructrice devient un rapport courant du non-rapport à l’autre. « Avant » (avec toutes les réécritures qui sont associées à la fabrique de l’histoire), « avant, ça cognait éventuellement plus dur, il y avait plus de bagarre mais quand c’était fini on pouvait en parler plus facilement, on avait quelqu’un en face de soi, on pouvait punir… ». Ça n’explosait pas semble-t-il de la même façon. « On voyait monter les tensions.  Aujourd’hui on est aux aguets tout le temps, il y a tout le temps de l’électricité dans l’air et on ne sait pas ce qui va déclencher un clash, surtout chez les tout petits ». « Il y a 20 ans on avait des groupes de 20, ce n’était pas facile mais on pouvait les contenir ; là on en a 6 ou 8 et on n’y arrive pas. On ne voit souvent rien venir, ça explose pour un rien et ça se répand comme une traînée de poudre ». Le vocabulaire usuel des professionnels comme des jeunes pour rendre compte de ce qui se passe est assez succinct : ça pète ; il pète un câble, il disjoncte, il a explosé. C’est subi ; ça surgit : comme un plomb qui saute en électricité, ou une explosion volcanique qui n’aurait pas été prévue ; ça prend tout le monde par surprise pour un mot, un moindre regard… Et ça peut arriver n’importe quand, sans signe annonciateur, ce qui fragilise l’espace et insécurise tous les intervenants. D’où un appel d’autant plus impérieux au cadre, pour s’accrocher à quelque chose quand les adultes n’y comprennent plus rien. Beaucoup de jeunes qui nous préoccupent sont en permanence à fleur de peau, comme des écorchés vifs ou des grands brûlés : un moindre affleurement les fait réagir défensivement. Avant tout : ils se protègent, se défendent, voire attaquent en premier pour écarter la menace. Leur violence signe leur extrême fragilité, d’où l’importance d’y aller en douceur. Ce qui est absent c’est l’enveloppe constituante.

Autre point enfin, c’est l’effacement et le zapping. « Ça explose » « ça pète », le plus souvent subitement, mais quand ça s’arrête, pour le jeune très souvent, il ne s’est rien passé. Convoquer trop vite du côté de la parole se heurte le plus souvent à un impossible. D’où la très grande difficulté à « revenir » sur l’évènement pour les éducateurs. Ils parlent à un mur, ou à quelqu’un à qui on parlerait de quelque chose qui ne le concerne pas, dont il n’est pas au courant, même quand il est pris sur le fait, preuve à l’appui. Il ne parle pas, pas par opposition ou par refus mais parce qu’il n’y a pas de mots pour dire, ni même de souvenirs ou de représentations. Les notions d’oubli, de déni ou de refus d’assumer ses actes sont inopérantes ou largement insuffisantes à rendre compte de ce qui se joue là. Il ne s’est rien passé parce qu’il n’y a pas de trace, d’inscription, c’est l’absence de liens repérables avec quoique ce soit de significatif : pas d’associations, et si énonciations de faits, pas ou peu d’affects exprimés ; mais des signes corporels : le corps qui pâlit, ou tremble…Comme si les mots étaient coupés du corps. Corps et paroles ne sont pas reliés. D’ailleurs les coups viennent-ils à la place d’une parole ? Ou là où une parole n’a pas encore de place, n’existe pas, n’a pas encore pris corps ?

Comment familiariser le corps avec des mots, corporiser les mots, leur donner du poids, les lester, les motérialiser ? Point de défaillance qui laisse place à une béance : l’absence d’inscription de ce qu’ils disent et qui est dit, de ce qu’ils font, montrent, agissent, comme si le système des signes n’était pas là. La violence advient là où l’écriture du nom ne se fait pas. Ça ne cesse pas de ne pas s’écrire ; on est dans le réel, tout le temps. Même des manifestations de violence insensées ne font pas trace : que s’est-il passé ? Qu’est-ce que ça veut dire ? – « je ne sais –je ne sait- pas », et ils ont raison de dire ça parce que de je il n’y en a pas, d’où un « je pars – je part » dès que ça ne leur convient pas, là où ils ne peuvent entrer dans aucune dialectique. Formulation plus moderne : « j’me casse ». Ce qui part ou est cassé, n’est-il plus là, ou n’est-il jamais advenu ? Ou a-t-il disparu ?

Mais peut-être faut-il aussi envisager de lâcher tout bonnement sur la parole. « Ras le bol de parler » disent-ils souvent quand on veut les envoyer voir un psy, « travailler » sur leur histoire. Supporter qu’ils ne parlent pas, ou qu’ils ne parlent pas de ça : on voudrait qu’ils parlent de ce qui ne va pas, de pourquoi ils cassent, se cassent, de leurs traumas, de leur histoire, de leurs « souffrances psychiques ». « Qu’ils puissent travailler ces questions » ! On peut toujours essayer, ça ne marche pas. C’est d’ailleurs pour ça qu’ils ne voient pas de psy. Ou en voient plein dans les différentes institutions où ils passent et connaissent par cœur comment ça marche !  Mais si on les lâche – si on « leur fout la paix » quant à la nécessité « qu’ils parlent », il faut que ça parle ailleurs ; il nous faut nous parler, parler d’eux, pour eux à plusieurs : « Parler en leur nom, dans leur silence, pour leur rendre la parole » J.Semprun. Lâcher prise, renoncer à nos repères, acter la fin du primat du symbolique mais ne pas lâcher l’affaire. Et penser à d’autres modalités de transférer du dire.

Si vous vous souvenez des propos que je viens de rapporter d’éducateurs relatifs à ce qui est appelé « violences » des jeunes, on trouve là presque dans les mêmes termes ce que Fréderic Gros, élève de Foucault, décrit à un autre niveau dans un livre : « États de violence : essai sur la fin de la guerre » (Gallimard 2006) F.Gros soutient la thèse qu’avec la chute du mur de Berlin en Allemagne, arrive la fin de la guerre et l’émergence des états de violence. La fin de la guerre ne signifie pas la fin des violences, mais leur redistribution dans des configurations inédites. Elle ne signifie surtout pas la paix parce qu’il n’est pas possible de penser la paix en dehors de l’horizon de la guerre. Pour F.Gros, la question philosophique vise  à comprendre ce qui à travers le chaos des violences peut se réfléchir comme guerre et selon quels critères.  Une tâche nouvelle s’impose alors désormais, qui vise à décrire des états de violence inédits, dont les lignes de force demeurent à dégager, décrire et conceptualiser. Là où nous avons, peut-être nous-mêmes, pour tâche d’essayer de décrire les configurations inédites, subjectives et collectives dans lesquelles sont pris les jeunes qui nous préoccupent. Trois dimensions se dégagent qui spécifient la violence armée comme guerre : éthique, politique, juridique. La guerre, c’est l’échange de la mort donnant consistance à une unité politique, et soutenue par une revendication de droit. « La guerre est un conflit armé, public et juste » de jure belli 1597.

Dimensions politiques.

La guerre n’est pas un conflit d’homme à homme mais d’État à État. Il convient d’affirmer sa puissance, de maintenir un pouvoir, de montrer et sentir sa force. Effet d’union que l’adversité permet ; susciter une guerre, pour définir un ennemi commun qui unisse et face passer au second plan les inégalités dans un ralliement fort de menace et de haine.

Dimensions juridiques.

Le droit fait partie de la définition de la guerre. Elle est force et violence, mais traversée par le droit.

Dimensions éthiques.

La guerre est un conflit armé, « c’est mettre son corps en aventure de mort » (Moyen-Âge). Sans pertes humaines, c’est une « drôle de guerre ». Mais qu’est-ce qui sous-tend le rapport actif à la guerre ? Quelle posture morale fait tenir les soldats ? Car ce qu’on appelle guerre, ce n’est pas simplement tuer et mourir, être prêt à mourir pour tuer un ennemi c’est tuer et mourir depuis une posture morale.

F.Gros dégage 5 grandes configurations morales inspirés du fracas des batailles.

« Se dépasser » c’est l’éthique chevaleresque, impliquant un code contraignant de conduite et d’honneur

« Tenir debout » Le génie grec invente la phalange : ce sont des formations serrées d’hommes tenant lances et bouclier sur une dizaine de rend, chacun protégeant par son bouclier le flanc droit de son voisin, et tous marchant au même pas, unis comme un seul homme.

« Obéir » : La « révolution militaire » de l’âge moderne entraîne une obéissance aveugle inconditionnelle et mécanique.

« Se sacrifier » Style transhistorique de la mort : le sublime de la mort sacrificielle du guerrier.

« En finir » : la guerre totale. La guerre totale. Se joue cette tension éthique qui veut, en s’exacerbant, mettre fin à toute tension.

Pour F.Gros, la guerre « publique et juste », chaos de force soumis aux structures de l’éthique, du politique et du juridique se défait sous nos yeux. « C’est la distinction de la guerre et de la paix, comme celle de l’intérieur et de l’extérieur, du public et du privé, de l’État et de la société, du politique et de l’économique, du national de l’international, du transnational et du supranational, qui perdent une grande partie de sens ». P. Hassner, (« Guerres et sociétés », cité par F.Gros). Les états de violence font apparaître à la place des armées disciplinées, une multiplicité de figures nouvelles : terroriste, chef de faction, mercenaire, soldat professionnel, ingénieur en informatique… Tout un réseau de professionnels de la violence. La guerre était publique et centralisée ; les états de violence semblent relativement anarchiques et atomisés, profitant de situations de délabrement ils connaissent des principes de structuration spécifique : principe d’éclatements stratégiques, de dispersions géographiques, de perpétuations indéfinies, de criminalisations, qui tous s’opposent à l’état de guerre. Le rapport à la mort change : elle n’est plus échangée, elle se distribue, se sème, se calcule. La mort devient autre chose. L’ennemi n’a plus de visage : un clignotement vague sur fond d’écran. La temporalité enfin n’est pas la même. Avec les états de violences, surgissent à la place de la temporalité de la guerre : déclaration, date de la victoire ou défaite, (début fin bien marqués) les hors-temps de la pure déchirure de l’acte terroriste dans l’espace public de grands centres urbains, du calcul mathématique d’une trajectoire de missile à l’occasion des conflits high-techs ou du marasme indéfini des guerres civiles d’États effondrés. Les conflits actuels ouvrent sur un temps indéfini. Conflits endémiques, menaces et états d’alertes permanents (vigie pirate). La polémologie n’y reconnaît plus ses petits ; on parle de retour à la nature, à la barbarie, à la sauvagerie… Nostalgie des guerres d’antan, alors qu’il convient plutôt, pour F.Gros, de comprendre ce qui agit les états actuels de violence. Qu’est ce qui dans les conflits contemporains se reconfigure ?  Et nous assistons à un glissement : de la guerre à l’intervention / de l’intervention à la normalisation. Parallèlement à cette distribution nouvelle de la violence, nous assistons à une nouvelle régularisation par un système de sécurité et d’interventions. Les grandes puissances ne font plus la guerre, elles interviennent. Le terme d’intervention est un terme qui ne relève d’ailleurs pas du lexique de la guerre mais envahit aussi la vie civile : intervention chirurgicale, intervention sociale, intervenant en….

