Notes pour une intervention au « Taller de Nuni » sur le Transfert. Cordoba
Pour commencer, quelques préalables qui règlent ces réflexions et autant que possible ma pratique, alors même, que le travail est effectué hors le cadre du consultoire. À Visa-Vie, nous ne sommes pas (directement) dans l’expérience de l’analyse. Nous sommes à la bordure du singulier et du collectif, du thérapeutique et du social. Nous avons affaire d’abord à des personnes ? individus ? au bord du social. Il importe de pouvoir les y inscrire (autrement que par la question de l’insertion professionnelle), pour qu’ils puissent choisir ensuite comment ils veulent s’y situer, éventuellement autrement qu’en déchet, ou dans le rejet.
« La clinique psychanalytique, c’est ce qui se dit dans une analyse »[1]
« Devenir bûche humide et néanmoins brulante, se consumant au lieu de flamber »[2]
« Partons de ceci, qu’entreprendre une analyse est prendre soin de soi, de son être même, comme le faisait à leur manière les Thérapeutes. Demander une analyse, s’y engager, la mener à son terme, c’est avoir aperçu par l’insupportable grâce du symptôme, que la façon dont on prenait soin de soi jusque-là était calamiteuse ».[3]
Il importe de « se retrouver sur le même front, dans une proximité qui seule permet la constitution d’un espace sécurisé où il est possible de se restaurer physiquement et psychiquement tout en faisant l’expérience d’une parole possible dans la proximité du Réel ». Et « dans la proximité du combat et du risque, une parole ne saurait s’adresser qu’à un thérapeute familier du même champ. … Cette proximité est la condition de transfert ».[4]
Bref rappel du dispositif Kairn
Visa-Vie accueille des mineurs ou jeunes majeurs, de 15 à 21ans, en délicatesse avec ce qui est communément dénommé « le social » (avec l’espace social « dominant »). En délicatesse avec la violence aussi (agressions répétées physiques ou verbales). Ces jeunes hors du commun / extra-ordinaires, comme je les appelle depuis les journées d’étude franco-argentines, organisées à Strasbourg par l’Elp et la Rampa sur le thème : Point_Commun ?[5], sont habités par la rupture, souvent depuis leur plus jeune âge. Ruptures dans leur histoires familiales d’abord, souvent accompagnées de maltraitances ; ruptures institutionnelles ensuite, placements multiples… Ils sont pour la plupart hors de/d’eux et ont l’art de mettre en échec tout lien durable avec un quelconque point d’ancrage. Rien ne tient. Ils ne se sentent tenus par rien, ni de rien; les coordonnées temps, espaces sont volatilisés. Tous les registres de la relation à l’Otre sont atteints. Quasiment pas d’amis, pas de relations qui comptent pour eux. Certains ont des relations, mais comme ils disent des relations qui n’en sont pas, des relations de galère qui peuvent changer rapidement. Ceux qui faisaient entourage à un moment peuvent disparaitre en un instant, sans importance. D’autres apparaitront un temps pour s’effacer ensuite dans une certaine indifférence.
Nous les accueillons dans un dispositif pensé comme un dedans/ouvert ; dans une proximité espacée. Pas de murs, sauf ceux d’un appartement/bureau d’un côté, le cabinet des thérapeutes de l’autre, ou des cafés, un parc, un banc public et ceux des hôtels ou studios où ils sont hébergés. Différent d’un hôpital psychiatrique, ou d’un foyer, ou d’une école avec une équipe pluridisciplinaire. Il y a des bords : ils sont admis administrativement, confiés par les services de protection de l’enfance, mais ils peuvent être « déjà là » dans nos têtes à l’instant où nous sommes saisis d’une demande, et dans la leur parfois, à partir du moment où les services sociaux leur parlent de Visa-Vie. Certains choisissent parfois de rester, selon des modalités très variées, alors même qu’ils ne nous sont plus confiés. L’accompagnement est assuré par deux thérapons (cf. F.Davoine) : écuyer, compagnon/frère d’armes. Un thérapon/psychologue, plus en charge des questions dites subjectives, un thérapon socio-administratif, plus en charge des questions matérielles, notamment l’argent. Le « plus en charge de » indique en plus des localisations différentes (puisque circulation entre le bureau, le cabinet du thérapeute, leur habitation et leurs déplacements quotidiens) une différence de fonction ou de place mais sans fixité. L’important va être la disponibilité au potentiel de situation (cf. F.Jullien), la prise en compte du Kairos, de ce qui se joue, à un moment précis, à partir de ce qu’amène le jeune.