 Pour F.Gros, l’intervention suppose la priorité d’un ordre. L’intervention suppose une fiction d’une communauté de valeurs et d’un ordre bon pour tous. Elle n’est pas créatrice ni constituante : elle redresse des dysfonctionnements, elle rétablit des cohésions, elle restaure des équilibres, elle redéfinit des harmonies. La guerre était nécessairement fracassante et cause de rupture. L’intervention au contraire rétablit des continuités. Elle ne connaît ni victoire ni défaites mais seulement des degrés d’efficacité et de réussite. La guerre opposait deux ennemis égaux, l’intervenant au contraire n’est pas au même niveau que ceux qu’il combat. Il y a un ordre des choses, une harmonie possible et puis des fauteurs de troubles, des facteurs de chaos. L’intervenant se met au service de cet ordre pour neutraliser les perturbateurs. L’intervention est à la pointe armée d’un dispositif général de sécurité. Si la guerre défendait une Patrie, un Peuple, une Idéologie, la sécurité ne protège que des individus vivants. La sécurité protège l’individu vivant dans la trame de son existence quotidienne. Comme disait Foucault dans son cours au Collège de France de 1978, toute sécurité est une bio-politique. Un système de sécurité vise à éliminer ou réduire les risques d’agression. Mais le risque ce n’est pas le danger ou la menace. A l’inverse du temps discontinu du danger, et du temps suspendu de la menace, la prise en compte du risque suppose une vigilance continuelle des systèmes et des hommes, un état d’alerte indéfinie. La sécurité désigne un processus ininterrompu de sécurisation des individus ; le système de surveillance doit être relayé par un état de veille en chacun, une tension permanente. Ce que la guerre avait d’intensité mortelle dans l’affrontement ponctuel de la bataille se trouve dilué dans une veille basse continue : repérage des comportements suspects, attention aux irrégularités, repérage des dysfonctionnements a priori anodins … Le risque est partout et amène l’ethos de précaution. La sécurité, même si elle se réfère à la rhétorique des droits de l’homme, leur est profondément étrangère car elle vise un socle vital : l’individu vivant à la place du sujet de droit, la vie nue dont parle Giorgio Agamben. Ce changement de paradigme modifie la construction sociale et le vivre ensemble. La norme n’est pas la loi. La loi interdit de l’extérieur certains comportements. La norme régule de l’intérieur les comportements. Elle dit comment bien vivre, ce qui est normal et ce qui ne l’est pas, qui est comme il faut, qui ne l’est pas. Dans une intervention de 1977 « Le pouvoir : une bête magnifique » (in Dites et Ecrits T.III, p368) Foucault indique que depuis le 19è siècle, « nous sommes entrés dans une société de la norme, de la santé, de la médecine, de la normalisation qui est notre mode principal de fonctionnement maintenant ». Cette normalisation arrive avec la médicalisation de la société. « Par pensée médicale, j’entends une façon de voir les choses qui s’organise autour de la norme, c’est-à-dire qui essaie de partager ce qui est normal de ce qui est anormal, (contrairement au droit qui dit ce qui est licite de ce qui ne l’est pas). Elle se donne les moyens de corriger, c’est-à-dire de transformer l’individu » quand il s’éloigne de la norme. Avec la normalisation, Foucault parle d’une hiérarchisation des hommes capables et des hommes non capables, effet du capitalisme qui a besoin d’une certaine efficace sociale des ressources humaines.

La normalisation donc engendre une sanitarisation du social : « multiplication des soins du vivant au détriment du soin porté aux conditions sociales et politiques du vivre » (Brossat 2012 cité par JC.Weber in : Prendre soin, le coq Héron) et une pathologisation des situations individuelles. Même s’il est précisé que les désordres psychiques visés ne relèvent pas de la pathologie mentale. On parle des troubles du comportement, d’hyperactivité… d’intolérance aux frustrations, de toute – puissance… Dans un article intitulé : « Politique de la souffrance psychique et idéologie de l’insertion » (in Cliniques méditerranéennes 72-2005), Frédéric Vinot indique que l’expression « souffrance psychique » rencontre depuis quelques années un franc succès. « Son évidence induit une clôture de tous les commentaires, joue en explication psychologisante et totalisante et sert de bouche-trou ». Un rapport de 1995 « Une souffrance qu’on ne peut plus cacher » introduit pour la 1ère fois cette expression. Il évoque le malaise des professionnels de l’aide sociale et souligne que ce sont eux le plus souvent qui apposent le terme « souffrance psychique » à la personne qui leur pose souci. Les travailleurs sociaux se retrouvent de plus en plus face à des situations qui, disent-ils, ne relèvent plus nécessairement de leur compétence. Pour les auteurs du rapport ces personnes sont repérables « en ce qu’elles grippent le fonctionnement normal des dispositifs sociaux » « Cette souffrance », poursuit le rapport « traduit et /ou génère une incapacité à s’adapter à l’offre sociale… ». Il parle du « problème de la souffrance psychique, de l’incapacité à s’insérer selon les normes requises »

Psychologiser trop vite c’est dédouaner le collectif et le social de sa part de responsabilité dans l’affaire, c’est renvoyer l’individu à sa responsabilité personnelle et lui faire porter seul sa misère. Pathologiser, c’est ramener aux explications causales, à l’histoire infantile et aux concepts traditionnels (Œdipe, fusion à la mère…) aux failles, fragilités narcissiques…. Bien sûr qu’il y a une histoire familiale, que beaucoup des enfants ont été « salement torchonnés », mais cette approche est trop réductrice. Et nous verrons que vouloir revenir à l’histoire ne marche pas. Jean Allouch, dans une interview retranscrite et intitulée « Tremblement de terre sous la maison de Freud », (30 octobre 2004, Journal El Mercurio/Santiago du Chili), dit : « L’occident est traversé aujourd’hui par une vaque de moralisation, dont je ne suis pas sûr qu’elle ait jamais eu par le passé, quant à sa prégnance, quant à sa lourdeur le moindre précédent (lisez Ovide, ou Martial, voyez qu’elles étaient la liberté des mœurs dont ils témoignent). On songe ici à ce qu’a été la France sous le gouvernement Pétain. Et l’actuel terrorisme a ajouté un tour de vis supplémentaire. C’est une expérience bien étrange que de voir une société, la nôtre, se précipiter droit dans le mur de cette moralisation à tout crin. Michel Foucault en reste sans doute le meilleur analyste. Biopouvoir, biopolitique, sont ici des termes clefs et désignent des faits nouveaux, une donne nouvelle. Or, à ma stupéfaction, et à celle de quelques autres, certains psychanalystes y contribuent, alimentent de leur prétendu savoir psychanalytique ce qu’il faut bien appeler les forces de l’ordre social. Imaginons que les psychanalystes dans leur ensemble se précipitent dans ce piège tendu à la psychanalyse, cet appel à un surmoi culturel (Freud l’appelait ainsi, assurant que pareille instance existe, et je me range de son avis) : c’en serait fini tout simplement de la psychanalyse, fini de Freud, fini de Lacan. Fini surtout (car ce n’est pas en eux-mêmes qu’ils importent) cette chance offerte à la folie de se faire entendre, et qui s’est appelée psychanalyse ».

 

LES INNOCENTS

Ce terme des Innocents a été pas mal critiqué lors des Assises de l’ELP en octobre 2010.

  • Référence trop judéo chrétienne (Le massacre des innocents- Poussin) et la place sacrificielle à laquelle ils seraient mis. (Moi : d’une certaine façon le sacrifice a déjà eu lieu, mais pas totalement d’où l’importance à les en dégager)
  • Risque que ça devienne un nom, et donc une nouvelle catégorie nosographique psychopahtologisante : critique à juste titre, « dicho innocentes » ; que le substantif ne les substantifie pas, que ça ne leur donne pas une consistance,
  • Autre problème de l’article défini « les » : toute généralisation est abusive d’autant plus qu’innocents ils ne le sont pas tous, pas totalement, …plus ou moins…

Pour l’instant nous ne sommes toutefois pas revenus sur ce terme qui nous sert de point d’appui pour poser certaines questions. Le nouvel intitulé du séminaire pour la 4ème année n’a d’ailleurs pas tout à fait pris : « Like a Rolling Stone », plus poétique et musical, encore moins psychologisant, tout en faisant entendre un point clinique : la non-inscription : ça n’amasse pas, ça ne fait pas trace, ça ne fait pas évènement … « Pierre qui roue n’amasse pas mousse ». On va donc pour l’instant continuer à se balader sur la musique de Jimmy Hendrix, en prenant appui sur cette remarque de Lacan par laquelle il évoque la situation d’avant le sujet, d’avant la subjectivation : « C’est exactement dans la mesure où la parole progresse que se réalise cet être, bien entendu absolument non réalisé au début de l’analyse, comme au début de toute dialectique, car il est bien clair que si cet être existe implicitement, et d’une façon en quelque sorte virtuelle, l’innocent, celui qui n’est jamais entré dans aucune dialectique, n’en a littéralement aucune espèce de présence de cet être, il se croit tout bonnement dans le réel » Lacan J., Les Écrits techniques de Freud, 30 juin 1954, Sténotypie.

L’innocent, celui qui n’a pas nui, qui n’est entré dans aucune dialectique. L’innocent celui à qui il ne serait encore rien arrivé : il leur est arrivé plein de trucs, en général pas sympathiques du tout, il leur en arrive tous les jours des embrouilles mais ça ne fait pas évènement pour eux : ils peuvent éventuellement faire une longue liste de faits – sinon les services sociaux le font à leur place- mais ça ne rentre pas dans un récit ; actes et paroles ne sont pas constituants d’une histoire unique. Ce tout bonnement dans le réel qui nous sert de point d’appui ne peut toutefois être pris au pied de la lettre. Ça n’existe pas d’être « totalement » « tout bonnement dans le réel ». Il y a toujours quand même une prise dans le langage, une dialectique minimale. Personne ne peut être totalement hors l’amour, hors la haine, hors l’ignorance. Mais avec eux, le nœud borroméen est déséquilibré quant à la taille des 3 dimensions.  RSI dénoués ou noués bizarrement : S en panne (misère du côté su symbolique), I faiblard, R obèse. Ça tient, ils ne sont pas fous au sens de psychotiques, d’ailleurs bien souvent les psychiatres ne les veulent pas, même si nous avons à faire à des moments de « vrais moments de folie ». Folie cachée, non déclarée mais qui diffuse. Une de mes hypothèses est que le déséquilibre, la disproportion des 3 dit-mensions fait problème et qu’il convient d’essayer de rééquilibrer un peu le tout en dégonflant le réel, injectant du symbolique, soutenant l’imaginaire. Ils sont dans un rapport de dés(s)olation, tant l’atteinte à l’honneur d’exister est grande ; zone de dislocation complète.

Les innocents ont quelque chose d’intraitable. Ils refusent, résistent : par choix ? inhibition ? impossibilité ? folie cachée ? ils ne veulent pas ? ne peuvent pas ? On ne sait pas très bien mais ce qu’on sait c’est que les voies classiques ne sont pas empruntables. Pour Roland Léthier, ces jeunes sont habités par les effets de la rupture, ce qui n’est pas pris en considération. Il a théorisé cette question de la rupture et de ses effets, et je vais m’appuyer là sur ses écrits.

« La rupture avec le milieu familial, scolaire, social, appelle la rupture.

La rupture est immédiatement le lieu d’une intensification de la rupture.

La rupture est immédiatement le lieu d’une épidémie.

Elle fait tache d’huile, elle se répand comme une marée noire, elle atteint tous les registres de la vie.

 La rupture atteint l’identité. Cela se manifeste par la perte systématique des papiers d’identité, de la carte de santé, de la carte de transport…

 Perte de l’écrit. Il reste les cris.

 La rupture atteint la présence : la date et l’heure sont englouties.

Les rendez-vous, les rencontres organisées, prévues sont dissous comme un sucre dans un verre d’eau.

Ces rencontres ratées ne sont pas des actes manqués, des oublis au sens des formations de l’inconscient.

Ces rencontres ne sont pas calculées : dans le langage des banlieues et des cités le verbe « calculer » est utilisé pour parler de la rencontre avec l’autre.

Il est principalement utilisé à la forme négative :

« je ne l’ai pas calculé = je ne l’ai pas vu, je n’ai pas fait attention à lui ».

La rupture atteint l’image narcissique et les opérations de constitution de la fonction du je, sans que l’on puisse dire si ces opérations ne sont jamais advenues, ou ont été effacées, détruites.

La rupture atteint la conscience d’habiter le corps propre.

Il se manifeste comme un « intermittent du spectacle » !

Parfois il est utilisé de façon spectrale et spectaculaire pour affirmer une prestance, l’instant suivant il peut être négligé, il n’a pas de stabilité, pas de valeur, il est un gadget admirable et négligeable. »

Pour RL, les effets de la rupture nous conduisent à formuler et à étudier la possibilité d’une constitution qui n’est même pas psychotique. C’est un problème, une difficulté pour la psychanalyse qui se trouve confrontée à la question du hors sujet, du « Horla ». D’un point de vue clinique des questions simples se posent : y a-t-il eu expérience du miroir, la reconnaissance par le sujet de son image spéculaire étant constituante de sa réalité, du je spéculaire, du je social et du je grammatical ? « L’image spéculaire, en raison même de ses affinités, donne un bon symbole de cette réalité : de sa valeur affective, illusoire comme l’image, et de sa structure, comme elle reflet de la forme humaine […] Appelons la intrusion narcissique : l’unité qu’elle introduit dans les tendances contribuera pourtant à la formation du moi. Mais, avant que le moi affirme son identité, il se confond avec cette image qui le forme, mais l’aliène primordialement. » Lacan J., « La famille, le complexe, facteur concret de la psychologie familiale. Les complexes familiaux en pathologie ». in Encyclopédie française, 1938.

 Après 1953, après l’arrivée du ternaire RSI, l’expérience du miroir trouve une extension dans la présence du sujet au monde : « C’est exactement le rapport d’identification qui s’appelle idéal du moi, à savoir ce point d’accommodation que le sujet, je dirais de toujours…de toujours, ce n’est pas qui couvre une histoire, à savoir l’histoire de l’enfant dans sa relation d’identification à  l’adulte…c’est donc d’un certain point d’accommodation dans le champ de l’Autre…en tant qu’il est tissé, non seulement de la relation symbolique, mais d’un certain plan imaginaire, tels ses rapports avec les adultes qui veillent sur sa formation» Lacan J. séance du 3 février 1965 du séminaire Les problèmes cruciaux pour la psychanalyse, version Roussan

Le scénario lacanien peut se problématiser ainsi :

Si l’image narcissique n’a pas été oblitérée (cf Le Gauffey), elle n’a pas de localisation dans le désir de l’Autre, elle est soumise à une balade sans repères (les instances freudiennes du moi, du moi idéal, de l’idéal du moi, du surmoi, sont absentes). La rupture atteignant l’image narcissique prive donc du rapport au semblable, prive des procès de rivalité. Pas de je : pas de tu, pas de il. Elle expose le quidam à une étrange asocialité par défaut de localisation du soi-même et de « l’otre » (il n’est pas possible de distinguer « autre » et « Autre »). A l’instar des schizophrènes, les habités de la rupture présentent une carence foncière de la catégorie de l’imaginaire, tout au moins sur le plan de la relation à l’autre. En effet, le procès d’identification spéculaire, le procès de rapport de rivalité au semblable n’ont plus cours ou ont été annihilés par une circonstance soudaine, incompréhensible, engloutissante. Comment un enfant peut-il intégrer le fait d’être battu à mort, d’être violé ?

La rupture précoce d’avec les lieux où se dialectisent les identifications constitutives, conduit à la mise en place de stratégies de survie.[2] La stratégie de survie dans les camps est explicitement décrite comme le sacrifice absolu de toute manifestation identitaire, de quelque marque individualisée, de toute manifestation humaine. C’est à ce prix, au renoncement à leur humanité que certains ont pu survivre jusqu’en 1945, jusqu’à la libération des camps. Ce prix était un clivage maximum du moi : ne pas habiter son moi, supporter cette désintégration moïque, supporter la persécution concernant toute manifestation moïque. Le philosophe Georgio Agamben a théorisé ce point de destruction de l’humanité en commentant la figure du « musulman », terme qui était utilisée dans les camps. On sent ici la proximité de posture des « innocents », avec la survie fabriquée par les déportés dans les camps. C’est par retrait de toute manifestation identitaire que leur corps fantomatique a pu survivre. Ainsi, une certaine irresponsabilité est liée à cette posture. Il n’est pas possible de se reconnaître auteur d’actes commis par « personne ». C’est ainsi qu’une espèce de délinquance anonyme se trouve soutenue. A l’instar des schizophrènes et des survivants, les habités de la rupture présentent une absence de moi. Leur dire, leur présence ne se brode pas dans la trame, le canevas d’un passé symbolisé. L’effet de la rupture insiste de façon prégnante, il annihile la tentative de se fabriquer une présence normalisée, ainsi que toute tentative d’articulation subjective élaborante. Cette tentative est en général immédiatement désavouée par un passage à l’acte destructeur, une agression sauvage, une fugue. Il est remarquable que des expériences de socialisation, de participation active à un groupe organisé (classe, groupe de formation professionnelle, le permis de conduire) peuvent être fortement investies, marquées par une application studieuse et courageuse, et patatra ! Au moment de la validation, l’échafaudage s’écroule avec le bâtiment, et il n’y a même pas de regret. Les habités de la rupture sont soumis à un principe économique très efficace : « Il ne faut pas que cela réussisse ». Ce principe est une modalité du respect de la rupture.

La rupture atteint aussi la fonction désirante : L’inscription dans le désir de « l’otre » ayant été volatilisée, la fonction désirante n’a pas de sens. (Absence de désir sans dépression). Les jeunes habités par la rupture se manifestent dans une position de passivité fataliste, soumise, inéluctable, et très irritante pour l’entourage. Cette économie inédite n’est pas orientée par les figures du sacrifice, du reste, du déchet qui sont des formations liées au désir de « l’otre ».

La rupture atteint qui veut s’en occuper : l’éducateur, le psy, l’enseignant le responsable de service… Les jeunes habités par la rupture dénigrent systématiquement ceux qui s’occupent d’eux, et affirment qu’ils n’ont confiance qu’en eux-mêmes, avec le parodoxe que le soi-même est un lieu inhabité, inhabitable. Ils ont l’expérience de cette conjugaison catastrophique d’un « je parT », « j’me casse ». Sur l’autre, on ne peut compter en aucun cas, ni recevoir un don de lui.

La rupture de la réciprocité et de tout rapport dialectisé met en branle une machine célibataire qui avance droit et qui ne connaît que les murs réels. Là où ils ont été dé-tenus (pas tenus pas portés, pas supportés, ce sont le plus souvent les murs crasseux des cellules de garde à vue des commissariats de police, de la prison qui les accueillent. Tout ce qui est socialisé est dans le comptage de la présence. Eux ils ne sont pas comptés, presque « on ne les calculent pas ».

En retour ou peut-être même dès le départ ils nous (la société) le rendent bien, ils ne nous calculent pas. Ça joue en miroir. Ils ne peuvent être dégagés du social (et on ne peut tout à fait les dégager), mais ils ne se sentent pas concernés. Ils nous délaissent et en réponse le social les délaisse ou leur fait payer leur non-inscription. On les lâche. Ils sont in-supportables.

Comment faire en sorte qu’ils puissent compter quelque part pour quelqu’un. L’irritation de l’entourage tient à sa disqualification : l’entourage n’entoure plus rien, il ne lui reste que la rage d’avoir été ainsi disqualifié. La paralysie active des uns génère l’impuissance des autres, qui pousse à des attitudes de maîtrise. De même que ça ne fonctionne pas bien du côté des identifications, les délaissés ne se reconnaissent dans aucune interpellation. Comment les interpeller quand même ? Comment accueillir leur façon de ne pas être dans la vie sociale ? (Cette question de lâcher le social a à voir avec lâcher les identifications… problème pour la psychanalyse encore très prise dans Massen psychologie et par un A un peu daté. Les nouvelles formes de l’Autre sont mal repérées, quelles nouvelles formes de l’Autre pas strictement langagières ??) Et pourtant ces jeunes qui ne nous calculent pas et lâchent le social, nous sollicitent beaucoup, mais le plus souvent sur un mode tyrannique, accompagné d’une attaque systématique de l’autre ?

Pour Roland Léthier, « les expressions insistantes et répétitives : « On me doit cela », « il me faut ça », « j’ai droit à ça ! » mettent « l’otre » a une place de vache à lait qui doit répondre dans l’instant à la demande de cigarette, de dix euros, de passer un coup de fil, de conduire chez le médecin… Ces demandes tyranniques ne sont pas inscrites dans un échange, elles s’imposent avec violence et chantage. Ces demandes ne méconnaissent pas l’engagement désirant des professionnels qui sont les interlocuteurs de ces jeunes. Cet engagement désirant est attaqué car il présentifie le temps où la rupture est venue détruire les engagements désirants en place (parents, enseignants). Les jeunes menacent ce désir qui les concerne, et, alors, le soumettent à une pression qui exhibe la destruction : «si tu ne me donnes pas ça je pète les plombs, ou je casse tout », « si tu me touches, je porte plainte ».
Il est repérable que cette posture de revendication occupe l’espace, fait du bruit, paralyse l’autre, le terrifie, le persécute. En effet, ces demandes tyranniques concernent des choses relativement mineures, elles font écran. Elles ne peuvent approcher ce qui est définitivement englouti : une famille, une éducation, une école, une culture, de l’amour… Cette posture de revendication et de chantage expose à la rupture par exclusion. Ces jeunes sont rapidement exclus des foyers et des familles d’accueil. Cette nouvelle rupture ne fera pas leçon, elle ne viendra que comme confirmation que la rupture est un lieu inhabitable ».

Le grand problème avec la rupture, c’est qu’il n’y a pas de sujet de la rupture ; la question du sujet est atteinte de façon inédite et ineffable. Cette Tyrannie du Dû nous conduit à une réflexion sur le don et le tryptique de Mauss : Donner, Recevoir, Rendre. Don et Dette sont évidemment étroitement liés. Le don met en dette, dit-on, même quand on n’a rien demandé. D’avoir reçu la vie, que la vie vous ait été donnée vous met en dette, « alors même que vous n’avez pas demandé à naître ». (Cf. obligation alimentaire même à l’encontre d’enfants vis-à-vis de leurs parents qui ne s’en sont pas occupés ; ddass). Dette : de debitum : ce qui est dû ; participe passé de debere : devoir. Ce qui est dû, c’est ce qu’on doit me donner, ce que je suis en droit d’exiger, de réclamer, revendiquer quitte à saisir les tribunaux si besoin. Mais qui fixe ? Qui décide ?  Selon quelle mesure ? Qu’est ce qui règle la circulation des biens, et les rapports d’échange entre les personnes, les groupes…. Étant entendu que les biens qui circulent ne sont pas que des biens matériels : on échange des biens, des objets, mais aussi des paroles, des invitations…du temps…

Plusieurs régimes règlent les échanges. Aujourd’hui, ce qui dominent les sociétés modernes sont les régimes d’échanges marchands, économiques à l’aune de la monnaie : ça vaut tant : même le temps c’est de l’argent. Et les régimes contractuels et légaux ; contrat de travail, contrat de mariage, contrat jeune majeur… la modalité du contrat a envahi le champ social : on signe un contrat avec les usagers, les jeunes accueillis en institutions, les demandeurs de RSA… « En contrepartie de l’aide fournie vous devez vous engager à… »  Les termes du contrat sont censés fixer une certaine équivalence. C’est le donnant-donnant, le gagnant- gagnant