Dans ce contexte, la Confiance ?
« Moi, je fais confiance à personne ». La Fiance : « qui se fie ». Confiance/méfiance/défiance : dans ces différentes déclinaisons la fiance suppose que l’autre existe, soit pris en compte. Au départ, à Visa-Vie, ce n’est pas toujours le cas, quand ils ne nous calculent pas (encore). Pour Benveniste, « le noyau de la confiance recèle le mouvement de remise d’une partie de soi à un autre, sans considération du risque ». Il y a là quelque chose d’insensé, un risque que les jeunes, souvent, ne veulent plus prendre. Ils en savent trop – savoir d’expérience – sur la tromperie, la trahison, par ceux-là même d’abord qui les ont mis au monde et sur qui ils auraient dû raisonnablement pouvoir compter (maltraitance, abandon, abus…) ; sur la tromperie des institutions ensuite. J-C. Weber, dans « La Consultation », met côte à côte confiance et transfert. Il me semble qu’on pourrait dire que la confiance est une condition du transfert, un préalable nécessaire mais non suffisant au transfert. Pour qu’il y ait du transfert encore faut-il, ce serait mon hypothèse, qu’il y ait déjà eu l’expérience de relations interpersonnelles constituantes. Il faut avoir connu la présence qui permette ensuite l’absence (for/da) d’où l’importance de fabriquer nos seulement du lien mais de la présence avant que de vouloir du transfert.
Alors pour fabriquer des espaces de transfert, il nous faut commencer par instaurer/restaurer la capacité de faire confiance. Ils ne la donnent pas comme ça, il faut la gagner. Tout en revendiquant pour eux-mêmes, qu’on leur fasse confiance sans réserve. Il s’agit alors de garantir – non seulement par des paroles mais dans les faits, les actes, par une façon d’y être, d’être avec, qu’à Visa-Vie ils ne re-expérimenteront pas la tromperie, la trahison. Garantir une présence, présence habitée, en corps, là où leur existence s’est souvent développée sur fond d’absence pure.
Qu’ils expérimentent une parole qui tienne, parole « vraie » dont la parrhèsia, telle qu’en parle Foucault, peut nous servir de modèle. La parrhèsia, c’est le fait de tout dire ; c’est la franchise, l’ouverture du cœur, la liberté de parole. Des deux côtés. Selon Foucault, du côté du maître, le but final de la parrhèsia ce n’est pas de maintenir celui auquel on s’adresse dans la dépendance de celui qui parle mais c’est de faire en sorte que celui auquel on s’adresse se trouve, à un moment donné, dans une situation telle qu’au bout d’un moment il n’a plus besoin du discours de l’autre. La vérité qui passe de l’un à l’autre dans la parrhèsia scelle, assure, garantit l’autonomie de l’autre, de celui qui a reçu la parole par rapport à celui qui l’a prononcée. Avec la parrhèsia, il s’agit d’agir sur l’autre, pas pour le commander mais fondamentalement pour qu’il arrive à se construire lui-même, par rapport à lui-même… Conditions de la parrhèsia : que tout se passe dans le plaisir et la gaité. Que le langage soit en accord avec la conduite : dire ce que l’on pense, penser ce que l’on dit, faire ce que l’on dit. « Montrer sa pensée, plutôt que parler ». « Pour bien garantir la parrhèsia du discours que l’on tient, il faut que soit sensible la présence de celui qui parle dans cela même qu’il dit. Où il faut que la parrhèsia, la vérité de ce qu’il dit soit scellée par la conduite qu’il observe et la manière dont il vit ». (Parole incarnée). C’est cette adéquation qui donne le droit et la possibilité de parler hors des formes requises et traditionnelles. La parole vraie du maitre c’est fondamentalement une parole qui du côté de celui qui la prononce vaut engagement, vaut lien, constitue un certain pacte, entre le sujet de l’énonciation et le sujet de la conduite. Ce sont des rapports de vie partagés où la transmission se fait comme « de la main à la main ».