Troisième régime plus ancien, dit des sociétés primaires ou archaïques, c’est le régime du don qu’a étudié Marcel Mauss. Sans entrée en profondeur dans l’étude du texte, de ses subtilités et des questions qu’il pose, j’aimerais vous partager toutefois certaines remarques.  « Dans un certain nombre de sociétés, la règle sociale fondamentale qui préside à leur construction, n’est pas celle qui préside à la construction de la société moderne, ce n’est pas celle de l’échange marchand ou contractuel, mais celle du don. Les échanges obéissent à la triple obligation de donner-recevoir-rendre. D.R.R » Au départ, ce don est un don agonistique, un don de rivalité. Le tryptique donner-recevoir-rendre, est une guerre de chacun contre chacun, de tous contre tous : guerre de générosité (apparente) qui n’a rien de charitable.  La règle sociale première est celle qui fait l’obligation de se montrer généreux. « Tous ces échanges », dit Mauss, « se déploient dans un climat d’hostilité constante ; à tout moment on est près de rebasculer dans la guerre pour de vrai ». Mauss décrit la pratique du potlatch, dans certaines sociétés. Dans le potlatch, il s’agit « d’aplatir son rival », de « le mettre à l’ombre de son nom », de montrer qu’on est supérieur en générosité, en puissance dominatrice, de l’humilier. Celui qui ne peut rendre, tombe sous le pouvoir de celui qui a donné. C’est un système des prestations totales, sans fin. On pourrait parler de tyrannie du Don. Ce déplacement loin de la charité, de la gentillesse ou du pur amour, est toutefois positif pour Mauss, car cette guerre de générosité qui se substitue à la guerre réelle, aboutit à force à transformer des ennemis en amis. À travers le don, c’est une fabrique du lien social, de l’association, de l’alliance qui est visée. Le pari du don, c’est d’être allié plutôt qu’ennemi. Ainsi, le don est dans son essence même une pratique ambivalente. Ce qui élimine l’ambivalence, c’est la loi de la socialité secondaire, c’est le marché, le donnant-donnant ; on est quittes, on va se quitter chacun ayant reçu l’équivalent de ce qu’il a donné. La loi politique, la loi administrative est la même pour tout le monde. Si on se situe dans l’équivalence, il n’y a pas d’ambivalence : la loi, c’est la loi. Lorsqu’on en reste au contraire au niveau des relations intersubjectives régies par le domaine du don, l’ambivalence ne peut pas être expulsée parce qu’elle est constitutive de cette relation de don, qui la contient au double sens du terme. Tout le problème est donc de savoir comme l’aménager, quelle place on peut lui circonscrire. On trouve ce rapport dans l’étymologie même. Dans les langues germaniques anciennes le même mot, le même signifiant Gift signifie à la fois le don et le poison. On retrouve cette dualité partout : on la retrouve dans le grec dosis, qui désigne à la fois le don mais aussi la dose pharmaceutique de poison, qui tue ou guérit selon la dose, justement ; même chose dans pharmakos, dans pharmaka qui a le double sens là aussi de don, de médecine et de poison ; même chose encore dans le vieux français avec la potion pharmaceutique (du potard) qui est très proche du mot poison (potio). La potion c’est aussi le poison. De quoi s’agit-il dans tous ces exemples ? De ce sur quoi Mauss insiste, sans arrêt, dans son analyse du potlatch kwakiutl et dans son interprétation du hau maori : celui qui a donné quelque chose, quelque chose qui apparemment devrait faire plaisir, qui peut satisfaire le récepteur, donne en même temps ce qui peut être la mort. En tout cas, il met à l’ombre de son nom celui qui a reçu le don, et donc il le place en position d’infériorité (minister) et éventuellement il annihile le sujet qui a reçu par l’objet qu’il lui donne. A l’obligation de donner, répond l’obligation de recevoir. C’est la réception du don qui fait le don : « Sans la reconnaissance de celui qui a reçu un don, il n’y a pas de don ». Je ne te dois rien sous-entendu : tu ne m’as rien donné. De beneficiis. Sénèque « pour que le don existe comme tel, il faut que celui qui a donné oublie au plus vite avoir donné et qu’en revanche, celui qui a reçu ne l’oublie jamais ».

Refuser de donner, comme refuser de recevoir, c’est comme déclarer la guerre ; c’est refuser, l’alliance. Mais accepter un don, c’est accepter que celui qui donne exerce des droits sur celui qui reçoit, donc accepter une certaine soumission. D’autant plus que dans ces systèmes, les objets ne sont pas désaffectés ; ils ont une valeur autre, les choses sont porteuses des âmes des donneurs. Le Hau maori : ce qui est donné a un pouvoir symbolique ; la chose garde quelque chose du donateur. Par elle il a prise sur son bénéficiaire ; le hau poursuit le donataire.   On mêle les âmes dans les choses, on mêle les choses dans les âmes : ce sont des mélanges qui transforment les uns et les autres. Troisième obligation enfin : celle de rendre. Si on donne des choses et les rend, c’est parce qu’on se donne et se rend « des politesses » mais aussi et surtout parce qu’on se donne en donnant, et si on se donne c’est qu’on se doit, soi et ses biens, aux autres. La dette oblige à re-donner mais re-donner n’est pas rendre, c’est donner à son tour.

 

DETTE de VIE.

Certains psychanalystes parlent de la dette de vie des parents à l’égard des enfants. Je n’ai pas retrouvé cette expression chez Lacan, je ne sais de qui elle vient au départ. C’est à travers l’acquittement par les parents de leur dette vis-à-vis de leur enfant que ce dernier contracte à son tour une dette. En donnant la vie biologique, les parents s’engagent à transformer cette vie de chair, en vie humaine : à travers suffisamment de sollicitude, de limites, de soins… pour qu’ils s’humanisent. Dette de vie : dette d’avoir à humaniser la vie biologique qui a été donnée. L’humanisation relève d’un entourage humain. C’est ce que les humains doivent à la vie pour que cette vie se transforme en vie humanisée de génération en génération. Le sentiment que cette dette a bien été acquittée, et que ce qui ne l’a pas été ne le sera plus, est une opération totalement subjective (on arrête d’attendre, de réclamer, de se plaindre…) indépendamment de son équivalence réelle. Cela dépend de l’idée que l’on se fait de ce que l’on aurait dû recevoir, et de ce que l’on n’a pas reçu. L’enfant devenu adulte contracte à son tour une dette de vie pour les générations à venir. Cette dette non payée par ceux qui l’ont mis au monde, qui va la payer ? Ils la reportent sur d’autres figures parentale (éduc, psy…) ou sur la société. Y sommes-nous prêts, comme dit, sans être sur un mode sacrificiel ? Que quelqu’un paye pour lui avant de pouvoir assumer ses propres dettes. C’est à l’autre de payer en premier. Sinon il faut le faire payer. « Que l’autre commence par payer, et alors ma vie va pouvoir commencer ». « C’est l’autre qui me doit, toujours plus… et je le forcerai bien à payer ». Cette injonction à ce que l’autre paye peut entretenir sans fin des dettes, d’argent, des prêts non remboursés, des comptes d’endettement et de vol. Cette idée que quelque chose lui est dû, fonctionne comme une ultime protection devant une situation désespérante d’abandon ou de démission parentale.

Rejetés, lâchés, peu investis ces « hôtes non bienvenus dans la famille » sont atteints dans leur volonté de vivre. « Pourquoi m’a-t-on mis au monde, si on n’était pas disposé à m’accueillir aimablement » (Ferenczi). Lorsque la dette de vie n’a pas été acquittée, par abandon, mauvais traitements, négligence, ceci entraîne une modification du rapport à la loi, bafouée par ceux mêmes qui devaient l’incarner, et du rapport à la parole : non tenue. Or le lien social nécessite que chacun se reconnaisse l’obligé d’un autre et s’engage à s’acquitter de sa dette à son tour. Pour les jeunes dont nous parlons, la dette n’ayant pas ou que partiellement été réglée, ils n’ont eux-mêmes rien contracté et refusent de payer quoique ce soit. Mais est-ce possible de tout à fait s’en dégager ?  De se constituer comme non redevable de quoi que ce soit ? Pour Lacan, l’enjeu de la dette symbolique, c’est la constitution même du sujet. Dans les Formations de l’Inconscient, Lacan indique (séance du 12 février 1956) : « Le sujet dans son rapport au signifiant, peut de temps en temps, en tant qu’il est prié de se constituer dans le signifiant, s’y refuser…. Il peut dire : « Non je ne serai pas un élément de la chaîne ». … Que fait un sujet à chaque instant où il se refuse en quelque sorte à payer une dette qu’il n’a pas contractée ? Il ne fait rien d’autre que de la perpétuer. Les successifs refus ont pour effet de faire rebondir la chaîne, et il se trouve toujours lié davantage à cette même chaîne ».Autre remarque de Lacan sur la dette qui nous intéresse (in La Relation d’Objet, séance du 9 janvier 1957) :  « Or toute la chaîne de l’expérience ne peut littéralement se concevoir qu’à poser d’abord le principe que rien ne s’articule, et ne s’échafaude dans l’expérience, que rien ne s’instaure comme conflit proprement analysable, si ce n’est à partir du moment où le sujet entre dans un ordre qui est un ordre de symboles, ordre légal, ordre symbolique, chaîne symbolique, ordre de la dette symbolique. C’est uniquement à partir de l’entrée du sujet dans un ordre qui préexiste à tout ce qui lui arrive, évènements, satisfactions, déceptions, que tout ce par quoi il aborde son expérience –à savoir ce qu’on appelle son vécu, cette chose confuse qui est là avant –s’ordonne, s’articule, prend son sens et peut-être analysé ».

 

 Don Dû/ Dû Don/Din Don

Peut-être faut-il accepter d’être le dindon de la farce, autre façon d’être dupe. Accepter de payer, pour l’autre. Et que ça fasse partie du boulot (avantage du dispositif Kairn : il pose que c’est 24h/24, 7j/7).

 D-R-R. Je voudrais pour finir revenir à notre suite de lettre D.R.R. Les parents sont au départ : vie (biologique) est donnée à un enfant. De cet ordre (ou d’un autre d’ailleurs ?) il est habituellement posé pour les enfants placés… que l’institution donne et l’enfant reçoit. Le donateur serait par définition l’adulte, le référent, l’institution (celui qui donne est celui qui a le pouvoir, aplatit son rival). Et on voudrait que le jeune reçoive, puis rende. (Avec tout ce qu’on fait pour toi…). Mais souvent ils ne reçoivent pas, même quand ils ont signé un contrat ; ils prennent éventuellement ce qui les arrangent mais pas ce qu’on voudrait leur donner (le cadre, l’éducation, la possibilité d’élaborer…). Ils n’acceptent pas le jeu de l’échange, du lien (ou contrat, pacte social). Mais je vous rappelle « sans la reconnaissance de celui qui a reçu un don, il n’y a pas de don » (j’ai rien demandé moi). Et : accepter un don, c’est accepter que celui qui donne exerce des droits sur celui qui reçoit, donc accepter une certaine soumission. Et là pour certains ce n’est pas possible.

Deux pistes:

1.Qu’elles seraient les conditions nécessaires pour permettre à ces jeunes de recevoir, d’assumer une certaine dépendance, d’être « à l’ombre du » donateur là où le rapport à l’Otre est malmené, vite menaçant, dangereux.

2.Il s’agirait d’inverser non pas l’ordre des lettres mais d’inverser les places et de penser que celui qui donne en premier c’est le jeune et non l’adulte, l’institution. Et ça change évidemment tout.

Celui qui donne est le jeune : avec sa façon d’être, sa possibilité relationnelle, ses cris, ses vociférations. Vociférer : « faire entendre des clameurs », pousser de grands cris » (vox et ferrer : porter la voix). Vociférations : cris, « paroles violentées, accompagnées de cris exprimant la colère » Si quand un jeune crie, hurle, vocifère je m’attache aux mots, j’ai une pleine benne de gros mots, grossièretés, injures qui m’est déversée sur la tête … et c’est pas bien (ni agréable) (les sanctions tombent). Si j’entends ces mêmes mots comme une vocifération –cris, j’ai affaire à autre chose, à un appel, ou l’expression d’une souffrance, d’un désarroi, d’une colère… Ce cri, cet appel est-ce que je le reçois ? Je peux ne pas accuser réception, faisant appel au cadre, à la loi… pas payé pour ça… Si je reçois cela comme « un don », comme ce qui peut être donné, mis dans la relation à ce moment-là, c’est moi qui me mets dans la dépendance, d’être aplati, mis à l’ombre de son nom. C’est une servitude volontaire ; qui fait aussi le pari après un certain temps où cette séquence se répèterait qu’à un moment le « don » possible du jeune puisse changer de nature, et qu’il puisse accepter un peu ? beaucoup ? d’entrer dans l’échange et d’accéder à une socialité autre. Cette réflexion sur le don, la métaphore du Culbuto sont déjà des pistes qui nous aident à penser et orienter notre pratique avec ces jeunes. J’évoquerai une pratique de la fréquentation, de la déambulation, une présence de « poitrine à poitrine » (enseignement du Daf et Tombac). Il sera question aussi de la métaphore du Cairn comme modalité de présence de l’analyste, des points d’appui à trouver chez les funambules, de Cire/SIR….   Mais avant cela il me faut encore aborder la question du transfert.