Qu’ils se sentent garantis de ne pas être lâchés, jetés, dégagés « quoiqu’ils fassent ». Il y a une possibilité d’accueil « relativement inconditionnel » (ce n’est jamais tout à fait sans condition : dont celle d’accepter la proposition faite par Visa-Vie) ; et un accueil assez grand, voire très grand, à tout ce qu’ils peuvent dire, montrer, agir et comment ils le disent, montrent ou agissent. L’idée étant pour nous, non seulement d’accueillir leurs productions et leurs façons de pouvoir être là, à un moment donné, mais d’essayer d’en entendre quelque chose ou, par le contenant proposé, d’opérer une transformation qui leur permettent de passer à autre chose. Cette grande « tolérance » ne signifie pas pour autant qu’ils ne peuvent pas partir –dans ce cas c’est eux qui nous lâchent- ou que nous ne décidions pas d’une fin d’accueil. Quand il ne se passe plus rien, quand il n’y a plus de mouvement, et que par certains côtés le jeune n’est déjà « plus là ».
Qu’ils découvrent enfin qu’ils comptent pour « nous », qu’ils peuvent se mettre à compter sur nous, et parfois… qu’on se mette à compter pour eux. (« bonjour, comment allez-vous ? prenez soin de vous, reposez-vous… »). On les calcule, même quand ils ne nous calculent pas. Pour certains, se surprendre à faire confiance est parfois angoissant. Ceci resurgit alors sous forme inversée, accusatrice : « Vous avez pris la confiance ou quoi ? ». On leur aurait pris, au lieu qu’ils ne nous la donnent. Vol, trahison de nouveau. D’où l’importance d’y aller très en douceur, au pas à pas. Dans une proximité espacée. Mais assez souvent, et parfois assez vite, la confiance s’établit. Il s’agit de leur permettre de pouvoir supporter la présence d’un autre, et de s’adresser à quelqu’un, en confiance. C’est une étape préambule, où l’on marche ensemble pour qu’ensuite, peut-être, quelque chose d’autre apparaisse, se pose autrement, qu’une demande s’articule, au-delà des non-demandes, au-delà des demandes rabattues aux besoins, auxquelles il faudra répondre, ou pas… C’est le moment où ils nous nomment « mon éduc », parfois « mon psychologue », « je suis avec mon éduc » (quelle que soit la fonction institutionnelle d’ailleurs), insistance étant portée sur le « mon ».
J-C. Weber écrit[6]: « La confiance est alors celle qui fait dire au malade : « mon médecin ». Canguilhem poursuit-il, « en donne cette admirable définition : mon médecin, c’est celui qui accepte ordinairement de moi qui je l’instruise sur ce que seul je suis fondé à lui dire, à savoir ce que mon corps m’annonce à moi-même par des symptômes dont le sens ne m’est pas clair. Mon médecin c’est celui qui accepte de moi que je voie en lui un exégète avant de l’accepter comme un réparateur ». Weber commente : « La confiance est donc placée en quelqu’un qui se laisse instruire avant d’interpréter ». À Visa-Vie on essaye de se laisse instruire par chacun, à partir de ses dires et agirs (agirs comme dires ? Quel statut leur donner : passage à l’acte ? Acting out ? Autre ?) afin de « déterminer » ensuite, à partir de lui, avec lui, comment avancer, dans quelle direction aller, comment s’y prendre… Le projet est de ne pas avoir de projet pour l’autre, mais de « faire avec » ce qu’il dit, ce qu’il amène. « La clinique de la psychanalyse c’est ce qu’on dit en analyse » (J.Lacan) « Le chemin se fait en marchant » (A.Machado).
Quand nous avons commencé notre séminaire à Strasbourg en 2009, un des leitmotivs de Roland Léthier était : « il faut fabriquer des espaces de transfert », « il faut pousser au transfert, inventer des espaces discursifs, pour que des subjectivités puissent prendre corps, pour que ça se mette à dire et pas seulement à montrer, pour qu’enfin ça puisse s’écrire ». Et juste avant de venir, je lui demandais : ok mais à quoi ça sert le transfert ? Réponse : « ça sert à pas être seul ». Pouvoir faire confiance, avoir confiance en quelqu’un, c’est déjà ne plus être seul. Et c’est déjà beaucoup, ça change la vie !
Alors le transfert ?