 

LA QUESTION DU TRANSFERT

Avec ce qui vous a été dit précédemment sur les effets de la rupture, vous pouvez bien imaginer que la possibilité même de transfert est problématique. Comment malgré tout fabriquer du transfert, inventer des lieux de transfert, des espaces discursifs, pour que des subjectivités puissent prendre corps, pour que ça se mette à dire et pas seulement à montrer ; encore une fois pour que ça s’écrive. Dans les « Études sur l’Hystérie » (1893-95) écrites par Freud et Breuer, Anna O, patiente de J.Breuer invente de mots pour  décrire le processus analytique. « Elle avait donné à ce procédé le nom bien approprié de « talking cure », (cure par la parole) et le nom humoristique de « chimney sweeping » (ramonage) ». Pour Gloria Leff (in Portraits de femmes en analyste, Lacan et le contre-transfert, Epel 2009, p 2), « dans le meilleur des cas, ces deux expressions ont été lues comme synonymes, mais en privilégiant la psychanalyse en tant que cure par la parole, et après avoir écarté la dimension érotique, talking cure a évincé chimney sweeping qui est tombé dans l’oubli ». C’est pourtant cette définition « chimney sweeping » qui va retenir notre attention pour alimenter notre réflexion sur le transfert « avec les innocents ». Dans sa séance de séminaire du 16 novembre 60, Lacan dit « Commençons donc… au commencement… Au commencement de l’expérience analytique –rappelons-le- fut l’amour ». À propos de l’interruption de la cure d’Anna O par J.Breuer, Lacan déclare : « il est évident que cet accident est une histoire d’amour, qui n’a pas existé du seul côté d’Anna O ; Breuer a aimé sa patiente. » Freud de son côté dans diverses correspondances avait écrit : « Breuer non seulement est aimé de ses patientes, mais il est effrayé par l’amour qu’il leur porte ». « Breuer s’est enfui atterré par le risque de commencer à aimer ses patientes ». À plusieurs occasions, Freud essaye de se démarquer de Breuer, convaincu qu’il pourrait, lui, rester de marbre face à toute manifestation d’amour ou de haine qui lui viendrait de n’importe laquelle de ses patientes. Il rassure d’ailleurs sa future épouse en lui disant : « il faut être un Breuer pour que cela arrive ». Qu’en dit Breuer lui-même. Il révèle son impossibilité d’en passer par l’expérience d’un transfert amoureux qui ne pourrait qu’engendrer sa perte. Parlant d’Anna O, il écrit à un collègue : « C’est ainsi que j’ai beaucoup appris du point de vue scientifique, mais aussi (…) qu’il est impossible pour un médecin (…) de traiter de tels cas sans que sa pratique et sa vie privée s’en trouvent totalement ravagées. À ce moment j’ai juré de ne plus jamais me soumettre à une telle ordalie ». Lacan commente dans la séance du 16/11/60: « … le petit éros dont la malice a frappé le premier, Breuer, au plus soudain de sa surprise, l’a contraint à la fuite, le petit éros trouve son maître dans le second, Freud ». Pourquoi Freud n’a -t-il pas battu en retraite ? « À la différence de Breuer, quelle qu’en soit la cause, Freud prend pour démarche celle qui fait de lui le maître du redoutable petit dieu. Il choisit comme Socrate de le servir pour s’en servir ». (Séminaire, le transfert) Mais revenons près de la cheminée. (Gloria Leff p 9). Petite blague juive : anecdote talmudique :

« Après avoir soutenu sa thèse de doctorat de logique socratique, un docteur en philosophie se présente chez le rabbin pour être converti. Je vais vous tester pour voir si vous avez l’esprit adéquat pour l’étude juive. Je vais vous poser des questions de logique puisque c’est votre spécialité.

-Deux hommes descendent dans une cheminée. L’un en sort propre l’autre sale. Qui va se laver ?

Le docteur en philo sourit et répond :

-C’est celui qui est sale qui va se laver.

-Faux : c’est celui qui est propre : celui qui est sale voit celui qui est propre et pense qu’il est propre lui aussi, c’est donc celui qui est propre qui va se laver.

-Test suivant : deux hommes descendent par une cheminée. L’un sort propre, l’autre sale. Qui va se laver ?

-Vous me l’avez déjà demandé : c’est celui qui est propre.

-Faux. Tous les deux se lavent : c’est logique, celui qui est propre voit celui qui est sale et pense donc qu’il est sale aussi, et va donc se laver. Celui qui est sale voit celui qui est propre se laver et va aussi se laver.

-Troisième test : deux hommes descendent…

Et l’étudiant répond :

-Tous les deux.

-Faux aucun des deux ne se lave ; c’est logique. Celui qui est propre voit que celui qui est sale ne va pas se laver, donc il n’y va pas non plus.

-Dernière chance. Deux hommes…

Réponse de l’étudiant :

-Personne ne se lave…

-Faux : parce que c’est une question stupide : comment deux personnes qui passent par une même cheminée peuvent-elles sortir, l’une sale, l’autre propre ? Celui qui ne comprend pas ça immédiatement n’a pas l’esprit adapté à l’enseignement talmudique. (in Marc-Alain Ouaknin : la bible de l’humour juif).

« Quand deux hommes sortent ensemble d’une cheminée, lequel des deux va-t-il aller se débarbouiller ? » Cette fois-ci c’est Lacan qui pose la question à la fin de la séance du 23 janvier 63, construisant une analogie entre la cheminée et le cadre analytique                                                                               En 1960 il avait déjà pris cette référence : quand deux hommes se retrouvent au sortir d’une cheminée, tous les deux doivent se laver la figure. En 66 la réponse sera : tous les deux ont la figure sale. Pour Gloria Leff, Lacan fait de cette référence à la cheminée une question de méthode et souligne par là le caractère érotique de cette expérience. Il en vient même à condenser la talking cure et la chimney sweeping en proposant un terme qui articule ces deux dénominations ; la chimney cure. La chimney cure c’est l’espace de la cure. Une cure dans la cheminée. Le caractère érotique mis en valeur là, « ne surgit pas à l’improviste, il n’est pas une contingence dérangeante ni un risque potentiel : c’est le transfert même.  L’important c’est d’être ensemble dans la cheminée. Et on ne pas en passer par là et s’en sortir blanc comme neige… De l’opération d’être ensemble dans la même cheminée, analyste et analysant ne peuvent qu’en ressortir tous deux noirs de suie ». (Gloria Leff, p39). Ensemble dans la cheminée, ensemble dans le brouillard, dans les zones marécageuses et nauséabondes dans lesquelles nous entraînent « les innocents ». À quelle érotique avons-nous affaire là ? Aller vers, les chercher et créer des espaces discursifs pour que ça se mette à dire, au lieu de seulement montrer. Transférer sur eux. Être l’éraste et eux notre éromène.

Dans son article « Vous êtes au courant, il y a un transfert psychotique » paru dans la revue Littoral n° 21, ères 1986, (article qui sera repris dans le livre du même auteur : Marguerite ou l’Aimée de Lacan (Epel oct 90)) Allouch écrit : « Il y a un transfert psychotique, une modalité de transfert spécifique à la psychose. En quoi consiste cette spécificité ? À quoi tient-elle ? ». Je vais m’arrêter surtout sur les réponses apportées à la première question qui nous concerne directement vous renvoyant au texte pour la seconde. Parler de transfert psychotique avec les innocents ne signifie nullement que nous considérons les « innocents » comme psychotiques. Mais le transfert psychotique tel que développé par Allouch est une modalité de transfert qui peut nous aider à penser la fabrique du transfert avec « les innocents », avertis que nous sommes déjà, que nous en sortirons la figure sale, voire plus. Jean Allouch marque la spécificité de transfert psychotique par une formule : « le névrosé transfère ; le psychotique pose transférentiellement ».

Cette formule conjoint, en un court-circuit, la mise au jour du transfert chez Freud et un énoncé repris de la lecture lacanienne de Schreber. Très tôt le concept freudien du transfert exclut l’existence du transfert psychotique, ou du moins, l’analyse d’une spécificité de la question du transfert dans la psychose a d’abord pris le biais d’une affirmation d’inexistence. Pour Allouch, c’est « l’abord des psychoses à partir des névroses, qui a eu pour effet l’érection d’un mur quasi-infranchissable et au regard duquel psychanalyse et psychoses ne se trouvaient pas du même côté. Avec Lacan un autre départ est possible, celui-ci ayant inauguré son parcours en étudiant d’emblée les psychoses. » Dans cet article, J.Allouch insiste sur la psychose en tant qu’elle marque une perturbation da la relation à l’Autre, lié à un mécanisme transférentiel. « La psychose est une réponse à un dire, celui d’être pris pour. Elle se donne non comme une action mais vaut comme réaction. Cet « être pris pour » joue en chacun des phénomènes psychotiques…C’est d’abord au lieu de l’Autre que le sujet psychotique est pris pour ». Allouch souligne un mode d’énonciation spécifique, qui s’ordonne selon trois places, dont la discrimination est susceptible de nous orienter dans le transfert psychotique. Je cite l’auteur :

*La place de celui ou celle qu’on dit psychotique est fondamentalement celle de témoin (qu’il écrit t’es moins, pour bien faire entendre ce que comporte d’atteinte narcissique à sa posture). Le paranoïaque « vous parle de quelque chose qui lui a parlé »

*La place de l’Autre est celle où s’origine une assignation désubjectivante, persécutrice par cela même. L’absolutisation de l’assertitude est en ce lieu telle qu’il est exclu que le sujet puisse y porter son appel, y faire reconnaître la validité de son témoignage.

*La place de l’autre, est celle où le sujet fait valoir son témoignage ; place où seulement deux alternatives sont possibles : celle de récuser le témoignage, ou celle de codélirer avec lui. Le psychanalyste (ou le psychiatre) n’a d’autre choix que d’entériner dans son dialogue avec l’aliéné, sa position de « témoin ouvert », de rapporteur de ce qui lui vient de l’Autre. Il le peut en se faisant le secrétaire de l’aliéné. Et il convient de se faire le secrétaire de l’aliéné.

Dans « Les psychoses Lacan » (séance du 25 avril 56) dit : « En d’autres termes, nous allons nous contenter de nous faire les secrétaires de l’aliéné, comme on dit pour faire un reproche à l’impuissance des aliénistes.… Mais je dirais que d’un autre côté il d’agit de le faire jusqu’au point où nous nous trouverions presque tomber sous d’autres reproches qui seraient plus graves, non seulement d’en être les secrétaires, mais de prendre ce qu’il nous raconte au pied de la lettre, ce qui à la vérité, est justement ce qui, jusqu’ici a été considéré comme la chose à éviter ». Être à cette place de secrétaire de telle façon qu’il s’agisse « d’un faire, comme tel actif : non pas seulement d’enregistrer ce que ce témoin nous raconte de ce qui vient de l’Autre, mais prendre son témoignage au pied de la lettre, ce qui n’est pas sans portée à proprement parler « constituante du témoignage ». Allouch, Marguerite, p 448. Mais pour pouvoir être secrétaire, il faut d’abord mériter aux yeux du psychotique cette place de petit autre ; la confiance ne va pas de soi du tout. Comment la mériter, Après quelle épreuve ? Ceci implique : d’une part que « aliéniste et aliéné se trouvent côte à côte : il n’y a pas de mur de l’aliénation qui viendrait les séparer, sauf celui qu’édifie l’aliéniste que se soustrait en tant que secrétaire. » Et d’autre part, que l’on tienne compte que le psychotique ne transfère pas (comme le névrosé) mais pose transférentiellement, ainsi que le fait le psychanalyste pour chaque demande qui lui est adressée. Poser transférentiellement, autrement dit se poser comme objet possible d’un transfert (comme possible support pour quelqu’un, du SsS). « C’est ici qu’apparaît la spécificité du transfert psychotique qui est avant toute chose, Lacan le notait, un transfert au psychotique. Il n’est pas sans savoir, et même sans avoir raison sur son savoir. Et nous n’obtiendrons rien de lui si nous lui refusons cela ». Allouch.

Psychanalyste et psychotique sont donc à identité de position quant à la façon d’être situé dans le transfert : l’un et l’autre pose transférentiellement, c’est-à-dire se prête à supporter un transfert ; tous les deux sont candidats au poste de SsS. Mais puisque le psychotique n’en démord pas, ne peut faire autrement que de poser transférentiellement, c’est au psychanalyste que revient la tâche de transférer. Transfert au psychotique donc : au psychanalyste de transférer et de tenir pour un temps, la fonction de l’éraste avant qu’une bascule éventuelle ne puisse s’opérer. Pour Allouch, Lacan peut poser les choses ainsi notamment parce qu’il a reconnu Marguerite – et après elle les autres patients psychotiques-, « comme sachante, comme incarnant pour lui ce qu’il désignera bien plus tard comme étant la figure ordonnatrice du transfert, à savoir le sujet supposé savoir ». Fonction de secrétaire qui nous intéresse d’autant plus que la question de l’écriture, de la trace est centrale dans notre travail, tant la violence et la vie des « innocents » a à voir avec ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire. « Quelque chose crie de la douleur de ne pouvoir s’inscrire et insiste… il s’agirait presque de tenter de dire des perceptions qui surgiraient à l’état brut et de les écrire dans le champ du transfert, (…) afin que ce qui a été enclavé et soustrait aux jeux du langage et au refoulement puisse être repris dans un maillage de mots articulés aux enjeux pulsionnels, liés au corps ». C .Loisel

Pour comprendre la fonction de secrétaire et repérer la spécificité du lien qu’elle instaure, Allouch nous invite à aller voir avec lui du côté des mystiques et de la littérature. La psychanalyse n’en dit pas grand-chose. « Une telle fonction de secrétaire ne se limite pas au seul geste de transcrire sur le papier ce qu’aura été la vie de la sainte. (…) Le secrétaire est aussi directeur d’âme au sens fort de ce terme, au sens de révélateur de désir… Comme Lacan avec Marguerite, le secrétaire de la sainte l’invite à écrire son expérience. S’il s’en charge lui-même, c’est au prix de son propre effacement : les hystériques font Charcot, elles le servent alimentent sa notoriété, alors que le secrétaire de la sainte, en dépit de son action directoriale ou plutôt parce qu’il ne s’y refuse pas, notamment à exercer sa direction spirituelle, s’efface devant sa dirigée. …Le secrétaire est celui qui admet qu’en son éveil, la sainte âme sait, d’un savoir dont la vérité lui échappe, mais (…) il sait qu’elle sait d’un savoir qui est d’expérience et auquel il reste non seulement attaché en le transcrivant puis en le publiant mais aussi, en tant que directeur d’âme, en le constituant dans son dialogue avec la sainte. Il peut arriver qu’il en advienne saint à son tour. (Autre sortie de la cheminée) ». p. 423-424. L’écriture est une écriture « sous la dictée » et l’effacement du secrétaire en est la condition nécessaire.

Comment transposer ou « utiliser » ce qui vient d’être dit ? Que faire du transfert psychotique là où nous avons dit ne pas avoir affaire à des psychotiques ? Comme dit, le transfert psychotique peut nous servir à penser, à nous déplacer, à inventer des façons de fabriquer du transfert. D’abord en ne nous plaçant du même côté du mur, sur le même front, comme dans la cheminée. Et en relevant le gant ; aller au contact, chercher à l’établir et entrer dans la proximité du combat et du risque. « Tu m’cherches ! » est souvent une invitation à la rencontre (même si au départ c’est sur le mode d’un affrontement). Mais traitée bien souvent comme une provocation elle vire au conflit ou à la bagarre, au rappel au cadre et à la sanction plutôt que d’être entendu comme un appel.  Pour F.Davoine, il importe de « se retrouver sur le même front, dans une proximité qui seule permet la constitution d’un espace sécurisé où il est possible de se restaurer physiquement et psychiquement tout en faisant l’expérience d’une parole possible dans la proximité du Réel ». Et « dans la proximité du combat et du risque, une parole ne saurait s’adresser qu’à un thérapeute familier du même champ. … Cette proximité est la condition de transfert ». S’ils ne transfèrent pas comme les névrosés, posent-ils transférentiellement comme les psychotiques ? Sont-ils prêts à supporter un transfert ? À être notre éromène ? La réponse ne va pas de soi ou risque d’être négative. Ils appellent plutôt bien souvent le rejet, la rupture de tous liens, d’où nécessité d’inventer une possibilité de transfert qui tienne compte du fait qu’ils ne demandent rien. « J’ai rien demandé moi ». Et qu’ils sont souvent écorchés vifs, hypersensibles et réactifs, aux aguets du moindre danger pour eux, sur un mode de survie. Quel traitement réserver à la non-appropriation possible ? (L’appropriation première n’a pas eu lieu).

Mais cette dynamique de non transfert attaque, est mortifère. C’est actif la non entrée dans le symbolique, quand il n’y a pas de dialectique. On est déchu, rabattu à une place d’objet, mis au rebus comme tel (ils jettent beaucoup), mais pas comme l’objet a. Avant de développer plus avant des réflexions sur « une façon de s’y prendre » tenter de permettre l’instauration d’un transfert propice à un dire, je soulignerais deux autres points nécessaires au transfert :

-la question de l’ignorance

-et celle du savoir

Savoir et Ignorance.

« Ch’ai pas » Je sais pas Je saiT pas

Comme nous l’avons vu, ils ont raison de dire ça comme ça ; parce que de Je il n’y en a pas. Et pas de chez moi non plus. Mais un « je saiT pas » qui ne peut s’entendre du côté de l’ignorance, du côté d’un non savoir ou savoir insu. Il n’ouvre pas à une question, il n’ouvre pas à une demande éventuellement adressée à un SSS. Il n’ouvre pas au transfert. Au contraire, c’est une ignorance, un non savoir qui ferme. C’est un non savoir de certitude qui refuse toute dialectique. Et peut-être avons-nous à refuser ce refus, pour les introduire, malgré tout à une dialectique. Nous, ne sommes pas dans le registre de l’ignorance dont parle Lacan dans la séance du 30 juin 1954 (Les Écrits Techniques de Freud). Dans cette séance, Lacan parle des trois passions fondamentales – « à la jonction du symbolique et de l’imaginaire, cette cassure, si vous voulez, cette ligne de crête qui s’appelle l’amour – à la jonction de l’imaginaire et du réel, la haine –à la jonction du réel et du symbolique, l’ignorance. Nous savons que la dimension du transfert existe d’emblée, implicitement, avant tout commencement de l’analyse, avant que le concubinage qu’est l’analyse ne le déclenche. Or ces deux possibilités de l’amour et de la haine ne vont pas sans cette troisième dimension, qu’on néglige, et qu’on ne nomme pas parmi les composantes primaires du transfert – l’ignorance en tant que passion. Le sujet qui vient en analyse se met pourtant, comme tel dans la position de celui qui ignore. Pas d’entrée possible dans l’analyse sans cette référence, on ne le dit jamais, on n’y pense jamais alors qu’elle est fondamentale ». Et c’est là qu’il poursuit : « Au début de l’analyse, comme au début de toute dialectique, cet être, s’il existe implicitement, d’une façon virtuelle n’est pas réalisée. Pour l’innocent, pour celui qui n’est jamais rentré dans aucune dialectique et se croit tout bonnement dans le réel, l’être n’a aucune présence ». Le « ch’ai pas » laisse plutôt entendre qu’il n’y a rien à savoir rien à dire. C’est comme ça, un point c’est tout. Il n’y a rien à en dire, rien à vouloir entendre, ça ne vient pas à la place de quelque chose : « c’est comme ça, normal quoi ! ». Un « je sais/t pas » qui sait et qui va refuser souvent violemment tout ce qui pourrait être dit, interprété à son sujet. Convoquer trop vite la parole à cet endroit fait violence à ce savoir-là.

« Qu’est-ce qu’il veut nous dire ce jeune ? Qu’est-ce qu’il montre ou manifeste par son attitude ? Qu’est-ce qu’il y a derrière cette crise qu’on ne comprend pas ? » Comme s’il y avait toujours quelque chose à chercher derrière… Et effectivement, on ne sait pas si ce qui est agi, montré vient à la place d’une parole, ou vient là où une parole n’a pas encore de place, n’existe pas, n’a pas encore pris corps ? Or nous dit encore Perrier, poser les choses ainsi- penser que l’autre veut nous dire quelque chose- « suppose la reconnaissance par le malade de nous-même comme interlocuteur, voire comme traducteur d’une parole chargée de sens. Méconnaître cette hypothèse se serait éluder qu’à l’origine nous ne sommes peut-être personne pour le (fou) –l’innocent ». A l’inverse, partir de cette hypothèse (n’être personne) … « c’est ne pas fonder unilatéralement une relation, pour nous interpersonnelle alors qu’on ne sait pas comment elle est vécue par l’autre. C’est garder l’oreille ouverte à tout ce qui peut être découvert d’inconnu et de fondamentalement propre (au psychotique), propre à la lexique (schizophrénique) ». Très juste : on n’existe souvent pas dans une relation interpersonnelle. Or pour qu’il y ait du transfert encore faut-il (ce serait mon hypothèse) qu’il y ait déjà eu l’expérience de relations interpersonnelles constituantes. Il faut avoir connu la présence qui permette ensuite l’absence (for/da) d’où l’importance de fabriquer nos seulement du lien mais de la présence avant que de vouloir du transfert. Ce savoir, de celui qui ne sait pas quand on le convoque du côté de la parole –qu’elle soit explicative (pourquoi t’as fait ça) ou associative (à quoi tu penses…) est un savoir d’expérience ou « de réel ». Ils ont un savoir sur l’humanité dérobée. Comment dialectiser quelque chose du réel ?  Quand leur savoir est retranché et non refoulé ?

 

KAIRN : de l’imprésence constitutante. 

Une création discursive. Un dispositif

Assez proche des problématiques de ces jeunes. Les modalités administratives ont à rendre compte de ce qui se joue avec les jeunes, et à être de la même texture.  (Comptabilité analytique ; kairn comme juxtaposition des affaires mais ça tient autrement que les leurs… Kairn est un des montages de l’association VISA-VIE -de la violence individuelle subie ou agie à la vie- à côté de la psychoboxe et des accompagnements « à façon ».

L’image du Cairn vient d’une réflexion sur une modalité possible de la présence de l’analyste, dans ces situations où tout est vitre trop. Face au constat que parfois la présence corporelle de l’autre est souvent trop massive parfois même la respiration, comment occuper l’espace, comment assurer une présence sans un corps en plus. Présence presque invisible, manifestation minimale qui laisse une trace et fait signe et pas seulement signifiant. Cairn : amas artificiel de pierres : fait par l’homme ; signe la présence humaine, trace que quelqu’un est passé par là. Il peut s’agir de simples amas branlants ou de savantes prouesses de construction. Il est là pour marquer le chemin ou rappeler un évènement important. Les cairns signent le passage d’un humain et indique que celui-ci a pensé aux suivants pour lui éviter les écueils de la route, de se perdre, de tomber sur un a pic, un précipice. Les cairns assurent une présence dans l’absence, présence presque invisible, mais bien réelle. Selon le type de chemin, la dangerosité, le balisage déjà existant, les risques de brouillard ou d’intempéries, les cairns sont plus ou moins rapprochés… ils sont adaptés à la nécessité du terrain. Et leur montage dépend du type de cailloux que l’on trouve. (Différents pour chaque jeune). Les pierres du cairn sont posées les unes sur les autres, elles ne sont pas cimentées entre elles. Elles peuvent se transformer en petits cailloux pour le petit poucet. L’image du cairn a un lien avec la montagne, et donc la marche (la balade). Penser les modalités de marcher à son intérêt. On marche à proximité l’un de l’autre, ou à distance (mais à portée de vue ou de voix) ; en parlant (côte à côte/ l’un derrière l’autre mais pas face à face) ou en silence. Façon d’être ensemble modulable.

Kairn s’inspire et reprend à son compte la richesse le dispositif de Thélèmythe à Paris dans lequel travail RL depuis 25 ans, mais sans lien de subordination ni même de partenariat. Roland Léthier est actuellement président de Visa-Vie. Le dispositif KAIRN propose des modalités spécifiques d’accueil et d’accompagnement « hors les murs », pour des adolescents de 15 à 21 ans –habités par la rupture- dont la prise en charge ou le maintien en institution s’avère très difficile voire impossible, du fait de comportements explosifs, inadaptés au collectif, violents. Ne supportant rien, ils se rendent insupportables, ce qui conduit bien souvent à des situations de rejet réciproque. Le dispositif envisagé offre des conditions favorisant la greffe d’une autre vie, soulagée d’événements passés qui restent peu accessibles à la verbalisation, et permettant aux jeunes accueillis d’accéder ainsi à une socialité minimale.