Peut-on faire un pas de plus vers l’instauration d’un transfert ? Transfert sur l’institution, oui ; transfert sur les personnes : plus délicat. M’est apparu, en préparant cette intervention que pour la plupart des jeunes (on ne le repère souvent pas, tant le chemin est chaotique) il y a avant même leur arrivée, ou très rapidement après, un transfert, mais transfert sur Visa-Vie, sur l’institution. Pour les administrations ou les juges, Visa-Vie est aujourd’hui Supposé Savoir y faire avec ces jeunes dont plus aucune institution ne veut. Si quelques-uns (minoritaires) veulent juste un toit et l’argent, pour la plupart des jeunes aussi, Visa-Vie est devenu un signifiant et un sujet/dispositif Supposé Savoir y faire avec eux pour les accueillir, les supporter, ne pas les virer et peut-être leur permettre de passer à autre chose, de faire autre chose de leur vie que ce qu’ils font aujourd’hui : sortir de la prostitution, arrêter d’être en fugue, arrêter de ne faire que de la merde, avoir une vie normale, être comme tout le monde… Il me semble qu’un parallèle peut être fait entre la demande d’analyse et la demande d’entrée à Visa-Vie, même si ce n’est pas par l’insupportable grâce du symptôme, mais par leur insupportable vie de galère qu’ils y arrivent. Donc ces jeunes adressent une demande à Visa-Vie, même si celle-ci est très vite recouverte, engloutie par le chaos de leur vie et des demandes rabattues aux besoins et exprimées avec exigence d’y répondre sur le champ. Donc je dirais, transfert sur Visa-Vie, oui. Même s’ils sont placés, d’une certaine façon, ils choisissent d’y venir (cf. modalités d’entrée particulières) ; ils pourraient ne pas venir et ne se vivent donc pas placés.
Comment se joue par contre le transfert sur « les personnes », sur chacun des thérapons ? C’est plus difficile à repérer. Ils voudraient souvent au départ être dans Visa-Vie, sans avoir à relationner avec ceux qui y travaillent. Toute présence est très vite trop pour eux, menaçante. Che vuoi ? Parfois l’un des deux thérapons est nettement plus investi, et ce n’est pas grave. Mais ce transfert ne pourrait avoir lieu sans la présence de l’autre, dans la mesure où même quand nous nous retrouvons « seul » en présence du jeune lors d’un entretien, le binôme est là, au moins dans la tête du thérapon qui ne travaille jamais seul (ou ne devrait pas). Il ne peut occuper sa place qu’en maintenant en lui la présence de l’autre thérapon, voir celle de tous ceux qui composent Visa-Vie. L’enjeu me parait être de taille dans la mesure où nous intervenons dans la vie concrète des jeunes. C’est la condition pour que nous puissions être là dans une grande proximité sans se les approprier, que nous puissions les aimer, comme ne les aimant pas. Nous sommes là dans une modalité de présence qui appelle l’impersonnel. L’important ce n’est pas avec qui, mais qu’il se passe quelque chose. En même temps que les thérapons se doivent d’être très engagés, il importe qu’ils opèrent, pour paraphraser J.Allouch, le deuil d’être quelqu’un. « Ne pas se refuser à être n’importe qui, à vaciller en tant que singulier ».
On pourrait dire qu’on a plutôt à faire à un espace transférentiel, un espace transitionnel, où les choses ne se jouent pas tant ou pas seulement dans des colloques singuliers entre deux personnes, mais dans un entrelacs fait des multiplicités d’échanges et de transferts. Entre :
- Le jeune et chacun de ses thérapons,
- Les thérapons du binôme lors d’échanges très réguliers par téléphone, sms, rencontres tous les 15 jours au moins ;
- Les thérapons entre eux, lors des tramalogies.
À cela se rajoutent le Conseil d’Administration et le transfert de leurs membres sur les jeunes et le dispositif ; les journées à Bionville avec tous membres de Visa-Vie ; Roland Léthier qui continue de suivre nos affaires ; Toulouse ; La Rampa à Cordoba. Et je rajoute le séminaire qui n’est pas de Visa-Vie, mais pas sans Visa-Vie, puisque l’accueil des jeunes est une des productions des 1eres années du séminaire. Il me semble que la question du transfert à Visa- Vie passe par l’analyse de tout ce maillage, de cette multiplicité de transferts entre ces personnes et les différentes « instances », qui ont en commun de transférer sur les jeunes. Poly transferts de et entre des personnes, que le jeune ne croisera pas nécessairement mais qui sont en jeu dans ce qui peut se produire pour lui.