La prise en charge proposée dans le dispositif KAIRN est multiforme : psycho-socioéducative, en vue de permettre au jeune d’accéder à une socialité minimale et si possible de l’aider à réaliser l’insertion sociale et professionnelle qu’il souhaite. Un jeune accueilli par KAIRN est donc accompagné par deux référents : un plus spécifiquement chargé des problématiques subjectives, l’autre du versant socio-administratif. Ces deux volets sont indissociables et le refus ou l’impossibilité pour un jeune d’accepter un des deux versants de l’accompagnement rend caduque la possibilité d’intégrer le dispositif, inadapté alors à la demande du jeune. Le suivi des problématiques subjectives revêt à KAIRN une forme particulière dans la mesure où il n’est pas constitué uniquement d’entretiens (au minimum deux par semaine). Les praticiens peuvent au besoin être amenés à intervenir dans le champ relationnel des jeunes ou l’aménagement de leur vie quotidienne matérielle, scolaire, professionnelle, en concertation avec le référent socio-éducatif : visite médicale, accompagnement auprès d’une administration, recherche d’un lieu de stage, présentation chez un patron… Ils sont joignables en continu (24h / 24 – 7j / 7), et se déplacent en cas de nécessité. En cas d’absence ils s’engagent à passer le relais à un de leurs collègues qui garantit la continuité de la prise en charge. Cette permanence de la prise en charge et cette continuité du lien sont essentielles dans le cadre de ce dispositif et viennent prendre acte de la nécessité, pour se construire humainement, de rencontres transférentielles qui tiennent et durent quels que soient les aléas de la vie. La première étape pourrait-on dire qu’est le tissage d’un lien exige des prises en charge dans la durée (plus d’un 1 an voire 1 an et demi ce qui pose problème avec la réduction des contrats jeunes majeurs). Le positionnement particulier du praticien permet de nouer de manière spécifique la prise en compte de la réalité psychique et celle de la réalité matérielle et sociale. Cette modalité originale d’intervention vient rejoindre les jeunes à qui le dispositif s’adresse au cœur même de la problématique de nombre d’entre eux : quand corps et parole ne tiennent pas ensemble –ou sont au contraire trop collés- et ne s’articulent pas. Les propositions habituelles, qui séparent le suivi psychologique et la prise en charge éducative, peuvent en effet, pour certains des jeunes, redoubler le clivage qu’ils portent déjà en eux. Là où le rapport corps- parole est malmené, le dispositif vient sur cette cassure, se glisse dans cette défaillance mais ne la redouble pas. Prendre en compte simultanément la réalité psychique et la réalité matérielle dans laquelle les conflits se jouent, est une façon de dénouer ou nouer autrement ces différents champs, permettant par là même une fabrique d’un « nous » et donc une possibilité d’accès jusque-là impossible au collectif.  Là les démarches pratiques, habituellement dévolues à des éducateurs n’entravent pas mais au contraire servent le travail « psy » , tant dans l’occasion de rencontres que ça permet là où des entretiens « classiques » sont peu envisageables, que dans ce qui peut être repérer du rapport du jeune au monde….( ex : circuler dans la rue : le regard, manger, acheter des habits… le dentiste…). Cette modalité d’intervention permet d’instaurer une autre dialectique que dans la thérapie bi-focale. L’orientation du dispositif KAIRN est plus un travail de socialisation minimale que d’éducation. L’éducation suppose un « nous » préalable qui est absent pour beaucoup de ces jeunes. Et le thérapeutique une possibilité de transfert et de symbolisation pas (encore ?) possible. Les praticiens partenaires de VISA-VIE ne sont pas salariés de l’association mais inscrits dans le cadre d’une activité libérale, ce qui garantit leur liberté d’action. Il n’existe pas de relation hiérarchique entre les intervenants libéraux et les salariés de l’association. Ils signent avec l’association une convention de collaboration pour un jeune donné, convention dont la durée est tributaire de celle de la prise en charge convenue avec le service ou l’établissement demandeur. C’est dans leur cabinet de consultation, ou dans tout autre lieu que les aléas de la rencontre rendraient pertinent, qu’ils reçoivent les jeunes qui leur sont confiés, au moins deux fois par semaine. Le référent en charge des questions socio-administratives est quant à lui salarié de l’association. Basé au siège de l’association il est responsable de l’ensemble des jeunes et est également impliqué dans leur vie quotidienne. Il est en charge des relations avec les instances administratives de tutelle, établit et signe les contrats avec les jeunes, gère les aspects financiers de leurs vies, vérifie et soutient leur insertion socio- professionnelle… Nous réfléchissons à la question du lieu : en faut-il un ? Lieu ouvert aux quatre vents, architecture éphémère ?

Les partenaires d’un binôme sont en étroite relation, par mail ou téléphone, plusieurs fois par semaine pour garantir la cohérence de la prise en charge et l’ajuster ou la réajuster en permanence, compte tenu de ce qui advient. Ils travaillent en collaboration étroite tout en gardant chacun sa spécificité, et tout en acceptant une grande souplesse dans la définition de leur fonction et la nécessité d’ajustements permanents. Les interventions de l’un servent d’étayage à celles de l’autre. Si un seul des référents est sollicité pendant un temps donné, l’autre reste néanmoins impliqué dans la situation par un travail permanent d’échanges, de discussions et de mise en commun de réflexions qui soutiennent la prise en charge plus concrète. « Les deux acteurs savent que par-delà leur dénomination, ils sont tous les deux, au sens étymologique et homérique du termes, thérapon, (écuyer, celui qui combat à côté, à l’occasion à la place) du jeune. Ils savent que le thérapeutique ne se joue pas plus chez ledit psychothérapeute -que chez ledit référent administratif, mais qu’il se joue sur la scène qu’ils tendent et construisent ensemble » Yan Pelissier. À chacun d’accepter d’être délogé de ses repères, sécurités habituels et une destitution des positions professionnelles classiques. C’est dans ce va-et-vient entre réalité psychique et réalité matérielle d’une part et entre ces deux référents (et d’autres intervenants encore) d’autre part qu’un maillage va pouvoir éventuellement se tisser et que le jeune va pouvoir circuler et tracer sa route. La qualité du travail et des échanges entre les deux référents est essentielle à la qualité de l’accompagnement des jeunes pris en charge par VISA-VIE. Le travail de pensée, d’élaboration et de retour sur la pratique est fondamental. D’où des temps de « tramalogie » Ce dispositif s’articule au travail engagé par la structure ou le service en charge du jeune, et vient en point d’appui. Les référents de VISA-VIE sont en lien avec l’éducateur du foyer ou du service responsable du jeune. Ils décident ensemble des orientations de travail et échangent avec lui régulièrement pour garantir une cohérence d’accompagnement.

Compte tenu des difficultés particulières rencontrées par les jeunes concernés par l’accompagnement Kairn, notamment avec le collectif, il est important d’envisager un hébergement externalisé et individualisé. Il est aménagé de manière personnalisée et individuelle, rompant ainsi avec les dispositifs collectifs antérieurs. Hôtels, studios, résidences étudiantes, foyers de jeunes travailleurs… Un cahier des charges est établi et l’établissement est systématiquement visité à l’arrivée du jeune et durant sa prise en charge. Les modalités d’hébergement évoluent en fonction du cheminement du jeune. En cas de problème dans un hôtel et d’exclusion, le jeune se verra proposer un autre lieu. Dans des situations particulières, le jeune peut être hébergé en famille d’accueil ou à titre exceptionnel rester au domicile de ses parents. Une allocation d’entretien (alimentation, vêture, argent de poche) d’un montant mensuel de 450 euros par jeune, est confiée à l’association qui en assure la gestion avec le jeune. L’allocation d’entretien vient ainsi en complément de la prise en charge et sert d’appui à celle-ci.

À cet accompagnement, se rajoute pour chaque jeune, en fonction de sa problématique, la possibilité de séances de psychoboxe

Des propositions de séjours d’erre pourront être mises en place. Elles visent une autre modalité de nouage de la parole et du corps en mouvement- marche, bivouac, autres projets particuliers-, avec un éducateur pour un ou deux jeunes, sur plusieurs jours voire quelques semaines, pour répondre aux besoins spécifiques d’un jeune accueilli. Il s’agit toujours de proposer des prises en charge individualisées, révisables de façon quasi permanente, et qui s’adaptent, évoluent avec le jeune et se construisent « au jour le jour », dans la plus grande souplesse possible pour être au plus près de ce qui se joue pour chacun. Pendant les temps de déplacement que constituent les séjours d’erre, le binôme responsable du suivi et de l’accompagnement d’un jeune, reste référent et garant d’une permanence de présence et de lien malgré les déplacements du jeune et ses différents lieux de vie. Ainsi le praticien libéral maintient-il le suivi par entretiens téléphoniques et est en contact avec l’éducateur-accompagnateur. En cas de besoin, il pourrait être amené à se déplacer sur le lieu de la marche.

 Mais avant le sol, la scène : le fil.

 

Le FUNAMBULE. 

Film Philippe Petit

À partir de rencontres avec ces jeunes qui parfois nous donnent du fil à retorde, avec leurs histoires cousues de fil blanc qui nous font perdre le fil.

Être sur un fil,

Être sur le fil du rasoir

Tenir à un fil

Être sur la corde raide

Donner du fil à retordre…

Équilibre toujours fragile, toujours précaire… car c’est toujours très vite trop, très vite pas assez, très vite cassé…

Noël 2011 : Je suis sur un fil, équilibre très fragile, tant du côté institutionnel que du côté d’une jeune fille admise à Kairn depuis quelques semaines : je sens que « ça tient à un fil » et nous ne sommes pas sûrs du tout que le fil déjà ténu ne va pas se rompre… Coups de fil nombreux entre les deux intervenants du binôme, entre Roland et moi. En parlant on tient à plusieurs, sans lâcher, on tient le fil, on le tresse à sa mesure pour qu’elle puisse y reprendre pied, s’y accrocher. Je mesure que c’est dans tous ces échanges, dans ce travail de pensée, de paroles à plusieurs que quelque chose peut se nouer pour un jeune, que ces échanges fréquents sont sans doute le soubassement du sol qu’on invente pour eux, avec eux, à partir d’eux. Pour tisser sa toile l’araignée utilise sa bave ; pour tendre et tisser notre fil et nos maillages (souvent à grosse maille) il nous faut dépenser notre salive. Il nous faut tramaloguer souvent. Y aller à plusieurs, ne pas être seul, prendre soin les uns des autres. On n’est pas dans une configuration du un à un. De ce point de vue on n’est pas dans une thérapie bifocale qui prend en compte les réalités psychiques et les réalités externes, mais dans des lieux séparés, et les modalités de travail et d’échange ne me semblent pas être sur le mode d’un travail d’équipe pluridisciplinaire voire transdisciplinaire. Ici il s’agit d’une autre façon d’instaurer une dialectique, les démarches servent la rencontre ; que quelque chose se noue. L’accompagnement concret n’est pas conçu comme un obstacle à la parole, au transfert, mais plutôt comme un support. À Kairn il y a un binôme : 2 pôles, distincts et écartés l’un de l’autre et un entre d’eux tout aussi essentiel. Si entre les deux le fil n’est pas tendu ou insuffisamment ou trop (comme les relations peuvent être parfois tendues) ça n’ira pas. Le fil peut se rompre à tout moment, Très vite trop ou pas assez, dosage jamais acquis une fois pour tout, ni reproductible dans un protocole… Question de la techné.

Comment on tend un fil ? Ce n’est pas une affaire individuelle mais collective, avec des personnes qui sont bien là, bien dedans. Comment trouver la tension : trop pas assez ? Et trop ou pas assez pour qui ? Un des pôles ou le jeune ? Harmonie à trois… Un câble ça bouge : de haut en bas, de gauche à droite et ça peut pivoter sur soit même : badaboum ! Et quand grands risques de séismes, les tours elles même doivent pourvoir bouger (cf Japon. Fable : le Chêne et le Roseau. Le culbuto. Flexibilité des tours : architecture de la souplesse, évolutive et en tout point modulable (David Georges Emmerichlable)).

Il faut des haubans :

-Echanges entre binômes,

-temps de Tramalogie, maillage de paroles, trames langagières

-petit déj,

-séminaire : l’élaboration sert à résister, à refuser d’être englouti, écrasés avec eux par le trop de réel qu’ils trimballent (la façon dont nous sommes pliés par la doxa psychanalytique nous encombre pour aborder les innocents). Les élaborations théoriques sont amenées à guider la pratique existante, la praxis. Lacan définit la praxis comme « le terme le plus large pour désigner une action concertée par l’homme, quel qu’elle soit, qui le mette en mesure de traiter le réel par le symbolique ». Mais bien plus que cela, elles sont amenées à avoir des effets de corps, de création.