Je ne développerai pas ici l’article de Jean Allouch « Vous êtes au courant, il y a un transfert psychotique » (paru dans la revue Littoral n° 21, ères 1986), sauf à dire que ce texte a servi à notre réflexion sur la question du transfert à Visa-Vie. Il y a une proximité d’avec ce que dit Allouch sur le posé transférentiellement des psychotiques et donc l’inversion à opérer côté analyste : c’est au psychanalyste de transférer et de tenir pour un temps, la fonction de l’éraste avant qu’une bascule éventuelle ne puisse s’opérer. Eux non plus, ne transfèrent pas comme les névrosés, mais posent-ils transférentiellement comme les psychotiques ? Sont-ils prêts à supporter un transfert ? À être notre éromène ? La réponse ne va pas de soi ou risque d’être négative. Ils appellent plutôt bien souvent le rejet, la rupture de tous liens, d’où la nécessité d’inventer une possibilité de transfert qui tienne compte du fait qu’ils ne demandent rien – « j’ai rien demandé moi » – et qu’ils sont souvent écorchés vifs, hypersensibles et réactifs, aux aguets du moindre danger pour eux, sur un mode de survie. Ils ne posent pas transférentiellement, et pourtant il faut « obliger » – les obliger- au transfert. Ne pas le faire serait totalement les abandonner. Y aller, relever le gant, mais en douceur (cf. la gentillesse chez Oury, ce qui n’exclut pas la fermeté parfois). Relever le gant ; aller au contact, chercher à l’établir et entrer dans la proximité du combat et du risque. « Tu m’cherches ! » est souvent une invitation à la rencontre (même si au départ c’est sur le mode d’un affrontement). Mais traitée bien souvent comme une provocation elle vire au conflit ou à la bagarre, au rappel au cadre et à la sanction, plutôt que d’être entendu comme un appel.
Et l’amour dans tout ça ?
Il conviendrait de « le servir pour s’en servir ». Être leur éraste. Dans la première séance du séminaire Le transfert (16/11/1960), Lacan parle de « ce terme le plus opaque, ce noyau de notre expérience, qu’est le transfert ». Et il poursuit juste après : « Au commencement de l’expérience analytique, fut l’amour ». C’est la première fois qu’il lie la question de l’amour et la question du transfert. La question de l’amour et la question du savoir. Donc avoir parlé du transfert est déjà avoir parlé d’amour. Et d’évoquer la rencontre d’un homme et d’une femme, de Joseph Breuer et de Anna O. A propos de l’interruption de la cure d’Anna O par J.Breuer, Lacan déclare : « il est évident que cet accident est une histoire d’amour, qui n’a pas existé du seul côté d’Anna O ; Breuer a aimé sa patiente. » Ce dernier reconnaitra son impossibilité d’en passer par l’expérience d’un transfert amoureux qui ne pourrait qu’engendrer sa perte. Parlant d’Anna O, il écrit à un collègue : « C’est ainsi que j’ai beaucoup appris du point de vue scientifique, mais aussi (…) qu’il est impossible pour un médecin (…) de traiter de tels cas sans que sa pratique et sa vie privée s’en trouvent totalement ravagées. À ce moment j’ai juré de ne plus jamais me soumettre à une telle ordalie ». Mais Freud de son côté dans diverses correspondances avait écrit : « Breuer non seulement est aimé de ses patientes, mais il est effrayé par l’amour qu’il leur porte ». « Breuer s’est enfui atterré par le risque de commencer à aimer ses patientes ». À plusieurs occasions, Freud essaye de se démarquer de Breuer, convaincu qu’il pourrait, lui, rester de marbre face à toute manifestation d’amour ou de haine qui lui viendrait de n’importe laquelle de ses patientes. Il rassure d’ailleurs sa future épouse en lui disant : « il faut être un Breuer pour que cela arrive ». Lacan commente dans la séance précitée : « … le petit éros dont la malice a frappé le premier, Breuer, au plus soudain de sa surprise, l’a contraint à la fuite, le petit éros trouve son maître dans le second, Freud ». Pourquoi Freud n’a –t-il pas battu en retraite ? « À la différence de Breuer, quelle qu’en soit la cause, Freud prend pour démarche celle qui fait de lui le maître du redoutable petit dieu. Il choisit comme Socrate de le servir pour s’en servir ».
Je m’attarderais pour finir juste sur quelques points. Au départ, le plus souvent, ils ne nous calculent pas. « J’te calcule pas, tu m’calcule pas ». « T rien pour moi », « t’as rien à m’dire », « j’ai rien à t’dire ». Comment les compter ? Les calculer ? Et non les comptabiliser dans des statistiques ou des classifications d’exclusion : les incasables (aujourd’hui jeunes en situation d’incasabilité), les patates chaudes. Dans les rapports sociaux ils ne sont souvent parlés qu’à travers leurs incapacités, leurs actes délictueux ou des évènements indésirables. Comment les faire exister chacun, individuellement, autrement. J.Allouch lors d’une séance du séminaire, surpris par ce qui se passe à Visa-Vie disait, évoquant la question du désêtre et de la désubjectivation : ils font le chemin à l’envers. Ils sont en fin d’analyse, mais sans en avoir fait une. Sans avoir fait le chemin, l’expérience. Ça cloche. Mon hypothèse est qu’il faut commencer par faire le chemin inverse de celui d’une analyse, pour ensuite leur permettre s’ils le souhaitent un jour, de s’y risquer. Faire le chemin inverse, passerait par le jeu de relations interpersonnelles, par un processus de subjectivation qui s’appuie sur une forme de présence/imprésence constitutante. Les reconnaitre. Qu’ils comptent pour nous. Compter pour quelqu’un = avoir de l’importance pour lui, être important à ses yeux : l’amour n’est pas loin.
Par la constitution d’un Je (stade du miroir). Ça passe, selon moi, par la nomination, une certaine façon d’en parler, pas seulement entre soi, mais dans l’espace social. Et ils y sont très sensibles. Nomination et amour m’étaient revenus comme question lors de mon intervention à Cordoba en novembre 2013. J’avais nommé certaines jeunes, et même projeté quelques photos. Je n’avais pas tu l’amour, m’a-t-on dit. À cette réserve près, que je ne m’adressais pas à eux à ce moment-là. Oui je les aime bien ces jeunes. Je transfère sur eux ; sinon il y a longtemps que j’aurais arrêté, tant ils peuvent être fatigants et insupportables. Mais les nommer, par leurs vrais prénoms, c’était leur accorder une place particulière, comme on donne des nouvelles d’un ami commun. C’était aussi transférer sur l’auditoire la disposition à les accueillir, leur constituer un petit public. Et quelque chose a fonctionné. J’en avais parlé aux jeunes en question, elles avaient passé le bonjour aux Argentins. Quand j’ai Roland ou un proche de Visa-Vie au téléphone, je nomme les gens, ils se passent le bonjour mutuellement. Roland systématiquement demande comme untel s’appelle et écrit son nom. Ça a des effets d’inscription et de subjectivation, ce n’est pas rien. Nous régler sur certains points dont parle Allouch pour qualifier l’Amour Lacan me semble par contre important. Quand Allouch parle de l’Amour Lacan, il parle d’« une expérience (celle de l’amour) dans une expérience (celle de l’analyse) ». Il s’agit donc bien d’un amour particulier, dans un champ particulier, l’analyse. Dans ce cadre, l’Amour Lacan, amour qui s’obtient comme ne s’obtenant pas, « se caractérise principalement par son autolimitation… laquelle limite rend possible sa fin » (p. 446). Plus loin : « S’offrir comme objet d’amour » est pour Allouch, dans la suite de Lacan, constitutif de la position d’analyste ; mais s’offrir comme objet d’amour passe par une ascèse : devenir bûche humide et néanmoins brulante, se consumant au lieu de flamber. Comment y parvenir ? « Par un deuil de soi, qui le fait s’égaler au n’importe qui, disparaitre en tant que quelqu’un et même en tant que un » (p. 453), « par une posture où, étant aimé, on n’accorde pas pour autant ses faveurs » (p. 454). Pour Allouch, l’introduction par Lacan de l’opérateur désir de l’analyste, fait « d’un deuil de soi-même la condition de possibilité d’une mise en œuvre de ce désir ».
Il s’agirait alors, dans notre pratique de les aimer, comme ne les aimant pas.