Le câble n’est pas tendu à l’avance. Au départ, rencontre en amont de tout lien, de tout transfert… de toute action dite thérapeutique et /ou éducative. Les identités (professionnelles) sont brouillées ; chacun est délogé de son référentiel professionnel convenu. Ce qui relève du psy, de l’éducatif on ne sait pas trop. On ne sait pas trop ce qui appartient à qui mais c’est pas mal ; ça allège des identités trop bien fondées. Chacun perd quelque chose de sa position et est sur un fil. Rien ne précède si ce n’est notre désir et on avance sans savoir : on commence à faire quelque chose même si on ne sait pas quoi, on ne sait pas par avance : devise : « on ne sait pas », « bon on avance comme ça ». Le fil se tisse au fur et à mesure en fonction de chacun. Le projet n’est pas écrit à l’avance, il s’écrit au fur et à mesure. Pour qu’un transfert ait une chance de se constituer. Comme dans le transfert psychotique, il faut y aller, mouiller sa chemise. Passer du lien (institutionnel) au transfert, L’espace transférentiel est plus important que le temps, l’heure, le jour. C’est ce qui se joue dans l’entre, l’entre deux des référents qui est le plus important. L’équilibre est donc toujours précaire, fragile.

Quelles sont pourtant au-delà de l’organisation du dispositif les conditions supplémentaires nécessaires à la possibilité d’effectuation d’un nouage, pour une socialité minimale ? Y aller, relever le gant, sans trop réfléchir. Comme dit pas trop se poser de questions, pas trop s’attarder sur le « porque » mais aussi et surtout ne pas trop et aussi ne pas trop les faire réfléchir (miroir).  D’ailleurs dès que réflexion, c’est vite trop, ils nous renvoient dans les cordes ; ils nous dégagent : tu m’saoules, c’est con, veux pas parler ». Mais en nous dégageant ils se dégagent eux-mêmes, se désengagent. Donc ne réfléchissons pas trop optons pour la simplicité (et non pour le simplisme). Avec ces jeunes, c’est très vite trop : trop, de trop, en trop. Trop de mots, trop de corps, trop de présence. T’es trop toi : t’es ouf, bizarre, parfois super. Le trop renvoie au vide : ce que l’on voudrait leur donner renvoie à l’absence de ce qu’ils n’ont pas reçu, souligne la faille, la rupture : c’est insupportable, ils ne peuvent que nous dégager. Ils nous convoquent à une présence ténue. Ténue- t’es nu : ça a à voir avec le dénuement. Présence légère, presque imperceptible parfois, qui nous expose, sans armes ni bagages : sans pouvoir, sans savoir. Venir avec rien, si ce n’est notre désir d’être là et soutenir ce qui pourrait advenir tout en acceptant par avance que ça puisse ne pas fonctionner ; en douceur et discrétion. Présence qui laisse place au silence, d’un silence qui contient, qui réchauffe. Présence ténue mais qui tient, les tient, les porte, les supporte. Jusque-là ils ont été dé-tenus et seuls les murs de la prison les retiennent. N’ayant pas été portés, supportés, ils se portent sus à l’ennemi. Présence ténue, discrète, qui passe par une « extrême douceur », « quand parler va sans dire ». Présence ténue, qui tienne contre vent et marais, dans la proximité des guerres et ravages qui les dévastent parfois. Dans un travail de permanence, de convivialité, d’amitié. Qui peut introduire à une pratique de la parlotte ou de la papotte.

L’idée de FREQUENTATION complète celle de présence et celle de relations humaines, intersubjectives nécessaires à la fabrique de tout sujet. Fréquenter, être avec. Proximité indécise dont on espère qu’elle va transférer du dire. Proximité qui nous permet de voir l’autre comme un semblable ; pas lui comme un semblable de nous, mais nous comme un semblable de lui. Notre culture de l’identification, des places, de la traçabilité n’aime pas beaucoup ce flou. Il ne s’agit pas seulement de créer du lien, terme vague, trop psycho-social ou socio-humaniste, même s’il faut peut-être en passer par là. Lien : « ce qui sert à attacher, cordons ». Entraves aux prisonniers (j’ai pas choisi d’être galérienne).  Au 12ème siècle « ce qui unit affectivement et moralement des personnes » (lien du mariage). Signifie aussi « ce qui maintient dans une étroite dépendance, en servitude ». Lier : attacher, bander, entourer, ceinturer, fixer, unir. Fréquenter, être avec, c’est autre chose donc que le lien, et même qu’accompagner, faire de l’accompagnement. C’est autre chose qu’une prise en charge. C’est de l’ordre du compagnonnage ; compagnon de route.  Ça a une autre texture, une autre ampleur, qui leur permette peut-être de pleurer –, d’être en pleurs, de se mettre à souffrir (mais pas seuls).  Ça ne va pas de soi de pouvoir souffrir ; c’est un progrès quand un gamin peut commencer à se le permettre. Psychoboxe : repérage de l’insensibilité du corps. Les fréquentant assidument, on peut –ils se laissent parfois – (les) embarquer dans un mouvement, « Entrez dans la danse, voyez comme on danse » … Mais notre danse en sera transformée. Avancer de concert, mais ils donnent le tempo. Mais pour cela il faut y être, vraiment, en- corps, encore et toujours, « en carne y huesso ». Ça passe par y être vraiment, soi-même. C’est une façon d’habiter son activité qui fait que ça diffuse. À partir de là quelque chose peut éventuellement advenir. Que « ça joue », « ça marche ». Très grande proximité avec l’enseignement du DAF, tombac.

Il n’y a pas de méthode, l’élève apprend ce qu’il veut et ce qu’il peut. Le corps se met au diapason tout seul de ce qu’il entend. Le prof n’a pas besoin de penser à ce qu’il enseigne. Il joue ; il est dans sa musique, au mieux, pour transférer quelque chose à l’élève. Il ne sait même pas au moment ce qu’il enseigne et ce que l’élève apprend. On laisse les élèves apprendre ce qui les touche dans le moment (avec des noires et des croches on ne peut pas savoir ce qui l’a touché). Dans l’enseignement du Daf le prof joue, « vit la chose » dans laquelle l’élève pourra puiser. On parle d’un enseignement de « poitrine à poitrine ».  Si le prof donnait des conseils, ça couperait le mouvement de l’élève. Le prof ne critique pas, ne remet pas en cause. Il est en train de faire de la musique pas d’expliquer musique. Il convient d’ôter le trop de la transmission orale, raisonnée, ça présuppose de la confiance dans l’élève, et du temps. C’est une dimension sensitive de la transmission et de la présence, écoute de l’autre que nous avons perdu. Comment retrouver une sensibilité à l’ambiance de l’autre ? Ceci ouvre à la question de la place et le traitement réservés par nous, aux bruits, odeurs et saveurs. Jeunes bruyants, qui crient, gesticulent, pètent, rotent, cassent… Mal élevés, effectivement ! Au sensible en général, face à ces jeunes hypersensibles, à fleur de peau, détenteur d’un 6ème sens, assez animal, celui du sensible justement qui les met aux aguets tout le temps. Pour survivre !

Par une fréquentation assidue, passer du lien à des zones partagées. J’appelle zone partagée, un espace co-crée où l’un et l’autre (l’autre et nous) fabriquons ensemble une façon d’être, de cheminer dans des paysages communs qui viennent d’une « créolisation » de nos mondes respectifs (Edouard Glissant). L’insertion socio-professionnelle commandée par les instances tutorales vise à inclure, à faire rentrer les jeunes dans les dispositifs existants, dans les codes sociaux dominants. Une invitation-injonction à lâcher leurs modes de vie pour rentrer dans les cases. Aller à leur rencontre c’est quitter nos terres, nos repères pour aller voir chez eux. Dans les zones partagées il ne s’agit pas de l’hospitalité qui peut se définir chez les philosophes comme le partage de « chez soi ». Chacun quitte son chez soi et se laisse transformer. Peut émerger un nouvel espace où on n’est plus ni tout à fait chez l’un, ni tout à fait chez l’autre, et où se découvre de nouvelles socialités possibles. On invente un truc ensemble, on est du même côté d’un monde à construire. Ça fonde quelque chose de nouveau. Ils sont avec nous dans la création d’une histoire pas encore écrite, on ne sait pas comment ça va s’écrire, ni ce qu’on va écrire mais … Qu’est-ce qui appartient à qui ? qui fait quoi, quelle est la place de chacun ? On ne sait plus trop mais ce n’est pas grave. Au contraire ça allège les identités trop bien fondées.

SIR – La cire reçoit une empreinte, peut-être marquée. 5 qualités du médium malléable (Roussillon) : indestructible, extrême sensibilité, inconditionnelle disponibilité, transforme les quantités en qualités, vie propre.

 

François Julien :

Déprise : s’appuyer sur le potentiel de situation, se laisser porter par la propension.

Laisser jouer l’imprévu : que n’importe quoi puisse advenir.

Distance allusive ; le détour et l’accès, jamais frontal mais obliquité, entrelacs.

Trace et écriture

 « Un être qui peut lire sa trace, cela suffit à ce qu’il puisse se réinscrire ailleurs que là d’où il l’a porté. Cette réinscription c’est le lien qui le fait, dès lors, dépendant d’un Autre dont la structure ne dépend pas de lui » Lacan.

« Un être qui peut lire se trace, cela laisse ouverte la possibilité qu’il n’y ait pas de trace, ni lecture de trace, où nous pourrions reconnaître des sans domicile fixe, des errances qui échappent aux inscriptions identitaires, institutionnelles et sociales ». RL

Repérer les traces- les chasseurs : « Quelqu’un est passé par là ». « Il se pourrait que l’idée même de narration ait vu le jour dans une société de chasseurs, à partir de l’expérience du déchiffrement de traces…le chasseur aurait été le premier à « raconter » une histoire » parce que lui seul était en mesure de lire une série d’évènements cohérente dans les traces muettes sinon imperceptibles laissées par les proies. « Déchiffrer » ou « lire » les traces des animaux sont des métaphores. On est cependant tenté de prendre à la lettre, comme la condensation verbale d’un processus historique qui a conduit, dans un laps de peut-être très long, à l’invention de l’écriture. Cette même connexion est formulée, sous forme de mythe étiologique, par la tradition chinoise qui attribuait l’invention de l’écriture à un haut fonctionnaire qui avait observé les empreintes laissées par un oiseau sur la rive sablonneuse d’un fleuve. ». Pour Ginsburg, « derrière le paradigme indiciel ou divinatoire, on entrevoit le geste probablement le plus ancien de l’histoire intellectuelle du genre humain : celui du chasseur accroupi dans la boue qui scrute les traces d’une proie ». Ginsburg précise que ces disciplines (archéologie, peinture, philologie, …médecine comprise) qualifiées d’indicielles ne rentrent absolument pas dans les critères de scientificité. Il s’agit de disciplines éminemment qualitatives. Parlant de la philologie et plus précisément de la critique des textes. « Dans un premier temps, on estima que tous les éléments relevant de la voix, du geste étaient sans rapport avec le texte, restriction qui fut étendu ensuite aux aspects physiques de l’écriture. Cette double opération a abouti à une immatérialisation du texte, progressivement épuré de toute référence au sensible : même si un support au sensible est indispensable à la survie du texte. Tout cela nous paraît aujourd’hui évident alors qu’en fait il n’en est rien. Il suffit de penser » il précise « au rôle décisif de l’intonation de la voix dans la littérature orale, ou à celui de la calligraphie dans la poésie, pour comprendre que le concept de texte dont nous nous sommes réclamés jusqu’à présent se trouve lié à un choix culturel d’une importance considérable ». Ginsburg « Le contraste ne pouvait être plus grand entre le physicien galiléen qui faisait profession d’être sourd aux bruits et insensible aux saveurs et odeurs, et son contemporain médecin qui prenait le risque d’établir des diagnostics en posant son oreille sur des poitrines secouées par des râles, en sentant des fèces, et en goûtant des urines » ?

 

[1]  Perrier François

[2] Léthier R., « Les stratégies de survie », 2003, inédit

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